Journal d'un unijambiste sur le Chemin de Compostelle - Nicolas de Rauglaudre - E-Book

Journal d'un unijambiste sur le Chemin de Compostelle E-Book

Nicolas de Rauglaudre

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Beschreibung

Témoignage d'un handicapé physique (unijambiste) sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle : 1540 kilomètres en 106 jours, à une vitesse moyenne de 2 km/h. Rencontres et solitude, méditation et échanges, délires et douleurs, désolations et émerveillements, blessures et soins, rires et larmes... et difficultés propres au handicap. L'auteur émaille le récit d'anecdotes émouvantes et parfois drôles, et il livre quelques réflexions humaines et musicales. Le volume présent concerne la partie française à partir du Puy-en-Velay jusqu'au Pays Basque.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Du même auteur

Scientifiques en quête de théologie, Essai, Études, décembre 2000

Le temps et ses usages, éditions Charles-Léopold Mayer, 2002

Apprivoiser le temps, éditions Charles-Léopold Mayer, 2003

Initiation à la pensée de Teilhard de Chardin, CDROM interactif, chez l'auteur, 2005

Un point bleu dans les ondes, roman, France Europe éditions, 2006

Quelle philosophie de la nature pour une écologie politique, Essai, éditions Etopia, 2011

Récit d'un pèlerin unijambiste sur le Chemin de Compostelle (Seconde partie : Espagne), Récit, éditions Lepère, 2018

Myriam et Cléophas, promenade biblique, éditions BoD, 2023

Investigations trinitaires, Tome 1, éditions BoD, 2023

Merci à tous les relecteurs du manuscrit, à mon épouse et nos enfants, et à tous ceux qui ont soutenu le projet de Santiago.

Avant propos

Entre Juillet 2013 et juin 2015, comme des milliers d’autres pèlerins, je me suis engagé sur le Chemin de Compostelle à partir du Puy-en-Velay, au cœur du Massif Central. Le trajet a pris une centaine de jours, cent six exactement. Seule différence avec la majorité des marcheurs : depuis l'âge de dix-huit ans, je suis amputé de la jambe droite, appareillé et je traîne derrière moi, suite à la maladie qui a conduit au handicap, quelques casseroles pathologiques, physiques et nerveuses, et un décalage social.

L’expérience de Compostelle, je désire la partager ici. Elle complétera les centaines de livres, d'anecdotes, d'essais, d'études, de blogs et de sites déjà consacrés à l’aventure du Chemin. Le récit proposé est celui du corps et des sens, celui des joies et des souffrances, celui des colères et des désolations, celui des apprivoisements entre le silence méditatif et les pensées vagabondes, celui du souvenir de mes lâchetés, mes illusions, de mes promesses... Il est celui de l’écosphère dont chacun participe. Entre les premières étapes où le récit s'attelle aux anecdotes, aux étonnements et prend souvent le ton de l'ironie, de la généralisation superficielle, de la banalité des réflexions et parfois de la méchanceté, et les dernières étapes en Espagne où l'écrit est plus grave et plus paisible, l'évolution m'a surpris à la relecture.

J’ai écrit les esquisses et parfois des articles entiers pendant que je poursuivais le Chemin, ici assis à une table de bar, là allongé dans l'herbe. J’ai tenu à ce que chaque avancée apparaisse dans son état primitif. Le fond des notes et des brouillons de l'instant vécu ont été conservés. Non sans résistance, car maintes fois, j'ai été tenté de corriger les états d'âme ressentis en tel ou tel lieu, suite à telle ou telle rencontre, face à tel ou tel préjugé, face à mes propres présupposés. La relecture des notes est restée au plan de la remise en forme de l'écriture, avec quelques développements. Certaines affirmations écrites à tel instant du Camino se nuancent, se teintent, ou même parfois se métamorphosent, disparaissent, plus tard ou plus loin. Que le lecteur ne s’étonne donc pas de contradictions, de répétitions, de paradoxes et de mauvais procès.

Le handicap physique a multiplié les désagréments, voire les souffrances supportées et les obstacles. Cette dimension-là ne peut pas être tue. Non pour démontrer le courage ou la volonté méritante d’un invalide après l'effort. La fierté du triomphe sur soi-même finit par se dissiper, voire chuter brutalement, au bout de quelques jours. Mais simplement par souci d''information factuelle dans l'instant où les événements ont été vécus et par confiance dans le bonheur de pouvoir avancer pas à pas. Il n'est pas un jour de ma vie où je n'ai été étonné d'exister encore et chaque matin, je me réveille en songeant que maladies, handicaps et obstacles divers n'ont pas empêché la vie de cheminer. Sur le Chemin de Compostelle, cet étonnement s'est amplifié.

*

Le récit est séparé en deux parties. Le volume présent raconte le tronçon du Chemin entre le Puy et quelques kilomètres avant Saint-Jean-Pied-de-Port. En effet, les Éditions Lepère ont publié la seconde partie, espagnole, sous le titre « Récit d’un pèlerin unijambiste », non sans humour et toutes proportions gardées, par allusion au « récit du pèlerin » d’Ignace de Loyola ou au « récit du pèlerin russe ». La notion de « pèlerinage » correspond mieux à mon état d’esprit de la marche en Espagne, à l’exception de la partie entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Pampelune qui, à l’origine, faisait partie du premier volume. Au départ, l’idée de « pèlerin » m’était étrangère et même agressive. Voilà pourquoi il s’agit d’une seconde édition.

En réalité, la partie française (Via Podiensis ou Voie du Puy) et le début espagnol, soit un peu plus que la moitié du parcours, 810 kilomètres environ, ont été effectués en cinquante-cinq jours. Ils ont été séquencés en quatre périodes. Une première étape en juillet-août 2013 m’a emmené du Puy à Conques, puis une seconde, en septembre 2013, de Conques à Cahors. En Mai 2014, j'ai marché de Cahors à Condom. Et durant trois semaines entre la fin d’Août et le début de Septembre 2014, j’ai parcouru le chemin de Condom à Pampelune.

Depuis Pampelune, la seconde partie (Camino Francés) a été accomplie en une seule fois, entre le 24 avril et le 13 Juin 2015, soit cinquante et un jours et 720 kilomètres jusqu’à Santiago. J’ai emprunté le « Camino Francés » dit « autoroute des pèlerins », après hésitation, au lieu du chemin historique du Nord, plus long, qui longe le Golfe de Gascogne. Mon rythme est globalement de deux kilomètres par heure, et la moyenne est restée autour de quatorze kilomètres par jour. La plupart des compagnes et compagnons valides marchent en moyenne à la vitesse de quatre kilomètres à l’heure et accomplissent souvent de vingt-cinq à trente kilomètres par jour, parfois plus, parfois moins. Pour cette raison, le Chemin a été accompli seul la presque totalité du temps.

Le premier tronçon de l'aventure, en quatre étapes, raconté dans ce volume, a été entrecoupé de retours à domicile. Les périodes intermédiaires ne sont pas indépendantes des aléas, des surprises et des retournements vécus sur le Chemin. Chaque reprise d'étape n'apparaît donc pas comme la fin d'une parenthèse. Des évolutions, des luttes intérieures se manifestent. Une quinzaine de mois a été nécessaire pour la partie du pèlerinage en France, bien que la marche en tant que telle n'ait duré qu'un peu moins de deux mois. En revanche, la partie espagnole s'est effectuée en une seule fois. L'expérience est plus dense. La perception de la durée est différente et l'esprit, les affects tout autant que le corps et la sensibilité n'en ressortent pas indemnes.

*

Quelques constantes traversent le récit. Par exemple, le lecteur découvrira de longues pages sur la musique au long du Chemin. Par la magie d’un lecteur MP3 en 2013 et 2014, en France, j’ai consacré une heure de temps en temps à l'écoute de musique. Ensuite sont apparus les smartphones. Musique dite « classique ». Musique et marche cheminent ensemble. Le corps musical épouse et respecte la durée, le nomadisme, à l'opposé de la société moderne centrée sur l'espace, la vitesse et la représentation. Une autre constante est la référence à la pensée de Pierre Teilhard de Chardin et plus largement à la spiritualité ignatienne. Il ne s'agit pas d'abord d'une appartenance à une confession particulière, mais de la réceptivité à une expérience et des intuitions universelles, collées au sol et porteuses d'espérance pour l'avenir de la Planète. Lorsque j’évoque la « Noosphère » par exemple, je fais référence à la vision teilhardienne, celle qui voit, à travers l'apparition et le développement de l'humanité, l'amorce d'une nappe de conscience qui recouvre la Terre, et qui organise et transforme toutes les étapes de l'histoire et de la complexité de l'univers. Il ne s'agit donc pas d'internet, même si la toile mondiale qui se tisse dans les réseaux en fait partie. S’y intègre toute l'activité industrieuse et créatrice des femmes et des hommes, mais aussi toutes les passions et toute l'interface palpable de la sphère humaine au cœur de l'immense dérive de la vie naturelle et de la matière.

Les chapitres sont relativement indépendants. Certains développements sont plus légers que d'autres. Le lecteur pressé n'est pas contraint à suivre pas à pas les méandres du récit et les dérives intellectuelles. Il peut sauter à un chapitre ultérieur, si et quand le désire. Toutefois, sur l'ensemble du récit, il y a une continuité graduelle sous des apparences sinueuses ou excentriques.

La paix a fini par tout recouvrir vers la fin du Camino, en Espagne. Dès la marche française, je l'ai ressentie par bouffées, çà et là, seul, loin de tout départ et de toute arrivée. Les derniers jours, elle est devenue continue, tel un calme courant du fond de l'Océan. La paix des profondeurs est d'une autre nature que les fausses sécurités des états d'âme instantanés qui, eux, restent vivaces à la surface. Ceux-ci entretiennent les humeurs, bonnes ou mauvaises, que je raconte avec détachement, avec le risque d’étaler trop de ressentis. Peut-être aurait-il été plus opportun de se contenter de relater des événements, des rencontres et de quelques considérations sur les pays traversés ? Non. Marcher, c'est coller à l'humus, donc à l'humour et aux humeurs. L’expérience d’une personne handicapée qui chemine seule, lentement, peut difficilement écarter la réalité subjective. Je m’efforce de la rendre accessible, la moins nombriliste et singulière possible, sous la forme d'une narration.

*

L’aventure du Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle est physique, sensible, morale et mentale. Mais elle est surtout intersubjective. Les rencontres avec les autres marcheurs, avec les hôtes, avec les passants, ont enrichi la route au point que je ne sais si c’est le chemin qui est coloré par les visages croisés, ou si ce sont les visages qui sont teintés par l’expérience de la marche. Les deux sans doute. Les rencontres sont la principale source de bonheur et d'enrichissement. Au contact des pèlerins et des hébergeurs, j'ai vécu mes plus belles émotions. À une ou deux exceptions près, j'ai changé les prénoms des compagnes et compagnons. Nous nous croisons quelques instants, puis ils disparaissent devant moi. En raison de mon allure de tortue, ce refrain revient souvent : « je ne le reverrai plus ; je ne la reverrai plus ».

Des amis et des proches se sont moqués du fait que la plupart du temps, ce sont des femmes qui cheminent à mes côtés. Les raisons sont multiples. L'une d'entre elle a tout simplement noté que les femmes, dans l'ensemble, marchent moins vite, qu'elles sont plus nombreuses sur le Chemin de Saint-Jacques, surtout dans la partie française et la première moitié du Camino espagnol, et qu'elles sont plus empathiques aux souffrances d'une personne handicapée. Cette remarque s'est vérifiée maintes fois, à une nuance près ; l'empathie est aussi présente chez nombres d'hommes marcheurs, mais ils la montrent plus discrètement.

*

Dernier point : pourquoi suis-je parti sur le Chemin de Compostelle ? Des événements extérieurs m'y ont poussé : une randonnée pédestre de quelques jours dans le désert du Maroc, le décès d'un ami qui estimait que j'en étais capable, un licenciement qui m’a laissé chômeur senior et travailleur intermittent, le soutien de mon épouse et de mes enfants, et l'activité malicieuse d'une de mes filles qui a rassemblé près de 1500 euros auprès d'amis et de proches, sans que je le sache. Un besoin psychologique de fuir un mal être ? Non, je ne crois pas. Pourquoi Saint-Jacques-de-Compostelle plus qu'autre lieu ? Question religieuse ? Peut-être. Tout dépend de ce qui est signifié sous le concept de « religion ». La « foi », au sens confessionnel du terme, s'est brouillée, s'est perdue, puis s’est métamorphosée en cours de route : le mot « foi » a disparu de mon vocabulaire. Une sensibilité, appelons-la « spirituelle » (mot dont je me méfie) s'est aiguillée vers des voies qui restaient purement imaginaires ou mentales, au départ du Puy. L’expérimentation de l'aventure nomade ? Probablement. Nécessité intime d'une grande aventure du corps, des sens et de l'esprit ? Oui, sans aucun doute. Ma vision du monde est dynamique et existentielle, nomade plus que sédentaire. Il aurait été dommage de ne pas l'inscrire dans le corps qui marche, même avec des béquilles, et l’expérimenter autrement que dans l’intellect, les rêves et la virtualité. Après coup, il est clair que la magie du pèlerinage de Compostelle a submergé d'autres désirs possibles.

Nombre de pèlerins ont repris l'aventure une seconde fois ou l'ont amplifiée dans des expéditions plus difficiles. L'empreinte du « Camino » est indélébile. Ce fut mon cas : depuis l’aventure narrée ici, l’occasion m’a été présentée ces dernières années de marcher sur le Chemin d’Arles jusque dans le Haut Languedoc ; sur le Chemin du Piémont, le long des Pyrénées ; sur le Camino Lusitana au Portugal avec mon épouse ; sur la Voie Aragonaise ; sur un bout du Chemin du Nord avec un de mes fils et sa compagne ; et surtout sur le Camino Mozarabe entre Alméria et Santiago… Mon épouse et moi-même avons également cheminé sur d’autres sentiers qui ne se dirigent pas vers Santiago de Compostela, sur le Sentier des Huguenots, le Sentier des Douaniers en Bretagne et sur le Chemin d’Assise en partant de la Chartreuse. Comme habitant de l’Isère, il m’arrive de marcher dans la montagne et de crapahuter vers des sommets accessibles. Même unijambiste, je marche autant, et parfois plus encore, que nombre de valides. J’avoue en éprouver une légitime fierté. Ces nouvelles marches feront l’objet d’autres volumes et méditations.

Table des matières

Avant propos

Départ

Premiers compagnons

Marche

Chantons sous la pluie (1

)

Musique

Chantons sous la pluie (2

)

Les Cathos cathos

Contrariétés et heureuses compagnies

Conques

Histoires de vie et de mort

Des combats et des moutons

Antipolverello

Cahors

C'est reparti comme en 14

Marcher avec Mahler

Traverser la Garonne

Août 14 et la Chine

Galères du Gers

Colères et questions

Pays Basque

Épilogue

PREMIÈRE PARTIE

France, Via Podiensis

1

Départ

Il paraît qu'un américain qui visite un pays d'Afrique écrit un livre s'il voyage deux ou trois jours, un article s'il séjourne un mois, plus rien du tout s'il reste un an. Réflexion valable pour un européen, sans aucun doute.

Mise à part la plaisanterie, son contenu n'est pas si sot. Thomas Mann consacre une longue partie de son pavé « La montagne magique » à la première journée que passe son héros Hans Castorp dans le sanatorium où il va vivre des années. Et les dernières années n'occupent qu'une dizaine de pages à la fin du roman. Les premiers instants d'un voyage s'inscrivent sur une cire vierge. Je n'échappe pas à l'expérience. Dès les premières heures de marche vers la lointaine Compostelle, les idées fourmillent et papillonnent dans la tête. Je compose déjà des chapitres entiers d'un livre imaginaire.

L'arrivée en voiture au Puy n'est pourtant pas très réconfortante. Ne connaissant pas la ville, je tourne en rond à la recherche d'une place disponible de parking réservée pour les handicapés. Je n'en ai pas trouvé ; toutes occupées. C'est une après-midi de tourisme. La température est chaude et le vent fait claquer les tentures sur les devantures des bars. Les habitants du Puy et les touristes grouillent, chapeau sur la tête, sac sur le dos et appareil photo sur le ventre. J'ai fini par voler une place réservée aux livraisons. Je désirais simplement me rendre à l'Office du Tourisme pour me procurer quelques documents et entendre quelques conseils. Je n'ai nulle intention de me rendre à la Cathédrale pour la cérémonie de départ prévue à dix-sept heures, n'éprouvant aucune envie de me retrouver au milieu de cathos bigots. Ma réticence m'a trompé, car de nombreux pèlerins viennent à la Cathédrale respirer quelque parfum rituel, indépendamment de toute conviction. Pourquoi pas, après tout. Je croiserai dès les premiers jours de marche une faune variée de pèlerins, bien éloignée des stéréotypes que je me suis imaginés.

Parenthèse. Après plusieurs journées de marche, se produit une occasion de revenir à la cathédrale du Puy. J'entre dans la librairie attenant à la cathédrale. À ma grande surprise, j'entends en musique de fond la « Troisième Symphonie » de Szymanowski que j'ai opportunément écoutée et analysée quelques jours auparavant avec un groupe d'amis : « Le songe de la nuit », inspiré de poèmes du derviche tourneur persan Al Ghazali. Chef d'œuvre rarement entendu, surtout en France. L'imprévisible et le hasard sont de meilleurs guides que les programmations. Clin d'œil d'une Providence ? Qui sait ? Cette petite incidence musicale m'invite, en bon veilleur, à guetter d'éventuels signes sur le Chemin. Qui s'occupe de la musique dans la librairie ? Me voici engagé dans une passionnante conversation avec un « ami de Compostelle » autour du sens du « Camino », du « Chemin », autour du public que je commence à croiser, autour du tissage de la Noosphère autour de la Planète, autour aussi de cette fichue manie de l'Église Catholique de s'instaurer en contre-culture (moyennant quoi les lames de fond du monde moderne lui échappent) et en juge moralisatrice des pratiques du temps. Bref, le « Songe de la nuit » du compositeur polonais enveloppe les premiers jours de marche et cristallise les premières empreintes sur la cire du récit.

Les premiers instants dans la ville du Puy-en-Velay sont oppressants : bruits, chaleur, gaz d'échappement des véhicules. Vite, il faut que je quitte une nébulosité qui brouille l'esprit. Après la prise de quelques photos dans la ville et l'acquisition de quelques renseignements pratiques, je retourne dans la voiture toujours stationnée sur un espace de livraison. Sans m'attarder, je repars. Voici une place de parking réservée aux handicapés dans un quartier périphérique en haut de la ville. Je m'équipe, sac à dos, gourde, papiers administratifs accessibles, une béquille dans chaque main et l'aventure commence. Comme prévu, à l'instant où j'écris, je me souviens presque pas à pas de la première rue suivie, du premier tournant, de la dernière maison dépassée et du départ du large chemin caillouteux et grisâtre qui quitte la belle cité. Je me rappelle les premières personnes que je croise, celles qui me dépassent, une famille avec des enfants, les paysans appuyés sur un outil et les personnes âgées assises à regarder les marcheurs. Étrange structure de la mémoire. Des hommes et des femmes, voire des enfants, qui me dépassent ou qui me croisent, il y en aura des milliers d'autres. Mais les premiers visages, comme ceux d'un premier amour et comme sans doute le premier regard de la mère sur son bébé, restent gravés. En revanche, je n'ai pas le souvenir de m'être retourné, telle la femme de Lot transformée en statue de sel, vers la ville du Puy.

L'engagement sur le chemin, une fois le bitume de la route quitté, est l'occasion d'un immense soulagement. C'est la fin de l'après-midi. Je ne sais même pas où je vais manger, ni où je vais dormir. Dehors dans la nature, s'il le faut. Je n'ai rien prévu sinon l'intention de m'arrêter assez vite. Enfin la solitude, enfin l'aventure. La destination est lointaine, au-delà de tout horizon. Seul l'instant compte. Je respire abondamment l'air des champs retournés et des bois humides. La première sensation saisie est celle des parfums. Est-ce dû à l'atmosphère singulière de la fin de journée, lorsque les vapeurs fatiguées retombent en gouttelettes sur les fleurs et les feuilles ? Est-ce dû à l'acuité soudainement éveillée de la sensibilité ? Mon côté musicien aurait plutôt dû être touché par les sons. Non : ce sont les parfums des champs, des arbres, des fleurs dont je ne connais même pas les noms, qui me parlent les premiers.

L'expérience des odeurs, si on y fait bien attention, est une large porte d'entrée dans le réel. L'odorat adhère aux réalités concrètes. Si ça pue, l'intellectuel détaché des bassesses de la vie du corps, vagabond dans un monde de belles idées abstraites, est rattrapé par la terre. De même l'esprit en contemplation mystique devant un paysage, lorsqu'une dame parfumée traverse le champ des odeurs. Une odeur a une origine précise, celle d'une réalité vivante ou organique, fluide ou en décomposition. Elle se diffuse dans un espace limité. Elle colle au vivant plus qu'au minéral ou au métallique, même quand une pierre ou un morceau de cuivre disperse des molécules dans l'environnement. L'odeur est liée à la géométrie des molécules. Un chien ou un autre animal à l'odorat aiguisé perçoit toutes les subtilités des multiples émanations non organiques. Nous, humains, avons plus de difficulté à les capter, sauf quand la pluie ou les brumes les caressent ou si la chaleur les fait fondre. J'ai travaillé dans de grandes entreprises métallurgiques et je sais que l'industrie du métal dégage de fortes odeurs. Les émanations de la métallurgie viennent du travail mécanique, des lubrifiants, de la fonte ou des poussières. Mais en général, l'univers minéral et métallique dégage beaucoup moins d'odeurs que l'univers vivant et organique. Un désert de pierres ne sent pas ou peu. Une forêt ou des champs de fleurs, si.

À travers les arômes respirés, la vie me parle dès les premiers instants. Les croisements des odeurs sont complexes. Je ne suis pas équipé pour les déterminer analytiquement une à une. N'est-ce pas préférable après tout ? Saisir l'ensemble, c'est saisir l'écosystème, la totalité de la vie. Il me revient le souvenir d'un ami qui travaillait à Grasse dans une entreprise de parfumerie. Il m'avait impressionné par l'art de la composition de chaque parfum après m'avoir emmené sur une colline couverte de milliers de variétés de fleurs. Un beau métier. Et puis le roman de Suskind, « le parfum », en dépit de la trame inquiétante, redonne quelque noblesse à un sens que la philosophie et la pensée méprisent.

*

Puisque nous en sommes au registre de la vie des sens, continuons avec celle du corps. J'ai prévu de m'arrêter toutes les heures pour me soigner. Un moignon dans sa prothèse transpire, frotte dans le manchon. Il est revêtu de peau de cheval dans le cas de mon appareil, mais le matériau ne suffit pas. Des ampoules, des rougeurs, des plaies, voire parfois des escarres surgissent. Il faut surtout surveiller que rien ne s'infecte. De plus, les rebords supérieurs de la prothèse scient horizontalement par frottement le haut de ma cuisse, juste sous la fesse droite. Ils créent une balafre sans cesse à la limite de l'infection : ce sera, dans les jours qui suivent, la zone la plus douloureuse. Après quelques jours, j'ai trouvé une solution provisoire.

Je m'arrête dans un sous-bois, j'enlève l'appareillage juste au moment où deux jeunes allemands me dépassent et me saluent, un peu étonnés ! La discrétion que je désirais m'imposer a foiré ! Le passage inopportun des deux allemands est une bonne initiation : par la suite, j'aurai moins de scrupules, quand le moignon est douloureux, à enlever la prothèse en public, par exemple sur une terrasse de café ou pour marcher sur une jambe dans les rues de tel ou tel bourg avec les seules cannes anglaises. Et si cela dérange les passants et les croquants, la gêne sera leur affaire, pas la mienne !

Bref, je frictionne le moignon avec de l'alcool, je talque abondamment, je vérifie qu'aucune ampoule ou aucune rougeur ne s'annonce... Ne rêvons pas, cela viendra. Pour l'instant tout semble bien aller. Dans le sac à dos, s'empile tout un attirail pharmaceutique : flacon de mercurochrome, coton, bouteille d'alcool à 70°, talc, compresses, rouleaux de pansements, poudre antibactérienne et anti-champignons, protections contre les ampoules, tube de produit contre les entorses et les petits traumatismes. Ils occupent une partie non négligeable de mon équipement. S'y ajoutent les accessoires de la prothèse. Je maugrée parfois contre les valides qui, non seulement peuvent marcher plus vite et plus loin, mais peuvent aussi se passer de tout ce pesant bric-à-brac. Le handicap d'une jambe amputée ne se réduit pas à ce qui est visible, à la lenteur et aux plus longues plages de temps de marche, il est aussi celui du poids à porter et celui des petites douleurs lancinantes, ampoules dans les mains comprises. Toute une collection d'embarras et de souffrances cachées n'apparaît pas aux regards des valides.

Les incommodités physiques ne sont pas les seules. D'autres sont sociales ou psychiques, nerveuses et mentales. J'aurai l'occasion de les commenter. Le Chemin de Compostelle amplifie sur le long terme les désagréments que je connais en marchant dans les montagnes de Chartreuse, du Vercors ou du Massif de Belledonne, autour de chez moi. Heureusement, la capacité du corps à s'endurcir dans les tribulations n'est pas une fable. Les jours qui suivent vont me permettre d'expérimenter des capacités de résistance et d'adaptation que je ne soupçonnais pas.

Les effets d'une marche dans la nature sont différents de ceux d'une marche en ville. Je vais être capable de marcher six à sept heures par jour, parfois plus, dans des paysages majestueux, alors que marcher une heure dans les rues de Grenoble ou de Lyon m'épuise très vite.

*

En début de soirée, je parviens dans un petit village que mon inexpérience de novice du Chemin trouve magnifique. À ma grande surprise, il arrive plus vite que je ne l'ai imaginé. Il n'y a pas de circulation de voitures. Les véhicules sont une source de stress pour les piétons. Quand on a marché plusieurs heures sur des chemins loin de toute perturbation automobile, la sensibilité à ce stress est plus affinée. Une belle église en pierre rouge sombre est posée sur la place du village sans l'écraser. J'y entre. J'y demeure une bonne heure en silence.

Puis je reprends la route sans savoir où je dormirai. Une ferme propose des gîtes. J'entre. Il y a de la place. C'est ma première nuit sur le Chemin de Compostelle. Elle est une des plus belles, non seulement par la nouveauté de l'expérience, mais aussi par l'accueil des hôtes et par la rencontre des premiers compagnons de route.

2

Premiers compagnons

Des amis l'avaient signalé. Le « Camino » ne se résume pas à une marche, des paysages variés, des fraises des bois et des myrtilles au bord du chemin, de multiples villages, hameaux et parfois plus grandes villes, des gîtes ou des restaurants. Le « Camino », ce sont aussi les rencontres et des compagnonnages de quelques instants. Une fois de plus, les surprises sont au rendez-vous.

J'aime passionnément la solitude. Ce n'est pas nouveau et j'ignore si ce sont les événements de la vie ou si c'est mon tempérament qui m'ont conduit à ce penchant. Les deux sans doute : ayant été longuement malade pendant mon adolescence et ma jeunesse, avec des années d'hospitalisation, de convalescence, de rééducation, j'ai été décalé par rapport au reste de ma génération. La rencontre des autres a été et continue d'être un combat. Le retour social et amical que je recevais autrefois n'était pas exempt d'apitoiement teinté de condescendance. Ainsi naît la peur des autres. Elle reste ancrée au fond de l'inconscient, en dépit de toutes les batailles et de toutes les domestications tentées pour la vaincre. La misanthropie habille mon caractère, mais aussi mon corps, ce qui est difficile à expliquer à la plupart des mondains, des sophistes ou des personnes à la sociabilité aisée. À chaque fois que je quitte un lieu étouffant, une ville, un bourg, un lieu de réunion professionnelle ou associative, une activité collective, mon esprit souffle, puis se dilate comme s'il s'ouvrait aux dimensions de l'univers ; l'organisme et le système nerveux s'apaisent. J'insiste sur l'organisme : le corps lui-même aspire à cette dilatation. De longues études, une épouse magnifique, un parcours professionnel cahoteux et des amis extraordinaires ont fini par me faire quelque peu rentrer dans le rang. Toutefois le goût pour la solitude est resté.

*

Des voix derrière moi se font entendre. Des pèlerins en duo ou en groupe plus nombreux. À entendre des voix sur fond de silence naturel, le stress monte et les jambes tremblotent. Je dois fournir un effort pour accepter l'effacement des bruits des grillons et du vent, ainsi que celui des pas et des grincements du sac à dos sur l'épaule. Souvent les bribes de conversations que je discerne sont assez quelconques. L'imagination en profite pour glisser quelques interprétations dans le crâne : une voix de jeune homme qui n'arrête pas de fanfaronner. C'est clairement un mec en train de draguer sa compagne ! En effet, trois étudiants s'approchent. Une jeune femme, ravissante, sourit, aux côtés d'un jeune homme qui pérore avec assurance quelque prétentieux bavardage. Le troisième étudiant reste en retrait. Ils me rejoignent, saluent, me dépassent. Les voix s'évaporent dans le brouillard. Ouf, le calme est revenu. Oh, un groupe de dames de la cinquantaine : ça papote dans tous les sens, sans une pause, sans un point d'orgue. Même scénario. On salue, on me dépasse et on disparaît. Une voix d'homme grave, sèche et discontinue. Deux hollandais. Très polis en passant.

Les sons viennent de l'arrière, me rejoignent, puis filent vers l'avant. Jamais dans l'autre sens, puisque je chemine lentement. Tel est le lot que le destin m'a donné. Il n'est pas sans source d'émotions, ni de frustrations. Certaines personnes me rattrapent, s'arrêtent et acceptent de cheminer à mon rythme. Le premier du Chemin est un belge avec l'accent de Liège. Un beau moustachu, le regard rieur, la démarche un peu lourde. Sa voix est chaude et engageante. Il s'étonne de me voir marcher avec des cannes, mais il ne s'attendrit pas. Il vient de très loin, raconte quelques unes des aventures et mésaventures qui lui sont arrivées. Il rit beaucoup. Nous rions ensemble. Je n'ai rien à partager puisque je commence le Chemin. Il m'explique qu'il est attendu bien plus loin que le village où je compte m'arrêter. Ses longs pas reprennent la route et la belle allure dodelinante disparaît derrière un tournant. Je savoure ces quelques instants : un vrai belge, comme nombre de ceux que je connais. De bons vivants, pas de bavardages abstraits, une présence physique forte et un peu de tendresse.

Souvent des personnes seules ralentissent pour cheminer quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres avec moi. Rarement des groupes. Ici, c'est une charmante jeune fille de l'âge des miennes. Elle s'appelle Alice. Une jolie voix cristalline et chantante. Pourquoi accepte-t-elle de cheminer à mon allure et bavarder ? Mystère. Elle me raconte ce qu'elle vit : un jeune mari, un bébé de huit mois qui l'attendent plus bas dans la vallée. Elle s'intéresse à mon propre parcours. Nous sommes sur un chemin caillouteux. Elle surveille mes pas, me rattrape une fois alors que je trébuche. Elle ne sait pas que je tombe rarement, et si je tombe je ne me fais pas mal... J'ai l'habitude de relâcher le corps dès que je perds pied. Je lui explique qu'elle n'est pas obligée de rester à marcher à mon rythme alors que son bébé l'attend. Elle reprendra sa marche en me disant : « à tout-à-l'heure ». Le charme demeure quelques instants, puis s'efface. Il y a des framboisiers remplis de framboises au bord du chemin. Ils me tentent. Je ne reverrai pas Alice dans les rues du village du soir. Décidément, les jeunes filles prennent plaisir à marcher à mes côtés. Là, ce sont deux étudiantes en Ressources Humaines qui décident de m'accompagner. L'une, brune, un peu boulotte, mais séduisante, l'autre bien bâtie, blonde et à la voix douce et aiguë. Apparemment notre conversation leur convient. Elles marchent plus d'une heure avec moi, en fin d'après-midi, pour raconter leurs études, leurs projets et leur « camino »... J'explique que le concept de « ressources humaines » est discutable : les femmes et les hommes ne sont pas des ressources, comme des ressources énergétiques, minérales ou financières. Je leur fais découvrir ce que sont les « DRH Excel » : ces directeurs de ressources humaines pour lesquels les salariés ne sont que des chiffres sur des colonnes et sur des lignes de tableurs. Nous nous séparons car j'arrive au gîte qui doit m'héberger. Je les regarde s'éloigner sur une route qui monte.

Les pèlerins se retrouvent dans des gîtes et des hébergements divers. Le fait de dormir dans des dortoirs crée des liens. Le premier dortoir dans lequel j'ai logé est l'occasion d'une rencontre avec un suisse, dans la quarantaine, qui poursuit le chemin de Compostelle en VTT. Nous ne sommes que tous les deux dans le dortoir. Ah, je ne savais pas que le vélo se pratique officiellement sur le Chemin de Compostelle. Un gros affectueux. Il est tout malheureux quand nous nous sommes dit « adieu » le lendemain matin. Là, autre gîte, je fais la connaissance d'une famille BCBG directement sortie du film d'Étienne Chatiliez : « La vie est un long fleuve tranquille ». Parents cathos bien classiques, un peu intégristes, cinq enfants à la queue leu leu, espacés chacun de deux ans et très bien élevés ! On dirait la famille Le Quesnoy. Comme quoi, dépasser les préjugés est plus difficile qu'on ne le croit. J'ai toujours envie d'éclater de rire quand je bavarde avec eux. Mais la prudence m'a averti qu'il ne faut surtout pas engager un quelconque débat philosophique ou théologique. Autre gîte, autre dortoir : ce sera un sympathique professeur de physique, à la barbe et aux cheveux blancs, et semblant tout le temps dans la lune. Nous prenons un pot ensemble. Nous mangeons ensemble. Il m'accompagne le lendemain pendant un long moment sous une pluie battante. Il semble veiller à ce que je ne glisse pas sur les rochers balayés par des ruisseaux. Nous nous retrouvons dans le même gîte du bourg suivant. Il m'explique qu'il doit retourner chez lui. Autre gîte : une jeune femme un peu maladroite m'explique qu'elle est marocaine d'origine berbère et qu'elle est musulmane. Comme quoi, le « Camino » n'est pas réservé aux tenants d'une seule religion. Nous nous croisons deux jours de suite. Elle marche lentement, à peine plus vite que moi, et elle s'arrête souvent. Elle m'aide à franchir une zone pentue et boueuse après la pluie. Puis elle aussi disparaît sans que nous puissions nous dire « adieu ».

Les conversations dans les gîtes sont occasion de se dissiper. Au registre des convictions religieuses et spirituelles, les échantillons croisés sont multicolores. Deux fois de suite, je tombe sur des personnes qui vagabondent dans le druidisme et les religions celtiques. Lors d'une marche, je passe devant un panneau indiquant un site celtique : en fait une grosse pierre qui fait penser aux menhirs d'Obélix. Ah, m'explique-t-on plus tard à une table d'hôtes, ces pierres dégagent une puissance cosmique qui revivifie le réseau énergétique. Ah bon. Super. Tant mieux. Et puis, vous savez, certains groupes d'arbres situés sur des méridiens magnétiques revigorent des zones malades du corps lorsque vous demeurez au milieu d'eux ou lorsque vous entourez un tronc d'arbre avec les bras. Telle église rayonne de forces surnaturelles au-dessus d'un ancien site gaulois sacré. C'est la raison pour laquelle elle a été bâtie ici. Les reliques du saint dans la châsse de cette église se conservent parce qu'elles sont situées au nœud d'un réseau d'énergies. Ah, très bien. Le professeur de physique barbu, également présent, exprime sans animosité son scepticisme. Amusé, j'écoute les réactions des uns et des autres. Je me sens proche de l'enseignant, mais je préfère ne rien dire.

J'arrive trempé dans un gîte. Le dortoir où les hôtes m'installent est composé de quatre lits superposés. Compagnons du soir ? Non, compagnes : deux splendides néerlandaises, blondes, grandes, plus belles que les flamandes de Jacques Brel. Elles me demandent par gestes si je ne me suis pas trompé de dortoir : je regarde sur le papier remis à l'entrée par les hôtes. Non, non, il s'agit bien du dortoir qui m'a été indiqué. Dans un dortoir voisin, une femme d'environ trente ans remarque ma situation : elle me voit tout mouillé. Gentiment, elle me transmet quelques astuces pour sécher les sandales, les chaussettes et les vêtements. Puis nous nous retrouvons tous les deux à table pour le dîner. Elle explique qu'elle est consultante chez Cap Gemini, qu'elle va quitter son travail. Elle marche toute seule sur le chemin de Compostelle. L'ambiance de ce gîte où logent une cinquantaine de personnes est joyeuse. On applaudit la cuisinière, on chante, on rit. Les deux néerlandaises ne sont pas loin. Elles participent aussi à la gaieté commune. La nuit, je dors mal. Soudain dans l'obscurité une forme féminine passe à quelques centimètres de moi. J'ai le sentiment qu'elle est dans la tenue d'Ève au jardin d'Eden. Je me pince. Pas possible. Elle repasse dans l'autre sens quelques minutes plus tard. Est-ce un des traîtres songes de la nuit ? Non, je n'ai pas rêvé. Ou si, peut-être. Où commencent les rêves et les fantasmes et où finissent-ils ? Même éveillé. Ce n'est ni une des néerlandaises, ni la jeune dame de Cap Gemini, mais une jeune fille qui logeait dans un dortoir un peu plus loin. La consultante de Cap Gemini part tôt le matin : je n'ai pas l'occasion de la saluer. Brise qui s'éloigne. Les habits ne sont pas tous secs. Plus tard, dans la journée, je les étale au Soleil sur un rocher. Quant aux deux néerlandaises, nous prendrons le petit déjeuner ensemble. Un allemand se charge de la traduction de nos propos. C'est curieux : habituellement, ce sont les néerlandais qui sont polyglottes.

Deux jours de suite, je croise une psychologue de Granville en Normandie, dont la spécialité est l'hypnose. Elle a à peu près mon âge. Elle s'appelle Mélanie. Nous avons d'intenses échanges. Je me prends à exposer ma vision philosophique du moment, en réponse à sa propre pensée toute emplie d'expérimentations variées. Un bon moment d'amitié.

Avec le recul, je me rends compte que les belles idées spéculatives ne résonnent plus comme autrefois dans mon esprit. Le Chemin de Compostelle agit comme une sorte de révélateur. Il trie ce qui est important et ce qui l'est moins. Une autre anecdote va dans ce sens. Lors d'un de mes retours en auto-stop, je suis pris en charge par deux scientifiques, physiciens, un homme et une femme, chercheurs au CNRS. L'homme a même été vice-président de son Université. La conversation glisse très vite sur la philosophie des sciences : nous parlons de Wittgenstein, de Foucault, de Deleuze, de Sartre, de Popper, d'Einstein, d'Heisenberg, de Descartes et de philosophie de l'organisme... liste non exhaustive. Passionnante discussion qui entraîne les conducteurs à m'emmener bien au-delà du lieu où nous devions nous séparer.

Quand ils me déposent, le Soleil brille et chauffe. Le contact des rayons sur la peau et la brusque inondation des flux de la nature dissolvent à une vitesse surprenante les beaux discours que nous venons de partager dans la voiture. L'image du Soleil qui dissipe les brumes du matin et les songes de la nuit correspond à l'état d'âme que je ressens. Le « Camino » déplace l'évolution personnelle. Il m'invite à sceller dans les tiroirs, des années de recherches intellectuelles dont la plupart se sont avérées stériles. La conversation avec Mélanie, l'hypnotiseuse, a été plus fructueuse que celle avec les deux physiciens du CNRS : j'y expose ma propre méditation en écho à sa propre expérience.

Là où m'ont déposé les deux physiciens, dans les ondoyants paysages de la Margeride, la variété et l'inventivité des moindres entités vivantes, celles des écosystèmes aussi petits soient-ils, le son des quelques cloches des vaches dans le champ d'à côté, celui du vent dans les oreilles, me paraissent plus réels que les discours abstraits et scientifiques...

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La plus belle des rencontres des premiers jours s'est produite dans le gîte d'une ferme. Nous étions six à loger : deux allemands, trois italiens et moi-même. Les allemands sont restés à parler entre