Judith Renaudin - Pierre Loti - E-Book

Judith Renaudin E-Book

Pierre Loti

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Extrait : "PREMIER PAYSAN, au Curé - Ah ! c'est le bon Dieu qui vous amène, monsieur le curé, car nous ne sommes guère savants, nous autres, pour lire. Quoique nous soyons des protestants, vous ne refuserez pas de nous lire tout au long ce qu'il y a là, n'est-ce pas, car vous n'êtes pas un méchant homme, vous, pour sûr !"

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EAN : 9782335003109

©Ligaran 2014

Avant-propos

Dans l’île d’Oléron, à l’extrémité d’une petite ville ignorée, il est une très vieille et silencieuse demeure blanche, blanche comme un logis arabe sous des couches de chaux que les siècles ont épaissies. Elle a des auvents peints en vert, et un grand portail cintré. Peu d’ouvertures sur la rue déserte ; toute la façade, garnie de treilles anciennes, se développe sur une cour intérieure, où jaunissent au soleil quelques arbres centenaires, des amandiers, des grenadiers, un peu mourants et à bout de sève. Après la cour, un long jardin ; après encore, une petite vigne et un petit bois, confinant à la campagne, – à cette campagne de l’île, partout sablonneuse et plate, avec, à l’horizon, l’Océan, qui roule lourdement ses volutes sur des plages immenses et qui toutes les nuits fait entendre sa voix profonde.

C’est de cette maison que sont partis pour l’exil, une nuit d’il y a deux siècles passés, mes ancêtres protestants. Les grands-pères, les grand-mères d’alors, trop âgés pour entreprendre de fuir, restaient sombrement au logis, mais tous les jeunes s’en allaient. Là, dans un salon aux modestes boiseries de chêne, qui n’ont pas été renouvelées, – là, après une lecture faite en commun dans une bible familiale que je possède encore, les exilés qui s’embarquaient nuitamment pour la Hollande ont échangé leurs adieux éternels avec les anciens qui devaient rester au pays et y mourir… À l’entrée du petit bois, au bout de la vigne, quelques pierres tombales, aujourd’hui presque enfoncées dans la terre, marquent vaguement les places où dorment ces ancêtres privés de leurs enfants et exclus après la mort des cimetières catholiques.

Les lettres des exilés, les « lettres de Hollande », comme on les appelait jadis avec vénération dans ma famille, ont habité pendant un siècle et demi dans les placards du vieux salon boisé ; elles fascinaient mon enfance huguenote ; une aïeule, de temps à autre, m’en lisait des passages le soir.

Pauvres nobles lettres, aux écritures d’un autre âge, aux encres jaunies sur des papiers rudes ou des parchemins, je les possède aujourd’hui par héritage, et je les touche comme des choses sacrées. Entre autres, il en est de signées par cette Judith Renaudin qui fut l’une de mes arrière-grand-tantes – et tout à coup je me reproche comme une impiété d’avoir livré son nom, bien que je lui aie donné un rôle infiniment pur, tel autrefois son rôle dans la vie.

PIERRE LOTI

Personnages

JUDITH RENAUDIN, jeune fille protestante.

L’AÏEULE.

LA BENOÎTE, servante du curé.

NANETTE, servante des Renaudin.

JEANNE, jeune fille protestante.

RAYMOND D’ESTELAN, capitaine des dragons.

SAMUEL RENAUDIN, père de Judith.

L’ABBÉ PIERRE BAUDRY.

PHILIPPE DE FLERS, lieutenant de dragons.

DANIEL ROBERT, cousin de Judith.

FRANÇOIS, sous-officier de dragons.

THIBAUD, fermier des Renaudin.

NADAUD, fermier des Renaudin.

MATHIEU, serviteur des Renaudin.

HUBERT, serviteur de Raymond.

LE PETIT HENRI, neveu de Judith.

LE PETIT SAMUEL, neveu de Judith.

Dragons, hommes du peuple, catholiques et protestants.

Acte premier
Premier Tableau

Un carrefour dans la petite ville de Saint-Pierre, en l’île d’Oléron. – C’est le matin, au commencement de l’automne, en l’an 1685. – Au milieu de la scène, le « Poteau de l’Île », où vient d’être affiché le texte de la Révocation de l’Édit de Nantes. Au fond, la maison des Renaudin, les principaux bourgeois de l’île et protestants : un grand porche s’ouvrant dans un mur blanchi à la chaux ; de chaque côté du porche, des bancs de pierre, sur lesquels sont assis des paysans malades ou blessés, avec des bras en écharpe, des mains enveloppées de guenilles ; tous ces gens sont immobiles et semblent attendre, çà et là, par terre, de petits étalages de fruits et de légumes, près desquels se tiennent assises les vendeuses en grande coiffe blanche. Des paysans vont et viennent, apportant des provisions à la ville. D’autres amènent des ânes, chargés de mannequins de vendange. Autour du poteau, un attroupement s’est formé, de gens qui cherchent à lire le nouvel Édit du roi.

Entre Pierre Baudry, le curé de Saint-Pierre-d’Oléron.

Scène première

Le curé, les paysans.

PREMIER PAYSAN,au Curé.

Ah ! c’est le bon Dieu qui vous amène, monsieur le curé, car nous ne sommes guère savants, nous autres, pour lire. Quoique nous soyons des protestants, vous ne refuserez pas de nous lire tout au long ce qu’il y a là, n’est-ce pas, car vous n’êtes pas un méchant homme, vous, pour sûr !

LE CURÉ,s’approchant et assujettissant ses lunettes.

Tout au long, tout au long, ça ne vous servirait guère, mes pauvres amis, car je crois qu’il y a beaucoup de considérants pour commencer… (Il parcourt, à demi-voix, en bredouillant ; on distingue ces mots :) « À présent, ayant fait la Trêve avec tous les Princes de l’Europe, il s’est entièrement appliqué à travailler avec succès à la réunion de ses sujets de la Religion prétendue Réformée à l’Église Catholique… »

(Quelques mots bredouillés, puis, s’adressant aux paysans :) Oui, beaucoup de considérants ; mais quant à l’Ordonnance elle-même, je vois qu’elle est bien telle, hélas ! qu’on vous l’avait annoncée et que vous la redoutiez, (Il reprend sa lecture ; encore quelques mots inintelligibles, bredouilles très vite,) Hum ! Hum ! « Que Dieu lui ayant fait la grâce d’y réussir, puisque la meilleure et la plus grande partie de ses sujets de ladite Religion ont embrassé la Catholique, ces édits de Nantes et de Nîmes, et les autres donnés en conséquence demeurent entièrement inutiles… » Hum ! Hum !… « Supprime et révoque dans toute leur étendue… ordonne que tous les temples qui se trouvent encore dans son royaume seront incessamment démolis… »

Murmures et gémissements dans le groupe, qui s’augmente toujours autour du prêtre.

DEUXIÈME PAYSAN PROTESTANT,avec anxiété.

Et nos enfants, monsieur le curé ? Est-ce la vérité ce qu’on annonçait pour nos enfants ?

LE CURÉ,parcourant des yeux l’Édit.

Hélas ! oui, mon pauvre Mathurin, et voici le passage… Hum !… « Il défend l’instruction des enfants dans la Religion prétendue Réformée, et il ordonne que ceux qui naîtrons à l’avenir seront baptisés dans la Religion Catholique, enjoignant aux pères et mères… etc. à peine de cinq cents livres d’amende…. » Hum ! « Défense itérative à tous ses sujets de ladite Religion de sortir hors du Royaume… sous peine des galères !… » (Murmures consternés dans la foule. – Le prêtre, les bras au ciel, en un geste de désespoir.) Hélas ! hélas…. Oui, il y a bien tout, tout ce qu’on vous avait annoncé de terrible, mes pauvres amis ! – Et, avant de l’avoir lu, j’y pouvais à peine croire, (Il serre soigneusement ses lunettes.) Que Notre Seigneur Jésus ait pitié de vous tous ! Qu’il ait pitié aussi de notre Prince, que de mauvais conseillers ont pu jeter dans un égarement à ce point inconcevable ! (À quelques-uns des protestants qui l’entourent, il tend la main, que ceux-ci pressent avec effusion.) Allons, je m’en vais dire ma messe, moi, puisqu’il est l’heure, et aujourd’hui ce n’est pas pour mes paroissiens que je prierai, ce sera pour vous autres,… oui, pour vous autres…

Il sort.

UN HOMME CATHOLIQUE,à des hommes protestants

Donc, qu’allez-vous faire, mon brave Libaud, qu’allez-vous devenir ?… Mon Dieu ! nous vivions si tranquilles et en si bonne intelligence, dans Oléron, malgré nos idées différentes, n’est-ce pas ?… Au cas où nous pourrions vous servir, nous, vos voisins catholiques, rappelez-vous que nous y sommes tout prêts… Car enfin, dites-moi, qu’allez-vous faire ?

L’HOMME PROTESTANT

Eh ! j’ai des enfants, moi, il faudra bien que je les emmène, que voulez-vous, pour qu’on ne me les prenne pas ? Je ramasserai mon petit avoir, et je tâcherai de me sauver avec eux… En Hollande, c’est là qu’on nous accueille le mieux, paraît-il, nous, les protestants de France… Mais c’est un voyage long, plein de périls…. et le temps nous presse, puisque déjà les dragons du roi ont débarqué dans notre île… Que Dieu nous ait en sa précieuse garde !

L’HOMME CATHOLIQUE,à un autre homme protestant.

Et vous, Jean Thierry ?

JEAN THIERRY

Ah ! j’abjurerai, s’il le faut ! Que diable, nous ne sommes pas des riches comme Libaud, nous autres, pour faire de pareilles navigations… La vie est déjà assez dure à gagner ici, sans courir le risque de crever la faim là-bas !… Oui, j’abjurerai, moi ! Dame ! quand on est forcé, n’est-ce pas ? Dans le fond, on peut continuer à penser comme l’on veut.

L’HOMME CATHOLIQUE

Veillez à vos paroles, mes amis ! Les voici, les dragons du roi, leur capitaine et leur lieutenant… Veillez !

Scène II

Les mêmes, Raymond d’Estelan, capitaine des dragons, Philippe de Flers, son lieutenant.

Raymond et Philippe entrent en se donnant le bras.

UN AUTRE HOMME CATHOLIQUE

Oh !… Et la demoiselle Judith !… Sûr qu’elle n’abjurera pas, celle-là, tenez !… Alors, nous allons la perdre !… Elle va s’enfuir en Hollande, ça ne peut pas manquer !…

UN AUTRE HOMME

Elle s’en ira, vous croyez, la demoiselle Judith ?

UN AUTRE ENCORE

La demoiselle Judith ?… Eh bien, ce sera notre Providence à tous que nous perdrons, si elle nous quitte, celle-là, par exemple ?

RAYMOND,à Philippe.

Qui ça donc, leur demoiselle Judith ? Quelque vieille fée en béguin, j’imagine, pour être leur Providence, à tous ces manants !…

PHILIPPE,à Raymond.

Oh ! celle-ci, quand tu l’auras vue, tu m’en diras des nouvelles, hein, mon capitaine !… Mais c’est justement pour te la montrer, que je t’amène ici, innocent que tu es !… Et si tu n’étais pas débarqué d’hier, tu en serais déjà féru comme ton serviteur, de ses grands yeux, à cette fille !… Patience ! Ils l’attendent, tous ces truands assis à sa porte, et c’est l’heure de la voir paraître…

Scène III

Les mêmes, la Benoîte, Nanette, puis Judith.

La Benoîte, servante de M. le Curé, et la vieille Nanette servante des Renaudin, chacune un panier de provision au bras, entrent en se disputant.

LA BENOÎTE

Si c’est pas une honte, faire monter comme ça le prix du marché !… Ah ! on voit bien que vous êtes toujours les richards, vous autres, les protestants, et qu’il y en a, de l’argent de reste, chez vos maîtres !… Pas trop tôt qu’ils soient venus, ces messieurs les dragons, pour vous secouer un peu !… Car enfin elle était à moi, cette demi-livre de beurre, il n’y a pas à dire, si mademoiselle que voici n’était pas venue en offrir deux liards de plus !

Pendant ce dialogue des deux servantes, le grand portail rond de la maison des Renaudin s’ouvre, et Judith apparaît sur le seuil. Robe de laine grise, élégante et très simple, cheveux disposés en boucles retombantes. Elle apporte différents petits paquets de linge blanc, et, derrière elle, une servante en grande coiffe blanche tient sur un poteau des fioles de remèdes. Tous les mendiants et les estropiés qui attendaient sur les bancs de pierre se lèvent. Philippe tire par le bras Raymond et lui montre Judith.

PHILIPPE,à Raymond.

Hein, qu’en penses-tu ? Que t’en semble, mon cher ?

Raymond ne répond rien et contemple Judith.

NANETTE,répondant à la Benoîte.

Dirait-on pas qu’il faudrait tous les jours à présent laisser les meilleurs morceaux à la servante de monsieur le curé !… Ah ! je ne suis pas inquiète, non, de sa mangeaille, à ce cher homme !… Sûr et certain qu’on ne se soigne pas mal au presbytère. L’argent des messes n’est point là pour rien, pas vrai, la belle !… Des petits garçons, des petites filles entourent, en sautant et en riant, les deux vieilles qui se disputent. Judith distribue aux pauvres attroupés sur le seuil les paquets de linge qu’elle avait préparés pour eux. Puis elle se dispose à laver, avec le contenu d’une fiole, une plaie au bras qu’un mendiant lui présente.

LA BENOÎTE

Mon Dieu ! mon Dieu ! si l’on peut dire !… Un saint homme qui ne boit ni ne mange son content, pour donner tout aux pauvres de sa paroisse !… Fais-le donc voir plutôt, fais voir tout ce que tu emportes de fin dans ton panier, pour tes goulus de maîtres !…

NANETTE,tout en rentrant chez les Renaudin.

Fi ! la malapprise !… Veux-tu l’aller coucher, la bigote !…

LA BENOÎTE,continuant sa route et traversant la scène pour partir.

Et toi, le diable te brûle la langue, parpaillote de malheur !

Elle sort. La Nanette est montée sur les marches du portail et reste debout derrière. Judith qui continue ses pansements et ses aumônes.

PHILIPPE,à Raymond.

Tous les jours de marché, mon ami, la belle fille que tu vois là se consacre, une heure durant, aux estropiés d’alentour, et je ne les trouve guère à plaindre, ceux qu’elle panse de ses jolies mains. Ah ! quand le moment viendra nous montrer, ce sera, à mon avis, une protestante point désagréable à convertir ; qu’en dis-tu ?… Mais tu ne dis rien.

RAYMOND,qui contemple Judith avidement.

Souffre que je la regarde, mon cher, avant de parler.

PHILIPPE

Mais j’y pense !… Tu as un moyen, heureux mortel, de faire connaissance tout de suite. Ta blessure, la blessure de ton dernier duel, ton estafilade au bras, va-t’en la prier d’y poser un bandage. Tu vaux bien les manants qui l’entourent, je suppose… Allons, vas-y…. Et, galamment tourné comme tu es, je m’étonnerais fort si… Voyons, tente l’aventure, mon capitaine…

RAYMOND

Tu plaisantes, Philippe !… Sérieusement, tu sens bien que ce n’est pas possible !…

Pendant cette scène, les gens attroupés autour du poteau se dispersent en causant à voix basse, et peu à peu le théâtre se vide.

PHILIPPE

Possible et facile comme tout, mon cher !… Et puis, en vérité, hésiter devant une petite bourgeoise, et une bourgeoise protestante encore !…

RAYMOND

Tu crois ?…

PHILIPPE

Si je crois, parbleu !…

RAYMOND,à Judith, après s’être avancé avec des hésitations et des temps d’arrêt.

Vous oserai-je demander, mademoiselle, pour une blessure que je reçus naguère au poignet gauche, et qui parfois saigne encore, les secours de votre science…

NANETTE,derrière Judith.

Rentrez, mademoiselle !

JUDITH,sans peur, et très simplement, après avoir dévisagé Raymond.

Oh ! je n’entends rien à la médecine, monsieur le capitaine. Seulement nous nous transmettons dans la famille, depuis déjà bien des années, le secret d’une eau vulnéraire qui guérit quelquefois. Et c’est l’usage de mes aïeules, que j’ai continué, de consacrer une heure les jours de marché à soigner les blessés de notre île. Mais vous me voudrez bien excuser, car ma science est presque nulle, et je craindrais d’en faire sur vous l’application.

RAYMOND,relevant sa manchette de dentelle et montrant son poignet qu’enveloppe un bandage.

Pourtant, si je vous en prie avec instance, mademoiselle…

JUDITH

Alors, monsieur, si vous m’en priez ainsi, je ne vous saurais refuser… (À Nanette.) Prépare, Nanette, un linge blanc, et verse dans ce bol le contenu d’un des flacons.

Elle commence de détacher le bandage dont le poignet de Raymond est enveloppé.

PHILIPPE,raillant, derrière Raymond.

Pansé par d’aussi jolis doigts, tu guériras promptement, mon capitaine, et j’espère que tu ne le feras pas faute de baiser la main qui met tant de grâce à délier le bandage de la plaie…

RAYMOND,à Philippe.

Tu supposes bien, mon cher, que je n’y saurais manquer.