L'agent secret - Joseph Conrad - E-Book

L'agent secret E-Book

Joseph Conrad

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Beschreibung

Sa connaissance des voies surprenantes du monde est la plus étendue de tous les écrivains contemporains. Il a une force d'imagination inégalée et un profond sentiment du drame et de la logique des événements que certains appelleraient destin. (John Buchan) " Son être tout entier était mis à la torture par cette idée incertaine et affolante. Elle la sentait dans ses veines, dans ses os, à la racine de ses cheveux. Elle adoptait en esprit l'attitude biblique du deuil - le visage voilé, les vêtements déchirés ; le son des lamentations et des gémissements emplissait son crâne. Mais elle serrait les dents avec fureur, et ses yeux étaient brûlants de rage, car elle n'était pas une créature soumise. La protection qu'elle avait exercée sur son frère avait été, à l'origine, d'un caractère violent et indigné. Elle avait besoin de l'aimer d'un amour agissant. Elle avait combattu pour lui - contre elle-même, aussi. Sa perte était amère comme une défaite, douloureuse comme une passion bafouée. Ce n'était pas le choc d'une mort ordinaire. De plus, ce n'était pas la mort qui lui avait enlevé Stevie, c'était M. Verloc. Elle l'avait vu.

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Seitenzahl: 423

Veröffentlichungsjahr: 2019

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L'AGENT SECRET

Pages de titreCHAPITRE PREMIERCHAPITRE IICHAPITRE IIICHAPITRE IVCHAPITRE VCHAPITRE VICHAPITRE VIICHAPITRE VIIICHAPITRE IXCHAPITRE XCHAPITRE XICHAPITRE XIICHAPITRE XIIIPage de copyright

Joseph Conrad

L’AGENT SECRET

1907

Traduction de H. D. Davray

Table des matières

CHAPITRE PREMIER ..............................................................3

CHAPITRE II ...........................................................................11

CHAPITRE III......................................................................... 41

CHAPITRE IV .........................................................................62

CHAPITRE V...........................................................................82

CHAPITRE VI .......................................................................104

CHAPITRE VII...................................................................... 132

CHAPITRE VIII .................................................................... 149

CHAPITRE IX ....................................................................... 179

CHAPITRE X ........................................................................ 213

CHAPITRE XI .......................................................................229

CHAPITRE XII......................................................................264

CHAPITRE XIII ....................................................................301

CHAPITRE PREMIER

Quand il s’absentait le matin, M. Verloc laissait la boutique

aux soins de son beau-frère, ce qui n’offrait pas d’inconvénients,

car les affaires, en tous moments assez calmes, étaient relative-

ment nulles jusque vers le soir. M. Verloc s’inquiétait peu,

d’ailleurs, de cette partie ostensible de ses occupations… En

outre, sa femme était là pour surveiller son beau-frère.

L’étroite boutique occupait le peu de largeur de la maison,

une hideuse maison de brique comme il en existait beaucoup

avant que l’on eût commencé à reconstruire les vieux quartiers

de Londres, et cette sorte de boîte carrée avait une façade divi-

sée en petits panneaux vitrés. Pendant le jour, la porte restait

fermée ; le soir elle s’entrouvrait discrètement.

Derrière le vitrage, s’étalaient des photographies de dan-

seuses plus ou moins déshabillées ; des paquets indéfinissables,

emballés comme des spécialités médicales ; des enveloppes en

papier jaune très mince, cachetées et étiquetées 2 shillings et 6

pence en larges chiffres noirs. Accrochées à une corde, comme

pour sécher, pendaient quelques publications comiques fran-

çaises de dates reculées. Il y avait aussi une grande tasse de por-

celaine bleu foncé, une cassette en bois noirâtre, des fioles

d’encre à marquer et des timbres en caoutchouc ; des livres au

titre suggestif ; de vieux numéros de journaux inconnus, mal

imprimés, aux dénominations ronflantes :la Torche, le Gong.

Et les deux becs de gaz, soit par économie, soit pour le gré de la

clientèle, étaient toujours baissés.

Cette clientèle se composait tantôt de tout jeunes gens qui

hésitaient un moment devant la montre avant de se faufiler

brusquement à l’intérieur ; tantôt d’hommes d’un âge plus mûr

et d’aspect plutôt minable. Ceux-ci portaient généralement le

– 3 –

col de leur pardessus relevé jusqu’à la moustache, le feutre ra-

battu sur les yeux ; des traces de boue maculaient le bas de leur

pantalon, vêtement de camelote élimé par un trop long usage et

recouvrant des jambes qui ne paraissaient pas valoir mieux. Les

mains enfoncées dans les poches, ils entraient de biais, l’épaule

la première, comme s’ils avaient espéré, par cette tactique, em-

pêcher la sonnette de se mettre en branle ; mais bien

qu’irrémédiablement fêlée, cette sonnette suspendue à un res-

sort en spirale ne manquait jamais, à la moindre provocation,

de retentir derrière le dos du client avec une impudente mali-

gnité.

À ce signal, du fond de l’arrière-boutique, M. Verloc arri-

vait à pas pesants ; franchissant une crasseuse porte vitrée, si-

tuée derrière le comptoir de bois peint, il se présentait, les yeux

lourds, avec la mine d’un homme qui a passé la journée couché,

tout habillé, sur un lit défait. Tout autre à sa place aurait pris

soin de corriger un peu sa mise et sa physionomie, dans le

commerce de détail, une bonne part du succès dépendant de la

tournure aimable et engageante du vendeur. Mais M. Verloc

connaissait son affaire, et n’entretenait pas la moindre inquié-

tude au sujet de l’impression esthétique qu’il pouvait produire

sur sa clientèle. Avec un aplomb imperturbable et un regard dé-

cidé, qui semblait toujours retenir la menace de quelque machi-

nation inquiétante, il tendait à l’acheteur, par-dessus le comp-

toir, un objet qui, selon toute évidence, était loin de valoir le

prix scandaleux qu’il en recevait ; par exemple, une petite boîte

de carton qui paraissait ne rien contenir, ou l’une de ces minces

enveloppes jaunes soigneusement cachetées ; ou bien un livre à

la couverture sale, étalant un titre plein de promesses. De temps

en temps, il arrivait que l’une des danseuses jaunies trouvait

preneur, tout comme si elle avait été vivante.

Parfois, c’était MmeVerloc qui répondait à l’appel de la

sonnette fêlée. Winnie Verloc était une femme jeune, la poitrine

forte sanglée dans un corsage ajusté, et les hanches larges. Le

regard assuré et calme, comme celui de son mari, elle gardait,

– 4 –

derrière le rempart du comptoir, la plus impénétrable indiffé-

rence. Il arrivait qu’un client de hasard, déconcerté à sa vue,

demandait en balbutiant une bouteille d’encre dont il n’avait nul

besoin, et qu’il jetait subrepticement dans le ruisseau, une fois

dehors, après l’avoir payée trois fois sa valeur.

Les visiteurs nocturnes – ceux aux collets relevés et aux

feutres rabattus – faisaient un petit salut familier à MmeVerloc,

accompagné de quelques brèves paroles de politesse, et, soule-

vant le battant situé à l’extrémité du comptoir, passaient immé-

diatement dans le salon. Car la porte de la boutique était

l’unique entrée de la maison où M. Verloc se livrait à son négoce

interlope, où il exerçait sa vocation de protecteur de la société et

cultivait ses vertus domestiques. M. Verloc pouvait passer es-

sentiellement pour un homme d’intérieur : aucun de ses be-

soins, d’ordre spirituel, moral ou physique, n’étant de nature à

l’attirer beaucoup au-dehors, il goûtait à la maison le bien-être

matériel et la paix de l’âme, en même temps que les attentions

conjugales de MmeVerloc et les égards déférents de sa belle-

mère.

La mère de Winnie, respectable dame, corpulente et pous-

sive, au large visage tanné, apparaissait toujours ornée d’une

perruque noire que surmontait un bonnet blanc. Ses jambes en-

flées la rendaient inactive. Elle se prétendait d’origine française,

ce qui pouvait bien être vrai. Veuve d’un restaurateur qui la lais-

sa fort démunie, elle s’était créé des ressources en sous-louant

sa maison en appartements meublés pour célibataires ; cette

maison, située dans le voisinage d’une longue rue déchue de sa

splendeur première, était comprise administrativement dans

l’aristocratique quartier de Belgravia, répartition topographique

qui présentait un incontestable avantage pour la rédaction des

annonces captieuses destinées à amorcer les chalands. Néan-

moins, les clients de la digne veuve n’étaient pas précisément de

la catégorie la plus distinguée. Quels qu’ils fussent, d’ailleurs,

Winnie aidait sa mère à assurer leur confort. En elle aussi on

pouvait reconnaître des indices de la descendance française

– 5 –

dont se targuait la vieille dame ; par exemple, dans l’art qu’elle

apportait à disposer son abondante chevelure ou à ajuster ses

vêtements. Winnie joignait à ces talents d’autres charmes : sa

jeunesse, son teint clair, ses formes généreuses et son impéné-

trable réserve qui agissait sur les locataires comme une provoca-

tion, et n’allait pas jusqu’à lui interdire des dialogues menés

d’une part avec entrain, et d’autre part (la sienne) avec une se-

reine amabilité.

M. Verloc, en tout cas, ne demeura pas insensible à ces at-

traits. Client intermittent de la logeuse, il arrivait, puis repar-

tait, sans aucun motif apparent. D’ordinaire, il débarquait à

Londres, venant du continent, comme la grippe ; seulement, la

presse ne trompettait pas son arrivée, à lui. Ses visites étaient

dénuées de tout apparat ; il déjeunait dans son lit où il se pré-

lassait jusqu’à midi – et parfois même plus tard encore. S’il

quittait la place Belgravia pour quelque mystérieuse affaire, il

en partait tard et y rentrait de bonne heure – aux environs de

trois ou quatre heures du matin – et, à suivre les détours qu’il

faisait pour revenir, on aurait cru qu’il éprouvait de singulières

difficultés à retrouver le chemin de son logis temporaire. À son

réveil, vers les dix heures, lorsque Winnie lui apportait son dé-

jeuner, il lui adressait ses civilités sur un ton badin, avec la voix

enrouée et épuisée d’un homme qui aurait parlé sans disconti-

nuer pendant plusieurs heures. Ses gros yeux lourds, chargés de

regards amoureux et languissants, s’attachaient à chacun des

gestes de la belle fille, et ses lèvres épaisses distillaient de miel-

leuses flatteries.

La mère de Winnie professait une très haute estime pour

M. Verloc. De l’expérience qu’elle avait pu acquérir« dans les af-

faires », la brave femme s’était fait un idéal des bonnes ma-

nières d’après celles des habitués de comptoir et M. Verloc ap-

prochait de cet idéal, il l’atteignait même.

– 6 –

– Naturellement, mère, nous vous garderons avec nous,

vous et vos meubles, – avait déclaré Winnie quand le mariage

fut décidé.

Car on abandonnait la maison meublée, M. Verloc ayant

opiné d’un ton d’oracle « que pour ses occupations » cela valait

mieux ainsi.

En quoi consistaient ces occupations ? Il ne le révéla ja-

mais ; toutefois, peu de temps avant le mariage, il s’avança

jusqu’à confier à Winnie qu’elles touchaient à la politique ;

même il l’avertit qu’elle aurait à se montrer aimable envers ses

amis. Ce à quoi elle répondit, avec son regard direct et impéné-

trable, que c’était bien naturel. Et la belle-mère ne put jamais

découvrir s’il avait plus tard mieux renseigné sa femme.

Dès que les fiançailles furent officielles, M. Verloc prit la

peine de se lever avant midi. Pour se concilier la sympathie de

l’invalide qui ne quittait guère son siège, dans la salle à manger

du sous-sol, M. Verloc descendait prendre son petit déjeuner en

bas ; il caressait le chat, tisonnait le feu, et il manifestait une

évidente répugnance à quitter le confort un peu fétide du sous-

sol ; néanmoins, il passait toutes ses soirées dehors et ne ren-

trait que très avant dans la nuit, sans jamais offrir à Winnie de

la mener au théâtre, comme un monsieur aussi gentil que lui

aurait dû le faire.

Les nouveaux époux se chargèrent donc de la logeuse et

son mobilier, comme il avait été convenu, et la belle-mère

éprouva quelque déception devant l’aspect sordide de la bou-

tique. Le séjour, dans cette étroite rue, fut d’ailleurs funeste

pour les jambes de la vieille dame, qui prirent d’énormes pro-

portions. Mais, d’autre part, elle se trouvait débarrassée de tout

souci matériel : c’était bien quelque chose. La nature pondérée

de son gendre lui inspirait un sentiment de parfaite sécurité ;

incontestablement, l’avenir de sa fille paraissait assuré, et peut-

être celui de son fils Stevie ne l’était pas moins, par suite de cet

heureux mariage. Il avait toujours été une cause de soucis, ce

– 7 –

cher Stevie ; mais maintenant, elle commençait à espérer que le

« pauvre garçon » serait à l’abri des tracas de ce monde. Et au

fond de son cœur, elle ne fut peut-être pas fâchée de constater,

d’année en année, que les Verloc restaient sans enfant. Comme

cette circonstance semblait laisser M. Verloc parfaitement indif-

férent, et qu’au surplus Winnie dispensait à son frère une affec-

tion quasi maternelle, c’était peut-être ce qui pouvait arriver de

mieux pour ledit Stevie.

Fort difficile à caser, en effet, ce garçon. Faible de santé, on

eût pu lui trouver une assez jolie figure, malgré son aspect ché-

tif, n’eût été sa lèvre inférieure qu’il laissait toujours pendre la-

mentablement. Grâce à notre excellent système d’instruction

obligatoire, il avait tout de même appris à lire et à écrire. Mais

placé dans une maison de commerce où il fut affecté au dépar-

tement des courses, il se montra peu brillant dans cette carrière.

Il oubliait ses messages, facilement détourné du droit chemin

par le spectacle des chats et des chiens errants, qu’il suivait le

long des ruelles étroites jusque dans les impasses les plus nau-

séabondes ; par les comédies de la rue, qu’il contemplait la

bouche ouverte, au grand dommage des intérêts de son patron,

ou par les drames des chevaux tombés, drames poignants qui lui

arrachaient parfois des cris aigus, au grand déplaisir des cu-

rieux, lesquels n’aimaient pas être dérangés par ces accents de

détresse dans l’agréable contemplation d’un spectacle national.

Il arrivait aussi que, lorsqu’un policeman grave et protecteur

voulait le reconduire, Stevie perdait totalement, pour quelque

temps du moins, la mémoire de sa propre adresse ; une ques-

tion un peu brusque le faisait bégayer jusqu’à la suffocation, et

si quelque chose le tourmentait, il se mettait à loucher d’une fa-

çon horrible.

Pourtant – c’était encourageant – il n’eut jamais de crises

nerveuses caractérisées. Aux jours de son enfance, devant les

mouvements d’impatience du brutal restaurateur, il se conten-

tait de se réfugier derrière les jupes courtes de sa sœur. Par

contre, on eût pu le soupçonner de dissimuler un fond de per-

– 8 –

versité maligne. Lorsqu’il eut quatorze ans, un ami de feu son

père, représentant d’une fabrique étrangère de lait concentré,

lui avait attribué un emploi dans ses bureaux ; mais, certain

après-midi de brouillard, en l’absence de son patron, on l’avait

surpris en train d’allumer un feu d’artifice dans l’escalier. Les

majestueuses fusées, les soleils furieux, les pétards assourdis-

sants détonaient en succession rapide, et l’affaire aurait pu de-

venir grave. Une panique s’empara de la maison. Des commis,

l’œil égaré, suffoqués, se bousculaient dans les couloirs pleins

de fumée ; des chapeaux hauts de forme et de vieux messieurs

déboulaient les uns derrière les autres, franchissant plusieurs

marches à chaque saut. Il fut difficile de découvrir quels motifs

avaient poussé Stevie à cet accès d’originalité. Ce n’est que plus

tard que Winnie put lui arracher une vague confession, où elle

crut démêler que deux de ses jeunes collègues, ayant travaillé

son imagination par quelque histoire de torture ou de cruauté, il

avait cru faire acte de justicier en mettant le feu à la maison.

Quant au patron, jugeant Stevie dangereux autant qu’inutile, il

le congédia sur-le-champ.

Après cet exploit altruiste, Stevie fut relégué au sous-sol de

la maison de Belgravia, où il aida à laver la vaisselle ; on le pré-

posa en outre au nettoyage des chaussures de messieurs les lo-

cataires, qui lui donnaient de temps à autre un shilling, et

M. Verloc était au nombre des plus généreux. Mais ces largesses

ne formaient pas un total bien considérable, et les intérêts com-

posés de ce capital ne permettraient jamais au bénéficiaire de

vivre de ses rentes ; si bien que lorsque les fiançailles de Winnie

furent décidées, la mère ne put se retenir de soupirer et de se

demander, en jetant un regard vers le sous-sol, ce que devien-

drait maintenant le pauvre Stevie.

Heureusement, M. Verloc parut disposé à l’héberger,

comme sa future belle-mère, et au même titre que le mobilier de

la famille, – le plus clair de leur fortune. Toute la maisonnée

émigra donc vers la nouvelle demeure. Les meubles furent dis-

tribués pour le mieux dans la maison : la mère et le fils furent

– 9 –

confinés dans les deux pièces de derrière, au premier étage :

entre-temps, Stevie, avec une soumission aveugle et tendre, ai-

dait Winnie aux travaux du ménage. Un fin duvet, comme une

brume d’or, adoucissait à présent la ligne dure de sa mâchoire

inférieure, et M. Verloc se disait parfois qu’on devrait bien son-

ger à placer cet adolescent. Stevie occupait ses loisirs à décrire

des circonférences sur du papier avec un crayon et un compas,

et il y mettait toute son application, les coudes aplatis sur la

table de la cuisine, tandis que, du fond de la boutique, par la

porte restée ouverte, sa sœur le surveillait avec une vigilance

toute maternelle.

– 10 –

CHAPITRE II

Tels étaient la maison, le ménage et le commerce que lais-

sait derrière lui M. Verloc, ce matin-là, sur la pointe de dix

heures et demie. Il sortait rarement de si bon matin et toute sa

personne exhalait comme une fraîcheur de rosée.

Il avait endossé sans le boutonner son pardessus de drap

bleu ; ses chaussures reluisaient, ses joues rasées de frais

avaient un éclat de neuf ; jusqu’à ses yeux qui malgré les lourdes

paupières, grâce aux bienfaisants effets d’une paisible nuit de

repos, lançaient des regards plus vifs.

À travers les grilles de Hyde Park, il regardait complai-

samment le défilé des cavaliers ; des couples passaient, harmo-

nieux, au petit galop de leurs montures ; d’autres s’avançaient

posément, au pas de promenade ; des groupes de trois ou quatre

flânaient ; des cavaliers se détachaient, solitaires, l’air rébarba-

tif ; et des amazones, seules aussi, étaient suivies à distance par

un groom portant une cocarde à son chapeau et une ceinture de

cuir sur sa tunique ajustée. Des attelages fuyaient, rapides, cou-

pés à deux chevaux pour la plupart ; çà et là, une victoria, une

coiffure féminine émergeant d’une fourrure de bête sauvage au-

dessus de la capote repliée.

Et sur cette scène, le soleil si particulier de Londres, – au-

quel on ne pouvait rien reprocher sinon de paraître injecté de

sang, – semblait monter la garde, ponctuel et bienveillant, à

peine au-dessus de Hyde Park Corner. Le sol, sous les pieds de

M. Verloc, avait une teinte vieil or, – dans cette lumière diffuse,

où ni mur, ni arbre, ni homme, ni bête, ne portaient ombre.

M. Verloc cheminait vers l’ouest, à travers une ville sans

ombres, dans une atmosphère poudrée d’or. Des rayons rouges,

cuivrés, dessinaient les toits des maisons, les angles des murs,

– 11 –

les panneaux des voitures, jusqu’aux robes lustrées des chevaux

et au dos vaste du pardessus de M. Verloc, et laissaient partout

comme un terne reflet de rouille.

Mais M. Verloc n’avait pas la moindre conscience de cette

oxydation de sa personne. Il suivait d’un œil approbateur, à tra-

vers les barreaux de la grille, les témoignages du luxe et de

l’opulence de la grande ville. Il fallait protéger tous ces gens-là ;

la protection est le premier besoin des privilégiés. Il fallait les

protéger ; et aussi leurs chevaux, leurs voitures, leurs maisons,

leurs serviteurs ; et il fallait protéger la source de leurs richesses

au cœur de la cité et au cœur du pays ; il fallait protéger tout

l’ordre social favorable à leur hygiénique oisiveté, contre l’inepte

envie de ceux qui peinent à des tâches malsaines.

M. Verloc se serait frotté les mains de plaisir s’il n’avait été,

par tempérament, ennemi de tout effort superflu. L’oisiveté

n’était point chez lui commandée par l’hygiène ; mais elle lui

seyait parfaitement. Il lui vouait une sorte de fanatisme inerte,

ou, si l’on veut, d’inertie fanatique. Né de parents besogneux,

pour une vie laborieuse, il avait choisi l’indolence, poussé par un

instinct aussi profond et aussi impérieux que celui qui guide la

préférence d’un homme dans le choix d’une femme entre mille.

Il était trop paresseux pour faire même un démagogue, un ora-

teur ouvrier, un meneur de grèves. C’eût été là trop de tour-

ment. Il lui fallait une forme plus parfaite de bien-être, ou peut-

être était-il la victime d’un doute philosophique quant à

l’heureux aboutissement de tout effort humain. Une telle espèce

d’indolence requiert et implique une certaine somme

d’intelligence. M. Verloc n’était pas dénué d’intelligence, et à

l’idée d’un ordre social menacé il aurait eu, sans doute, à sa

propre adresse, un clignement d’œil, s’il n’avait pas fallu un ef-

fort pour produire cette marque de scepticisme. Ses gros yeux

proéminents ne se seraient guère adaptés à cet exercice ; ils ap-

partenaient plutôt à cette espèce d’yeux qui se ferment solennel-

lement pour de majestueuses somnolences.

– 12 –

M. Verloc, aussi imposant et peu démonstratif qu’un ani-

mal gras, poursuivait son chemin sans se frotter les mains de sa-

tisfaction, ni sans clins d’œil sceptiques à ses pensées. Foulant

les pavés sous le poids de ses bottes bien cirées, il avait les de-

hors d’un artisan prospère, travaillant pour son compte,

quelque chose entre un encadreur et un serrurier, un petit pa-

tron occupant quelques apprentis. Mais il y avait aussi dans son

air quelque chose d’indéfinissable, qu’un artisan n’aurait pu ac-

quérir dans la pratique même malhonnête de son métier, l’air

qu’ont tous les gens qui vivent des vices, des folies ou des basses

couardises du genre humain ; l’air de nullité morale commun

aux tenanciers de tripots, aux agents de renseignements et de

police privée, aux débitants de boissons, je dirais même aux

marchands de ceintures électriques pour rendre la vigueur aux

affaiblis et aux inventeurs de prétendues spécialités médicales ;

bien que, pour ces derniers, je ne puisse parler avec une entière

certitude, n’ayant pas poussé à fond mes investigations dans ce

sens. Pour autant que je sache, si leur physionomie avait

quelque chose de parfaitement diabolique, je n’en serais aucu-

nement surpris. Ce que je tiens surtout à affirmer, c’est que la

physionomie de M. Verloc n’avait absolument rien de diabo-

lique.

Avant d’arriver à Knightsbridge, M. Verloc tourna à

gauche, abandonnant la grande artère pleine de gens affairés, le

tumulte des omnibus cahotants et des voitures de livraisons,

pour s’engager dans une rue calme que dérangeait seule la fuite

rapide et presque silencieuse des « hansoms ». Sous son cha-

peau, qu’il portait légèrement en arrière, ses cheveux étaient

soigneusement brossés, lissés à souhait, car il se rendait à une

ambassade. Et M. Verloc, ferme comme un roc, – un roc

d’espèce molle, – suivait maintenant une voie qui selon toute

apparence paraissait être une propriété privée. Par sa largeur,

par sa libre étendue, elle avait la majesté de la nature inorga-

nique, de la matière qui ne périt jamais. Le seul représentant de

l’élément mortel était le coupé d’un médecin, rangé le long du

trottoir dans une auguste solitude.

– 13 –

Les marteaux polis des portes étincelaient à perte de vue, et

les vitres bien frottées brillaient d’un éclat opaque et sombre.

Tout était silencieux : une voiture de laitier traversa bruyam-

ment la perspective lointaine, et un garçon boucher, conduisant

avec la noble insouciance d’un automédon aux Jeux Olym-

piques, tourna le coin de la rue, haut perché sur une paire de

roues peintes en rouge.

Un chat surgi d’entre les pierres s’enfuit, l’air pris en faute,

à l’approche de M. Verloc, puis disparut dans un soupirail. Et un

gros policeman, sorti apparemment de quelque réverbère, surgit

à son tour. Figure impassible, il semblait lui aussi faire partie du

décor inorganique, et ne prêta pas la moindre attention au pas-

sant solitaire.

Prenant encore à gauche, M. Verloc s’engagea dans une rue

étroite bordée d’un mur jaune, qui – sans qu’on sût bien pour-

quoi – portait en lettres noires l’inscription : N° 1, Chesham

Square ; or Chesham Square était au moins à soixante mètres de

là. Mais M. Verloc, assez cosmopolite pour ne pas se laisser

prendre aux chinoiseries de la topographie londonienne, passa

tranquillement sans ombre de surprise ou d’indignation.

Grâce à sa persistance, il atteignit enfin le Square qu’il tra-

versa obliquement, afin de parvenir au n° 10. C’était le numéro

d’une importante porte cochère qui s’ouvrait dans une autre

muraille bien entretenue, entre deux ailes d’habitation ; l’une de

ces ailes portait, avec raison d’ailleurs, le n° 9, tandis que l’autre

était numérotée 37 ; mais on avait pris soin d’annoncer qu’elle

appartenait à Porthill Street, – rue bien connue du voisinage, –

au moyen d’une inscription placée au-dessus des fenêtres du

rez-de-chaussée par quelqu’une de ces autorités hautement

compétentes à qui est confié le soin de conserver la trace des

maisons égarées de Londres.

M. Verloc ne s’inquiéta pas de ces incohérences, sa mission

étant de protéger le mécanisme social et non de le perfectionner

ou même de le critiquer.

– 14 –

L’heure était si matinale que le portier de l’ambassade sor-

tit précipitamment de sa loge, en se débattant encore pour enfi-

ler la manche gauche de sa livrée ; il portait un gilet rouge et des

culottes courtes et paraissait légèrement ahuri. M. Verloc, qui

s’attendait à cette attaque de flanc, la repoussa en exhibant sim-

plement une enveloppe au sceau de l’ambassade. Le même ta-

lisman fit s’incliner le valet de pied qui ouvrit la porte du vesti-

bule, et qui s’effaça pour livrer passage.

Un feu clair flambait dans la haute cheminée, devant la-

quelle, lui tournant le dos, un personnage d’âge respectable, en

habit, une chaîne autour du cou, la figure calme et grave, tenait

à deux mains un journal grand ouvert ; il leva les yeux sans

changer d’attitude. Un autre valet, en livrée, à culottes brunes et

frac à basques pointues, bordées d’un mince galon jaune,

s’approcha ; au murmure du nom du visiteur, il pivota sur ses

talons et s’éloigna en silence. M. Verloc le suivit, par un couloir

du rez-de-chaussée, qui filait à gauche du grand escalier garni

de tapis, jusqu’à un petit cabinet, meublé d’une lourde table et

de quelques chaises, où on le laissa seul.

Il resta debout, son chapeau et sa canne d’une main, et de

l’autre caressant ses cheveux, tandis qu’il regardait autour de

lui.

Une porte s’ouvrit sans bruit. M. Verloc, immobilisant son

regard dans cette direction, ne vit tout d’abord qu’un costume

noir, un crâne chauve et des favoris gris retombant de part et

d’autre derrière deux mains ridées. Le nouveau venu tenait de-

vant ses yeux une poignée de paperasses, et il s’avançait vers la

table, à petits pas, sans cesser de tourner et de retourner ses pa-

piers ; le conseiller privé Wurmt, chancelier d’ambassade, était

très myope. Ce fonctionnaire, déposant ses papiers sur la table,

découvrit une face bouffie, d’une laideur mélancolique, enca-

drée de longs et fins poils gris et barrée d’épais sourcils. Il

chaussa d’un lorgnon à monture d’écaille son nez court et uni-

forme, et sembla tout à coup s’apercevoir de la présence de

– 15 –

M. Verloc. Derrière les énormes sourcils, les yeux usés clignotè-

rent d’une manière pathétique ; mais le personnage ne donna

aucun signe de bienvenue. M. Verloc, qui certainement savait se

conduire, ne bougea pas davantage ; il modifia seulement la

ligne générale de ses épaules et de son dos, jusqu’à laisser devi-

ner une subtile incurvation de l’échine sous la vaste surface de

son pardessus, ce qui lui donna le maintien de la plus modeste

déférence.

La voix du fonctionnaire s’éleva douce et basse contre toute

attente :

– J’ai là quelques-uns de vos rapports, – dit-il, en appuyant

fortement le bout de son doigt sur le tas de papiers.

Il se tut, et M. Verloc, qui avait très bien reconnu sa propre

écriture, attendit dans le plus profond silence.

– Nous ne sommes pas très satisfaits de l’attitude de la po-

lice ici, – continua le fonctionnaire, avec toute l’apparence d’une

grande fatigue intellectuelle.

Les épaules de M. Verloc, sans bouger réellement, esquis-

sèrent un léger haussement. Et pour la première fois, ce matin,

depuis qu’il était sorti de chez lui, ses lèvres s’ouvrirent.

– Chaque pays a sa police, – formula-t-il philosophique-

ment.

Mais sur un clignement plus direct du secrétaire à son

adresse, il s’empressa d’ajouter :

– Permettez-moi de remarquer que je n’ai aucun moyen

d’action sur la police, ici.

– Ce que nous désirons, c’est la manifestation d’un fait pré-

cis qui stimulerait sa vigilance. C’est de votre ressort, n’est-ce

pas ?

– 16 –

M. Verloc n’eut d’autre réponse qu’un soupir qui s’exhala

malgré lui, car au même instant il s’appliquait à conserver une

physionomie enjouée.

Le fonctionnaire cligna de plus belle, comme affecté par

l’obscurité de la pièce, et avec l’air de répéter une leçon, il re-

prit :

– L’indulgence coutumière à la magistrature de ce pays et

l’absence totale de mesures répressives, tout cela est un scan-

dale pour l’Europe. Ce que nous voulons, c’est que l’élément ré-

volutionnaire qui fermente en certains milieux soit rendu mani-

feste pour les plus aveugles… Vous ne me direz pas, j’imagine,

que cette fermentation n’existe pas… ?

– Elle existe, elle existe, – attesta M. Verloc, révélant sou-

dain les sonorités d’une belle voix de basse contrastant si fort

avec le ton de ses premières paroles, que son interlocuteur

s’arrêta tout surpris. – Elle existe à un degré dangereux même.

Mes rapports des douze derniers mois l’indiquent assez nette-

ment.

– Vos rapports des douze derniers mois, – reprit le conseil-

ler d’État Wurmt du même ton impassible, – je les ai lus. J’en

suis encore à me demander pourquoi vous les avez rédigés.

Un silence glacial régna pendant quelque temps. M. Verloc

semblait avoir avalé sa langue. Le conseiller regardait fixement

les papiers posés sur la table ; puis, les repoussant légèrement :

– La situation que vous exposez là n’est que la cause pre-

mière de votre utilité. Il nous faut à présent autre chose que des

grimoires : la réalisation d’un fait distinct, significatif ; je dirais

presque d’un fait alarmant.

– Je n’ai pas besoin d’affirmer que tous mes efforts ten-

dront vers ce but, – commença M. Verloc, avec, dans sa voix

rauque, des modulations qui exprimaient un acquiescement.

– 17 –

Mais il eut la sensation déconcertante d’être dévisagé de

l’autre côté de la table par un œil perspicace, quoique myope, et

il s’arrêta court, avec un geste d’absolue soumission. Le conseil-

ler Wurmt semblait être sous l’impression de quelque fâcheuse

découverte.

– Vous êtes bien corpulent, – déclara-t-il enfin.

Cette observation, inspirée par une réelle perspicacité psy-

chologique et jetée d’une voix hésitante, avec la modestie qui

convient au fonctionnaire familier avec la paperasserie, plus

qu’avec les tracas de la vie active, piqua M. Verloc comme un

reproche personnel désobligeant.

Il fit un pas en arrière, et d’une voix lourde de vexation :

– Pardon ? Vous dites ?

Le chancelier que l’on avait chargé de cette entrevue eut

soudain l’air de trouver la tâche au-dessus de ses moyens.

– Je pense, – dit-il, – que vous feriez mieux de voir

M. Vladimir. Oui, décidément, il faut que vous voyiez

M. Vladimir. Veuillez attendre un instant…

À ces mots, il disparut à petits pas, comme il était entré.

M. Verloc se passa la main sur les cheveux. Quelques

gouttes de sueur perlèrent à son front, et il laissa échapper sa

respiration entre ses lèvres pincées, comme un homme qui

souffle sur une cuillerée de soupe trop chaude. Mais quand pa-

rut à la porte le silencieux valet à livrée brune, M. Verloc n’avait

pas bougé d’un pouce ; il était resté figé à sa place comme s’il se

fût senti entouré de pièges.

Il suivit un couloir qu’éclairait un bec de gaz solitaire, gra-

vit un escalier en spirale, et déboucha dans un corridor vitré,

clair et gai, au premier étage. Le valet de pied qui le conduisait

ouvrit une porte et s’effaça.

– 18 –

C’était une large pièce à trois fenêtres. M. Verloc sentit

sous ses pieds une moelleuse carpette. Assis dans un fauteuil

spacieux, devant un énorme bureau d’acajou, un homme jeune,

la figure pleine et rasée, disait en français au conseiller qui se

retirait, les papiers à la main :

– Vous avez parfaitement raison, mon cher ! Il est gras…

l’animal !

M. Vladimir, premier secrétaire, avait une réputation de

causeur agréable, et il était fort recherché dans les milieux

mondains. Son genre d’esprit consistait à découvrir des rap-

ports comiques entre des idées disparates et quand il était lancé

dans cette voie, il s’asseyait sur le bord de son siège, la main

gauche levée comme s’il tenait entre le pouce et l’index la figura-

tion des plaisanteries qu’il débitait, cependant que son visage

tout rond, tout rose et imberbe exprimait une perplexité en-

jouée.

Mais il n’y avait aucune trace d’enjouement ni de perplexité

dans la façon dont il considéra M. Verloc. Renversé au fond de

son fauteuil, les coudes appuyés sur les bras du meuble, une

jambe croisée sur un de ses genoux, il aurait fait penser, avec

ses joues fraîches et potelées, à quelque bébé anormal qui ne

s’en laisserait imposer par personne.

– Vous comprenez le français, je suppose ?

M. Verloc fit une brève affirmation qu’il accompagna d’une

inclinaison en avant de toute la masse de sa personne. Il s’arrêta

au milieu du tapis, la canne et le chapeau d’une main, l’autre

inerte à son côté, murmurant confusément, au fond de son go-

sier, quelque chose à propos de son service militaire fait en

France, dans l’artillerie. Sur quoi M. Vladimir, avec une insou-

ciance dédaigneuse, changea de langue et se mit à s’exprimer

dans l’anglais le plus pur, sans la moindre trace d’accent étran-

ger :

– 19 –

– Ah ! oui, c’est vrai ! Voyons, combien vous a rapporté la

communication du dessin figurant le verrou de culasse perfec-

tionné de leur nouvelle pièce de campagne ?

– Cinq ans de réclusion ! – riposta inopinément M. Verloc,

sans manifester la moindre gêne.

– Vous vous en êtes tiré à bon compte ! Et en tout cas vous

les aviez bien mérités pour vous être laissé pincer ! Qu’est-ce qui

vous a poussé dans ce genre d’entreprises, hein ?

M. Verloc, de sa voix sourde, parla de jeunesse, d’une incli-

nation fatale pour une indigne…

– Ah ! ah ! cherchez la femme, – daigna interrompre

M. Vladimir, moins sec, mais sans affabilité ; il y avait même un

accent de blâme dans sa condescendance. – Depuis quand êtes-

vous au service de l’ambassade ?

– J’y suis arrivé en même temps que feu le baron Stott-

Wartenheim, – répondit M. Verloc, prenant un air de circons-

tance pour déplorer la perte du défunt diplomate.

Ce jeu de physionomie ne fut pas perdu pour le premier se-

crétaire.

– Ah ! avec le baron… Bien ! Et qu’avez-vous à arguer pour

votre défense ?

M. Verloc répliqua, non sans surprise, qu’il ne venait point

pour se défendre. Il avait été convoqué par lettre… et il plongea

une main empressée dans la poche de côté de son pardessus ;

mais devant le regard railleur fixé sur lui, il jugea inutile de pro-

duire le papier.

– Voyons ! – reprit M. Vladimir impitoyable, – à quoi pen-

sez-vous de vous relâcher pareillement ? Vous n’avez certes pas

le physique de l’emploi ! Vous, un membre affamé du proléta-

riat ? Jamais ! Vous, un socialiste à tous crins… un anarchiste ?

Lequel des deux ?

– 20 –

– Anarchiste ! – articula d’une voix faible M. Verloc.

– Pure blague ! – prononça M. Vladimir, sans élever le ton.

– Le père Wurmt lui-même s’en aperçoit. Cela saute aux yeux !

Pour moi, je trouve vos services piteux ! Vous êtes donc entré en

relations avec nous en subtilisant les dessins du canon fran-

çais… et vous vous êtes fait prendre ! C’est cela qui a dû être

agréable pour notre gouvernement ! Vous ne paraissez guère

adroit !

M. Verloc essaya de se disculper :

– Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner tout à l’heure,

une malheureuse inclination…

– Ah ! oui ! la femme fatale !…

M. Vladimir éleva une main blanche et potelée.

– Elle a empoché l’argent, puis elle vous a dénoncé… hein ?

La mine dolente de M. Verloc et un abandon subit de toute

sa personne confessèrent que telle était la triste vérité.

M. Vladimir, un pied en travers de son genou, saisit d’une

main sa cheville laissant voir une fine chaussette en soie bleu

foncé.

– Vous voyez ! maladresse sur maladresse. Seriez-vous

susceptible, par hasard ?

M. Verloc donna à entendre, en un murmure guttural et

voilé, qu’il avait cessé d’être jeune.

– Oh ! la susceptibilité est un défaut que l’âge ne guérit pas,

– opina M. Vladimir avec une familiarité de mauvais augure. –

Mais non ! vous êtes beaucoup trop gros pour être sentimental.

La vérité toute nue, je vais vous la dire : vous êtes un paresseux !

Depuis combien de temps émargez-vous donc à l’ambassade ?

– 21 –

– Depuis onze ans, – répondit M. Verloc, après une hésita-

tion maussade. – J’ai été chargé de plusieurs missions à

Londres du temps où Son Excellence le baron de Stott-

Wartenheim était encore ambassadeur à Paris. Plus tard, sui-

vant les instructions de Son Excellence, je m’établis à Londres.

Je suis anglais.

– Vous êtes anglais ! Vraiment ? Comment cela ?

– Sujet britannique, né en Angleterre. Mais mon père était

français ; c’est pourquoi…

– Inutile de vous expliquer. Je vois que vous auriez pu être

légalement maréchal de France et membre du Parlement an-

glais… auquel cas vous auriez vraiment pu rendre quelques ser-

vices à notre ambassade.

Cette facétie amena comme un vague sourire sur les lèvres

de M. Verloc. M. Vladimir, lui, garda la plus imperturbable gra-

vité.

– Malheureusement, je le répète, vous êtes un paresseux ;

vous ne savez pas profiter des circonstances. Du temps du baron

Stott-Wartenheim, il y avait à l’ambassade un tas d’écervelés ;

ce sont eux qui furent la cause de l’opinion fausse que se firent

les gens de votre sorte sur le caractère du service secret. Il est de

mon devoir de corriger cette erreur en vous exposant ce que le

service secret n’est pas, et il n’est pas une institution philan-

thropique. Si je vous ai convoqué ici, c’est à dessein de vous en

informer.

M. Vladimir observa sur les traits de M. Verloc une feinte

expression d’étonnement ; il eut un sourire sarcastique.

– Je vois que vous me comprenez parfaitement… Vous

avez, je l’admets, assez d’intelligence pour faire votre besogne.

Mais ce que nous voulons maintenant, c’est de l’activité… de

l’activité, vous m’entendez ?…

– 22 –

M. Vladimir souligna ce dernier mot en allongeant, sur le

bord de son bureau, le long index de sa main blanche.

Toute trace d’enrouement disparut de la voix de M. Verloc.

Sa grosse nuque devint cramoisie au-dessus du collet de velours

de son pardessus. Ses lèvres se crispèrent, puis s’ouvrirent

toutes grandes, livrant passage aux accents oratoires de sa basse

profonde et claire.

– Si vous voulez avoir la bonté de jeter les yeux sur mon

rapport, vous y verrez qu’il y a de cela trois mois, à l’occasion du

voyage que fit à Paris le grand-duc Romuald, j’ai fourni un aver-

tissement qui fut télégraphié d’ici à la police française, et…

– Ta, ta, ta, – interrompit M. Vladimir, en fronçant le sour-

cil. – La police française n’eut que faire de votre avertissement.

Ne braillez pas ainsi. Je ne suis pas sourd.

Subitement, très humble, M. Verloc protesta d’un oubli. Sa

voix, également fameuse dans les réunions en plein air et dans

les assemblées que tenaient les travailleurs sous de vastes cou-

poles, avait contribué à établir sa réputation de compagnon

convaincu ; elle inspirait confiance en ses principes. Dans les si-

tuations critiques, c’est toujours à lui que les meneurs don-

naient la parole, ajouta-t-il ; il n’y avait pas de tapage que ses

éclats de voix ne pussent surmonter. Et il se mit en devoir de

démontrer la vérité de cette assertion.

– Permettez-moi !

Le front baissé, sans lever les yeux, il traversa la pièce de

son pas rapide et pesant ; arrivé près de l’une des fenêtres à es-

pagnolette, comme cédant à une impulsion subite, il

l’entrouvrit.

Saisi d’étonnement, M. Vladimir bondit du fond de son

fauteuil, et, regardant par-dessus son épaule, il aperçut au-

dehors, au-delà de la cour de l’ambassade et à bonne distance

de la grande porte, le large dos d’un policeman qui contemplait

– 23 –

paresseusement un bébé qu’on promenait dans une luxueuse

petite voiture par les allées du square.

– Constable ! – prononça M. Verloc, sans plus d’effort que

s’il chuchotait.

Et M. Vladimir éclata de rire en voyant le policeman tour-

noyer comme s’il avait été piqué par un instrument aigu.

M. Verloc referma tranquillement la fenêtre et revint au

milieu de la pièce.

– Avec une voix pareille, – dit-il, reprenant son ton enroué,

– il est tout naturel que j’inspire confiance. De plus, je sais m’en

servir.

M. Vladimir, tout en rajustant sa cravate, l’observait dans

la glace de la cheminée.

– Je ne conteste pas que vous connaissiez par cœur le jar-

gon révolutionnaire.Vox et…Vous n’avez jamais appris le la-

tin ?

– Non, – grogna M. Verloc. – Vous n’allez pas exiger que je

le sache. J’appartiens à l’innombrable classe des ignorants. Qui

est-ce qui sait le latin ? Une malheureuse centaine d’imbéciles

qui ne sont pas fichus de se tirer d’affaire tout seuls.

Pendant une demi-minute, M. Vladimir étudia dans la

glace le profil charnu du ventripotent personnage auquel il

tournait le dos. Cette position lui offrait l’avantage de voir en

même temps sa propre figure, ronde et frais rasée, avec des

lèvres minces et sinueuses, bien faites pour l’émission de ces

spirituelles saillies qui lui avaient valu ses succès mondains.

Son examen fini, il se leva et s’avança d’un pas si délibéré

que les bouts de son nœud de cravate à l’ancienne mode sem-

blèrent se hérisser, menaçants. Le geste fut si impétueux que

M. Verloc, lui lançant un regard oblique, se replia sur lui-même.

– 24 –

– Ah ! ah ! vous vous permettez d’être impudent, – gronda

M. Vladimir, avec une intonation gutturale bizarre, qui n’était ni

anglaise, ni même européenne, et qui surprit même M. Verloc,

pourtant un familier des bouges cosmopolites.

– Vous osez ! Eh bien, je m’en vais vous parler en bon an-

glais. La voix ne suffit pas. Nous n’avons que faire de votre voix.

Ce n’est pas une voix qu’il nous faut. Ce sont des actes ! des

actes ! des actes !

Il décochait ses paroles, avec une sorte de retenue féroce,

en pleine figure de son interlocuteur.

– Inutile d’essayer avec moi vos grands airs d’intimidation

pour moujiks, – se rebiffa M. Verloc, les yeux fixés sur le tapis.

À quoi le premier secrétaire, avec un sourire moqueur au-

dessus des bouts hérissés de sa cravate, reprit en français :

– Vous vous donnez comme agent provocateur. Le propre

d’un agent provocateur est de provoquer. Autant que je puis en

juger par le dossier que j’ai là, vous n’avez rien fait durant trois

années pour gagner votre argent.

– Rien ? – s’écria M. Verloc sans bouger, sans même lever

les yeux, mais d’un ton qui montrait qu’il se sentait atteint. –

J’ai à diverses reprises prévenu ce qui aurait pu…

– Oui !… Je sais… Il court par ici un proverbe qui dit qu’il

vaut mieux prévenir que guérir, – interrompit M. Vladimir, se

carrant de nouveau dans son fauteuil. – D’une manière géné-

rale, c’est stupide ; on n’en finit jamais de prévenir, mais c’est

caractéristique. On n’aime pas le définitif dans ce pays-ci. Ne

soyez pas trop anglais ; et dans le cas présent, ne soyez pas ab-

surde. Le mal existe déjà. Nous ne voulons pas prévenir, nous

voulons guérir.

Il s’arrêta, et se tournant vers son bureau, se mit à feuille-

ter des papiers qui s’y trouvaient ; sa voix prit une autre intona-

– 25 –

tion, celle d’une discussion d’affaires. Sans regarder M. Verloc,

il reprit :

– Vous êtes sans doute au courant de ce qui se passe à la

conférence internationale assemblée à Milan ?

M. Verloc insinua d’un accent piqué qu’il avait l’habitude

de lire les journaux. À une nouvelle question, il répondit qu’il se

flattait de comprendre ce qu’il lisait. À quoi M. Vladimir, adres-

sant un léger sourire aux documents qu’il compulsait, observa :

– Et tant que ce n’est pas du latin, je suppose ?

– Ou du chinois ! – renchérit M. Verloc.

– Hum ! certaines élucubrations de vos amis les révolu-

tionnaires sont écrites en un charabia tout aussi incompréhen-

sible que du chinois !

Et M. Vladimir lui jeta dédaigneusement un texte imprimé

sur du papier grisâtre.

– Qu’est-ce que c’est que tous ces torchons marqués de

l’entête A. P. avec un marteau, une plume et une torche entrela-

cés ? Qu’est-ce que ça veut dire A. P. ?

M. Verloc s’approcha du bureau.

–L’Avenir du Prolétariat.C’est le titre d’une société, – ex-

pliqua-t-il, lourdement planté à côté du fauteuil ; – une société

non anarchiste en principe, mais ouverte à toutes les formes de

l’idée révolutionnaire.

– En faites-vous partie ?

– Je suis l’un des vice-présidents.

Le premier secrétaire leva les yeux vers lui.

– Alors vous devriez avoir honte de vous-même, – déclara-

t-il, incisif. – Votre société n’est donc pas capable d’autre chose

– 26 –

que d’imprimer ces bourdes prophétiques en caractères fatigués

sur du papier malpropre… hein ? Pourquoi ne faites-vous rien ?

Écoutez ! c’est moi qui prends désormais la direction du service,

et je vous dirai nettement qu’il faut que vous méritiez le salaire

que vous touchez. Le bon vieux temps de Stott-Wartenheim

n’est plus. Pas de travail, pas d’argent !

M. Verloc sentit ses jambes se dérober sous lui. Il recula

d’un pas et se moucha bruyamment.

Il était véritablement très alarmé.

Le soleil, couleur de rouille, sortant vainqueur de la lutte

contre la brume de l’atmosphère londonienne, risquait un tiède

rayon dans le cabinet du premier secrétaire. Le silence qui ré-

gnait dans la pièce permit à M. Verloc d’entendre le léger bour-

donnement d’une mouche contre la vitre d’une fenêtre – la

première mouche de l’année, – annonçant mieux qu’un vol

d’hirondelles l’approche du printemps.

L’affairement inutile de cette minuscule énergie agaça ce

gros homme dont on menaçait les habitudes indolentes.

Pendant cet intervalle, M. Vladimir formula dans son esprit

une série de remarques peu avantageuses sur la physionomie et

l’aspect de M. Verloc. Le gaillard lui parut vulgaire, massif et

inintelligent à l’excès ; il ressemblait extraordinairement à un

entrepreneur de plomberie venu pour présenter son mémoire.

De ses excursions occasionnelles dans le domaine de l’humour

américain, le premier secrétaire avait rapporté une opinion très

spéciale sur cette classe d’artisans qui personnifiaient à ses yeux

la mauvaise foi, la paresse et l’incompétence.

C’était donc là l’homme de confiance, le fameux agent se-

cret, si secret qu’on ne le désignait jamais autrement que par le

symbole ∆ dans la correspondance officielle, semi-officielle et

confidentielle du feu baron Stott-Wartenheim ; le célèbre agent

∆ dont les avis avaient le pouvoir de changer le programme et la

– 27 –

date des tournées royales, impériales et grand-ducales, parfois

même de les ajourner tout à fait !

M. Vladimir s’abandonna en dedans de lui-même à un ac-

cès de folle hilarité, aux dépens de sa propre surprise qu’il trou-

vait naïve, mais surtout aux dépens du baron Stott-Wartenheim,

de regrettée mémoire. Feu Son Excellence, que la faveur de son

impérial maître avait maintenu ambassadeur contre le gré de

plusieurs ministres des affaires étrangères, avait joui, de son vi-

vant, d’une réputation de crédulité apeurée. Le baron était han-

té par le fantôme de la révolution sociale. Il s’imaginait être un

diplomate choisi par une dispensation spéciale pour assister à

l’écroulement de la diplomatie, dans un effroyable bouleverse-

ment démocratique, qui, à son estime, ne pouvait que précéder

de fort près la fin du monde. Ses dépêches éplorées et prophé-

tiques avaient été, pendant de longues années, la joie des chan-

celleries étrangères. On raconte que, recevant à son lit de mort

son impérial ami et maître, il s’était écrié : « Malheureuse Eu-

rope, tu périras par la démence morale de tes enfants. » Un tel

homme devait être la victime toute désignée du premier intri-

gant venu ; et M. Vladimir, à cette pensée, sourit vaguement à

M. Verloc.

– Vous devez vénérer la mémoire du baron Stott-

Wartenheim !

La physionomie de M. Verloc revêtit l’expression de la plus

vive contrariété.

– Permettez-moi de vous faire remarquer, – dit-il, – que je

suis ici par ordre péremptoire. Je n’y étais venu que deux fois

depuis onze ans, et jamais certainement à onze heures du ma-

tin. Il n’est guère prudent de me mander de la sorte. Je cours le

risque d’être vu, ce qui ne serait pas amusant pour moi.

M. Vladimir haussa les épaules.

– 28 –

– Cela pourrait être préjudiciable à l’utilité de mes services,

– continua Verloc s’échauffant.

– Ça, c’est votre affaire ! – fit l’autre cyniquement. – Quand

vous ne nous serez plus utile…

M. Vladimir s’interrompit, cherchant une expression suffi-

samment colorée pour peindre exactement sa pensée, et, l’ayant

trouvée presque aussitôt, il reprit, avec une féroce grimace de

ses dents blanches :

– … Nous vous ficherons à la porte !

Cette fois encore, M. Verloc eut besoin de toutes ses forces

pour réagir contre cette sensation d’affaissement qui lui courut

au long des jambes et qui jadis inspira cette trouvaille à certain

pauvre diable : « Je sentis mon cœur descendre jusque dans

mes bottes. » Mais, conscient de cette défaillance, il releva bra-

vement la tête.

M. Vladimir soutint, avec une parfaite sérénité, le regard

interrogateur de M. Verloc.

– Nous voulons administrer un tonique à la conférence de

Milan, – expliqua-t-il allègrement. – Ses délibérations à propos

d’une action internationale, tendant à la suppression des crimes

politiques, sont ineptes. L’Angleterre a besoin, elle aussi, d’un

coup de fouet. Ce pays est absurde avec ses idées sentimentales

sur la liberté individuelle. Il est intolérable de penser que vos

amis n’ont qu’à se réfugier ici pour être à l’abri de…

– Comme cela, je les ai tous sous ma surveillance directe, –

objecta le timbre enroué de M. Verloc.

– Il serait plus sûr de les tenir tous sous clef ! Il faut que

l’Angleterre se rende compte de cette nécessité. Sa bourgeoisie

imbécile se fait elle-même complice de ceux qui ne visent qu’à la

chasser de ses demeures et la faire crever de faim dans le fossé.

Elle détient encore le pouvoir politique ; il lui faut le bon sens de

– 29 –

s’en servir pour sa conservation. Vous êtes aussi de cet avis, je

suppose, que les classes moyennes sont stupides ?

M. Verloc en convint, d’une rauque approbation.

– Elles n’ont pas d’imagination. Une vanité idiote les

aveugle. Ce qu’il leur faudrait maintenant, c’est une bonne pe-

tite frayeur. C’est le vrai moment de mettre vos amis à l’œuvre.

Et je vous ai mandé pour vous exposer mon idée à ce propos.

M. Vladimir, en effet, exposa son plan avec une condescen-

dance dédaigneuse, tout en faisant preuve d’une telle ignorance

des visées, de l’esprit et des moyens du parti révolutionnaire,

que son interlocuteur qui l’écoutait en silence en restait atterré.

Plus qu’il n’était permis, il confondait les causes et les effets, les

plus distingués propagandistes avec les impulsifs jeteurs de

bombes ; il présumait une organisation, là où, par la nature

même des choses, il n’en pouvait pas exister ; tantôt, il parlait

du parti socialiste révolutionnaire comme d’une armée parfai-

tement disciplinée où les chefs donnent des ordres suprêmes, et

tantôt comme de la plus indocile troupe de brigands qui ait ja-

mais campé dans une gorge de montagnes.

M. Verloc essaya bien de protester, mais à peine ouvrait-il

la bouche qu’une main blanche aux contours délicats s’élevait

pour lui imposer silence. Bientôt même son ahurissement para-

lysa en lui toute tentative de protestation ; et l’effroi qui

l’immobilisait lui prêtait l’apparence de l’attention la plus sou-

tenue.

– Une série d’attentats, – discourait tranquillement

M. Vladimir, – non pas seulementconçus,maisexécutés, ici,

non pas ailleurs, voilà ce qu’il faudrait. Vos amis pourraient

mettre le feu à la moitié du continent que cela n’influencerait

pas l’opinion publique anglaise en faveur d’une législation uni-

verselle pour la répression de la propagande par le fait. Ici, ils

ne veulent pas voir au-delà des murs de leur jardin.

– 30 –

M. Verloc toussa comme s’il allait parler, mais le cœur lui

manqua, et il ne dit rien.

– Il n’est pas indispensable que ces attentats soient san-

guinaires, – continua M. Vladimir, comme s’il allouait cette

concession au préjugé, – mais il faut qu’ils soient suffisamment

démonstratifs ; qu’ils soient dirigés contre les édifices, par

exemple. Quel est le fétiche du moment pour toute la bourgeoi-

sie ?

M. Verloc écarta les bras en levant les épaules.

– Vous êtes trop paresseux pour prendre la peine de réflé-

chir, n’est-ce pas ? – ricana M. Vladimir, pour commenter ce

geste. – Suivez-moi alors ! Le fétiche du jour n’est ni la royauté

ni la religion. Il faut donc laisser en paix le palais et l’église.

Comprenez-vous ?

La stupéfaction et la colère poussèrent M. Verloc à se ris-

quer jusqu’au badinage.

– Parfaitement. Que penseriez-vous des ambassades ?

D’une série d’attentats contre les diverses ambassades, par

exemple ?

– Vous savez être facétieux, à ce que je vois ! – articula le

premier secrétaire d’un ton de glacial dédain. – Mais ce n’est ni

l’heure ni l’endroit ! Il serait infiniment plus sage à vous de me

suivre avec attention, et, comme on exige de vous de produire

des faits et non des racontars à dormir debout, vous feriez beau-

coup mieux de tâcher de tirer profit de ce que je prends la peine

de vous démontrer. Je continue. Le sacro-saint fétiche du jour,

c’est la science ! Pourquoi ne pousseriez-vous pas quelqu’un de

vos amis à marcher contre cette idole à figure de bois ? Ne fait-

elle donc pas partie de ces institutions qui doivent disparaître

avant que puisse se réaliser l’A. P. ?

M. Verloc ne dit mot ; il évitait d’ouvrir la bouche, de peur

qu’un gémissement ne lui échappât.

– 31 –

– Voilà ce que vous devriez essayer ! Un attentat dirigé

contre une tête couronnée ou un président, c’est sensationnel, si

l’on veut, mais plus autant qu’autrefois. C’est entré dans la con-

ception générale de l’existence de tous les chefs d’État. On s’y

attend, comme à une chose infaillible, surtout depuis que tant

de présidents ont été assassinés. Prenons maintenant un atten-

tat contre… mettons une église. La chose, à première vue, paraît

horrible : eh bien, croyez-moi, elle ne fera pas autant d’effet que

pourrait le croire un esprit moyen. Si révolutionnaire ou anar-

chiste qu’en soit l’origine, il se trouvera nombre d’imbéciles

pour y voir une manifestation antireligieuse, ce qui retirerait

beaucoup de la signification particulière que nous voulons prê-

ter à l’action. Un attentat meurtrier contre un restaurant ou un

théâtre ne servirait pas davantage : on y verrait l’exaspération

d’un affamé, un acte de vengeance individuelle. Tout cela est

usé ; les journaux ont des explications rassurantes toutes prêtes

pour ce genre d’exploits. Je veux, de mon point de vue, vous

énoncer la philosophie de la bombe ; à votre point de vue, vous

prétendez avoir servi notre cause depuis onze ans. J’essaie

d’être précis et clair. Les sens de la classe que vous attaquez sont

émoussés ; la propriété lui semble une chose indestructible ; il

ne faut pas compter, de sa part, sur une émotion de longue du-

rée, soit de pitié, soit de frayeur. Pour influencer l’opinion pu-

blique, aujourd’hui, un attentat à la bombe doit avoir une autre

portée, dépasser toute intention de vengeance ou de terro-

risme : il faut qu’il soit purement destructif. Il doit être cela,

rien que cela. Vous autres anarchistes, vous devriez manifester

clairement votre absolue détermination de balayer tous les ou-

vrages de la société. Mais comment faire entrer cette notion in-

concevablement absurde dans la tête des classes moyennes, de

façon que le doute soit impossible ? Voilà la question ! En diri-

geant vos coups contre quelque chose qui soit en dehors des

passions et des conflits ordinaires de l’humanité ; voilà la ré-

ponse ! Dans ce sens, il y a l’art. Une bombe dans la National

Gallery ferait quelque bruit ; mais ce ne serait pas assez sérieux.

L’art n’a jamais été le fétiche de la bourgeoisie. C’est comme si

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vous cassiez quelques vitres sur le derrière d’une maison ; tan-

dis que si vous voulez vraiment secouer le propriétaire, il faut au

moins essayer de lui démolir son toit. Sans doute, on pousserait

quelques cris, mais qui donc ? Les artistes, les critiques d’art,

gens sans importance. Personne ne s’inquiète de ce qu’ils peu-

vent dire. Il y a mieux : le savoir, la science. Tout imbécile, à la

tête d’un quelconque revenu, met sa confiance là-dedans. Il ne

sait pas pourquoi, mais il y croit. Voilà le fétiche intangible !

Tous ces sacrés professeurs sont radicaux dans l’âme. Qu’ils ap-

prennent donc que leur idole, elle aussi, devra disparaître pour

faire place à l’Avenir du Prolétariat. Le hurlement de tous ces

intellectuels crétins fera avancer d’un grand pas les travaux du

congrès de Milan. Ils empliront les journaux de leurs doléances.

Leur indignation ne sera jamais suspectée, aucun intérêt maté-

riel n’étant en jeu, et tous les égoïsmes de la classe visée s’en

alarmeront. Ils sont convaincus que la science est la base mysté-

rieuse de leur prospérité matérielle. Et l’absurde férocité d’une

telle démonstration les touchera plus profondément que la mu-

tilation de toute une rue, ou de tout un théâtre, remplis de leurs

semblables. De cela, ils peuvent toujours dire : « Oh ! ce n’est

que de la haine sociale. » Mais comment juger un acte de vanda-

lisme absurde au point de rester incompréhensible, inexpli-

cable, presque inconcevable ? Un acte de fou ? La folie en réalité

est vraiment terrifiante, attendu que vous ne pouvez en venir à

bout ni par la menace, ni par la persuasion, ni par la corruption.

En outre, je suis un homme civilisé. Je ne songerais jamais à

vous demander d’organiser une simple boucherie, même si j’en

devais attendre les meilleurs résultats. Du reste, aucune bou-

cherie ne me donnerait le résultat que je poursuis. Le meurtre

est partout, c’est presque une institution. La démonstration doit

donc se faire contre le savoir, contre la science. Mais toutes les

sciences ne s’y prêtent pas. Il faut que l’attentat ait la stupidité

d’un blasphème gratuit. Puisque les bombes sont vos moyens

d’expression, le chef-d’œuvre serait d’en lancer une dans les ma-

thématiques pures. Malheureusement, c’est impossible…

J’essaie de faire votre éducation ; je vous expose la haute philo-

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sophie de votre utilité et vous suggère quelques arguments pro-

fitables. L’application pratique de mon enseignement vous con-

cerne presque exclusivement ; néanmoins, dès le moment où j’ai

entrepris de vous entretenir de ces questions, je me suis préoc-

cupé de leur aspect pratique. Si nous portions un coup à

l’astronomie ? Que pensez-vous de cette idée ?

M. Verloc, à côté du fauteuil, gardait une immobilité voi-

sine du coma ; il paraissait tombé dans un état de prostration

qu’interrompaient seulement de légers mouvements convulsifs

comme en ont les chiens domestiques qui rêvent, couchés de-

vant l’âtre. Ce fut en effet dans un pénible grognement de chien

qu’il répéta :

– L’astronomie !

Il n’était pas encore remis de la difficulté qu’il avait éprou-

vée à suivre le débit rapide et le verbe incisif de M. Vladimir ;