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Extrait : "... Maintenant qu'elle est ici, cela va encore : je m'approche et je la regarde à chaque instant ; mais demain ? on me la prendra, que ferai-je alors tout seul ? Elle est à présent dans cette chambre, étendue sur ces deux tables ; demain la bière sera prête, une bière blanche... ; blanche... en gros de Naples... Du reste, il ne s'agit pas de cela... Je marche, je marche toujours... je veux comprendre. Voilà déjà six heures que je le veux, et je ne puis parvenir..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 167
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335096811
©Ligaran 2015
… Et maintenant quelques mots sur ce récit.
Je l’ai qualifié de fantastique, mais je le considère comme réel, au plus haut degré. La forme seule est en effet fantastique, et il me semble nécessaire d’expliquer d’abord pourquoi.
Ce n’est point un conte ; ce ne sont point non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence du cadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heures après le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Le mari est dans un trouble extrême, et n’a pu encore rassembler ses pensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucider cet évènement, « de concentrer ses pensées sur un point unique ». De plus, c’est un hypocondriaque incurable, de ceux qui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il à lui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré le semblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent, dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et il accuse sa femme ; il se perd dans des explications accessoires où l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même temps qu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclaircit effectivement pour lui, et il réussit « à concentrer ses pensées sur un point unique ». La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement à la vérité : cette vérité élève son esprit et son cœur. À la fin, le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement. La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à ses yeux.
Voilà le thème. La durée de ce récit intermittent et embrouillé est, on le comprend, de plusieurs heures : il s’adresse tantôt à lui-même, tantôt à quelque auditeur invisible, ou à un juge. C’est ainsi d’ailleurs que les choses se passent réellement. Si un sténographe avait pu entendre cet homme et noter tout ce qu’il aurait dit, le récit serait peut-être plus inégal, moins travaillé que chez moi, mais, à ce qu’il me semble, l’ordre psychologique pourrait rester le même. C’est donc la supposition de notes sténographiques, mises ensuite par moi en ordre, que je considère dans ce conte comme fantastique. Dans une certaine mesure, cette manière de procéder n’est point nouvelle en art : Victor Hugo, par exemple, dans son chef-d’œuvre Le dernier jour d’un condamné, a employé une méthode presque identique ; quoiqu’il n’ait pas introduit un sténographe, il a admis une impossibilité plus grande encore en supposant au condamné à mort le loisir d’écrire les impressions de son dernier jour, et même celles de sa dernière heure, et plus encore celles de sa dernière minute. Mais si Victor Hugo n’avait pas préétabli cette supposition fantaisiste, cette œuvre, qui est la plus réaliste, la plus vraie de toutes celles qu’il a données, n’existerait pas.
TH.D.
RÉCIT FANTASTIQUE
… Maintenant qu’elle est ici, cela va encore : je m’approche et je la regarde à chaque instant ; mais demain ? on me la prendra, que ferai-je alors tout seul ? Elle est à présent dans cette chambre, étendue sur ces deux tables ; demain la bière sera prête, une bière blanche… ; blanche… en gros de Naples… Du reste, il ne s’agit pas de cela… Je marche, je marche toujours… je veux comprendre. Voilà déjà six heures que je le veux, et je ne puis parvenir à concentrer mes pensées sur un seul point. Mais c’est que je marche toujours, je marche, je marche… Voilà comment c’est arrivé, procédons par ordre : Messieurs, je ne suis pas un romancier, vous le voyez, mais qu’est-ce que cela fait ? je vais tout raconter, comme je le comprends. Oh ! oui, je comprends tout, trop bien, et c’est là mon malheur !
Voilà… si vous voulez savoir, c’est-à-dire si je commence par le commencement, elle venait tout simplement engager chez moi des effets pour publier dans le Golos un avis par lequel elle faisait savoir qu’une gouvernante cherchant une place consentirait à s’expatrier, ou à donner des leçons à domicile, etc. C’était tout à fait au commencement, je ne la remarquai pas, elle venait comme les autres, et tout allait pour elle comme pour les autres. Puis je commençai à la distinguer. Elle était mince, blonde, d’une taille au-dessus de la moyenne. Avec moi elle paraissait gênée, comme honteuse ; je pense qu’elle devait être ainsi avec toutes les personnes qu’elle ne connaissait pas ; elle ne s’occupait certainement pas de moi ; elle devait voir en moi non point l’homme, mais l’usurier. Aussitôt l’argent reçu, elle s’en allait. Et toujours silencieuse. Les autres discutent, supplient, marchandent pour recevoir davantage ; elle, non… ce qu’on lui donnait… Il me semble que je m’embrouille… Ah oui ; ce sont ses gages qui éveillèrent mon attention tout d’abord : des boucles d’oreilles en argent doré, un méchant petit médaillon ; tout cela ne valait pas vingt kopecks. Elle le savait bien, mais on voyait à son air combien ces objets lui étaient précieux, et en effet c’était tout l’héritage paternel et maternel, je l’ai su après. Une seule fois je me suis permis de sourire en voyant ce qu’elle apportait. C’est-à-dire… voyez-vous, je ne fais jamais cela, j’ai avec mon public des manières de gentilhomme : peu de paroles, poli, sévère, « sévère, et encore sévère ». Mais une fois elle avait osé apporter le reste (c’est littéralement comme je vous le dis), le reste d’une camisole en peau de lièvre. – Je ne pus me contenir et je me laissai aller à lâcher une plaisanterie… Mon petit père, quelle rougeur ! ses yeux sont bleus, grands, pensifs ; quel feu ils jetèrent ! Et pas un mot ; elle prit sa guenille et sortit. C’est alors surtout que je la remarquai et que je me mis à rêver un peu de ce côté… c’est-à-dire précisément, d’une manière particulière… Oui, je me rappelle encore cette impression…, c’est-à-dire, si vous voulez, l’impression principale, la synthèse de tout : elle était terriblement jeune, si jeune, qu’on ne lui aurait pas donné plus de quatorze ans. Cependant elle avait alors seize ans moins trois mois. Au reste, ce n’est pas cela que je voulais dire, ce n’est pas là qu’est la synthèse.
Elle revint le lendemain.
J’ai su depuis qu’elle était allée porter cette camisole chez Dobronravoff et chez Mozer, mais ils n’acceptent que de l’or, ils n’ont pas même voulu lui répondre. Moi, une fois, je lui ai pris un camée qui ne valait presque rien, et, en y réfléchissant ensuite, j’ai été étonné d’avoir fait cela : je ne prends aussi que des objets d’or et d’argent, et, à elle, j’ai pris un camée ! Pourquoi ? Ce fut ma seconde pensée ayant trait à elle, je me le rappelle.
La fois suivante, c’est-à-dire en revenant de chez Mozer, elle m’apporta un porte-cigare d’ambre, un bibelot comme ci comme ça, pour un amateur, mais qui pour moi ne valait rien, car chez nous il n’y a que l’or. Comme elle venait après l’échauffourée de la veille, je la reçus sévèrement.
Ma sévérité consiste à accueillir froidement les gens. Pourtant, en lui remettant deux roubles, je ne me retins pas de lui dire d’un ton irrité : « C’est seulement pour vous ; Mozer ne vous prendra pas ces choses-là. » Et je soulignais surtout les mots pour vous, précisément dans un certain sens. J’étais méchant. En entendant ce pour vous, elle rougit de nouveau, mais elle ne dit rien, elle ne jeta pas l’argent, elle l’emporta. – Ce que c’est que la misère ! Et comme elle rougit ! Je compris que je l’avais blessée. Et quand elle sortit, je me demandai tout à coup : « Ce triomphe sur elle vaut-il bien deux roubles ? » Eh, eh, eh ! je me le rappelle, c’est justement cette question que je me posai : « Cela vaut-il deux roubles ? cela les vaut-il ? » Et tout en riant, je résolus la question dans le sens affirmatif. J’étais vraiment très gai alors. Mais je n’agissais pas à ce moment par suite d’un sentiment mauvais ; je le faisais exprès, avec intention ; je voulais l’éprouver, car quelques nouvelles pensées à son sujet surgirent inopinément dans mon cerveau. Ce fut la troisième fois qu’il me vint à propos d’elle des pensées particulières.
… Eh bien, c’est à partir de cet instant-là que ça a commencé. Je pris aussitôt des renseignements sur sa vie, sur sa situation, et j’attendis impatiemment sa visite.
J’avais le pressentiment qu’elle reviendrait bientôt. En effet, elle reparut, et je lui parlai alors avec politesse et amabilité. J’ai été bien élevé et j’ai des formes… Hum… J’ai compris à cette époque qu’elle était bonne et douce. Les bons et les doux ne résistent pas longtemps, et, quoiqu’ils n’ouvrent pas volontiers leur cœur devant vous, il leur est impossible d’éviter une conversation. Ils sont sobres de réponses, mais ils répondent quand même, et plus vous allez, plus vous obtenez, si vous ne vous fatiguez pas. Mais on comprend que cette fois-là elle ne m’a rien donné à entendre. C’est après que j’ai su l’histoire du Golos et tout le reste. À cette époque, elle s’annonçait de toutes ses forces dans les journaux : d’abord, cela va sans dire, c’était avec faste : « une gouvernante… partirait aussi en province ; envoyer les conditions sous enveloppe » ; puis : « consentirait à tout ; donnerait des leçons, ou serait demoiselle de compagnie ; gérerait un intérieur, soignerait une malade, ferait des travaux de couture, etc., etc. » Enfin tout ce qui est usité en pareil cas. Elle ne demandait pas toutes ces choses à la fois, cela va sans dire, mais chaque nouvel avis accentuait la note, et, à la fin, désespérée, elle ne sollicitait plus que du « travail pour du pain ». Non, elle ne trouva pas de place.
Je me décide alors à l’éprouver une dernière fois : je prends tout à coup le Golos du jour et je lui montre une annonce : « Une jeune personne, orpheline de père et de mère, cherche une place de gouvernante auprès de petits enfants, de préférence chez un veuf âgé. Peut aider dans le ménage. »
– Vous voyez, c’est une annonce de ce matin, et, ce soir, la personne trouvera certainement une place. Voilà comment il faut faire des annonces.
Elle rougit de nouveau, de nouveau ses yeux jetèrent des flammes ; elle tourna le dos et partit.
Cela me plut beaucoup. Du reste, j’étais déjà sûr d’elle et je n’avais rien à craindre : personne ne prendrait ses porte-cigares ; les porte-cigare d’ailleurs lui manquèrent aussi. Elle reparut le troisième jour toute pâle et bouleversée. – Je compris qu’il était arrivé quelque chose chez elle, et en effet. Je vous dirai tout à l’heure ce qui était arrivé ; maintenant, je vais seulement rapporter comment je me suis soudainement montré chic et comment j’ai gagné du prestige. C’est une idée qui me vint à l’improviste… Voici l’affaire.
Elle m’apporta une image de la Vierge (elle se décida à l’apporter)… Ah !… écoutez ! écoutez. Cela commence, car jusqu’à présent je ne faisais que m’embrouiller… C’est que je veux me rappeler tout, chaque menu détail, le moindre trait…
Je veux toujours rassembler mes pensées et je ne puis y parvenir ah ! voilà les petits détails, les petits traits…
L’image de la Vierge… La Vierge avec l’Enfant Jésus ; une image de famille, vieille, la garniture en argent doré – « cela vaut… cela vaut six roubles. » Je vois que l’image lui tient beaucoup au cœur ; cependant elle engage tout, le cadre, la garniture. Je lui dis : Il vaut mieux laisser seulement la garniture ; l’image, vous pouvez la remporter ; ça ira bien sans cela.
– Est-ce que c’est défendu ?
– Non, ce n’est pas défendu, mais peut-être vous-même…
– Eh bien, dégarnissez.
– Savez-vous, je ne la dégarnirai pas, je la mettrai par là avec les miennes, – dis-je après réflexion, – sous cette lampe d’image (j’avais toujours cette lampe allumée, depuis l’installation de mon bureau d’engagements), et puis, prenez tout simplement dix roubles.
– Je n’ai pas besoin de dix roubles ; donnez-m’en cinq ; je dégagerai sûrement.
– Vous ne voulez pas dix roubles ? L’image vaut cela, ajoutai-je en remarquant de nouveau l’étincellement de ses yeux. Elle ne répondit pas. Je lui donnai cinq roubles.
– Il ne faut mépriser personne… J’ai été moi-même dans une situation critique et pire encore, et si vous me voyez à présent une telle occupation… C’est qu’après tout ce que j’ai eu à souffrir…
– Vous vous vengez de la société ! hein ? interrompit-elle tout à coup avec un sourire très ironique, mais naïf aussi (c’était banal, car comme elle ne me portait aucun intérêt particulier, le mot n’avait guère le caractère d’une offense). Ah ! ah ! ai-je pensé, voilà comme elle est, c’est une femme à caractère, une émancipée.
– Voyez-vous, continuai-je, moitié plaisant, moitié sérieux : « Moi, je suis une fraction de cette fraction de l’être qui veut faire le mal et qui fait le bien. »
Elle me regarda aussitôt, avec une attention où subsistait de la curiosité enfantine :
– Attendez ; quelle est cette pensée-là ? Où l’avez-vous prise ? J’ai entendu cela quelque part…
– Ne vous cassez pas la tête. C’est ainsi que Méphistophélès se présente à Faust. Avez-vous lu Faust ?
– Pas… attentivement.
– C’est-à-dire que vous ne l’avez pas lu. Il faut le lire. Je vois encore à vos lèvres un pli ironique. Ne me supposez pas, je vous en prie, assez peu de goût pour vouloir blanchir mon rôle d’usurier, en me donnant pour un Méphistophélès. Un usurier est un usurier. C’est connu.
– Vous êtes étrange… je ne voulais pas dire…
Elle était sur le point de me dire qu’elle ne s’attendait pas à trouver en moi un lettré, elle ne le dit pas, et je compris qu’elle le pensait. Je l’avais vivement intriguée.
– Voyez-vous, remarquai-je, il n’est point de métier où l’on ne puisse faire le bien. Certes, je ne parle pas de moi. Moi, je ne fais, je suppose, que le mal, mais…
– Certainement on peut faire le bien dans tous les états, répliqua-t-elle avec vivacité en cherchant à me pénétrer du regard. Oui, dans tous les états, fit-elle.
Oh ! je me rappelle, je me rappelle tout ! Et, je veux le dire, elle avait cette jeunesse, cette jeunesse charmante qui, lorsqu’elle exprime une idée intelligente, profonde, laisse transparaître sur le visage un éclair de conviction naïve et sincère, et semble dire : Voyez comme je comprends et pénètre en ce moment. Et l’on ne peut pas dire que ce soit de la fatuité, comme la nôtre, c’est le cas qu’elle fait elle-même de l’idée conçue, l’estime qu’elle a pour cette idée, la sincérité de la conviction, et elle pense que vous devez estimer cette idée au même degré. Oh ! la sincérité ! C’est par là qu’on subjugue. Et que c’était exquis chez elle !
Je me souviens, je n’ai rien oublié. Quand elle sortit, j’étais tout décidé. Le même jour j’ai pris mes derniers renseignements et j’ai connu en détail tout le reste de sa vie. Le passé, je le connaissais par Loukéria, domestique de sa famille, que j’avais mise dans mes intérêts peu auparavant. Le fond de sa vie était si lamentable que je ne comprends pas comment, dans une pareille situation, elle avait pu garder la force de rire, la faculté de curiosité qu’elle a montrée en parlant de Méphistophélès. Mais, la jeunesse ! – C’est à cela précisément que je pensais alors avec orgueil et joie, car je voyais de la noblesse d’âme dans ce fait que, bien qu’elle fût sur le bord d’un abîme, la grande pensée de Gœthe n’en étincelait pas moins à ses yeux. La jeunesse, même mal à propos, est toujours généreuse. Ce n’est que d’elle que je parle. Le point important est que déjà je la regardais comme mienne, que je ne doutais pas de ma puissance, et savez-vous que cela donne une volupté surhumaine de ne pas douter ?
Mais où vais-je ? Si je continue, je n’arriverai jamais à coordonner mes réflexions… Vite, vite, mon Dieu ! je m’égare, ce n’est pas cela !
Son histoire que j’ai pu connaître, je la résumerai en quelques mots. Son père et sa mère étaient morts depuis longtemps, trois ans avant qu’elle se mît à vivre chez ses tantes, femmes désordonnées, pour ne pas dire plus. L’une, veuve, chargée d’une nombreuse famille (six enfants plus jeunes les uns que les autres), l’autre, vieille fille, mauvaise. Toutes les deux mauvaises. Son père, employé de l’État, simple commis, n’était que noble personnel ; cela m’allait bien. Moi, j’appartenais à une classe supérieure.
Ex-capitaine en second d’un régiment à bel uniforme, noble héréditaire, indépendant, etc. Quant à ma maison de prêt sur gages, les tantes ne pouvaient la regarder que d’un bon œil. Trois ans de servitude chez ses tantes ! Et cependant elle trouva le moyen de passer des examens. Cela prouve qu’elle avait des aspirations nobles, élevées. Et moi, pourquoi voulais-je me marier ? D’ailleurs, il n’est pas question de moi… ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Elle donnait des leçons aux enfants de la tante, raccommodait le linge, et même, malgré sa poitrine délicate, lavait les planchers. On la battait, on lui reprochait sa nourriture, et, à la fin, les vieilles tentèrent de la vendre. Pouah ! Je passe sur les détails dégoûtants. Elle m’a tout raconté en détail depuis. Tout cela fut épié par un gros épicier du voisinage. Ce n’était pas un simple épicier, il possédait deux magasins. Ce négociant avait déjà fait fondre deux femmes : il en cherchait une troisième. Il crut avoir trouvé. « Douce, habituée à la misère, voilà une mère pour mes enfants », se dit-il.
Effectivement il avait des enfants. Il la rechercha en mariage et fit des ouvertures aux tantes… Et puis il avait cinquante ans. Elle fut terrifiée. C’est sur ces entrefaites qu’elle se mit à venir chez moi, afin de trouver l’argent nécessaire à des insertions dans le Golos. Elle demanda à ses tantes un peu de temps pour réfléchir. On lui en accorda, très peu. Mais on l’obsédait, on lui répétait ce refrain : « Nous n’avons pas de quoi vivre nous-mêmes, ce n’est pas pour garder une bouche de plus à nourrir. » Je connaissais déjà toutes ces circonstances, mais ce n’est que ce matin-là que je me suis décidé. Le soir, l’épicier apporte pour cinquante kopecks de bonbons ; elle est avec lui. Moi, j’appelle Loukéria de sa cuisine, et je lui demande de lui dire tout bas que je l’attends à la porte, que j’ai quelque chose de pressant à lui communiquer. J’étais très content de moi. En général, ce jour-là, j’ai été terriblement content de moi.
À la porte-cochère, devant Loukéria, je lui déclarai, à elle déjà étonnée de mon appel, que j’avais l’honneur et le bonheur… Ensuite, afin de lui expliquer ma manière d’agir, et pour éviter qu’elle s’étonnât de ces pourparlers devant une porte ; « Vous avez affaire à un homme de bonne foi, qui sait où vous en êtes. » Et je ne mentais pas, j’étais de bonne foi. Mais laissons cela. Non seulement ma requête était exprimée en termes convenables, telle que devait l’adresser un homme bien élevé, mais elle était originale aussi, chose essentielle. Eh bien, est-ce donc une faute de le confesser ? Je veux me faire justice et je me la fais ; je dois plaider le pour et le contre, et je le plaide. Je me le suis rappelé avec délices, quoique ce soit bête : je lui avouai alors, sans honte, que j’avais peu de talents et une intelligence ordinaire ; que je n’étais pas trop bon, que j’étais un égoïste bon marché (je me rappelle ce mot, je l’avais préparé en route et j’en étais fort satisfait), et qu’il y avait peut-être en moi beaucoup de côtés désagréables, sous bien des rapports. Tout cela était débité avec une sorte d’orgueil. On sait comment on dit ces choses-là. Certes, je n’aurais pas eu le mauvais goût de commencer, après celle de mes défauts, la nomenclature de mes qualités, par exemple en disant : Si je n’ai pas ceci ou cela, j’ai au moins ceci et cela. Je voyais qu’elle avait bien peur, mais je ne la ménageais pas ; tout au contraire, comme elle tremblait, j’appuyais davantage. Je lui dis carrément qu’elle ne mourrait pas de faim, mais qu’il ne fallait pas compter sur des toilettes, des soirées au théâtre ou au bal, sinon plus tard, peut-être, quand j’aurais atteint mon but. Ce ton sévère m’entraînait moi-même. J’ajoutai, comme incidemment, que si j’avais adopté ce métier de prêteur sur gages, c’était dans certaines circonstances, en vue d’un but particulier. J’avais le droit de parler ainsi : les circonstances et le but existaient réellement.