L'Amour en visites - Alfred Jarry - E-Book

L'Amour en visites E-Book

Alfred Jarry

0,0

Beschreibung

Extrait : "Que ne passe-t-il par le corridor ? Ce serait plus simple. Trop simple : il grimpera le long du tuyau historié, rigide près de son balcon. Un pied sur la conjecturale solidité de ce grillage et l'autre sur la saillie de cette sculpture, il saura bien rejoindre la chambre, dans les combles. Tout est fort tranquille, excepté qu'en lui tourne une petite roue de moulin, une petite roue absolument folle, tac et tac, et encore."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 110

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Préface

Alfred Jarry ne peut se plaindre d’avoir attendu longtemps la notoriété. Il avait vingt-trois ans, en 1896, quand eut lieu, au Théâtre de l’Œuvre, dirigé par M. Lugné-Poe, cet évènement littéraire que fut la première représentation d’Ubu-Roi. D’emblée, ce fut la gloire. Le père Ubu entra de suite dans la légende, aux applaudissements de l’élite du Tout-Paris des Lettres.

Déjà, en 1888, Ubu-Roi avait été représenté, avec moins de bruit, par les Marionnettes du Théâtre des Phynances. Car Jarry, né le 8 septembre 1873, à Laval, n’avait que quinze années lorsqu’il écrivit sa célèbre farce guignolesque.

M. Jean Saltas nous dit, dans sa Préface à une récente édition d’Ubu-Roi, quelle fut la fin singulière d’Alfred Jarry, qu’on avait transporté à l’hôpital de la Charité, dans le service de Dr Royer :

À la dernière visite que je lui fis, je lui demandai s’il désirait quelque chose ; ses yeux s’animèrent ; il y avait en effet quelque chose qui lui ferait grand plaisir. Je l’assurai qu’il l’aurait immédiatement. Il parla : ce quelque chose était un cure-dents. Je sortis aussitôt pour aller lui en acheter un et lui en rapportai tout un paquet. Il en prit un entre deux doigts de sa main droite. Une joie visible était sur son visage. Il semblait qu’il se sentit soudain rempli d’une grande aise, comme aux jours où il partait pour une de ces parties de pêche, de canotage ou de bicyclette, ses trois sports préférés. J’avais à peine fait quelques pas pour parler à l’infirmière que celle-ci me fit signe de me retourner : il expirait.

C’était le 1ernovembre 1907.

*
**

Ne semble-t-il pas que tout Jarry soit dans cette fin ?

Une naïveté grande, trop grande pour ne pas confiner à la mystification, telle est l’impression qu’il donna ; telle est l’impression que donne la lecture d’Ubu-Roi, du Surmâle, cet étrange roman, ou des Silènes, dont bien peu connaissent le texte intégral, récemment publié sous le manteau. On trouve aussi dans le Surmâle, comme dans Messaline, avec toujours le même goût pour la singularité, un éclatant feu d’artifice d’érudition.

Sans doute a-t-on quelque peu exagéré en parlant du génie de l’auteur d’Ubu-Roi ? M. Jean Saltas, par exemple, – et il n’est pas le seul, – n’hésite pas à l’apparenter à Shakespeare, Aristophane et Rabelais ! C’est beaucoup dire. Mais le propre de l’enthousiasme est de manquer de mesure.

Nous pouvons juger Jarry avec plus de recul, et plus d’équité. Ce n’est pas servir sa mémoire que l’auréoler d’une louange hyperbolique. Si l’on tient compte de l’âge auquel fut écrit Ubu-Roi, on peut grandement s’étonner. Mais cette farce satirique manque de quelque chose pour atteindre au chef-d’œuvre : cette claire simplicité qu’on retrouve dans toutes les grandes productions de l’esprit humain, et aussi ce sens de la mesure qui marque si profondément celles de notre race.

Mais ni Ubu-Roi, ni les autres productions de Jarry ne peuvent nous laisser indifférents, n’est-ce pas beaucoup, à une époque où l’on entre si rapidement dans l’oubli ?

*
**

L’Amour en Visites, le recueil de nouvelles dont le Cabinet du Livre donne une seconde édition, fut publié pour la première fois, en 1898, chez P. Fort, 46, rue du Temple, à Paris.

On y retrouvera la mère Ubu. On y retrouvera, dans deux ou trois nouvelles, cet humour paradoxal et féroce, si particulier à Jarry. Mais on y trouvera également quelque chose d’assez nouveau chez lui, un sens aigu de la psychologie, et des dons d’observateur, que ses autres œuvres ne lui avaient pas permis de développer aussi pleinement. C’est, a dit fort justement Rachilde, un livre absurde, brutal et charmant, des haltes libertines qui ont tout l’attrait des oasis dans le désert.

Certains de ces petits tableaux mériteraient de demeurer. C’est pourquoi il faut se féliciter qu’une seconde édition de l’Amour en Visites – la première étant aujourd’hui introuvable – les mette de nouveau sous les yeux du public.

L.P.

IChez Manette

Que ne passe-t-il par le corridor ? Ce serait plus simple. Trop simple : il grimpera le long du tuyau historié, rigide près de son balcon. Un pied sur la conjecturale solidité de ce grillage et l’autre sur la saillie de cette sculpture, il saura bien rejoindre la chambre, dans les combles. Tout est fort tranquille, excepté qu’en lui tourne une petite roue de moulin, une petite roue absolument folle, tac et tac, et encore tac : de l’eau semble bruire au fond de sa poitrine, du bruit d’écume d’en aval des cascades, ou du vent dans les arbres.

Il n’a pas le vertige pour le vide qui est en dessous, mais pour ce qui l’emplit jusqu’au bord. Même chose lui est arrivée déjà lorsqu’il a obtenu certains prix au collège. Il fredonne et se traite d’idiot. S’il passait par le corridor, il rencontrerait son oncle en flirt avec la demoiselle de compagnie, peut-être sa mère, gagnant la chambre de son père à pas de louve, selon son habitude hypocrite…

« Pourquoi maman ne veut-elle pas avoir l’air de coucher ? »

Il réfléchit, rit, et enjambe.

Chacun tente les visites traditionnelles.

L’Amour, c’est un fauteuil de l’Académie. Il a lu les appréciations de journalistes, pendant le café, pour se donner des contenances, sur le discours d’un dernier reçu. Il est un candidat… candie…, candide…, candidat. Son pied glisse. Un petit gravier se détache. Il montera moins vite qu’il n’aurait cru.

Il embrasse le tuyau comme un populaire mât de cocagne. Au juste, il ne sait pas encore ce qu’il va faire. Il peut tomber, se tuer, s’estropier. Il a vu à des carrefours des poteaux qui sont des calvaires avec des images d’os rompus et emblèmes de mort sculptés au bas. Il a des visions de gamin mourant traîné dans des voitures blanches et rouges. Jusqu’à la vaillance de dépenser beaucoup de force, l’idée fixe de jouer à de vilains jeux avec une bonne le rend brave pour quelques heures.

Et il regrimpe, un peu fier, un peu inquiet, sans l’audace d’un regard en arrière. À quinze ans, on est un homme ; seulement le tuyau est beaucoup plus hérissé de pointes qu’il ne s’imaginait. Il s’écorche les doigts, se coupe les paumes et, tout brusquement, là, dans des parties de lui-même dont il aura besoin tout à l’heure, il sent des contusions.

Ah ! une corniche. Le pied gauche est enfin soutenu, l’autre va suivre. Non, il y a des fers de lance de ce côté, en buisson menaçant. Redescendre ? Jamais, après l’honneur d’avoir entrepris, jusqu’à cette glorieuse initiative contée à la rentrée des classes. Il faut s’orienter… Du côté de ce chéneau, il y a prise avec les mains, au besoin les dents. Dans un miroir, il reconnaîtrait le geste d’un brigand, citoyen d’un vieux livre d’images, et l’ascension des armes serrées par sa bouche.

Un rétablissement : très fort, le poignet, excellent mouvement d’avant-bras sur les paumes et tout le poids du corps comme volant par la reprise des coudes serrés du plus solide élève de son gymnase. Il est sur une autre corniche. Là, c’est du pain.

« Oui, mon vieux, comme dans un fauteuil ! »

Il a toujours ce refrain du fauteuil, et aussi de l’Académie… académies, des idées de petites femmes nues, très mal faites, en tournant des cahiers.

Ouf ! l’épaule se froisse contre le mur. Un nouveau relief des pierres sculptées et des déchiquetures des ferrures lui entrent dans la cuisse. Quelle bêtise, l’ornementation de la façade de cette grille, bien trop neuve. Ses parents, des imbéciles. Tiens ! de la lumière chez Manette. Elle n’attend pas ce visiteur.

Si elle en attendait un autre ? D’un effort violent, il remonte. Il sent qu’il a chaud, de cette chaleur terrible des gens qui vont accomplir quelque mauvaise action. Oh ! le crime éclos dans la couveuse, caresser les filles avec des mains d’assassin. Il se penche et a subitement très froid. Diable ! il est au-dessus des cimes du parc. Le ciel se déploie immense comme la chute d’une mer, tout unie, sur un seul homme. Et après le choc des plombs et des mailles de l’épervier, voici la petite roue du moulin qui se presse, en lui, débarre d’autres torrents d’eau glacée. Pas le moment de faire des blagues.

Et puis la lune, là-bas, le regarde fixement, une lune excessive, ouverte selon la rondeur d’une bouche qui hurle :

« Je suis foutu ! »

Une seconde, une minute (dans les feuilletons, on ajoute des siècles).

L’idée lui vient de demander du secours, mais il est clair qu’il ne parlera pas : qu’il ne parlera même plus jamais, il le sent.

Il s’efforce de songer aux drôleries qui l’attendent. Ça lui paraît désagréable tout plein.

Sortir de cette situation par un autre rétablissement plus souple : du poignet, encore du poignet et redescendre… Il entend tomber des petits plâtras.

Il jure.

Un bruit de fenêtre qui s’ouvre. Bon, il ne manquait plus que cette aventure d’une ou d’un se penchant sur son désastre.

C’est Manette.

Comme elle ne peut pas l’apercevoir au-dessous du plomb de la corniche, il reste un moment aux aguets. Rien. Il retient son souffle. Si elle lui tend n’importe quelle perche, il sera joliment ridicule.

Et puis, on ne demande pas ce genre de service à une femme qui coiffe. Manette coiffe, elle peigne des cheveux, elle ne suspend pas des hommes dans le vide.

Manette est en camisole de nuit, et elle bâille.

Chose guère anormale, il a envie de bâiller aussi. C’est nerveux. Et le vide entre lui et la corniche bâille.

Les jambes se font de plomb, comme la corniche, qui cède tout doucement, se fausse, se gondole et forme un bec de plus en plus aigu.

Il semble au héros, traîneur de boulets, qu’il est un gros poisson de fer s’accrochant à un aimant. Il ne tiendra pas. Il ne peut pas tenir plus que ça, et sa philosophie se dit :

« C’est fort honorable. »

Il va s’en aller, fiche le camp par le plus court, sombrer au milieu du parc en faisant un trou dans l’éclaboussement vert de grands jets de branches, et il sera sans doute un peu mort, malgré que cela le mette de mauvaise humeur.

Manette là-haut ne bouge pas.

Elle regarde la lune.

Elle n’a pas l’air de savoir pourquoi cet astre est jaune.

Une petite brise passe, véhicule d’un parfum de fleurs de marronnier.

Il relève le front, ses dents crissent.

Il faudrait seulement atteindre la gargouille du coin et alors tout le corps se reposerait en long de cette corniche maudite, qui cède toujours. Comme un noyé palpant le fond de fuyant sable, il appuie ses plantes sur une mobilité. C’est un des volets du troisième que l’on a oublié de rabattre. Cela remue terriblement, mais cela tient, et il peut respirer.

Le temps de se retrouver bien vivant, de se dire qu’il doit sortir de cette histoire très naturellement, sans autre bobo que ses phalanges fissurées, et il exécute un saut de carpe.

Ça y est.

Manette est terrorisée :

« Monsieur Lucien ! »

Il s’esclaffe. Ça lui est égal de rire à cette hauteur. Il est chez le bas et menu peuple des domestiques, et il entre, affectant l’air de son oncle :

« Quoi ? Inutile de me faire cette tête… Je prends le chemin le plus court, puisque la porte est ouverte de ce côté et que tu as verrouillé la fenêtre sur le corridor… »

Il s’assied sur le lit, un lit étroit dont les draps sont sales. Dans un coin, il y a une table de café, en tôle, avec une cruche, un morceau de savon de Marseille et une cuvette où trempe la calvitie de la brosse à ongles.

La flamme de la bougie est une auréole de moustiques, et des mouches collées tapissent les murailles, suspendant un portrait de Félix Faure, solennel. Une descente de lit complète le luxe, mince comme une feuille, couleur de rouille et frangée sur les bords. Manette lève les bras et automatiquement les baisse.

Elle ne comprend pas du tout, c’est visible. Elle a un jupon de coton bleu et des vieux bas. Elle est coiffée à la Forain, avec des cheveux raides qui ne peuvent pas être dénoués parce que des bâtons ne s’enlacent pas, même quand ils poissent. Elle use d’une pommade particulière sentant la rose pourrie. Blonde, des poils sur les bras, très longs, tantôt roux, tantôt noirs, selon les fluctuations de sa crasse personnelle ; elle a un nez qui avance en museau de belette. Elle n’est pas laide, car elle est jeune ; elle a des plis gras au cou et aux seins.

Ses deux seins ont l’aspect de deux couvertures de boîte ronde qui n’entrent pas bien dans la boîte : il y a des choses à l’intérieur et c’est peut-être joli, à moins que ce ne soit abominable.

Bien troussée, corsetée (porte les anciens corsets de Madame), elle a de la mine, du chien, de l’œil, du front, de tout ce que vous voudrez. Il lui suffirait de coucher sans ôter le costume. Encore cela sentirait toujours la rose pourrie, le hareng saur, la morue, l’eau de vaisselle, une odeur de mille odeurs détestables, dominée par une fragrance exquise de fille mal levée.

Lucien est très embêté. Il ne raisonne plus, la situation est trop nette. La bougie a l’air de veiller deux morts.

MANETTE

Enfin, vous êtes fou !

LUCIEN