Investigations trinitaires - Nicolas de Rauglaudre - E-Book

Investigations trinitaires E-Book

Nicolas de Rauglaudre

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Beschreibung

Le premier Tome de nos investigations a rappelé que toutes les figures divines et toutes les théodicées se heurtent à la figure de Job, l'innocent qui souffre. Le tourbillon trinitaire est-il capable de dépasser ce choc ? L'idée de "tourbillon trinitaire" plutôt que le concept de "Trinité" permet de penser l'énergie divine comme un flux turbulent au sein duquel création et créatures sont entraînés. Le deuxième Tome, qui tourne autour de l'analogie psychologique, commence par s'éloigner de la question trinitaire. J'expose ce qui relève de ma méthode personnelle. Nos investigations tournent en spirale, elles s'élargissent en repassant par les mêmes rayons. Parfois le mouvement se heurte ou se rompt. Il doit sauter sur une spire plus large. Il se continue par une réflexion sur la marche et la Trinité. Puis il tourne autour de la vie de l'Esprit, celle de la Parole. Nous finirons sur le mystère de l'Alliance. Plusieurs chapitres sont découpés en deux, car ils sont liés à mon langage qui peut parfois paraître complexe. Je n'ai pas voulu écrire un traité. J'en appelle à l'intuition, à l'imagination et à l'intelligence du lecteur.

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Seitenzahl: 330

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Du même auteur

Scientifiques en quête de théologie, Essai, Études, décembre 2000

Le temps et ses usages, éditions Charles-Léopold Mayer, 2002

Apprivoiser le temps, éditions Charles-Léopold Mayer, 2003

Initiation à la pensée de Teilhard de Chardin, CDROM interactif, chez l'auteur, 2005

Un point bleu dans les ondes, roman, France Europe éditions, 2006

Quelle philosophie de la nature pour une écologie politique, Essai, éditions Etopia, 2011

Journal d'un unijambiste sur le Chemin de Compostelle (Première partie : France), Récit, éditions Nicorazon, 2017

Récit d'un pèlerin unijambiste sur le Chemin de Compostelle (Seconde partie : Espagne), Récit, éditions Lepère, 2018.

Myriam et Cléophas, Promenade biblique, roman, éditions Nicorazon, 2021

Investigations trinitaires, Tome 1, éditions Nicorazon, 2023

Table des matières

Avant propos

Investigations méthodologiques

Marche et tourbillon trinitaire (corps et parole)

Marche et tourbillon trinitaire (procès)

Et Jésus : Messie ? Christ ? Parole ?

Parole de Dieu, écoute et relations interpersonnelles

Le process de l’Esprit (esprit et Esprit)

Le process de l’Esprit (création)

L’esprit comme poésie de l’être

L’alliance différentielle : mythe, raison et histoire

Alliance cosmique et alliance différentielle

CONCLUSION PROVISOIRE

Avant propos

Le tourbillon trinitaire est-il l’être nécessaire ou n’est-il qu’une couche de plus de nos discours et bavardages destinée à recouvrir le mystère de nos existences et de leur donner un sens provisoire ? Couche que nous avons rajoutée au cours de l’histoire. Voilà une des alternatives à la base des investigations présentes. Mes investigations se risquent sur le choix de la première proposition, même si elle peut paraître insensée aux yeux contemporains. La seconde proposition, post-moderne et post kantienne, semble en effet être plus raisonnable. Comment prétendre pouvoir répondre à l’idée d’une parole définitive et absolue sur la nécessité de l’être, première proposition, nous pauvres êtres limités dans l’espace, le temps et les contraintes de notre écosystème naturel et historique ?

Pourtant la question a semblé pertinente à la lumière de l’histoire des faits et des pensées. « Homo capax Dei », écrivaient les anciens scolastiques médiévaux : l’homme est capable de Dieu, il est capable d’infini. Il est capable de dire quelque chose de sensé de l’être nécessaire.

Le risque inquisitorial et dans son sillage, le risque autoritaire, voire totalitaire, peut se cacher derrière des idées qui se pensent absolues ou qui soutiennent la thèse d’une solution définitive à la première proposition, celle qui estime qu’il est possible de formuler où se situe la nécessité de l’être. De plus, croire qu’on peut résoudre la question, posée sous forme d’un problème purement intellectuel, peut conduire à divaguer.

*

Essayons de déplacer la réflexion. Les investigations trinitaires présentes ne se situent pas dans le registre intellectuel « problème-solution », mais dans celui du dialogue « questionréponse ». Une réponse suscite presque toujours de nouvelles questions. Je ne cherche pas à trouver des solutions à un problème en soi insoluble, mais à m’engager sur un chemin, puis y marcher quelles que soient les embûches ou les trop grandes facilités piégeuses qu’on y trouvera. « Il n’y a pas de raccourci vers la vérité », a écrit le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, citation qu’il conviendra de garder à l’esprit. Bref, même si un tel engagement peut paraître insensé ou prétentieux, je m’autorise à m’interroger sur la nécessité ontologique du tourbillon trinitaire. Très précisément, je tourne autour, en spirale ou en hélice, comme la lumière autour d’un trou noir. Nous n’y trouverons pas des solutions à un problème, mais des essais de réponses qui appellent de nouvelles questions et de nouveaux engagements dans un process sans fin.

Les théologiens et philosophes médiévaux ne pensaient pas la formule « homo capax dei » comme celle d’une capacité à atteindre intellectuellement ou doctrinalement l’absolu ou l’être en soi. Ils proposaient un chemin, une voie. Une voix qui dit la voie.

*

Le premier Tome a rappelé que lorsqu’on aborde les questions fondamentales, il est impossible de séparer la dualité sujet-objet. En d’autres termes, dans ce qu’on croit objectif, se cache du subjectif ou de l’intersubjectif, même dans les sciences. Réciproquement, ce qu’on affirme comme expression de la subjectivité est toujours portée par des véhicules objectifs venus soit de l’histoire, soit des faits et phénomènes reconnus, soit de la langue. J’ai proposé de dépasser la dualité objet-sujet par le concept « d’événement » ou « d’événements » (au pluriel qui se déroulent dans un « process » sans fin et créateur. Il n’y a pas de « fait en soi » accessible par des mots, des idées ou des représentations, et toujours soumis à des interprétations. La réalité est tissée « d’événements », c’est-à-dire de croisements d’entités en mouvement ou en transformation, déterminées ou fortuites, incompatibles ou fertiles, en relation avec l’espace, le temps et l’évolution du milieu. Ce qui est vrai du réel naturel, l’est aussi du monde des idées, des pensées, des sentiments et du monde social et historique. L’expression paraît compliquée, mais elle contraint à ne pas imaginer des faits ou des monades isolées ou isolables, accessibles en soi par la pensée. La complexité du réel l’emporte sur l’illusion de la clarté d’un savoir qui pense distinguer ce qu’il décrit. Le chapitre sur la méthodologie éclairera ma perspective.

Le « sans fin » créateur signifie que l’infini est actif et non situé dans un horizon inaccessible : chaque étape de la réflexion mène à une forme d’achèvement qui permet de se reposer, puis de repartir à l’assaut des nouvelles routes apparues, et inconnues avant de se poser et de poser des questions. Un problème résolu cesse d’intéresser. Une réponse à une question pose de nouvelles questions, parce que toute réponse est toujours située dans un contexte et dans une histoire.

*

Les représentations juives et chrétiennes, voire de manière plus diffuse, les religions qui affirment être révélées, expriment l’idée que le divin a parlé, est entré dans une histoire singulière (la Torah), se fait personne humaine (« s’est fait chair »), se prolonge dans l’histoire universelle (l’Esprit), et par là, se rend à la fois objectif et réponse concrète aux questions posées par les religions naturelles. Réponse qui appelle questions à son tour. Qu’on essaie de s’en débarrasser ou de refuser d’y adhérer ou d’y croire n’y changera rien : ces événements ont fécondé le process de l’aventure humaine et les fécondations sont irréversibles. Ils sont inscrits dans les gènes de la « Noosphère », mot qui conceptualise le tissage de la conscience, de la structuration sociale et symbolique, de l’activité et des oeuvres des femmes et des hommes sur la Planète Terre. La Noosphère recouvre la biosphère pour le meilleur et pour le pire.

L’expérience historique que traduit la Bible et les histoires religieuses particulières de notre planète peut-elle trouver des analogies sur d’autres noosphères ? Au vu des développements actuels de la cosmologie, ce « process » est certainement apparu ailleurs dans l’univers. L’aventure humaine, en effet, semble n’être qu’une aventure particulière dans un tissu d’amas de galaxies où un nombre incommensurable d’étoiles sont accompagnées de planètes solides. Et une quantité de ces planètes sont susceptibles de porter une biosphère, voire une noosphère. Rappelons aussi que l’espèce humaine est le produit d’une évolution particulière qui a survécu à des événements imprévisibles et parfois catastrophiques.

Une aventure religieuse analogue à l’épopée biblique qui se fonde sur une « révélation » et qui a mené à la prise de conscience d’une Trinité divine, est-elle concevable ailleurs ? Pourquoi pas. Je pense que oui, parce que le tourbillon trinitaire mène au mystère de la relation inter-personnelle qui est, à mes yeux, l’événement qui offre le plus de sens à l’existence. Si d’autres consciences, consciences de soi, d’autres noosphères, surgissent dans l’univers, il est probable qu’elles parviennent elles aussi à se poser la question du fondement divin de la relation entre personnes. Sous quelles figures ? Sous quelles formes ? Ceci échappe à notre prise.

*

Le Tome 1 a balayé diverses représentations hâtives ou simplistes du divin, sous ses formes monothéistes, polythéistes ou panthéistes, intellectuelles ou sentimentales, en essayant d’être le plus exhaustif possible, et sans analyser les multiples combinaisons de ces représentations entre elles. Ces représentations ont pu paraître caricaturales, chacun en conviendra, mais elles se retrouvent chez des auteurs plus spécialisés et elles permettent d’écarter les croyances précipitées et racoleuses. Toutes les représentations du divin se heurtent au personnage du juste qui souffre, Job, et à la question essentielle de la « Théodicée » : pourquoi le mal métaphysique ? Pourquoi le mal qui frappe les innocents ? Job renvoie toutes les solutions faciles à leurs émetteurs. Celles-ci doivent affronter la théodicée, à savoir, pour simplifier, la question posée par le constat de la réalité du mal et l’existence ou la possibilité d’un Dieu bon et intelligent.

L’hypothèse de la Trinité, conçue suite à la rencontre entre d’une part l’expérience biblique et évangélique, d’autre part la philosophie grecque, sort-elle du piège tendu par Job ? Si je la choisis comme réponse aux questions posées par la théodicée, c’est pour éviter la réponse simpliste qui consiste à dire qu’elles relèvent du « mystère ». Trop de théologiens et de philosophes, surtout dans l’Antiquité se sont contentés de cette réponse. Le mot « mystère » est ambivalent et souvent utilisé avec désinvolture. La référence au « mystère » ou à la théologie négative est une solution qui satisfait la mystique, mais qui ouvre grandes les portes de la manipulation. Les faux experts s’y engouffrent, les sophistes en profitent, le radieux matin des magiciens et des illusionnistes se lève. Inversement nombre de leurs victimes, individus et collectivités, s’aveuglent et basculent dans l’idolâtrie et la superstition ? La nature a horreur du vide, nature humaine comprise. Créez du mystère, il se remplira de tout et de n’importe quoi. Personne n’est à l’abri de ce risque.

La vie trinitaire a été lue dans l’histoire de la pensée théologique et philosophique comme la vie d’une communauté de personnes divines, donc d’interactions, de fécondations et de créations. La notion de « personne » est devenue une limite qui ne peut être recouverte par aucune autre notion limite naturelle ou abstraite (ne serait-ce que le concept de « Dieu » lui-même). La relation inter-personnelle la fonde : personne et relation sont ontologiquement liées. Il n’existe pas de personne en soi. La personne existe et se singularise par la relation qu’elle entretient avec d’autres personnes.

Par ailleurs, la vie trinitaire renvoie à l’existence et l’interface vivante parole-esprit, et elle s’inscrit dans ce qu’on pourrait nommer la « mémoire de l’être ». D’un point de vue intellectuel, elle s’inscrit dans un process de questions-réponses, énergie fondamentale de la relation inter-personnelle. Elle est donc inépuisable et sa confession ne peut se figer dans des formules dogmatiques ou théoriques, dans des doctrines closes, dans des peintures, des mosaïques, des pierres, des statues… qui ne parlent pas, ne voient pas, n’entendent pas, comme le chantent le psaume 113, le Deutéronome au chapitre 4, et bien d’autres textes dans la Bible.

Toutefois, en ce qui concerne la formulation de la doctrine trinitaire dans le monde chrétien, nous n’avons pas d’autres choix que les credos, sous les deux formes les plus courantes et les plus connues, à savoir le symbole des apôtres et le symbole de Nicée-Constantinople, avec quelques variations à l’origine de disputes théologiques, ecclésiales, historiques et géographiques bien dommageables. Ces formulations donnent l’impression qu’elles sont le résultat d’une spéculation intellectuelle. Ceci est faux. La confession trinitaire a d’abord été vécue dans la liturgie et la prière dès les communautés des premiers siècles. Avec tous leurs défauts, et Dieu sait que pour un lecteur contemporain il y en a, ces credos ont fait l’objet de rudes débats politiques et sociaux, pour ne pas dire combats guerriers, où rien ou presque n’a été contourné à l’époque, principalement du troisième au cinquième siècle, avec harmoniques et cacophonies régulières dans les siècles suivants. Ils font partie du patrimoine humain et plus encore de la génétique de cet organisme étonnant qui s’appelle la Noosphère.

Combats ? Interprétations pour aujourd’hui ? Occasion de rencontres, de disputes et de colloques ? Par exemple, dans ces credos, les notions de « Père » et de « Fils » ont du mal à franchir les gorges des critiques du patriarcat ou des courants féministes. Les notions de ciel et de terre se sont diluées dans les vapeurs de l’imagination tandis que l’Univers perçu par la cosmologie se dilatait et s’homogénéisait. Les interactions entre les hypostases divines ont été minimisées. Leur rôle et leur identité ont été amplifiés et ont ouvert la brèche du « trithéisme » (postulat religieux de trois dieux) dénoncé à juste titre par les églises chrétiennes et par l’Islam. Inversement, pour des raisons plus rationalistes, les « personnes » divines ont été conçues comme n’étant que des avatars ou des faces d’un Dieu unique. Pas des personnes autonomes en tout cas, renvoyant la question de la liberté dans l’obscurité de la transcendance.

Le qualificatif de « toute puissance » qui commence les credos doit franchir une autre gorge étroite qui est celle de la dénonciation des abus religieux et cléricaux au nom d’un Dieu tout-puissant. L’idée d’un jugement des derniers temps, suivi de condamnations éternelles, est difficilement acceptable. La contestation existentielle de Job et les questions posées par les théodicées devront y être intégrées. De plus, dans un procès, il y a des accusateurs, des avocats, des jurés, des plaignants, souvent un public… et surtout de la durée, des doutes et de la parole échangée, et des décisions presque toujours insatisfaisantes pour l’une, l’un ou l’autre.

Dans l’histoire jusqu’à aujourd’hui, les théologiens et apologistes ont fait ce qu’ils ont pu pour sauver et expliquer l’ensemble ou les items particuliers des deux credos les plus utilisés. Les investigations trinitaires proposées ici relèvent sans doute aussi de cette apologétique, j’en conviens. J’essaie toutefois de les penser au sein de l’interrogation existentielle, celle de Job notamment, à laquelle j’ajouterai une interrogation d’ordre éthique et politique. Et il faudra bien s’arrêter sur la passion du Christ Jésus.

*

Nos investigations sont surtout une quête qui a commencé dès l’adolescence, a traversé des études, des discussions, des lectures, des incompréhensions, des contemplations et des luttes. Elles s’accomplissent, je dois l’avouer, dans la prière. Seule celle-ci peut nous plonger dans le tourbillon trinitaire et faire entrevoir l’éternel dialogue et la réalité nécessaire à laquelle nous participons déjà maintenant.

Dans le premier tome, j’ai proposé une double analogie pour exprimer le mystère trinitaire : l’analogie psychologique, attribuée à Augustin, lequel s’est intéressé aux interactions entre parole, esprit et mémoire ou entre volonté et intelligence, qui ont mené à des spiritualités individualistes souvent très riches, mais trop restrictives ; L’analogie, plus sociale, que je rapporte à Basile et aux Cappadociens qui ont médité sur la Trinité à partir des communautés de personnes, s’inspirant sans doute du fait que Basile a été l’initiateur des monastères de l’Orient, et à partir des forts engagements sociaux et politiques de l’évêque de Césarée. Il serait plus judicieux de la situer dans le sillage de théologiens contemporains comme Jürgen Moltmann ou Johann-Baptist Metz et les théologiens de la libération.

Cette dualité analogique schématique et naïve, est comme le premier terme d’une série infiniment plus complexe. Les spécialistes sont en droit de me la contester. L’analogie communautaire servira principalement pour un Tome 3, consacré à l’empreinte politique, sociale et écologique que peut permettre une conception de l’être humain et cosmique à l’image d’un Dieu trinitaire. Le Tome 2 va plutôt naviguer du côté des multiples analogies psychologiques : mémoire-parole-esprit, ou être et amour, et se risquer résolument dans une méditation autour de la première proposition de l’alternative signalée au début de cette introduction. Aventure casse-gueule, je sais. Mais j’ai l’habitude de marcher avec une jambe naturelle et une jambe artificielle, sur des sentiers ardus et parfois périlleux. La chute est possible sur les lignes de crêtes. Il n’y a pas de vie sans risque.

J’avoue être chagriné quand je découvre dans l’histoire des églises, dans les sermons, les catéchèses chrétiennes et les théologies et philosophies qui s’y rattachent, que l’on parle presque systématiquement d ‘un « Dieu » avec désinvolture, en éliminant la dimension trinitaire. Récemment j’écoutais encore une émission concernant la tumultueuse relation entre Luther et Érasme et je m’aperçois qu’elle fait complètement abstraction de la vie de l’Esprit… Quand j’entends un prêtre ou un chrétien discourir sur « Dieu », je me demande toujours de quoi il parle.

*

Le Tome 2, qui tourne autour de l’analogie psychologique, commence par s’éloigner de la question trinitaire. J’expose simplement ce qui relève de ma méthode personnelle, point que j’aurais dû expliciter dès le tome 1. Mais il n’est pas interdit d’y percevoir en filigrane le tourbillon trinitaire.

Il se continue par une réflexion sur la marche et la Trinité. J’utilise l’idée du « tourbillon trinitaire » plutôt que le concept de « Trinité » en tant que tel. Il me permet de montrer l’énergie divine dans un contexte fluide et turbulent dans lequel nous sommes entraînés et autour duquel on tourne. Puisque nous cheminons dans l’analogie psychologique, nous tournerons autour de la vie de l’esprit et de l’Esprit, de la parole et de la Parole et nous finirons sur le mystère de l’alliance. Plusieurs chapitres sont découpés en deux, car ils sont longs et tous les concepts utilisés ne sont pas toujours explicités au départ.

Je n’ai pas voulu écrire un traité et j’en appelle à l’intuition, à l’imagination et à l’intelligence du lecteur. Mes investigations tournent en spirale brisée, elles s’élargissent en repassant par les mêmes rayons et parfois le mouvement se heurte ou se rompt. Il doit sauter sur une spire plus large. Il appelle des sauts qualitatifs, des petites mutations si l’on veut. Ayons confiance dans les ailes qui peuvent nous emmener. « Je crie de joie à l’ombre de tes ailes, car tu es venu à mon secours », chante le psaume 62.

*

Autre point pour lever toute ambiguïté. J’utilise le concept de « parole », en écho au concept religieux de celui de « Parole de Dieu » Le lecteur rapide, mais intelligent, ne doit pas comprendre ce concept comme celui, restrictif, du langage articulé dans une langue spécifique entre sujets conscients. L’inspiration est double : celle du quatrième évangile qui commence par ces mots : « au commencement était la Parole », et un peu plus loin « Et la Parole s’est faite chair », c’est-à-dire s’est rendue visible et finie.

Le concept de Parole doit donc être, au minimum, compris comme langage, comme échange d’information non seulement à travers l’intellect, mais aussi comme transmission d’un message à travers les sens et les ondes, voire comme impact d’une relation au sein de toute interface naturelle ou culturelle. L’expression de Jean semble inciter à l’idée que la parole donne existence à l’entité ou au milieu vers où elle se dirige. Le concept « d’existence » du reste, est apparu dans le contexte des herméneutiques trinitaires. Toutefois la parole créatrice est à la fois libératrice et crucifiante, puisqu’elle prend le risque de faire émerger une autonomie. Je ne lève pas l’ambiguïté pour autant, je le sais.

Une seconde ambiguïté repose sur le fait que nombre de croyants considèrent la Bible comme « Parole de Dieu » : ce choix mériterait un débat qui déborde les investigations présentes, dans la mesure où l’on se pose la question de la limite appelons-la « divine » entre le texte, son contexte, les herméneutiques et ses traditions d’interprétation : où commence et où s’arrête la « Parole de Dieu » ? Combien de fois entendons-nous des références à la « Parole de Dieu » à partir d’une petite citation extraite d’un texte historiquement et géographiquement situé ?

La question des citations bibliques pose donc problème. C’est une critique que j’envoie aux théologiens scolastiques, à la Patristique, avec respect infini bien sûr, mais aussi aux prédicateurs et prosélytes d’aujourd’hui qui se plaisent à utiliser une sentence ou une formule biblique pour appuyer leur démonstration ou leur témoignage et tenter de persuader, non sans culpabilisation, les destinataires. Une citation biblique n’a pas de valeur performative en soi. Comment peut-on citer un texte, hors du contexte historique et sociologique de son écriture, du tempérament et de la vie de son ou ses écrivains, du public à qui le texte s’adresse ? Les lettres de Paul, par exemple, ont la chance d’être des textes théologiques. Or elles sont fréquemment utilisées selon l’agaçant procédé qui consiste à piquer çà et là un verset, hors de tout contexte, pour en inférer des conclusions éthiques, politiques et théologiques. Quand on sait par exemple que certains prédicateurs utilisent des propos disciplinaires de Paul, concernant la place des femmes dans la communauté portuaire de Corinthe (avec ses marins et ses prostituées), pour en extraire des propositions morales et politiques universelles, on est en droit de s’interroger sur la manière d’utiliser la « Parole de Dieu ». La puissance persuasive de la citation biblique doit être inversée : c’est justement parce qu’elle se situe dans un contexte qu’elle trouve son sens. Elle pose question et appelle réponse : herméneutique, réponse créative, responsabilité éthique ou spirituelle s’il le faut. Appel à la liberté et au discernement, toujours.

Il m’arrivera sans doute d’utiliser ce procédé, mais je resterai prudent : si un texte est situé dans un contexte, littéraire, historique et spirituel, c’est qu’il est lui aussi un « événement ». J’essaie dans la mesure du possible de hiérarchiser les textes en fonction de leur importance et de leur placement dans la « bibliothèque biblique ». Ainsi les récits mythiques de la Genèse, le Prologue du Quatrième Évangile, les récits de la passion ou bien des hymnes et psaumes n’ont pas la même valeur, ni même la même profondeur, que des sentences moralisatrices ou des bavardages liés à un contexte.

Pour éviter d’être entraîné dans des querelles sans nom et sans fin, j’en reste au premier point : La parole, qu’elle soit divine, cosmique ou humaine, se situe dans l’échange d’informations entre sujets vivants qui peuvent communiquer entre eux, voire se transformer à son contact. Elle donne existence. Elle peut donner vie et éclairer. Elle indique que la signification de l’existence est à chercher vraisemblablement dans l’échange de paroles entre êtres personnels et conscients, bien plus que dans la spéculation des idées et l’exposé de doctrines, aussi pertinentes soient-elles. Le Prologue de Jean se cache derrière le mot « parole » ou « verbe ». Du reste, il ne s’achève pas sur un beau concept philosophique, mais sur le personnage de Jésus.

*

Autre point de résistance : le concept divin de « Père » est difficile à accepter dans la conjoncture actuelle de contestation patriarcale et féministe. Pour l’instant, au niveau tourbillonnaire où je me situe, et dans le cadre de l’analogie psychologique d’Augustin, gardons-le comme le lieu de la mémoire du monde : un lieu exilé et inaccessible par les forces humaines, historiques ou cosmiques. Dans le premier tome, j’ai émis des réserves à l’égard de cette idée de Père qui a donné naissance à des théocraties et des monarchies divines, mais aussi des théologies négatives et des considérations excessives sur la transcendance divine. En effet, s’il est un lieu où la transcendance peut prendre du sens, c’est celle qui concerne le « Père ». Acceptons-le ainsi pour l’instant. Dans mes investigations trinitaires, il est un « trou noir » ou plutôt aveuglant, mais plein d’énergie, autour duquel je tourbillonne. Je me contenterai des manifestations ou théophanies telles qu’elles sont décrites dans la littérature biblique et spirituelle. Pas plus, pas moins. De plus, comme les théologiens l’écrivent dans leurs savants ouvrages sur la Trinité, les hypostases divines ne désignent pas des êtres, voire des dieux en soi, mais des relations.

Quant au concept d’esprit ou d’Esprit, il est tellement polysémique que je le laisse souvent circuler dans les pages qui suivent sans trop le circonscrire, sauf dans les chapitres qui lui sont consacrés. L’analogie psychologique que j’ai attribuée à Augustin entretient la possible confusion entre l’Esprit Saint de la religion chrétienne et l’esprit de notre activité mentale. C’est gênant, je dois l’avouer. Certaines langues ont plusieurs mots pour le désigner, et l’esprit au sens biblique et au sens du tourbillon trinitaire est assez différent de l’esprit au sens philosophique ou au sens scientifique.

De plus, il faut garder en arrière-plan le terme d’Esprit d’une part au sens de Hegel et de l’idéalisme allemand, d’autre part au sens de l’hypostase trinitaire. Si je l’utilise au plan psychologique ou mental, je ne mets pas de majuscules. Sinon, je mettrai des majuscules ou des guillemets. Ajoutons qu’il est étrange et excitant de lire que le Credo de Nicée-Constantinople formule que l’Esprit « procède » -du Père, ou du Père et du Fils-. Le mot « procède » se réfléchit immédiatement ou médiatement à la question du « process », et donc à celle du temps, de la mémoire et de l’expérience dialectique, des luttes pour « être plus », dirait Pierre Teilhard de Chardin. Rien à voir avec une quelconque dualité entre matière et esprit, une des plus grosses stupidités du carrefour des idées et des sentiments.

Je propose de m’arrêter sur quelques-unes de mes hypothèses méthodologiques.

Investigations méthodologiques

Que le lecteur me pardonne, mais il ne sera pas beaucoup question de la Trinité dans ce chapitre. Si cet aspect ne lui convient pas, il peut passer au suivant.

Toute ma vie, j’ai cherché une méthode de pensée et d’écriture qui soit en phase avec l’état actuel des sciences et de leur évolution, et derrière lui avec les axes potentiels de notre avenir. Le fait d’avoir vécu dans un milieu marqué par les sciences dites « exactes », appelées de préférence « sciences formelles » et « empirico-formelles », m’a conditionné. Plus tard, j’ai suivi des parcours de théologie chrétienne et juive, d’exégèse biblique, mais aussi d’histoire et de sociologie. Autres savoirs, autres méthodes. Un doute à l’égard de la validité méthodologique des sciences littéraires et humaines a heureusement été équilibré, puis levé, grâce à des études philosophiques. Il a surtout été balayé et déplacé par un grand intérêt pour l’épistémologie et la philosophie de la connaissance. À travers elles, j’ai mieux appréhendé les sciences dites « herméneutiques » , à savoir les sciences de l’interprétation des faits, des écrits ou des témoignages, dont les méthodes sont toutes aussi rigoureuses. La distinction entre « sciences formelles » (principalement mathématiques et logique formelle), « empirico-formelles » (celles dont l’expression mathématique est structurante : sciences physiques et cosmologiques notamment) et « herméneutiques » est proposée par le philosophe belge Jean Ladrière.

Un de mes professeurs de philosophie avait écrit cette appréciation à la fin du parcours réalisé avec lui : « quand Nicolas aura intégré son savoir scientifique dans celles des sciences humaines, il sera d’une grande richesse… », ou quelque chose d’approchant. Je n’aime pas beaucoup la notion de « science humaine », car elles le sont toutes. J’ai alors compris qu’il fallait que je dissolve l’empreinte dite « scientifique » (mathématiques, cosmologie, physique, chimie, etc.) dans un nouveau savoir plus vaste qui avait, lui au moins, la noblesse d’un « savoir de l’Homme », avec un grand H.

Les expériences professionnelles en milieu universitaire, riches d’interdisciplinarité, m’ont fait découvrir que les spécialistes des sciences dites « humaines » (donc herméneutiques) sont beaucoup plus bavards que les spécialistes des sciences dites « exactes », à de rares exceptions près. Ce fait m’a souvent dérangé. Les pires bavards sont les spécialistes des sciences dites « politiques ». Dans les contextes d’interdisciplinarité, les savants des sciences naturelles (formelles, empirico-formelles, mais aussi biologiques ou médicales) avaient du mal à se faire entendre face aux spécialistes des sciences dites humaines, sauf quand ils étaient un peu artistes ou montraient une culture plus étendue que leur spécialité. Pour ces raisons, je n’ai jamais pu renoncer à poursuivre la quête de quelques règles méthodologiques suffisamment larges, plutôt dérivées des sciences de la nature et des sciences formelles, même dans des domaines éloignés comme le sont les interrogations philosophiques, théologiques ou autres sciences herméneutiques. « La science ne pense pas » aurait écrit Heidegger, pour le plus grand malheur de la philosophie, laissant celle-ci au pouvoir de penseurs incultes du point de vue des sciences naturelles.

Laissons Heidegger dans son fossé dont le génie (parfois diabolique) est ailleurs.

Je reconnais que les remarques présentes sont superficielles : de nombreux philosophes et théologiens ont pratiqué des mathématiques ou des sciences de la nature, et sont bien plus savants que je n’ai jamais pu l’être et que je ne serai jamais. De nombreux noms viennent à l’esprit. Historiens, sociologues, psychologues ou politiciens, c’est plus rare. Mais on en trouve parfois. Alors, ayons confiance.

Dans nos investigations trinitaires, la méthodologie que j’expose ici est sous-jacente. Elle aurait dû être écrite dès le Tome 1. Mais la plupart des écrivains savent que bien des idées viennent au fur et à mesure qu’on écrit. Les hypothèses et présupposés initiaux se déplacent, parfois disparaissent, les points d’ancrage changent parce que la baie que l’on veut explorer offre moins de secrets ou ouvre sur une autre mer. En ce qui concerne une méthode, celle-ci se fait jour à la fin. Même si dans les traités ou les essais, elle est placée au début. En plus de ma propre écriture, j’ai beaucoup lu à une période de ma vie. Écrire quels auteurs spécialistes de méthode m’ont le plus influencé ? Je ne saurais le dire : Aristote ? Descartes ? Hegel ? Bergson ? Morin ? Whitehead ? Husserl ? Etc. Peut-être des lecteurs plus attentifs en reconnaîtront sous mes mots.

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Le tourbillon trinitaire nous emporte, nous et l’univers créé. Nous y baignons. Tel est le mouvement que les investigations présentes tentent de saisir. « Saisir » est un grand mot et il est dangereux. Est-il possible de prendre possession d’une réalité qui nous enveloppe, tout en nous échappant ? La Trinité n’est pas un objet d’étude, encore moins de saisie. Elle est un milieu dans lequel se féconde et se fructifie la prière, un dialogue interpersonnel, une ouverture au monde et la puissance d’une créativité sans fin.

L’image du tourbillon évoque le mouvement, la vie et la spirale. Il existe une analogie phonétique et sémantique entre spirale et esprit. Dans la nature, un tourbillon survient au cœur d’un flux turbulent, chaotique, ce qui donne l’impression à la fois d’une fragilité et d’une sérénité dans le désordre ambiant. Qui a observé les flots qui suivent une ouverture dans un barrage ou l’arrivée d’un torrent dans un lac, aura remarqué le contraste entre le calme déplacement du tourbillon et l’agitation ambiante du milieu au sein duquel il surgit. Il remarquera aussi que la structure harmonique du tourbillon est plus organisée que la structure chaotique des turbulences des alentours. Un observateur de l’Univers constate l’existence de telles spirales, hélices ou formes tourbillonnantes partout dans le cosmos. Le biologiste les retrouve dans les gènes et dans les écosystèmes. Comment l’organisation émerge-t-elle du chaos, comment l’harmonie sortelle de la cacophonie, comment la complexité et ses performances singulières sort-elle des entités simples et universelles ? Ou pour le dire en mots savants : comment la néguentropie remonte-t-elle le courant de l’entropie ?

Il y a quelque-chose de cela dans le tourbillon trinitaire. Il tourne calmement au sein d’une multitude de questions sans réponses. Une petite inversion est toutefois nécessaire à signaler. Le chaos n’entoure pas le tourbillon trinitaire ? Il n’est pas le milieu ambiant au sein duquel apparaît le vortex, mais il est entraîné dans le mouvement plus vaste et plus étendu du tourbillon. Le chaos fait partie du tourbillon trinitaire, lequel lui donne sens.

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Avant donc de revenir sur le projet des investigations, voici quelques axes croisés de ma méthode de pensée qui, avec les années, se densifie et se cristallise. Le lecteur pressé pourra sauter ces chapitres, s’il s’ennuie. Toutefois, les fils suivis se tissent avec la vision du tourbillon trinitaire, même si elle n’est pas perceptible à première vue. Les années d’études et d’activités théologiques et philosophiques que j’ai suivies n’ont pu me défaire de la culture et de la pratique scientifique initiale. Aussi la méthode avec laquelle j’essaie de progresser dans les plaines, les vallées et les ravins, dans les turbulences des flots, sur les pentes et lignes de crêtes des investigations, reste tressée de ces premiers fils.

J’use aussi de plusieurs analogies en complément des idées et concepts de nos investigations : montagnes, collines, chemins droits ou tourmentés, c’est l’analogie de la marche. Je la complète parfois par celle de la navigation et de la plongée que j’ai aussi eu l’occasion de pratiquer. Il y a encore l’analogie de la musique et de sa pratique. Les analogies que j’utilise ne sont pas que des exemples ou des illustrations. Elles invitent le lecteur à ne pas se polariser sur les idées et les mots. L’imagination est indispensable au plan spéculatif, croyons-le.

Par ailleurs, pour approcher la réalité (je fais une distinction entre réalité et réel), la dialectique me paraît supérieure à la logique formelle et à la causalité linéaire. Sauf dans des cas particuliers. La dialectique a aussi ses limites, quand elle dérive vers un savoir absolu espéré (chez Hegel, elle devient poétique). La prise en compte des écosystèmes vivants, sociaux, psychologiques et artistiques, interdit de penser que les réalités complexes s’expliquent uniquement à partir de la composition d’entités simples et de leur interaction avec le milieu. La dialectique est surtout une nécessité pour ne pas s’enfermer dans une seule perspective, idolâtrique, idéologique, magique, divinatoire, théorique ou univoque… Nécessité, mais pas suffisance.

La dialectique renvoie à la différence entre une réflexion qui avance par problèmes et solutions, et une réflexion qui procède par questions et réponses. Les investigations relèvent de la seconde forme de réflexion, parce que le tourbillon trinitaire est affaire de relations inter-personnelles et donc d’échanges de paroles, de questions, de réponses et de nouvelles aventures communes ou différenciées.

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La première trame méthodologique sur laquelle ces méditations sont écrites est celle du constat de l’insuffisance d’exposer ses idées de manière strictement spatiale. Certes, penser demande à ce que les propositions soient claires et distinctes, rappelait notre bon Descartes. Les idées, les concepts et leurs relations doivent être définis, situés les uns par rapport aux autres dans l’espace intérieur de notre entendement. Ainsi, on peut presque les coucher sur des papiers, sur des plans, dans des schémas, sur le tissu, à travers des « power points » et des cartographies mentales : projection dans l’espace intérieur, et objectivation nécessaire des idées pour pouvoir travailler dessus, repérer d’autres liens, d’autres causalités, etc. Si les idées sont liées de manière quantitative ou géométrique, et vérifiées par l’expérimentation, on en fait des savoirs scientifiques. Ces savoirs scientifiques, modèles, théories, thèses, se dilatent à partir de savoirs antérieurs, et donnent le sentiment -ou peut-être l’illusion- d’atteindre le pourquoi du réel ou des phénomènes perçus, alors qu’ils sont plutôt le résultat du perfectionnement de nos outils de compréhension et donc l’extension de notre savoir. La connaissance s’étend dans l’espace, mais pas le sens du réel.

Si un modèle scientifique est répétitif, peu sujet aux incertitudes et semble le plus adéquat possible à la réalité, il permet l’invention et l’amélioration des technologies. Parfois c’est l’inverse : une technique éprouvée induit des modèles scientifiques, du moins à ses débuts. Il n’est pas exagéré d’écrire que la réussite scientifique de nos nations est due à son efficacité technologique. L’espace scientifique s’élargit tandis que son contenu s’unifie tout en se complexifiant. Toutefois, découvrir des systèmes d’équations est facile (pour les spécialistes). Les résoudre, c’est-à-dire les intégrer dans le concret, dans l’espacetemps, dans la matière et la vie, est autrement plus compliqué.

Si les relations entre concepts ne sont pas ou peu quantifiables, ce qui est le cas des sciences herméneutiques, sociologie, psychologie, histoire, exégèse littéraire, anthropologie, etc., leurs experts s’exercent à classifier, à imaginer des théories explicatives, à éclairer des concepts, à relier les causalités sur des lignes de temps ou d’effectivité. Parfois de finalité (mais les scientifiques n’aiment pas cela). Souvent, avant l’analyse des faits, il faut émettre des hypothèses ou prendre le risque de rattacher ces faits à une théorie qui a fait ses preuves. D’éventuelles quantifications de type statistique sont utilisées, par exemple en sociologie, afin de convaincre les spécialistes, les décideurs et le public, de la pertinence de leur analyse. Aujourd’hui, dans nombre de congrès scientifiques, il est de bon ton d’exposer son travail à travers des tableurs, des histogrammes de tout type, et des suites de schémas. Le déploiement des résultats dans la lumière et l’espace physique de l’écran concrétise la clarté et l’espace intérieur des idées dans la tête du chercheur.

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La recomposition des idées et des relations dans des schémas et des structures est un premier niveau de spatialisation du savoir. Elle donne l’illusion de reconstituer les réalités complexes à partir d’entités simples, en oubliant au passage le nombre important de concepts qu’il a fallu imaginer pour intégrer les différents niveaux de complexité. Ce premier niveau écarte les phénomènes singuliers, évince la créativité des êtres dans le temps, elle élimine l’imprévisible, l’aléatoire. Plus simplement, elle oublie le temps. Elle oublie les process. Et elle néglige le sujet, sujet observateur ou « l’intersubjectif », sujet doté d’autres sens que celui de la vue et de sa capacité à se représenter instantanément la réalité étendue.

Au siècle dernier, sont apparues les méthodologies « holistes », du grec ὅλος qui signifie le « tout ». L’idée fondamentale, alternative au réductionnisme cartésien, repose sur l’hypothèse selon laquelle le tout n’est pas réductible à la somme de ses parties. Le holisme est devenu un peu plus méthodologique avec la systémique, avec des approches globales de la complexité auxquelles on peut aussi aussi rattacher le gestaltisme (théorie des formes) allemand, le structuralisme ou pourquoi pas, la dialogique d’Edgar Morin. Je ne suis pas exhaustif dans cette liste. L’apparition des théories holistes ne doit pas étonner dans la mesure où le réductionnisme mécaniste classique ne fonctionne plus bien dans l’analyse des organismes vivants et des métabolismes, et encore moins face à l’impossibilité de réduire les écosystèmes à la somme et aux interactions des entités qui les composent. Écosystèmes naturels ou sociaux. C’est très bien et c’est un net progrès. Certains phénomènes naturels, sociaux et psychologiques, ont pu être mieux compris et décrits. Comprendre ou décrire, je ne sais pas exactement. Donner des mots, des concepts, des schémas pour rendre compte de phénomènes sur lesquelles les méthodes traditionnelles butaient, sans doute ?

Les opposants aux méthodes holistes prétendent qu’elles ne produisent pas de technologie. Est-ce si sûr ? Les politiques utilisent des acquis systémiques de la sociologie par exemple pour échafauder des lois et des décrets. Les scientifiques du « Sustain Development » (Développement Soutenable) utilisent des méthodes holistes pour rendre compte des équilibres ou déséquilibres écologiques, puis proposer leurs schémas pour réguler des dysfonctionnements. Pendant longtemps, je me suis intéressé à ces méthodes, sans malheureusement pouvoir les mettre en application pratique. J’ai juste eu l’occasion de proposer quelques enseignements ou conférences çà et là. Toujours devant de tous petits publics.

Dans les modèles holistes, est apparu le même souci : il n’y a pas de place, ou peu de place, pour le temps, pour l’imprévisible, pour l’éventuel « effet papillon », pour les événements aléatoires, pour ceux de la conscience, pour les phénomènes singuliers. J’avoue même avoir été assez agacé par des consultants ou prétendus psychologues qui avaient l’ambition de comprendre les états d’âme ou les choix à partir de filets systémiques grossiers et trouvés sans esprit critique dans des manuels d’experts douteux.

Bref, toutes ces grilles spatialisent la réalité, l’aplatissent, n’en perçoivent qu’un plan ou qu’une étendue spatiale.

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Alors comment réintroduire le temps, le mouvement, l’imprévisible, la singularité, le sujet et sa conscience, le corps réel et non biologique ? Surtout le temps !

Voici deux pistes, piquées dans mes petites connaissances des « sciences empirico-formelles », comme la physique, la thermodynamique et la chimie. Ces deux pistes méthodologiques, analogiques en fait, doivent être appréhendées comme éléments d’argumentation dialectique ou symbolique, sans y lire une astuce de sophiste s’il vous plaît. C’est sérieux. C’est sérieux comme l’est un chouïa de poésie ou de musique dans un aréopage de savants sérieux. Une piste est une promenade au milieu de paysages variés.