L’amour en Russie - Claude Anet - E-Book

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Claude Anet

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Beschreibung

« L’amour, commerce des âmes, est aussi un rapprochement des corps. Les organismes féminins et masculins évoluent dans cette prise de contact suivant la cadence d’un rythme différent — la femme, à l’ordinaire, sur un mode ralenti ; l’homme dans un tempo plus accéléré. Il est pourtant essentiel que ces parties soient concertées. Cela implique une grande sûreté de soi chez l’homme qui, tout tendu qu’il est, doit savoir patienter, altruiser, amener la femme au point où il en est lui-même et ne la prendre enfin qu’à l’instant où elle se donne. Si l’homme, ne songeant qu’à soi, se rue sur une femme qui ne l’attend pas, il la froisse, il la blesse, et pratique sur elle un viol véritable. La femme, exaspérée de n’avoir pas touché le bonheur promis, se venge longuement des déconvenues du lit.
Le Russe qui s’abandonne à ses passions avec tant de joie saura-t-il à la minute décisive rester maître de lui ? Cela est peu probable. Et l’ère s’ouvre des durables malentendus.
Les âmes éthérées repousseront avec horreur cette explication matérialiste. Aussi je m’empresse de leur en fournir une autre qui les satisfera davantage. »

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Claude Anet

L’AMOUR EN RUSSIE

Copyright

First published in 1922

Copyright © 2020 Classica Libris

L’amour en Russie

Si Stendhal avait connu la Russie, il l’aurait adorée. Il n’y aurait vu nulle part la vanité desséchante qu’il abhorrait en occident. Il y aurait trouvé quelque chose qui n’est que de ce pays-là — une certaine façon directe de regarder et de traiter les choses de l’amour, en dehors de toutes conventions mondaines et sociales, une volonté arrêtée de décider chaque cas passionnel en soi, sans s’inquiéter des convenances et des habitudes, et surtout sans se préoccuper de ce qu’en penseront les voisins. Il y a en Russie un mépris complet de l’opinion publique. Et encore, en écrivant cela, je reste l’esclave des formes occidentales. Pour un Russe qui aime, il n’ y a pas d’opinion publique ; donc il ne peut la mépriser. Tout drame d’amour est un drame à deux ou à trois, « entre colonnes ». Le chœur antique, qui n’est jamais absent de la scène dans nos sociétés européennes (Dame Gossip dans les romans de Meredith), ne figure pas dans la tragédie russe.

De là quelque chose de magnifiquement spontané dans la naissance et dans le développement des passions. L’amour en occident évoque l’idée d’un jardin à la française où les eaux coulent dans des canaux tracés avec art, s’étalent dans de beaux bassins sous des ombrages taillés, et gardent dans leur cours quelque chose de noble et de retenu. Partout on sent l’action du commandement suprême : « Tu n’iras pas plus loin. » Le désordre et l’imprévu ne peuvent y trouver leur place. Cette contrainte est impossible en Russie. On n’y souffre les liens ni de la loi, ni des usages, ni, j’ose le dire, de la raison. De là, pour le Russe, l’obligation de créer à chaque jour sa vie, d’agir à tout instant suivant la logique de ses sentiments. Il n’est pas comme le juge anglais qui ne décide que sur précédents ; il n’y a pas d’usage ; chaque cas est nouveau pour lui ; il se sent libre de le traiter suivant ses émotions du moment. Il ne songe ni au passé, ni à l’avenir. Une liberté d’action si grande, un manque si total de tradition amènent, comme on l’imagine, les situations les plus surprenantes, les résultats, à nos yeux, les plus imprévus.

Mais ces situations ont pour nous un prix inestimable, car elles sont toujours le produit d’un jeu libre des sentiments et des passions et ne doivent rien à l’odieux cant, au haïssable « qu’en-dira-t-on? » qui règne sur le monde européen. La solution russe, quelle qu’elle soit, a une valeur parce qu’elle est sortie naturellement d’un pur conflit passionnel et qu’elle nous montre ainsi « notre cœur à nu ».

Dans un conflit analogue, en France ou en Angleterre, mille éléments étrangers interviennent dans le débat. Un mari trompé, s’il y a scandale, est obligé de penser au divorce ou à la séparation ; l’honneur marital ne lui permet pas d’accepter ce que l’on considère, on ne sait trop pourquoi, comme un affront.

Si, seul en face de lui-même, il incline à la solution paresseuse, le monde est là pour le contraindre à l’action. Famille, voisins, amis, relations de cercle ou d’affaires ne lui laissent pas la possibilité de vivre à sa guise. Il sent le poids de l’opinion publique, hélas ! toute-puissante sur un homme sociable et qui ne s’appartient pas.

Cette contrainte est si ancienne dans nos sociétés occidentales qu’elle n’a plus besoin de s’exercer extérieurement tant elle a gagné d’empire à l’intérieur des âmes. On en arrive à se demander si la plupart de nos contemporains sont capables d’un acte spontané, jailli du fond d’eux-mêmes, et si, aujourd’hui, en face d’un fait donné, ils ne réagissent pas automatiquement, en suivant les ordres secrets imprimés en eux par une tradition séculaire de vie menée en société et sous le regard des voisins. L’individu échappe à cet esclavage en Russie.

Ce qu’il fait de sa liberté au delà de la Vistule est une autre affaire ; mais, s’il la sacrifie, ce n’est pas à un faux point d’honneur et à des convenances qui n’ont, à ses yeux, rien à voir dans la matière.

 

 

Les esprits européens se tromperaient grandement s’ils vouaient conclure de cette faiblesse du sentiment social et de cette absence de tradition à un manque de culture et de civilisation. C’est une autre civilisation, raffinée, profonde, subtile plus que la nôtre, avec des complications presque incompréhensibles pour nous, et qui se développe sur un rythme et avec des cadences qui nous sont étrangers ; c’est un bouillonnement de forces désordonnées, presque vierges, incontrôlables ; ce sont les contrastes que l’on trouve sur la terre russe, glacée pendant six mois de l’année, où le printemps donne le vertige, où l’été est accablant comme dans l’Asie centrale.

 

 

Le don juanisme et la Russie. — Don Juan est né en Espagne. Mais il est de France, d’Angleterre et d’Italie. Je l’ai cherché dans mes voyages en Russie. Je ne l’ai trouvé nulle part, ni chez mes contemporains, ni dans les récits des femmes, ni dans les légendes, ni parmi les héros des romanciers. Il ne figure pas dans l’étonnante collection des types russes que Gogol a immortalisés dans les Ames mortes ; il n’est ni chez Dostoïevski, ni chez Tolstoï, ni chez Lermontov, pas plus que chez Gontcharov, Griboïedov ou Tchékhov. Pouchkine a écrit, à l’imitation de Byron, un Don Juan qui n’a pas un trait spécialement russe. Ailleurs, son Eugène Onégien est un assez plat dandy. Don Juan n’est pas de ce pays[1]. Lorsque je fis cette découverte, j’eus un frisson de plaisir à voir s’ouvrir devant moi une belle piste de pensées qui me ferait pénétrer plus avant dans la connaissance de l’âme russe, voire dans celle de Don Juan. Pas de Don Juan dans ce pays où les passions de l’amour sont si fortes ! Et je me suis mis à en chercher les raisons.

Un jeune officier qui court les femmes, les filles et les soupers n’est pas un Don Juan. Il dépense un surplus de force, sans choix au hasard de rencontres où il ne mêle que la partie animale de lui-même.

Don Juan est une volonté qui n’abdique jamais. Il domine, et les événements, et les femmes qu’il presse dans ses bras. Quoi qu’il arrive, il reste maître de soi.

Le souci de la maîtrise de soi est un sentiment étranger à l’âme russe. Elle a, du reste, des détentes si brusques qu’elles défient tout cran d’arrêt. Le Russe ne cherche pas à dominer et à être vainqueur dans l’éternel duel de l’amour. Aime-t-il? il met son orgueil à se laisser tyranniser par sa maîtresse. Il trouve une joie amère à s’abaisser. En lui, l’idée de sacrifice est toujours forte. Il croit se grandir ainsi aux yeux mêmes de l’être auquel il se donne. (Fatale erreur !) A l’avance il est prêt à accepter toutes les humiliations, et la femme ne les lui ménage pas. Que nous sommes loin du don juanisme !

Cet abandon de soi-même a de multiples conséquences. J’en indique une de caractère physiologique, avec la retenue dans les mots qu’un sujet délicat comporte.

L’amour, commerce des âmes, est aussi un rapprochement des corps. Les organismes féminins et masculins évoluent dans cette prise de contact suivant la cadence d’un rythme différent — la femme, à l’ordinaire, sur un mode ralenti ; l’homme dans un tempo plus accéléré. Il est pourtant essentiel que ces parties soient concertées. Cela implique une grande sûreté de soi chez l’homme qui, tout tendu qu’il est, doit savoir patienter, altruiser, amener la femme au point où il en est lui-même et ne la prendre enfin qu’à l’instant où elle se donne. Si l’homme, ne songeant qu’à soi, se rue sur une femme qui ne l’attend pas, il la froisse, il la blesse, et pratique sur elle un viol véritable. La femme, exaspérée de n’avoir pas touché le bonheur promis, se venge longuement des déconvenues du lit.

Le Russe qui s’abandonne à ses passions avec tant de joie saura-t-il à la minute décisive rester maître de lui ? Cela est peu probable. Et l’ère s’ouvre des durables malentendus.

Les âmes éthérées repousseront avec horreur cette explication matérialiste. Aussi je m’empresse de leur en fournir une autre qui les satisfera davantage.

Don Juan ne triomphe pas seulement dans la physique de l’amour. Il veut aussi régner sur les âmes et n’ignore pas les voies par où on y arrive. Est-il une femme si haut placée qu’elle soit, si orgueilleuse qu’on l’imagine, qui ne désire ardemment, sans peut-être même se l’avouer, rencontrer enfin l’être supérieur auquel elle sera heureuse d’obéir ? Le tout de l’amour n’est-il pas pour la femme dans un acte de soumission, voire d’anéantissements, aux pieds d’un maître et le geste de la Madeleine devant le Christ n’est-il pas le geste suprême par lequel la femme atteint au bonheur ?

Mais notre Russe, bien éloigné de se faire laver les pieds par sa maîtresse, n’aspire qu’à se précipiter aux genoux de celle qu’il adore et à les inonder de ses larmes.

Et pourtant il est aimé, lui aussi. Mais de quel étrange amour, où l’orgueil, la fierté d’âme le désir du sacrifice, l’amour-propre qui ne veut pas reconnaître ses erreurs jouent le rôle principal. La femme russe s’attache à des raisons morales ; elle exalte en son amant une qualité qu’elle croit y apercevoir. Elle pense à un moment où il s’est montré supérieur à lui-même. Et la femme russe est si merveilleusement douée, un composé si étrange de défauts et de qualités qui se contredisent — en vérité, on ne sait comment ils peuvent vivre ensemble — que l’on voit dans ce pays des liaisons cimentées de la façon la plus artificielle et pourtant durables. Mais aussi que de ruptures brusques, inattendues, inexplicables !

 

 

Continuons notre promenade. Dans ce pays où la vanité ne joue presque aucun rôle, la femme ne juge pas qu’il lui soit avantageux de paraître inaccessible. Elle se rend avec une facilité surprenante et pour des raisons si simples, ou si compliquées, qu’il faut renvoyer à un autre chapitre (ou volume) d’en rechercher les causes. La lutte qui remplit une partie de notre littérature entre le devoir et la passion n’existe guère chez les Slaves.

La femme commence là-bas par où elle finit chez nous : elle se donne. Nous mettons un point final à l’histoire. Elle ne fait que commencer en Russie. La conquête de la femme s’y fait après ce que les romantiques appellent la chute et « les dernières faveurs » sont pour elle les premières. Alors seulement commence le combat véritable, une lutte plus secrète, plus ardue, plus subtile...

Mais notre Don Juan a ajouté un nom à la liste des mille et trois et, sans se soucier davantage de ce qu’il regarde comme une place qui a capitulé, vole à une autre conquête.

Ainsi ne peut-il goûter en Russie aucune jouissance d’orgueil. Mauvais terrain pour Don Juan. Cherchera-t-il son plaisir dans la conquête morale d’une femme qu’il a déjà eue dans ses bras ? Cela est peu dans le caractère de Don Juan, occidental qui pense qu’une femme, après le don de son corps, ne peut lui offrir rien de plus précieux.

Un peu plus loin encore... Quelle est la plus haute et la plus difficile conquête de Don Juan? Celle d’une femme pieuse. Quel est le rival le plus difficile à vaincre ? Dieu. Aussi faut-il que la discipline religieuse la plus étroite, la plus raisonnable ait formé l’âme de cette femme, qu’elle soit menée au jour le jour dans les chemins du devoir, qu’elle n’ait pas une vue mystique de la Divinité, car par la porte du mysticisme où ne va-t-on pas et dois-je rappeler ici le mot admirable de Madame Krudener à son amant au moment qu’il lui faisait sentir l’aigu du plaisir de la chair : « Ah ! Dieu, je te demande pardon de l’excès de mon bonheur ! », donnant par ce cri, que peut seule se permettre une mystique, un prix presque divin à une joie terrestre? Il faut que cette femme soit dirigée par un prêtre plein de sévérité et de raison, qu’elle soit attachée à la lettre et à l’esprit de la loi divine. Don Juan, alors, comme Jacob, se collette avec Dieu. II n’est pas de lutte plus difficile ; il n’est pas de victoire plus glorieuse.

Mais, cette femme, où la trouver en Russie ? Où chercher la discipline d’esprit, l’amour de la règle, l’éducation rationnelle des âmes ? Le mysticisme est si profond dans ce peuple qu’il s’y allie au matérialisme le plus grossier. S’il s’empare d’une âme religieuse, il y amène l’étonnant déchaînement de sensualité qu’on voit dans tant de sectes russes. Notre Don Juan, que fera-t-il de ces mystiques par qui la chair — dont pourtant elles tirent tant de joies — est considérée comme sans valeur !