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Beschreibung

Le grand vieux logis des Fauveclare se mirait dans les eaux calmes du charmant petit lac appelé par tous, dans le pays, les Eaux Vertes. On y arrivait par une difficile route de montagne qui, partant de Favigny, petite cité comtoise, côtoyait des combes sauvages avant de se perdre dans une sévère forêt de mélèzes et de pins. La maison, baptisée elle aussi les Eaux Vertes, était bâtie sur l’emplacement d’une maison forte où vivaient, au seizième siècle, les ancêtres des Fauveclare, avant qu’ils ne descendissent s’installer dans le bourg, alors fortifié, de Favigny.

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Delly

L’accusatrice

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383835370

I

Le grand vieux logis des Fauveclare se mirait dans les eaux calmes du charmant petit lac appelé par tous, dans le pays, les Eaux Vertes. On y arrivait par une difficile route de montagne qui, partant de Favigny, petite cité comtoise, côtoyait des combes sauvages avant de se perdre dans une sévère forêt de mélèzes et de pins.

La maison, baptisée elle aussi les Eaux Vertes, était bâtie sur l’emplacement d’une maison forte où vivaient, au seizième siècle, les ancêtres des Fauveclare, avant qu’ils ne descendissent s’installer dans le bourg, alors fortifié, de Favigny. Divisée en deux corps de bâtiment, complètement indépendants, sans aucune communication entre eux, elle était restée propriété indivise des deux branches de la famille : la branche espagnole, les Fauveclare de Villaferda, et la branche française, restée fidèle au sol natal. Les Fauveclare, de tout temps, allaient y passer les jours chauds de l’été.

Assis à l’ombre d’un bosquet, dans le grand verger qui s’étendait derrière la maison, Anne Fauveclare et ses neveux, Isabelle et Aubert, semblaient plongés dans une profonde méditation. Un nuage de tristesse s’étendait sur leurs jeunes visages. Anne rompit enfin le silence :

– Vous verrez, vous verrez, nous nous habituerons, dit-elle. Et au moins, ici, il n’y aura plus de « louve » pour dévorer le peu qui nous reste... Nous organiserons notre vie de travail et il y aura encore des jours heureux pour nous...

C’est qu’en effet un drame avait bouleversé l’existence des jeunes gens. Quelques années auparavant, ils vivaient en paix lorsque arriva à Favigny dona Encarnacion Fauveclare de Villaferda, son fils don Rainaldo et sa belle-fille dona Enriqueta, une petite Espagnole toute jeune encore. Ils venaient s’installer dans la maison familiale des Belles Colonnes, à Favigny, elle aussi propriété indivise. Dona Encarnacion était suivie d’une jeune parente, Claudia de Winfeld, qui tenait près d’elle le rôle de dame de compagnie.

Cette jeune Allemande était aussi ambitieuse que dona Encarnacion était orgueilleuse. Elle comprit très vite que Melchior Fauveclare, père d’Isabelle et d’Aubert, veuf depuis longtemps et dont le ménage était tenu par sa sœur Anne, était une proie facile. Elle manœuvra si bien qu’elle réussit non seulement à se faire épouser, mais encore à détacher complètement le père de ses enfants et à s’approprier peu à peu toute sa fortune. Lorsque Melchior mourut d’un cancer, cinq ans après son remariage, il apparut que non seulement il était ruiné, mais qu’il avait entamé la dot de Claudia. Celle-ci, devant cette situation qui était son œuvre et dont elle avait tiré profit, renonça à la communauté. Les enfants durent donc supporter tous les frais de maladie et d’obsèques de leur père. Sur le montant de l’héritage – maison de Favigny et maison des Eaux Vertes – Claudia exerça ses reprises légales. Il ne resta finalement à Isabelle et à Aubert que leur part dans le mobilier des deux maisons. Ils n’avaient même plus un toit pour s’abriter ! Avec une apparente grandeur d’âme, Mme Fauveclare leur proposa de leur laisser les Eaux Vertes en échange de leur part du mobilier contenu dans la maison des Belles Colonnes.

Le notaire de la succession, Me Chignelle, qui semblait avoir partie liée avec Claudia, la « louve dévorante » comme l’appelait Donatienne, la vieille servante des Fauveclare, leur annonça leur ruine.

La mort dans l’âme, ils durent accepter cette transaction qui leur permettait tout au moins d’avoir un refuge où ils pourraient, accompagnés d’Anne, tenter de faire face au destin contraire.

À cette ruine s’ajoutait la douleur de n’avoir su qu’au dernier moment la cruelle maladie de leur père. Claudia la leur avait cachée pour mieux s’emparer des biens de son mari et, sans une lettre de don Rainaldo, ils n’auraient été avertis que de son décès.

Seule Isabelle, accompagnée de Marceline, la fille d’un garde forestier, avait pu se rendre à Paris, et encore n’était-elle arrivée que pour recueillir le dernier soupir de Melchior de Fauveclare.

Tandis que Claudia Fauveclare s’installait dans la maison des Belles Colonnes, les enfants montaient aux Eaux Vertes.

Dans ce logis de montagne, Mlles Fauveclare et Aubert avaient donc organisé leur existence de travail et de privations. Du travail, il en fallait bien peu pour Aubert, dont la santé toujours précaire – il était quelque peu contrefait – se ressentait fortement des épreuves subies. Mais Anne, Isabelle et aussi Donatienne, qui avait voulu rester sans gages à leur service, cultivaient le jardin pour lui faire produire les légumes nécessaires aux repas.

En attendant, il fallait en acheter. Avec du lait, c’était là presque uniquement leur nourriture. Mais on devrait faire dans quelque temps des provisions pour le long hiver de la montagne. Anne et Isabelle n’envisageaient pas sans appréhension la claustration dans la maison bloquée par les neiges. Elles craignaient surtout que le rude froid de ces hauteurs et cette existence confinée fussent difficilement supportés par Aubert.

Mais le jeune homme semblait plutôt satisfait de cette perspective. La sauvagerie de son âme malade s’accommodait volontiers de la solitude, dans laquelle il savait se distraire en dessinant, car il était très doué.

Isabelle, courageusement, s’efforçait d’écarter regrets et inquiétudes. Elle travaillait du matin au soir, ayant outre sa besogne jardinière, entrepris de terminer quelques fort belles broderies trouvées dans une vieille caisse du grenier, à Favigny. Cela devrait pouvoir se vendre un assez bon prix. Mais le plus difficile serait de trouver à qui s’adresser pour leur placement.

Presque chaque jour, ils recevaient la visite d’une Espagnole, Inès, la vieille nourrice de dona Enriqueta, la femme de don Rainaldo.

Comment se trouve-t-elle en ce lieu perdu, au cœur de la forêt comtoise qui, se reflétant dans le lac, lui avait donné ce nom d’Eaux Vertes ? Sa présence, à elle aussi, était due à un drame, drame plus affreux encore que celui qui avait ruiné Isabelle et Aubert. Souvent, on pouvait l’apercevoir agenouillée au bord du lac, près d’une croix de marbre, sur le socle de laquelle était gravée cette épitaphe :

À la mémoire de dona Enriqueta,

marquise de Montferno,

comtesse de Villaferda,

disparue ici dans sa quinzième année.

Que Dieu ait son âme !

Un jour, sur la berge du lac, à l’endroit où Enriqueta aimait s’asseoir, on avait trouvé son livre ouvert, son écharpe accrochée à une pierre et, flottant sur l’eau, son chapeau... Malgré toutes les recherches, tous les sondages, on ne put retrouver son corps. Un profond mystère entourait cette disparition et Inès, folle de désespoir, avait dit à Anne :

– Ce n’est pas vrai qu’elle s’est noyée... on l’a noyée. Je savais bien qu’on me la tuerait, ma nina...

En effet, depuis son mariage, la pauvre petite Enriqueta avait été la plus malheureuse des femmes.

Elle était la fille de dona Clara de Montferno, cousine de don Luis, le défunt mari de dona Encarnacion. Clara, elle aussi, devint veuve très jeune, et la petite Enriqueta hérita de l’immense fortune du comte de Montferno. Dona Encarnacion n’eut plus qu’une ambition : s’emparer de cette fortune. Comment faire ?... Une seule possibilité s’offrait : faire épouser la jeune fille par son fils, don Rainaldo. Grâce à la complicité du tuteur, il en fut ainsi, mais la pauvre Clara, le soir même du mariage, comprit de quelle affreuse machination sa fille était victime et son cœur malade n’y résista pas. Elle mourut dans les bras d’Inès.

Don Rainaldo avait accepté ce mariage par soumission filiale, mais il ne témoignait à sa femme-enfant que froideur et indifférence, la laissant entièrement sous la domination de dona Encarnacion. Celle-ci, estimant qu’Enriqueta avait été mal élevée, avait entrepris son « dressage », voulant en faire une femme souple et docile, digne de son fils. L’implacable volonté de la belle-mère broya celle de la jeune femme jusqu’au jour où, excédée, elle s’enfuit de la maison des Belles Colonnes pour aller se réfugier aux Eaux Vertes, où don Rainaldo se trouvait seul.

Que se passa-t-il entre les deux époux ? Nul ne le sut, car ils en conservèrent jalousement le secret. Mais, après cette fugue, ils vécurent ensemble, heureux, semblait-il, et don Rainaldo battit froid à sa mère.

Peu avant ce moment était arrivée dans le pays la vieille Inès, la nourrice de Clara, puis d’Enriqueta. Elle avait été congédiée par dona Encarnacion le jour même du mariage de Rainaldo et d’Enriqueta.

– Sa mère et vous êtes responsables de sa mauvaise éducation, lui fut-il dit par un serviteur, chargé de la conduire à la frontière française. Aussi, jamais don Rainaldo ne permettra-t-il que vous ayez de rapports avec elle. Il faut donc en prendre votre parti. Et souvenez-vous que mes maîtres sont des gens très puissants dont je vous engage à ne pas braver la défense, si vous ne voulez qu’il vous en coûte cher.

Inès gagna Bordeaux et là, épuisée par tant d’émotions, tomba malade. Heureusement, elle avait quelques économies. Pendant deux mois, elle traîna, sans forces. Et elle songeait avec terreur : « Que devient-elle, ma pauvre petite ? Comment la traitent-ils ? Le chagrin ne l’a-t-il pas déjà tuée ? »

Enfin, elle se trouva mieux... Et, aussitôt, elle rentra en Espagne, gagna, dans les environs de Palamès, le château des Villaferda. À tout prix, elle voulait savoir où se trouvait Enriqueta.

Elle n’eut pas beaucoup de peine à apprendre que, depuis deux mois, le château était inhabité, don Rainaldo et sa mère l’ayant quitté pour leur résidence de Burgos. Quant à la jeune comtesse, on ne put rien lui en dire, car personne ne l’avait jamais vue.

Aussitôt, elle partit pour Burgos. On lui montra le vieux palais de Villaferda ; mais don Rainaldo seul s’y trouvait. Les deux comtesses de Villaferda faisaient une longue retraite dans un couvent de Valladolid, avant de regagner Palamès.

Elle alla errer autour de ce couvent. Un jour, le serviteur qui l’avait éloignée, l’aborda. Cet homme, nommé Estevan Canzalès, lui dit d’un air menaçant :

– Vous pensiez donc qu’on ne vous surveillait pas ? Quittez immédiatement l’Espagne ou bien, dès demain, dona Encarnacion vous fait emprisonner.

La prison !... L’impossibilité pour longtemps, peut-être, de rechercher Enriqueta !... Et comment se défendre contre cette grande dame, elle, pauvre créature sans famille, sans relations ? Elle courba la tête et reprit le chemin de France. Elle alla encore s’installer à Bordeaux, mais ne renonça pas à retrouver dona Enriqueta. Ses économies étant bien entamées, elle se plaça comme gouvernante dans une famille – car elle avait reçu une certaine instruction – et elle attendit trois mois avant de donner le change à Estevan qui devait certainement la surveiller. Au bout de ce temps, elle quitta Bordeaux dans la nuit, pour tâcher de lui faire perdre sa piste, et elle retourna vers Palamès.

Hélas ! elle apprit là que don Rainaldo, avec sa femme et sa mère, venait de partir pour la France ! Lui devait faire un court séjour à Paris ; mais dona Encarnacion, qui détestait cette ville, se rendait directement à Favigny, en Franche-Comté, où le comte avait des propriétés.

Bien vite, elle repartit pour la France. Mais, à mi-chemin du but, elle tomba de nouveau si malade qu’elle dut s’arrêter, pendant des jours... combien de jours, elle ne le savait plus !

Enfin, enfin, elle put repartir ; elle arriva à Favigny où elle apprit que les comtesses de Villaferda s’y trouvaient encore. Mais elle ne savait comment faire connaître sa présence à dona Enriqueta, ni surtout comment la secourir.

Elle eut la chance de rencontrer Isabelle et lui raconta comment elle était partie, dès qu’elle avait pu, à la recherche de sa « petite nina ».

– La pauvre petite, disait-elle, doit souffrir le martyre, près de cette femme orgueilleuse, hypocrite et méchante !

Isabelle, émue et désireuse aussi d’aider Enriqueta, – si cela était possible, – l’emmena chez le vieux garde forestier Géronin, fidèle à la famille des Fauveclare. Celui-ci vivait avec sa fille Marceline dans une maison perdue dans la forêt et c’est avec grand cœur qu’il offrit l’hospitalité à la nourrice.

Elle ne devait d’ailleurs pas rester longtemps chez lui, car l’occasion espérée par Isabelle se présenta bien vite. Quand Enriqueta se fut réfugiée chez son mari, ce dernier demanda à sa cousine de lui procurer une femme de chambre. Elle lui raconta alors l’histoire d’Inès... qui reprit sa place près de celle qu’elle aimait comme si elle était sa propre fille.

Elle y resta jusqu’au jour où disparut, près du lac, la petite comtesse... Après, refusant de quitter le pays, elle se réinstalla chez Géronin. Don Rainaldo pourvoyait à son entretien en payant très largement sa pension.

Elle ne parlait jamais de sa maîtresse, ni d’aucun fait du passé.

– Il semble que la secousse éprouvée à la mort de dona Enriqueta ait laissé un voile sur son cerveau, disait Aubert, qui avait pour la pauvre femme de particulières attentions.

Un après-midi du milieu de juin, Marceline, en remontant de Favigny, s’arrêta aux Eaux Vertes pour remettre à Mlles Fauveclare quelques commissions dont elles l’avaient chargée. Elle trouva Anne et Isabelle travaillant dans le salon, tandis qu’au seuil de la porte vitrée Aubert astiquait les chenets garnis de cuivre.

– Rien de nouveau, en bas ? demanda Isabelle.

– Mais si... M. Rainaldo de Villaferda va venir aux Belles Colonnes.

Aubert eut un brusque mouvement d’impatience. Il n’avait jamais dissimulé l’antipathie profonde qu’il ressentait pour son cousin d’Espagne. Antipathie marquée, mais non expliquée. Il se refusait à le rencontrer, mais sans donner de motifs. Il est vrai que don Rainaldo, lui aussi, ne semblait pas très désireux d’avoir des relations suivies avec Aubert.

Par contre, le visage d’Isabelle se colora de rose et deux yeux ardemment attentifs se levèrent sur Marceline, qui continuait paisiblement :

– Il paraît qu’une partie de sa domesticité est déjà arrivée, puis aussi des voitures, des chevaux. Son majordome est là, qui organise tout.

– Et dona Encarnacion ?

– Il n’est pas question d’elle.

– Décidément, il doit y avoir de la brouille entre eux !

– Peut-être pas. Mais, maintenant, don Rainaldo a probablement fait son existence à part, en échappant à la tutelle morale que sa mère exerçait encore sur lui, il y a six ans.

– Oui, c’est possible... Et rien d’autre, Marceline ?

– Rien, mademoiselle. Mme Fauveclare, maintenant complètement installée aux Belles Colonnes, reçoit beaucoup de visites, fait de grandes dévotions. Elle a comme seule domestique sa femme de chambre bavaroise, une grosse blonde à mine hypocrite, que vous avez surprise, pendant notre séjour à Paris, écoutant à notre porte.

– Et qui faisait tout pareil chez nous, ajouta Donatienne en paraissant au seuil du salon. Ça, c’est digne de l’autre !... Du reste, elles avaient l’air de s’entendre comme les deux doigts de la main. Pour moi, c’était tout sucre, toute gentillesse. Mais rien à faire avec la vieille Donatienne !

– Claudia semble aussi être très bien avec les gardiens du logis de dona Encarnacion, Estevan Canzalès et sa femme Paca. Ces gens ne m’inspirent pas grande confiance...

En effet, dona Encarnacion avait laissé à Favigny son serviteur de confiance Estevan et sa femme.

Isabelle avait repris sa broderie. La teinte rosée disparaissait de son visage, qui se tendait un peu. Aubert continuait d’astiquer avec grande nervosité. Quand Marceline et Donatienne furent sorties, il se tourna à demi pour jeter ces mots, d’une voix irritée :

– J’espère qu’il ne va pas venir nous ennuyer à côté ?

– Oh ! très probablement non ! Il fera sans doute une visite au monument funéraire de sa femme, une autre à nous... Et je ne suppose pas qu’il s’attarde longtemps aux Belles Colonnes.

– Pourquoi y vient-il ? dit la voix, sourdement impatiente.

– Il veut probablement donner un coup d’œil à ses propriétés... Enfin, mon cher ami, en toute équité, tu dois reconnaître que soit à Favigny, soit ici, ce voisin ne nous a jamais beaucoup gênés !

– C’est vrai, grommela Aubert.

Et il se mit à frotter furieusement les chenets.

Isabelle restait silencieuse, absorbée en apparence par sa broderie. Mais une sourde allégresse tressaillait en son âme, étrangement mêlée à cette indéfinissable angoisse plus d’une fois éprouvée depuis son séjour à Paris, quand elle pensait à don Rainaldo.

Elle se revoyait dans l’appartement paternel qu’elle n’avait quitté que pour suivre les obsèques et ensuite pour reprendre le train avec Marceline. Claudia, pendant ce temps, s’était montrée attentive, aimable, sans paraître remarquer la froideur de sa belle-fille, plus accentuée pourtant que jamais. Isabelle, quand elle ne se trouvait pas près de la couche mortuaire, restait confinée dans sa chambre avec la fidèle Marceline. Elle n’avait paru au salon que pour recevoir la visite de don Rainaldo. Celui-ci – était-ce dû à la présence de Claudia ? – avait gardé pendant cette courte apparition un air glacial. Isabelle n’avait pas vu dans ce regard la lueur adoucie qui parfois le transformait. Par contre, dans celui de Claudia, la jeune fille avait surpris une expression étrange – étrange pour son inexpérience du moins – à un instant où il considérait M. de Villaferda. Elle en restait encore vaguement troublée quand, la porte à peine refermée sur le visiteur, Mme Fauveclare avait dit, avec une sorte de demi-sourire ambigu :

– Il faut penser que ce fier seigneur est quelquefois un peu plus aimable ; sans quoi l’on ne s’expliquerait guère l’empressement des femmes à son égard et l’adoration de sa bien-aimée.

Comme Isabelle tournait vers elle des yeux agrandis par une surprise violente, elle avait ajouté, en accentuant son sourire :

– Mais oui, sa bien-aimée, une des plus jolies femmes de Paris. Don Rainaldo n’est pas, hélas ! l’homme irréprochable qu’aurait voulu faire de lui sa noble et pieuse mère. Il semble devoir suivre, malheureusement, les traces de son père... Mais, chut ! ceci ne regarde pas une petite fille comme vous. Oui, oui, vous avez beau me lancer ce regard furieux, vous n’êtes qu’une petite fille, ma chère, et don Rainaldo, par son attitude, vient de vous le faire bien voir.

– Que voulez-vous que m’importe l’attitude de don Rainaldo ? avait riposté Isabelle avec une colère mal contenue.

Et tournant le dos, elle était retournée à sa chambre. Là, elle avait éludé les questions de Marceline sur les causes de sa visible émotion. Ces causes, d’ailleurs, elle aurait eu peine à les définir. Car, enfin, si M. de Villaferda avait fait la veille quelque effort sur sa nature pour se montrer suffisamment aimable à l’égard d’une jeune cousine provinciale, elle ne pouvait trop lui en vouloir d’être revenu aujourd’hui à sa manière habituelle... Et encore bien plus devait la laisser indifférente ce que racontait Claudia, au sujet de son attachement pour cette jolie Parisienne.

Toujours plongée dans sa rêverie, elle ferma les yeux, évoqua le souvenir du jeune don Rainaldo qu’elle avait connu aux Eaux Vertes, du mari de cette charmante et malheureuse Enriqueta, dramatiquement ensevelie dans l’onde aux reflets d’émeraude.

Jamais – ainsi que le lui reprochait Aubert – jamais il n’était revenu en ces lieux. Il avait voyagé, passant entre-temps d’assez longues périodes à Paris. Sa mère ne quittait pas l’Espagne, où Claudia était allée la voir à plusieurs reprises. Mme Fauveclare parlait peu de dona Encarnacion et jamais ne disait mot des rapports entre la mère et le fils. Pas plus qu’avant son séjour de quelques mois dans Favigny, Mme de Villaferda n’entretenait les moindres rapports épistolaires avec Anne Fauveclare. Il n’avait plus été question qu’elle revînt dans la petite ville comtoise, au grand contentement des jeunes Fauveclare.

Don Rainaldo de Villaferda avait laissé, dans l’esprit d’Isabelle, une impression assez complexe. L’antipathie d’abord éprouvée à son égard s’était évanouie quand il avait pris le parti d’Enriqueta contre dona Encarnacion. Mais la vive imagination d’Isabelle conservait une singulière curiosité au sujet de cette nature qu’elle n’avait pu que fort peu connaître en de si rares occasions de rencontre et qui se trouvait pour elle entourée d’un voile énigmatique. Pour elle et pour d’autres. Car elle se souvenait bien d’avoir entendu dire par Claudia, autrefois, que don Rainaldo avait un caractère concentré, difficilement pénétrable. Dona Enriqueta en avait-elle eu la clef ? Peut-être... En tout cas, tel qu’il était, elle l’avait aimé.

Et lui ?

Eh bien ! Isabelle restait persuadée qu’il avait profondément souffert de sa fin tragique et qu’il l’avait longtemps regrettée. Peut-être même la regrettait-il toujours, puisqu’il ne s’était pas encore remarié ?

Pauvre petite Enriqueta, si jolie dans sa robe de mousseline blanche, sur le divan de damas rouge, avec ses boucles sombres répandues sur les coussins ! Elle avait dit, ce jour-là, qui était la veille de sa mort :

– Je suis heureuse... bien heureuse.

Et l’éclat radieux de ses grands yeux noirs appuyait éloquemment cette parole.

Isabelle lui gardait un souvenir attendri et, souvent, prenait dans un tiroir de sa vieille commode, pour le considérer avec émotion, un petit porte-cartes d’écaille monté en or et marqué aux initiales de jeune fille de dona Enriqueta, que M. de Villaferda lui avait remis en souvenir avant son départ. Elle ne manquait jamais non plus, quand elle se trouvait aux Eaux Vertes, d’aller prier près de la croix au bord du lac et de visiter fréquemment la bonne Inès, dont la raison restait troublée et le cœur inconsolable.

Et elle pensa constamment à Rainaldo, les jours qui suivirent. Elle se disait : « Est-il arrivé ?... Quand montera-t-il ici ? » Aucune nouvelle de Favigny ne venait, en ces jours-là, renseigner les solitaires des Eaux Vertes. Mais, un après-midi, Aubert et Isabelle, en revenant de la maison forestière, virent ouvertes les fenêtres du logis Villaferda.

Aubert eut une sourde exclamation de colère. Isabelle, avec un frémissement d’émotion, murmura :

– Je crois que nous aurons notre voisin.

– Hélas !

Et, sur ce mot, Aubert pressa le pas en jetant un noir coup d’œil sur la demeure de don Rainaldo.

Anne, que ses neveux rencontrèrent sortant de la cuisine, leur apprit l’arrivée de plusieurs domestiques, conduits par le majordome de M. de Villaferda. Ce personnage était venu présenter les hommages de son maître à Mlle Fauveclare et l’informer que don Rainaldo comptait venir s’installer aux Eaux Vertes quelques jours plus tard.

Aubert écouta cette communication sans faire aucun commentaire, puis s’en alla dans la direction de l’escalier pour gagner sa chambre.

– Cela va être dur pour lui ! dit Anne à mi-voix. Il est capable de vouloir aller s’installer chez Géronin, pendant le séjour de don Rainaldo ici. Comme il l’a fait, il y a six ans.

– Peut-être sera-t-il plus raisonnable, maintenant.

– Je ne sais... Il est tellement nerveux, impressionnable ! Son état de santé, déjà si mauvais, pourra se ressentir encore de cette contrariété... Mais toi non plus, chérie, tu n’as pas bonne mine, depuis quelque temps... depuis ton séjour à Paris. Tu maigris... Notre nourriture est malheureusement bien frugale, alors que ton frère et toi auriez besoin d’un ordinaire plus reconstituant.

– Petite tante, elle me suffit très bien ! Ne vous faites pas de tourment à mon sujet... Quant à Aubert, c’est différent... Tante Anne, il faudrait que je trouve un moyen de gagner un peu d’argent.

– Comment, ma pauvre petite ? Ici, nous sommes séparés de tout...

– Eh bien ! je me placerai... Je puis enseigner de jeunes enfants...

– Toi, mon Isabelle ? Toi qui ne nous as jamais quittés ?... Mais on te trouverait trop jeune, d’ailleurs...

En elle-même, Anne acheva : « Et beaucoup trop jolie, surtout. »

– Trop jeune ? À vingt ans ? Je ne crois pas, chère tante... Enfin, nous en reparlerons. Mais je ne vois guère le moyen de vivre avec nos maigres ressources, si je ne trouve pas un travail suffisamment rétribué.

Anne retint un soupir d’angoisse. Elle aussi le cherchait, en vain, ce moyen de donner le nécessaire aux enfants de Melchior dépossédés par Claudia.

 

II

 

Un après-midi, don Rainaldo arriva dans une légère voiture qu’il conduisait, ayant derrière lui son domestique nègre. Une calèche, la veille, était montée de Favigny, ainsi que des chevaux de trait et un cheval de selle qu’Isabelle déclarait une merveille.

– Tu t’y connais en chevaux ? disait ironiquement Aubert.

– Il n’y a pas besoin de s’y connaître beaucoup pour voir que cette bête-là est un admirable spécimen de son espèce !

Aubert levait légèrement les épaules et laissait tomber la conversation, comme chaque fois qu’il était question de don Rainaldo.

– Quand il viendra, vous lui direz que je suis sorti, avait-il recommandé à sa tante.

Et, depuis le moment où il l’avait su dans le logis voisin, il était devenu plus sombre encore.

M. de Villaferda se présenta chez ses parentes le lendemain de son arrivée. Comme le temps était chaud, Anne et sa nièce travaillaient dans la cour, devant la porte du salon. Le visage un peu pâli d’Isabelle devint rose à l’apparition du visiteur ; les doigts délicats frémirent légèrement dans la fine main gantée de souple chevreau. Sur l’invitation d’Anne, Rainaldo s’assit près d’elle, en face d’Isabelle. Il dit quelle avait été sa surprise en apprenant, à son arrivée aux Belles Colonnes, que la maison Fauveclare appartenait maintenant à Claudia. Anne lui révéla alors ce qui s’était passé, en évitant d’accuser de spoliation la veuve de Melchior. Isabelle voyait le regard du jeune comte traversé de lueurs d’irritation. Quand Mlle Fauveclare se tut, Rainaldo déclara, de son accent bref et péremptoire :

– Cette femme vous a volées, mes cousines. Il faut lui faire rendre gorge.

– Hélas ! le notaire nous a dit qu’il y avait peu d’espoir d’arriver à un bon résultat !... Et nous sommes dépouillées de tous moyens pécuniaires pour tenter cet essai.

– Je m’en occuperai, moi... du moins si vous me le permettez ?

– Oh ! certainement !... Mais ce sera un ennui pour vous...

– Pas du tout. J’ai à Paris quelqu’un de très apte à faire l’enquête nécessaire. En outre, il ne me sera pas désagréable de confondre ladite Claudia, qui n’a jamais eu ma sympathie.

Deux grands yeux couleur d’aigue-marine. vers lesquels revenait souvent le regard de Rainaldo, étincelèrent à ces mots.

– Oui, j’avais remarqué combien vous étiez froid pour elle, dit vivement Isabelle. Mais dona Encarnacion paraissait la tenir en si grande estime...

À ce nom, le regard de Rainaldo s’assombrit pendant un moment. La voix brève répliqua :

– Ma mère a d’autres idées que moi... Claudia de Winfeld est une créature dangereuse et mauvaise entre toutes. La réduire à l’impuissance de nuire serait une besogne bénie. Je souhaite d’atteindre ce but, pour vous d’abord et pour ma satisfaction personnelle ensuite.