Juillet au pays - Michèle Rakotoson - E-Book

Juillet au pays E-Book

Michèle Rakotoson

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Beschreibung

Renouer avec le passé pour envisager l’avenir.

Michèle Rakotoson revient au pays après des années d’absence. Madagascar et sa capitale Antananarivo s’offrent au regard de celle qui vit an-dafin-dranomasina, de l’autre côté de la mer. L’armoire des souvenirs s’ouvre lentement, exhalant peu à peu « la tendresse pour ce peuple qui est ma dignité ». Tout au long de ce récit se trouve un chant en soubassement ; puisse le lecteur y retrouver le silence des collines et le rythme de la langue malgache.

Un livre-reportage empreint d'émotions et d’optimisme.

EXTRAIT

Poussière rouge qui envahit tout dès que la carlingue s’ouvre, rouge qui saute aux yeux, partout sur le béton, sur les carcasses des camions abandonnés un peu plus loin dans les hangars, sur les immeubles qui auraient bien voulu imiter ceux de l’Occident, sur les vêtements, latérite couleur locale. Le rouge m’envahit aussi jusqu’au corps, au cœur, rouge brique ou rouge sang. Dans ce pays-ci on déterre les morts pour leur donner une nouvelle vie, mais comment déterrer ceux que l’on porte en soi ? Pourquoi les airs qui me reviennent en tête n’ont-ils plus de paroles ?

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Partie il y a vingt ans d’un pays sur lequel pesait la chape de plomb de la dictature, Michel Rakotoson revient à Madagascar pour la énième fois. Mais cette fois avec le désir ferme de renouer avec le passé, de reprendre possession. Elle se rend dans les lieux de mémoire, traverse l’île rouge de long en large, établissant le bilan de sa longue absence, mesurant avec mélancolie le fossé infranchissable qui s’est creusé entre le pays réel et le pays rêvé « ou son pays de cauchemar, celui qu’elle recompose à l’infini entre tendresse et rage ». Juillet au pays se lit par endroits comme un livre-reportage, à l’écriture sensuelle et alerte. C’est en journaliste de métier que Rakotoson raconte le silence des collines, la beauté des paysages et la dignité d’un peuple qui puise dans la grandeur de son passé la force de résister aux assauts d’un présent mercantile et miséreux. » (Tirthankar Chanda, Tribune Madagascar)

- « Michèle Rakotoson se dévoile en militante de l'écrit. Un écrit qui dit ses racines, en même temps qu'il l'enracine à nouveau dans une nouvelle terre, celle des autres possibles, sans jamais oublier, pourtant. Juillet au pays raconte. Improbable retour en arrière, en véritable élan vers l'avenir. » (Anne Duprez, Aqui, l’information en Aquitaine)

- « Le retour sur l’île natale d’une écrivaine et musicienne exilée pendant vingt ans pour raisons politiques, la confrontation et la joie des souvenirs et du présent. Lecture recommandée. » (Double sens, voyage et partage)

A PROPOS DE L’AUTEUR

Michèle Rakotoson est née à Antananarivo (Madagascar). Quittant l’Ile rouge en 1983 pour des raisons politiques, elle arrive à Paris où elle obtient un DEA en Sociologie. Chargée de communication à RFI, elle est aussi responsable du Prix RFI Témoin du Monde, conceptrice et coordinatrice du projet Bokiko, projet de relance de l’édition à Madagascar.

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A mes petits-enfants Saroy, Ibonia, Harivony, Ibalita

et à tout ceux qui vont encore venir…

à Jory, Bryan, Harena…

tous ces enfants qui ces derniers temps ont embelli mes jours.

1er juillet 2002 Michèle

Roissy, l’aéroport. Propre, net, sans âme. Dans l’air, une odeur de produits de nettoyage. Aéroport sans traces. On ne pleure pas ici, on ne fait pas de scandale, on ne crie pas. Un départ comme un glissement.

Mais j’aime les aéroports, les départs, les changements, cette impression d’être dans un sas… dans mon enfance, j’ai rêvé d’être hôtesse de l’air, pour voyager, élégante, souriante, distante… Ce doit être difficile d’être souriante, serviable, tout le temps…

Il fait froid dans ce hall, très froid. Il y a foule : des Malgaches qui partent en vacances au pays. Tous silencieux ou presque. La queue est longue, très longue. Sous la lumière des néons, les visages ont l’air fatigués, les traits sont tirés. Je regarde un peu nouée, en reconnais quelques-uns… repense à un autre voyage, il y a cinq ans. Ils étaient autres, alors, rieurs. Nous avions pris notre part des événements qui se sont passés à Madagascar. Nous avions fait campagne contre les épreuves qu’a subi notre pays et nous avions défilé, cinq mille personnes, remontant les rues parallèles à celles du cortège de la Gay Pride…

Cinq ans déjà, tout le monde se tait, il paraît que le pays va mal, les déceptions sont grandes…

Mais tous les exilés ne se disent-ils pas cela ?

Il y a cinq ans, il y eut six mois de grève, des ponts coupés, des exactions de toutes sortes, l’ombre du Rwanda et de guerres ethniques, la pire des crises que le pays a traversée, mais l’histoire laisse-t-elle des traces ? et si elle recommençait un jour, si elle était là, toujours sous-jacente ?… Ils avaient été un million, paraît-il, un million de personnes marchant des jours et des jours, sous un soleil incendiaire, sous la pluie, par tout temps. A quoi ressemble un million de personnes dans la rue ? Je ne l’aurais pas vu, à peine entraperçu par quelques images volées à la télé, et encore… Il y a des pays vécus comme des zones d’ombre, les médias s’y précipitent quand il y a des morts, puis de nouveau, le nuage qui brouille…

Et si un jour les balises de sécurité sautaient. Et si un jour la guerre civile ?

Impression d’une mutilation, oui ; l’exil c’est cela, cette mutilation de soi, de sa mémoire, ce manque définitif qui vous colle à la peau…

Se replier sur soi-même, ne rien montrer de ses émotions, pas de foulards, pas de mouchoirs, le masque. On est des habitués du voyage à Roissy, on entre dans l’avion, on va au bout du monde et on revient. Tout est habituel en Europe, même la mort, même le deuil. On glisse le corps dans la terre, avec de moins en moins de rituels, effacés, gommés…

La bruine dans ma tête, des ombres évanescentes, compter ses voyages, compter ses morts…

Je vais au soleil. Je vais y passer quelques semaines, à la campagne entre autres, à Ambatomanga…

Il fait froid. Dehors, il y a une pluie fine, en plein mois de juillet, une pluie de rengaine, loin de toute poésie. Elle est laide la pluie sur les aéroports, tristes les gouttes sur les avions, la nuit. Aucun film, aucune image, aucun mot ne peut traduire cette impression de désespérance. Une aérogare sous la pluie. Et surtout l’impression d’un hiver sans fin. Il paraît que la terre se réchauffe, je n’ai jamais eu aussi froid…

Danser, chanter, siffloter… Là-bas, il y a les rizières… Une femme danse en moi, danse, danse. India Song.

Dans l’avion, le silence continue. Mes bagages sont installés, j’ai calé mes jambes comme j’ai pu, en attendant le repas du soir. Un Français vieillissant arrive, commence à râler. “On est bien à Madagascar” dit-il, sarcastique. Je le fustige du regard, il comprend que je vais éclater, se tait prudemment, rejoint sa place. Autoritaire mais pas téméraire. Les pays pauvres, et en particulier l’Afrique, ont généré cette race spéciale : “les agents de développement”. Celui-ci en a la grisaille et la condescendance, la frilosité aussi. Il se tient à carreau. On ne sait jamais, je manie très bien un certain ton, suis habillée à la parisienne, semble avoir la répartie cinglante. On ne le verra plus de toute la soirée. Tout s’est passé de manière feutrée, extrêmement feutrée. Je me reconnais européenne, je fustige et je glisse, sûre de mon pouvoir…

Sur la terrasse du gouverneur, le couple danse seul… Comment danse-t-on seul ? India…

Me revient l’image de mon père, l’air qu’il fredonnait quand il jouait du piano, sa démarche lente et sa peur des Blancs, son respect des occidentaux. Un siècle de colonisation.

Sao bedin’ny vazaha

“Nous allons nous faire gronder par les Blancs”, disait-il en faisant le dos rond.

“La France est notre mère”, chantions-nous au lycée. J’ai mis des années pour ne plus me soumettre trop facilement, pour réclamer mes droits. Mon séjour en France m’a appris cela. J’y ai tué la “mère-patrie” et d’autres aussi, du moins je l’espère. J’y ai structuré mes oppositions.

Quand nous serons là-haut, que la terre ne sera plus que couleurs qui se fondent loin, si loin, plus bas… L’avion n’a pas démarré, je suis assise maintenant.

Madame Duras chante India Song, encore et toujours.

L’hôtesse de l’air installe à mes côtés un jeune garçon tout excité. douze ans, gros, de cette graisse des gosses de banlieues de villes occidentales. Trop de sucre, hormones, chairs molles, ventre et seins. C’est un jeune Indien, Indien ou Pakistanais, je ne sais pas faire la différence. Chez nous, on les appelle Karana. Il rentre au pays, dans son pays à lui aussi. Il est content, crie presque de bonheur, appelle son père : “Papa, Papa, on va à Madagascar. On va voir la maison. On va voir mes cousins…”. Papa est dans la rangée voisine, avec Maman et la petite sœur. Il a l’air pauvre, très pauvre Papa. Tissus synthétiques, corps blafard de sa femme, traits marqués, durs, trop maquillés. Les fins de mois sont difficiles par-là, les aliments achetés dans les magasins de hard-discount, les vêtements chez les fripiers… Dans quelles zones et quelles HLM vivent-ils ? Cet enfant fait-il partie de ceux que d’aucuns appellent “racaille” ?

Il est né à Madagascar, son père y est né, son grand-père aussi. Mais il est musulman dans un pays de chrétiens. Il a sûrement vécu dans le vase clos de sa communauté. Quartiers réservés, vie réservée, familles en réserve… Syndrome communautaire, dit-on. Mais de quelle communauté est-on, quand on est Malgache, d’origine indienne et vivant à Sarcelle ?

Malgache d’origine indienne. Moi-même, j’ai encore un peu de mal avec ce concept. L’ethnocentrisme est profondément enraciné de par chez nous. Cet enfant est malgache, Madagascar est son pays.

Je me recroqueville sur moi-même, souris au père, la mère détourne son regard, haineuse. Le petit Ismael, lui, ne voit rien de tout cela. Il rayonne, touche à tout, appuie sur tous les boutons. C’est la première fois qu’il prend un avion, la première fois qu’il rentre dans le pays natal de son père et sa mère, dans son pays. Je reconnais la demi-seconde d’hésitation que j’ai eue avant d’accepter cela.

Je ne bouge plus, laisse mes questions m’envahir, observe le gamin fou de bonheur. Il quittait son statut d’immigré, il était enraciné quelque part, enfin. Il allait dans cette île du bout du monde, de la mer, de… il a dû en parler à ses copains de collège de ce voyage au pays, de grand-père, grand-mère, de la maison. Mais sait-il que chez nous, depuis vingt ans, les Karanas se font régulièrement piller et racketter à chaque événement. Eux-mêmes, d’ailleurs, sont souvent à la limite de la légalité en temps normal, acceptent et alimentent le racket pour avoir la paix. Et les plus malins s’enrichissent impunément, par tous les moyens. Eternel cercle vicieux dans lequel plongent les communautés en marge. Et quand cet enfant comprendra ce statut qui sera le sien, comment le vivra-t-il ? Et qu’en sait-il de tout cela ce gosse si heureux de rentrer dans un “chez lui” ? Du moins le croit-il… Ses ancêtres furent mis dans des bateaux, pour construire les chemins de fer de l’Océan Indien. Ils sont apatrides depuis des générations, apatrides en France, apatrides à Madagascar, invisibles de toute façon. Qui sait qu’il existe en France toute une communauté de Malgaches d’origine pakistanaise ou indienne ?

Voyages sans fin des migrants : Bombay, Calcutta, Djibouti, Mombassa, Majunga, Saint Denis, Port Louis, Paris, Johannesburg, Antananarivo, une terre pour s’ancrer, poser ses valises et dire “chez moi”… Quand pourra-t-il le dire Ismael ?

La lassitude m’envahit, l’avion a décollé, l’enfant se tait impressionné et ému. Je n’ai plus envie de parler d’exil et de déchirement. Moi, je rentre chez moi. Et lui aussi.

Le palais de la Reine

Ivato.

L’avion a survolé le bleu de la mer et le friselis des vagues. Il est six heures du matin, le soleil s’est levé. Madagascar est là, sous mes yeux.

Lignes tout en méandres, rencontre de la terre et de la mer, tracé blanc de l’écume des vagues, des couleurs qui se découpent. Cet espace-là glisse très vite, disparaît. L’avion fait tout glisser, efface. Puis les couleurs se fondent dans le camaïeu de la latérite, espace dépossédé de sa végétation.

Cette terre-ci, personne n’a eu le temps de la dompter, de l’apprivoiser, de la cultiver, de la civiliser. Elle a la désertification d’une terre de fuite, brûlée, dure, rouge de cette carapace de latérite qui l’a recouverte, elle est hurlement des entrailles, humeur remontée des abysses, terre sur laquelle plus rien ne peut pousser.

Je laisse mon esprit errer, scrute ce que je vois. Ici, tout raconte les exodes, les fuites, les traites d’esclaves, les guerres de territoires. Terre brûlée.

Ici, les hommes et les femmes ont marché, marché, sans jamais se poser, pour fuir les traitants, les pillards, les tueurs. Ils ont marché, marché, pour sauver leurs enfants, pour sauver leur vie. Ici, les couleurs n’ont pas la tendresse des verts pâturages européens. Terre calcinée.

Il y a des hurlements qui n’arrivent pas à devenir des oratorios… Que disent les contes et la tradition orale ? Où chercher la mémoire ?

Siècles de feux de brousse… De l’avion, le rouge de la terre se marie à la couleur noire. Terre morte… Les mots me manquent. De quel désespoir ce peuple-ci a-t-il tiré la force de tout brûler ainsi, devant lui et derrière lui ?

Un de mes arrière-grands-pères a, paraît-il, été évangéliste dans cette région sous mes yeux. Mon grand-père paternel y fut médecin. J’ai hérité du silence, personne n’a rien raconté… La chape de feu sur une grande blessure…

Et pourtant, il y a les rizières, arrachées à la stérilité, survivant à coup de filets d’eau, dont la minutie est miraculeuse. Mais on ne les voit pas de ce côté-ci du voyage. Elles sont plus loin, protégées dans des enclaves des Hauts Plateaux, minuscules. Les paysans avaient pu travailler, car le roi Andrianampoinimerina avait dit : “Mon peuple ne se vend pas”, interdisant aux traitants l’accès de son royaume. C’était à la fin du XVIIIe siècle. Cette histoire-là est plus facile à assumer. Elle est connue. Dans les autres régions de l’île, les jeunes Malgaches furent vendus ou razziés pour les plantations des Mascareignes, et d’aucuns disent qu’on les retrouve au Brésil et même en Louisiane, où ils ont apporté le riz avec eux.

Ces voyages-là se firent en fond de cale, et si des chercheurs s’y sont penchés, personne du public n’en a parlé. Il faudra un jour éditer et diffuser cette part de notre mémoire pour que cesse la malédiction.

“Nous allons commencer notre descente sur Antananarivo.” La voix du pilote est très professionnelle, sas de sécurité avant la plongée dans l’autre réalité. Je n’ai pas le temps de scruter la mienne, de douleur : fuite éperdue dans les années 1980, cortège de morts, “socialisme” et dictature du prolétariat à la mode, répression, mise au pas, embrigadement, silence. Les dictatures plongent leurs racines, loin, très loin dans l’inconscient collectif et les acquis qui légitiment. Cela se lit sur ce paysage, tout en lignes de fracture, interdisant toute possibilité de construction. Cela fait presque vingt-cinq ans que j’ai quitté Madagascar.

L’avion se rapproche de la capitale, on voit maintenant distinctement les arbres, les maisons, les villages, les cours, et même les animaux : zébus, chiens… Bientôt viendra l’illusion d’entendre les voix qui s’interpellent.

Le nez collé au hublot, je mets un nom sur chaque élément du paysage que je devine. Nous sommes en train de nous approcher à toute vitesse d’Antananarivo. Des strates de souvenirs se remettent en place… L’enfance, les vacances à la campagne, chez Dadabé, les rizières vert pâle, les monts bleutés de l’Ankaratra, au loin, qui barrent l’horizon… Ils occupent tout un angle de mon regard. J’ai l’impression d’un paravent qui désigne les limites de la terre. Les couleurs se fondent avec celles du ciel. “La mer est la limite de mon royaume”, avait dit le même Andrianampoinimerina. Mais comment avait-il pu savoir l’existence de la mer, lui qui avait cette barre, à l’horizon ?

L’avion amorce un virage. Et Antananarivo se laisse regarder. Je vois la ville qui se loge entre les méandres des collines de l’Imerina, allant à l’assaut des marécages, en dépit de tous les dangers d’inondation. De l’avion, je vois les collines proches des rizières, les reflets gris de l’eau qui se mêlent à l’azur de l’horizon. Le cœur se serre. J’aime cette ville, mon cœur s’émeut à chaque fois que j’y reviens. J’aime ses ruelles, ses impasses qui se laissent deviner, les rues qui n’ont jamais été destinées aux voitures, ses maisons qui se flétrissent comme une femme abandonnée, la tendresse que l’on sent partout dans cette culture.

J’essaie de reconnaître les quartiers, mais l’altitude unifie tout et Antananarivo se montre en monts arrondis comme un corps de femme qui s’étale.

“Si je te quitte Antananarivo”. Mais quitte-t-on vraiment la ville de son enfance ?… Pour l’instant, elle se cache dans son écrin, ne dévoile que ses contours, comme un bijou qui ne veut pas se laisser prendre.

Nous sommes dimanche, 8 h 30 du matin, jour du Seigneur. Quand suis-je allée prier la dernière fois ?

Aéroport d’Ivato.

Collines à gauche, lac d’Ambohibao en fond de piste. Il y a cinquante ans, un avion s’y est écrasé, avec un ministre à bord. C’était avant Ratsiraka, ce fut un vrai accident.

La silhouette fine d’un pêcheur se dessine, paisible. On dirait une carte postale. Je n’ai pas le temps d’épiloguer, l’avion poursuit sa route, roule vers les bâtiments, passe devant les vieux migs, vestige de la période “socialiste”, des couvre-feux, de Mao, de Kim Il Sung… l’horreur, l’angoisse et la parano des années 80. Pincement au cœur en voyant les vieux appareils. Ils survolaient Antananarivo dans les périodes d’émeutes, et nous haïssions les Coréens et autres Israéliens, qui formaient la police, les services de sécurité et autres milices qui organisaient la terreur.

Les souvenirs d’une dictature vous collent à la peau à vie.

A Ambohibao se trouvaient les bâtiments de la police politique. Ils y sont toujours d’ailleurs. La peur n’est pas qu’un vestige, je sais que je vais détourner le regard quand je passerai à proximité, je ne pense pas avoir le courage d’aller du côté de la piscine, si elle existe encore. J’ai mon compte d’amis et de connaissances qui ont été tués, assassinés, accidentés… Comment faire le deuil des disparus ? Il nous faudra plonger un jour dans ce gouffre-là pour en finir avec nos démons et ne pas jouer à l’éternel recommencement.

Les images d’India Song ne me quittent pas. “Au loin grondait l’orage”, disait Madame Duras, au loin…

Poussière rouge qui envahit tout dès que la carlingue s’ouvre. Rouge qui saute aux yeux, qui est partout sur le béton, sur les carcasses des camions abandonnés un peu plus loin dans les hangars, sur les immeubles qui auraient bien voulu imiter ceux de l’Occident, sur les vêtements, latérite couleur locale.

Le rouge m’envahit aussi jusqu’au corps, au cœur, rouge brique ou rouge sang. Dans ce pays-ci, on déterre les morts pour leur donner une nouvelle vie, mais comment déterrer ceux que l’on porte en soi ?

Les douaniers sont souriants, tranquilles. Ivato a son air débonnaire de toujours et sur les terrasses les paysans sont là pour la promenade du dimanche : voir les avions décoller et atterrir.

Le douanier à qui je montre mon passeport m’accueille d’un sourire. Un portier m’aborde avec un : “Vous voulez que je cherche vos bagages, madame ?”

– Rien à déclarer ?

– Rien.

Il me fait un geste de la main, indifférent. Il ne m’a même pas fait ouvrir les bagages. Le policier jette un coup d’œil distrait sur mon passeport, me fait le même signe de la main, je passe de l’autre côté et me raccroche à mon angoisse habituelle : “Et si personne ne venait me chercher, où trouver un taxi ? comment arriver jusqu’à la maison ?”. Je regarde autour de moi, inconsciemment cherche ma mère. Elle était toujours là, derrière la vitre, vraisemblablement levée depuis 4 heures du matin pour venir chercher sa fille. Il manque un élément important dans le rituel d’arrivée. Ni elle, ni mon père ne seront plus jamais là. Leur mort me saute à la figure. En France, elle était virtuelle. Ici… Je dois vaciller un peu sur place, croise le regard du douanier qui me fait signe d’avancer.

Personne ne m’attend.

Je réfléchis à la manière dont je vais rejoindre Antananarivo, quand j’entends un appel. C’est Andry, l’ami de toujours, essoufflé :

– L’avion a eu de l’avance ?

– Je ne sais pas, peut-être que oui, mais je viens de sortir de la douane.

Cela fait cinq ans que nous ne nous sommes pas vus. La dernière fois, ce fut en 2002, juste après les grèves. Ce jour-là, il était aussi arrivé en retard. La capitale avait été isolée, m’avait-il expliqué alors, les ponts avaient été coupés, les paysans essayaient de ravitailler la ville par tous les moyens possibles et imaginables : en charrettes, en pousse-pousse, toute locomotion de bric et de broc. Les médicaments furent bloqués au port, la mortalité infantile avait grimpé… Plus jamais ça. Plus jamais ?

Crise économique terrible disent les chiffres, flambée des prix, population atterrée… Et cette fois-ci, pourquoi est-il en retard ? Je ne lui poserai pas la question.

Je scrute les alentours : des détails me sautent aux yeux, que je ne voyais pas avant : la cité des militaires en parpaings, au bord des rizières, les villages juste derrière l’aéroport, les petites maisons du bord de la route, qui hésitent entre ville et campagne, des toits en tuiles branlantes, des murs de guingois et le charme des choses en devenir. Nulle trace de la rigidité des grandes villes, de l’architecture tracée au cordeau des monuments occidentaux. Les passants ont les pieds nus ou sont en sandales, couverts de grandes toges ou de couvertures en guise d’étoles. Nous sommes dans un grand village, la conversation serait facile avec ces gens qui vaquent à leurs occupations, un peu patauds, un peu gauches. Je regarde le compteur de vitesse de la voiture : soixante kilomètres à l’heure. Andry est au rythme du pays. Il y a longtemps que je n’ai pas roulé à cette vitesse, une vitesse normale, celle qui permet de voir les détails du paysage, d’en faire partie.

La musique dans ma tête a changé.

“Tu es déjà en train de chercher la petite bête ?”

Le ton est moqueur. Trente et quelques années d’amitié créent une lucidité sans faille sur l’autre.

“Ne t’inquiète pas, ils te sauteront bientôt à la gorge, pour l’instant laisse-toi aller.”

Il a raison, en creusant un peu, je vais trouver des exactions, des dénis de droits de l’homme derrière cette façade de ville tranquille, paisible, sereine en apparence, avec juste un petit décalage, ce décalage infime qui déséquilibre… Andry a raison. Pourquoi ne pas savourer le silence des rizières qui entourent la ville ?

“Noro n’est pas là ?”

Il sourit. C’est le charme de toute cette relation. L’épouse – qui est devenue ma sœur – un peu jalouse certes, très élégamment, l’a laissé venir me chercher seul.

“Non, elle a beaucoup de travail. Elle t’attend à la maison.”

Je regarde l’univers où les limites ville-campagne se décèlent difficilement. Me demande furtivement si la source de tous nos problèmes ne réside pas dans le refus de reconnaître l’omniprésence du monde paysan. Dans ce manque de recul face aux schémas occidentaux. Mais comment créer autre chose, sans se mettre encore plus en marge ?

Les pensées vont et viennent. Nous roulons sur la route qui mène de l’aéroport à la ville. Ici les marais cohabitent avec les terres de tanety, difficilement cultivables. Certains les ont achetées, à prix dérisoire ; l’exode rural battait alors son plein. Et ils y ont construit des villas immenses, béton, marbre et verre. Dans le meilleur style des blockhaus de Los Angeles. Elles non plus n’échappèrent pas à la latérite rouge, qui feutre tout et rend tout polissage aléatoire. Ici, les plus belles maisons ont l’air bricolées, mal finies. Et dominent les marais.

– Ils sont en train de les assécher.

– Pardon ?

– Tu as bien entendu…

– Qui ils ?

– Ils vont y construire des zones franches. Il y a un canal de dérivation.

Je laisse passer un silence. C’est impressionnant la capacité qu’a Andry de deviner toutes mes pensées.

Ne surtout pas penser au malheur, aux zones inondables, ne rien prévoir, ne pas jouer les Cassandre.

– Mais personne n’a pensé à demander l’avis des propriétaires des terres ? Il y a des rizières ici.

– Tu te crois où ? Il y a eu expropriation légale, pour cause d’intérêt général, ils ont été payés, du moins on l’espère.

– Et à qui vont appartenir les terrains ?

– A des privés.

… Espérons que cela en fera travailler quelques-uns.

– Oui, sans compter l’expansion économique chinoise.

Seigneur. La journaliste que je fus a envie de poser des questions, d’approfondir. La route, presque déserte, me renvoie à la fragilité de ce pays. Une pompe de dérivation maintient le niveau de l’eau, les zones inondables seront, paraît-il, contrôlées par ce moyen et un canal déversera le surplus… “Etre inconséquent comme Ibalita qui veut faire pousser du riz dans les marais profonds”, disait l’adage ancien. En cas de catastrophe, que deviendront les milliers de personnes qui vont vivre et travailler dans les marais et ses fragiles diguettes ? Une noria de camions déverse de la terre rouge dans les rizières. Travaux de terrassement.

Pour quoi faire ?

– Des zones franches. Je te l’ai dit non ?

Il y a un monde entre les mots entendus et la réalité que l’on voit. J’ai des souvenirs de lac gris bleu en période de pluie. En 1960, lors de l’inondation qui a détruit tous les bas quartiers, le lac était devenu une mer.

L’affolement monte en moi. Dans quel cloaque encore bâtir les industries à venir ? Et pourquoi tous ces risques que l’on fait prendre aux autres pour profiter des salaires à vingt euros par mois, de l’absence d’impôts et de charges, des usines en préfabriqués aléatoires, construites sur des terres à bas prix, parce qu’inondables ?

“Tu viens ici pour deux mois, que peux-tu faire en si peu de temps ?”

Je me tais, me concentre sur le paysage : déclinaison des tons de gris, nuances indécises de la ville qui au loin manque de luminosité. De l’autre côté du regard, les maisons en terre battue côtoient les villas. Je reconnais au bas de la colline d’Ambohibao, le sanctuaire de Ranoro. Les fidèles de ce culte y vont encore, discrètement, implorer la vierge malgache, issue des entrailles de cette terre-ci. “Tu respecteras les tabous de tes ancêtres”, leur dit-elle souvent, par prêtre interposé. Du moins, cela se passait ainsi, il y a vingt ans, quand les villas en béton n’avaient pas encore envahi les lieux. Maintenant, comment les fidèles peuvent-ils accéder à leur lieu sacré ? Les sanctuaires ancestraux et leurs divinités pourront-ils résister aux routes goudronnées ? A moins d’ouvrir la source de Ranoro aux touristes ?

“Je crois que c’est fait.”

Il a un demi-sourire, me renvoie un affectueux : “Tu ne changeras jamais.”

J’ai du parler à voix haute, ou poser la question. Mais là je ne poursuis pas la conversation, ne risque pas de lui dire, que veux-tu dire par là ? Lui est rentré, a choisi de vivre dans une maison ancienne, où il a Internet.

Rentrer définitivement après vingt ans en France ? Il paraît que c’est infaisable, ou alors en négociant pas à pas.

Ambohimanarina.

La voiture suit les méandres de la route. L’entrée dans Antananarivo semble suivre celles de l’histoire de ce pays : la banlieue avec ses grosses villas et ses bicoques en briques ou en pisé, la route digue qui suit le tracé des rizières, puis l’avenue dans le centre-ville…

Nous passons près d’Ambohimanarina, la ville-satellite de la capitale, la ville des métayers qui gardaient les rizières. Maisons de briques rouges, venelles qui courent entre les bâtisses, sentes qui mènent au point d’eau.

Autrefois, quand j’étais enfant, ce quartier ou cette ville – je ne sais trop le mot exact à utiliser – semblait très loin d’Antananarivo, un autre monde, par lequel on passait pour rejoindre l’aéroport ou aller à Majunga, au bord de la mer, à l’ouest. Il m’avait toujours semblé étrange, avec ses airs de campagne. À bien y réfléchir, je ne le connais pas, n’y ai jamais mis les pieds. Pour moi, élève du lycée français, le cul entre deux mondes, c’était le lieu malgache par excellence, là où les habitants ne pouvaient parler français, où tout était “authentique”. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il barrait l’horizon et que vu de la maison de mes parents, il semblait la frontière d’un pays autre. Il était peut-être, effectivement, un pays autre, les rizières le séparant d’Antananarivo, la ville-mère, empêchant le continuum entre les deux cités, entre les deux cultures, celle occidentalisée du centre-ville et la périphérie malgache.

– Il y a toujours autant d’embouteillages là-haut ?

– C’est pire que tout, la chaussée s’affaisse, on ne passe plus.

Pourquoi irions-nous à Ambohimanarina nous perdre dans le lacis inextricable d’un faubourg-dortoir, destiné à la pauvreté. Antananarivo a grandi ; Ambohimanarina, autrefois sa porte d’entrée, a gardé son infrastructure ancienne. Les rues y sont trop étroites. Pour les agrandir, il faudrait abattre des maisons, mais comment le faire, surtout ici, où les habitants ont, de plus, les pieds profondément enfoncés dans les rizières de leurs ancêtres ? Des romanciers malgaches ont écrit au début du XXe siècle et l’un d’entre eux, le plus connu, Randriamiadanarivo, a parlé d’Ambohimanarina. Il décrivait un village, loin de la ville, séparé d’elle par des rizières. Il parlait des aînés qui, eux, vivaient à Antananarivo et devinrent fonctionnaires, médecins, et lui, le “gardien des terres et des tombes”, a plongé dans les corvées… Cadet de famille ou cadet de caste ?

Les rizières de la plaine du Betsimitatatra… Des milliers d’hectares de rizières, que les habitants d’Ambohimanarina géraient. Il y a à peine une vingtaine d’années, ils étaient propriétaires ou métayers, vivaient de la terre ou de ses produits, étaient détenteurs de toute une histoire oubliée et ont adapté la ville, ou plutôt, ont créé une ville adaptée à leurs besoins. Ils sont devenus transporteurs, petits commerçants, briquetiers, gargotiers, vendeurs de beignets. Ils n’ont jamais voulu changer leurs échoppes, cachant leurs richesses comme tout merina qui se respecte. Nul besoin de cour ou de mur ici, les maisons sont fermées sur elles-mêmes, et elles sont tellement proches les unes des autres, qu’il est nécessaire de parler bas pour garder son intimité.

Il paraît que pour construire les boulevards périphériques qui mènent directement au centre-ville, des habitats furent rasés en une nuit. Cela n’a soulevé que de vagues rumeurs.

“Rosa, rosa, rosam…”, récitions-nous dans notre lycée austère, destinées que nous étions à gérer de manière efficace, un Madagascar redessiné aux couleurs de la France. Intellectuelles francophones, par quelle gymnastique passer pour avouer que nous ne savions rien d’Ambohimanarina, et à plus forte raison d’Analalava ou autre Ambovombé, qui nous semblaient relever d’un autre pays ?

Hono ho-aho ray tsikizaka amina vero

‘Ray vero amin’apanga,

chantait le poète Dox, lui qui a gardé la langue ancienne et la culture des pères,

“Dites-moi, disait-il, fougères et hautes herbes, nous sommes à la recherche de ce qui ne reviendra plus”.

‘Zahay mitady ny tsy mitranga,

Mitady ny very ka mba hitsero

“Prenez pitié de nous, nous qui sommes à la recherche de ce qui est perdu…”

Je regarde les rizières, ma mémoire me joue un tour. Me revient ce rêve récurrent : je suis devant la tombe de Neny, mon arrière-grand-mère, celle que je n’écoutais jamais quand elle voulait me raconter l’ancien temps, celui où nous étions royaume, celui où la Reine n’avait pas encore été exilée. Je refusais de l’écouter Neny, et là je me retrouve devant la porte close du caveau, à essayer de secouer la pierre tombale, qui reste définitivement close.

Hono ho-aho ray tsikizaka amina vero.

Marinella, handao hijery cinéma.

“Marinella, si nous allions au cinéma ?”, lui répond mon père.

Lui avait deux chansons fétiches : “Marinella” de Tino Rossi et “Izany foko lasanao” de Madame Jeannette, notre Oum Kalsoum. Il dansait de la même manière sur les deux airs. Moi, j’ai été mise au lycée français à quatre ans, j’ai décidé d’apprendre la culture malgache à vingt ans.

Les rengaines mélancoliques me lâcheront-elles un jour ?

Au loin se profilent les ruines du Palais. On dirait des ombres chinoises qui se découpent dans le ciel. Je devine les béances du monument par des zones plus sombres. Cela fait cinq ans qu’il a brûlé, il n’a jamais été reconstruit. On parle d’argent disparu, de scandale, tout est en on-dit, rien n’est prouvé.

La journée est bien avancée, je ne verrai pas les rayons de soleil passer à travers ce qui reste du monument. Tout est pastel aujourd’hui. Et tons nostalgiques. De loin les ruines sont belles ; il faut espérer qu’elles ont été consolidées, en attendant la reconstruction. Nous sommes dans le Tiers-monde, celui des dossiers bâclés, de l’argent détourné, de toutes les concupiscences, du déni du droit…

– Ne sois pas aussi pessimiste, il y a autre chose, d’autres générations…

Il a sûrement raison, il y a déjà eu ce mouvement exemplaire et pacifique d’il y a cinq ans. Mais fut-il si pacifique ? On parla de guerre dans le nord de Madagascar ? Que se passe-t-il dans les soubassements de cette société ?

Tout au long de la route-digue s’alignent les hypermarchés Géantscore, Cora… Succursales de sociétés françaises et réunionnaises. Elles avoisinent les masures en terre battue, les pieds dans l’eau. Société à deux vitesses, à trois vitesses ou plus, exclusions multiformes. Qui vient acheter ici ?…

Antananarivo reste dans son flou au loin.

Il y a vingt ans déjà, dans un embouteillage, à Ambohimanarina, je me suis fait arracher un collier dans la voiture. Je n’ai même pas vu l’ombre de mon voleur.

Il y a vingt ans, juste avant que d’aucuns ne rêvent d’y transposer les révolutions “socialistes” et les mises au pas, on marchait beaucoup dans les silences des ruelles et des rues sans trafic, sans pollution ; on parlait de malgachisation, de révolution nationale, les récessions étaient à venir. C’était avant l’armée, les couvre-feux, les disparitions, la terreur au quotidien, dans cette atmosphère de ville de province sans agressivité et sans hâte, Antananarivo et ses maisons anciennes, son air vieillot, son architecture équilibrée, sa petite bourgeoisie désuète, qui dansait alors sur des airs de valses et d’opérettes. Antananarivo et ses chants chorals, le dimanche à la radio.

Quel fut-il ce chant dont je ne retrouve ni la musique, ni les paroles ?

Nous avions vingt ans. Confusément, nous savions qu’il fallait faire quelque chose, des livres, des films, que la révolution à faire était aussi culturelle, qu’il y avait un autre mode de vie à trouver. Où ai-je écris que nous étions trop jeunes pour notre révolte ? Trop jeunes ou pas armés ? Entre Proust et Camus en semaine et les mollets écorchés par les bozaka à la campagne le dimanche et les vacances, nous nous sommes construit une culture à nous, nous échappant pendant les cultes si longs du dimanche, pour aller voler les pieds de manioc du voisin, pendant que nos parents comptaient leur parentèle, sous l’œil bienveillant du pasteur. Quel contact pouvions-nous avoir avec la réalité de notre pays, enfants surprotégés, mais destinés à gérer un pays complexe ? Personne ne nous avait encore dit que nous étions “acculturés”, puis “métis culturels”, un qualificatif succédant à un autre dans un mélange étonnant de réprobation et d’admiration, tout cela dans une continuité qui cherche toujours sa logique.

Rosa, rosa, rosam…

Je reste songeuse : je suis chez moi, et non plus dans cette idée de “chez moi”, cette bulle de ouate dans laquelle je m’enferme pour pouvoir écrire et qui fait que souvent me hérisse cette question : “Pour qui écrivez-vous ?”

Je suis au pays, dans mon enfance retrouvée, dans l’odeur du pays, la réalité du pays. Et étrangement, l’errante que je suis devenue, l’éternelle voyageuse, sait que ce pays réel ne correspond pas à son pays rêvé ou son pays de cauchemar, celui qu’elle recompose à l’infini entre tendresse et rage. Je sais que, en ce moment même où je regarde Tana, je me vois y entrant – décalée de toute façon, l’étant devenue définitivement – le jour où j’ai pris mes valises pour partir si loin, et que le départ initial m’a installée dans un no man’s land perpétuel, peuplé de pages noircies tout au long des pauses et des haltes, dans tous ces lieux où j’ai vécu deux jours, trois jours, une semaine, un mois, vingt ans.