L’anglais et les trois grâces - Philippe Herbaut - E-Book

L’anglais et les trois grâces E-Book

Philippe Herbaut

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Beschreibung

Après une soirée théâtrale envoûtante dans le 18e arrondissement de Paris, un homme est assassiné de manière brutale et jeté dans une benne à ordures. Les suspects ont des alibis solides, mais aucun ne semble connaître la victime. Cette enquête hors du commun exige de faire appel à l'imagination. Une pièce de théâtre qui défie le temps et la réalité détient la clé du mystère.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Philippe Herbaut commence son parcours littéraire par un essai explorant les relations complexes entre les individus. Cette première étape marque le début d’une écriture qui mêle réflexion profonde et suspense. Ses personnages et intrigues prennent vie dans les ruelles pittoresques de son quartier, faisant de Montmartre un cadre emblématique de ses œuvres.

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Seitenzahl: 282

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Philippe Herbaut

L’Anglais et les trois grâces

Une enquête du commissaire Marian

© Lys Bleu Éditions – Philippe Herbaut

ISBN : 979-10-422-1406-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Copie non conforme : éditions MPE 2016.

Le noir aux joues : autoédition 2017.

Le complotiste : autoédition 2019.

À Tamara, David

À mes petits enfants

Bien qu’inspirés, parfois de faits réels, les personnages et situations, décrits dans ce roman, sont purement fictifs. Cependant, l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre.

Tordu de Boris Vian

I

Le rêve du commissaire

Puisque le passé n’est plus, puisque l’avenir n’est pas encore, puisque le présent lui-même a déjà fini d’être avant même qu’il a commencé d’exister, comment pourrait-il y avoir une réalité du temps ?

Aristote

Une hôtesse les installe. Le premier contact avec le théâtre est déjà du théâtre. La dame offre ce qu’elle a de plus beau : un sourire éclatant. Vêtue d’une robe noire sévère, elle se déplace dans les allées avec grâce. La gentillesse, le franc-parler, et le galbe de ses hanches conquièrent le cœur de ceux qui un instant plus tôt s’impatientaient dans l’étroit escalier d’accès. L’hôte de ces lieux a particulièrement soigné l’accueil des invités. Le personnel est si attentionné qu’ils se demandent s’ils sont encore en France.

Ils en ont oublié de le questionner à propos du titre de l’œuvre, et de l’auteur du carton. Ils ont eu raison. La production avait préparé pour le personnel, une réponse type : « Madame, Monsieur, rien n’est plus délicieux que la découverte d’un monde nouveau, soyez patient ».

On les invite à goûter le plaisir de passer du temps dans une salle où se produisent encore la nuit venue les fantômes d’acteurs disparus. Tous ces braves gens seront bientôt les témoins du succès de ce jeune théâtre de la fin du vingtième siècle.

L’architecte n’a pas succombé aux muses de l’art contemporain, il a préféré l’absence totale de sobriété. Un théâtre à l’Italienne aux allures de pub anglais construit par un Belge parisien. Pour une fois, le multiculturalisme réussit un miracle. Cet ouvrage babélien dévoile un désordre de colonnades chargé de rouge qui sépare deux galeries de loges. Les fauteuils rouges, eux aussi comme le veut la tradition, déjà usés par le temps, ont perdu de leur couleur : une patine bio en quelque sorte. Ils conservent le souvenir de fesses augustes qui firent de l’envers la réputation de l’endroit. Quatre cent vingt de ces commodités se partagent l’orchestre, la corbeille, les balcons et les loges.

Les invités attendent le début d’un spectacle que personne n’a encore annoncé. Ils n’ont rien déboursé, mais ils se demandent qui sont les heureux bénéficiaires des sièges qui font, en bas, regard sur la scène. La corbeille est le sublime des privilégiés, on ne leur a pas dit, mais ils ont l’idée de le croire.

Un seul mot de cinq lettres jetées élégamment sur le carton qu’ils ont reçu chez eux : « VIENS ». La calligraphie est étonnante, on n’a pas écrit de la sorte depuis bien longtemps. Ils le découvrent au dos de l’invitation où l’on peut lire l’adresse d’un théâtre parisien. Curiosité, goût pour le spectacle et quête d’aventure littéraire, les conduisent ici, à Montmartre, au théâtre des Abbesses.

L’acoustique est de grande qualité, on s’en aperçoit immédiatement quand le régisseur, brigadier en main, frappe douze fois le plancher. Trois coups lui répondent : l’un venu des cintres, l’autre du dessous et le dernier de la coulisse.

Un silence provocant excède le brouhaha, le rideau se lève, la rampe s’éteint. Tiens ! D’habitude, les lumières se déchaînent ; on concentre l’intérêt du public sur les décors.

Le monde est à l’envers, on ne découvre qu’un ballet discret de points lumineux, comme à travers la boule argentée d’une boîte de nuit.

Cela dure un peu, mais les yeux s’habituent à la faiblesse de l’éclairage. En y regardant mieux, l’espace dédié à la scène est en effervescence. L’ordre primordial si harmonieusement distribué se transforme en un remue-ménage indescriptible. Sans ménagement, les bords imprécis de la maison d’un soir sont battus sans que l’on en perçoive le rythme. Le temps n’existe pas, comment pourrait-il en être autrement ? On s’agite, mais on ne s’entrechoque pas, on s’éclate en une multitude de grains minuscules qui folâtrent en attendant une rencontre improbable.

De quelle rencontre s’agit-il ? Rien ne le laisse supposer si ce n’est le mouvement des grains. Les prouesses artistiques du créateur de lumière et du régisseur réussissent à simuler un champ de particules. À bien les observer, elles ont toutes de minuscules montres sans aiguille qu’elles consultent à la dérobée. On se croirait dans le monde de Lewis Carroll.

Un grand bonhomme rasé de près, cheveux bruns bouclés, se matérialise dans ce décor de science-fiction. Il porte une blouse grise, il ressemble à s’y méprendre aux professeurs Nimbus de nos salles de classe des années 60.

Le timbre de sa voix, à peine prononcés quelques mots, est saisissant : les vibrations de l’organe sont en harmonie avec le bal des grains qui dansent autour de lui. C’est une mélopée, on aimerait l’accompagner, se laisser bercer par ses comptines.

Nimbus dit que le champ de particules reproduit pour lui par les femmes et hommes de théâtre est la source de la vie et que l’on assiste à la création du monde. Rien de moins. Il dit qu’il va réconcilier la religion et la science en livrant son interprétation de la Genèse. Avant de disparaître, il révèle que le sorcier porteur de baguettes se nomme Higgs et qu’ici, tout n’est que magie.

Ne cherchez pas qui est le magicien ! C’est une entité si mystérieuse que l’on ne sait rien d’elle, mais elle intima l’ordre de chasser le chaos et de mettre tout le monde au travail. Obéissant aux commandements du maître, quelqu’un, énigmatique également, exécute l’ouvrage. Personne ne sait comment il pratique, mais chacun y trouve son compte. Ceux qui n’acceptent pas ses bons offices sont mis à l’écart. Ils sont habillés d’une perle de lumière pour qu’ils puissent être identifiés. Cela tombe bien, car on n’y verrait goutte.

Les autres, à peine éclairés par les rebelles, connaissent le champ providentiel. Ils ont un goût prononcé pour le désordre. Cet engouement reste une énigme, un secret bien gardé ; pour parvenir à l’ordre, il faut bien commencer par le désordre. Ce qu’ils désirent par-dessus tout est de s’accoupler avec les éphémères que le sorcier distribue si généreusement.

Ils ne le savent pas, mais ce condensat leur donne une existence et le temps pour bien la conduire. Ils ont conscience qu’un bouleversement vient de se produire et qu’il faut se mettre à l’ouvrage.

Secrets habitants du rien, pensiez-vous ? Vous êtes désormais pesants et tombez dans un vide qui se pare de votre présence ! Vos montres ont à présent deux aiguilles. Le temps est sur le point de vous donner la conscience de la vie et la peur de la mort.

Entre chacune de ces pépites, l’obscurité si obscure d’habitude contrarie son propre principe. L’ébène et le jais, le noir de l’abîme émergent, et la lumière, en même temps.

Apparaît Nimbus, comme pour empêcher le public de sombrer dans une méchante interrogation. Venant de la coulisse, une Dame se prétendant « la Raison » fonce sur le public pousse violemment le bonhomme, le renvoie à une triste réalité : celle que l’on rencontre dans le néant.

Elle s’arrête devant la rampe, puis fait face aux délinquants. Elle tente d’empêcher leurs gestes obscènes. Elle a reniflé, l’impossible, le paradoxe et la contradiction, la voilà en action. Son travail est de pourchasser sans relâche les propagateurs de sornettes.

Nimbus, bousculé, et la dame en viennent aux mains. Elle a sa proie : celui qui fait passer nos atomes pour une jouvence de son invention. Elle affûte ses armes maîtresses : la logique et l’interrogation. Lui à la foi, l’interprétation, la conviction et la raison aussi.

« Mais alors, dit-elle, le vide n’est plus vide ! Où sont passés les grains de lumières bannis ? Quel mage détient pareil pouvoir ? Qui est ce monsieur Higgs ? Qui est son maître ? Qui raconte cette histoire à dormir debout ? »

La raison n’a pas tort, c’est là son attribut principal. Pourtant sa domination révèle quelques brèches qui s’ouvrent et se referment au gré du génie de ses contradicteurs. Dès que l’on parle d’amour, elle court se cacher derrière ses paradigmes, de peur qu’on lui vole sa raison d’être. On lui dit de la beauté, des formes et du cercle, elle confie à deux nombres, Phi et Pi sa référence. Quelle arrogance, un cercle est parfait dans l’imagination, jamais lorsqu’on le dessine. Elle oublie fort à propos que ni la perfection ni la beauté ne sont démontrables.

Haro sur ces nombres transcendo-irrationnels qui empêchent de décider qui du rêve ou de la réalité est le plus réel, intervient Nimbus. Incapable de discerner le vrai du faux, Dame Raison vous témoignez que votre véritable nature est un théâtre bien singulier. »

Un théâtre, entendez-vous ! Mais nous y sommes ! Pourquoi n’avez-vous pas allumé le feu de la rampe ? Ce morceau d’histoire dans ce bout d’espace mérite qu’on l’éclaire.

Soit ! On braque les projecteurs, on organise le jeu des lumières, on libère le feu.

Nimbus reprend la parole. Il explique que tout cela vient du produit de l’imagination et des calculs horriblement complexes de Mr Higgs, un physicien britannique, Écossais d’adoption. Son œuvre parle de bien étranges personnages : des bosons et des photons. Quant à l’auteur, il entend décrire la réalité et tordre le cou à l’angoisse primordiale. C’est lui le porteur de baguettes, pas le sorcier.

On sait maintenant d’où l’auteur tire son inspiration. Il a forgé son œuvre grâce au physicien. L’un et l’autre ne se connaissent pas. On les voit pourtant en étroite relation : le premier est séduit par le second, car la conjecture du second a été vérifiée par l’expérience, bien des années après. La salle n’aura pas droit à des hypothèses scabreuses ; de celles qui associent les mystères de la création à une entité à trois têtes par exemple. Danger ! il ne faut pas laisser le public plonger dans la réflexion, en tout cas pas tout de suite.

D’un coup, d’un seul, devant le public stupéfait, les personnages se révoltent ! Plus on les éclaire, plus ils se cachent. Des personnages en grève ! Nous sommes bien en France ! On les voit se déplacer dans l’obscurité malgré l’éclairage intense : quel étrange paradoxe ! Comme un rappel aux réalités, le cosmos produirait-il ses propres contradictions ?

Pour que le spectacle prenne forme, il faudrait tout éteindre et accepter le noir de la lumière. L’ombre illumine un clair-obscur que le génie d’un peintre a produit. Nimbus aurait-il généré un accélérateur de particules ? Le metteur en scène s’y oppose, cependant, qu’une négociation houleuse s’engage dans la coulisse.

À force de vouloir éclairer la nuit, on a perturbé le cycle de nos héros. Ils refusent obstinément de se montrer tant que l’on n’a pas restauré leur environnement. La revendication est d’importance, car c’est un acte d’amour qui se joue ici, il s’appelle interaction. Il ne s’agit pas d’une orgie médiatique. Les voyeurs ne sont pas les bienvenus.

On ne va tout de même pas accepter la pression des spectateurs. Ceux-là ne peuvent être le soutien de revendications farfelues. Les baguettes appartiennent au metteur en scène. Bonne nouvelle ! les particules se plient à sa création.

Le talent de celui qui éclaire de sombre se mêle au scénario. Piteuse, Dame Raison s’est enfuie. Le spectateur, qui n’en est plus à une contradiction près, pourra se remettre, comme il le voulait, à rêver.

Justement ! Le théâtre se nourrit de contradictions. Il a beaucoup de ces ressources qui manquent à la ville. Il met en présence des personnages si originaux qu’ils n’ont pas besoin pour exister d’une raison quelconque. Il leur suffit de porter la réalité à la scène et de l’interroger.

Higgs le bon docteur l’a fait en postulant la particule à laquelle on a donné son nom. Certains voulaient l’appeler la particule de Dieu. Nimbus dit que cette particule n’a rien à voir avec Dieu ; grâce à son champ omniprésent, elle confère aux autres la masse dont elles étaient dépourvues. Dommage ! L’énigme de la création n’y aurait pas résisté.

À présent, on sait du « comment », mais « qui et pourquoi » gardent leur mystère : pas de chance et pas d’auteur. Il faudra attendre de nouvelles illuminations ou des interprétations qui devront très sûrement à l’extravagance.

Qu’importe, on trouve beaucoup de metteurs en scène qui l’entendent de la même oreille, pour qui l’œuvre d’art n’est qu’une idée qu’il suffit d’exagérer. Ils se projettent au-delà des horizons et confondent avec talent le réel et l’imaginaire.

Donc la question précédente trouve réponse : le rêve ou l’imagination sont perfection, ce sont eux qui méritent de matérialiser la connaissance de l’univers, nul autre. Ils oublient, bien volontiers, les interrogations fondamentales, elles n’ont pas de réponses dans le système de pensée qui les génère. Elles ne sont pas permises et la raison n’y peut rien puisque c’est elle-même qui le prétend.

Ce qui n’est pas permis attire plus que ce qui est acquis. Douter de tout est même une technique efficace, car l’esprit n’est pas conçu pour se donner à lui-même ses propres barrières. On n’en est pas plus savant, mais au moins les lois d’incomplétude se vérifient parfaitement. Le petit monde dont il est question a bien saisi tout cela. Il n’a pas besoin de savoir s’il est nécessaire qu’il existe ou s’il fut créé par autre chose que lui-même. La fabrique de rêves est bien en marche.

Fin du premier acte : la raison s’est effacée, suit une danse effrénée des personnages pour en célébrer la disparition. Le premier acte a un titre : l’effondrement.

Le rideau est tiré, mais demeure l’angoisse d’une idole perdue : la raison. Le spectateur n’aime pas qu’on brise ses idoles, cela le contraint à rompre avec ses erreurs. Il lui faudrait du courage alors qu’il l’exige du théâtre pour conquérir son droit au rêve.

Tout est sur la scène : la masse, le temps, l’espace. Recette divine ou soupe contrainte par les lois de la nature, voilà que parait la matière. Elle est bien seule sans personne pour la courtiser. Le rideau se lève pour le second acte. Il dévoile la nudité de la belle.

Ceux qui la regardent veulent la dominer à l’instant. Allumés, les spots ! la matière exulte, elle renvoie la lumière en exhibant des charmes aux « courbures » presque parfaites, celles de l’espace-temps. Elle est sublime, elle suffit à enflammer corbeilles et balcons.

Parlant d’une maîtresse aussi exigeante, on devrait dire de ses « courbes », mais rien ici n’est comme ailleurs : il faut accepter de ne rien maîtriser, parfois de ne rien comprendre et se tromper souvent.

En voilà une scélérate ! Le metteur en scène l’a conçue ainsi, parce que l’auteur l’a voulu. Au diamant que l’on croit si pur, il a pris soin d’adjoindre une pierre précieuse, produit d’une autre histoire de Higgs, aussi parfaite que sa congénère. Elle fait appel aux bannis faiblement lumineux. On ne les avait pas vus venir. Ils sont fiers de leur retour sur la scène ? Rien ne se perd, tout se crée, maisrien encore ne se transforme.Lavoisier en mangerait sa perruque.

Fatigué d’avoir façonné son œuvre première, Higgs a oublié de soigner l’apparence de la seconde. Elle s’apparente à un mollusque, elle provoque le dégoût instantanément. Voyez ce monstre armé de ses axones, telle la pieuvre occuper avec son réseau le jardin, tandis que l’autre, la matière vers qui les regards convergent se prostitue côté cour !

La beauté perfide fait face. Elle a compris le danger. Elle voit se rapprocher l’abomination qui rampe vers elle doucement. La laideur, comme le spectateur, sue le désir.

L’affrontement entre les deux formes est inévitable. Elles se querellent. Elles en viendraient aux mains si elles en avaient, alors elles se battent avec leurs moyens. Cela prend du temps, mais du temps, il n’y en a pas. Le metteur en scène est pressé. Il n’a droit qu’à une seule passe, c’est bien peu pour animer la matière, lui donner du sens.

Le neurone, puisqu’il faut l’appeler par son nom, n’a pas l’habitude de la lumière bien qu’il en possède un grain. Son domaine c’est la connexion, la complexité, les courants électriques, la pensée.

La matière, on le sait, vend son corps et son âme à qui célèbre son charme. Elle a des ambitions qu’elle voudrait bien imposer à l’abominable qui s’approche en déformant son corps visqueux. Le répugnant continue de se traîner avec ardeur en direction de sa proie bien que la beauté le repousse. Matière et ambitions ne font pas bon ménage ; la garce n’en a pas les moyens.

La chorégraphie réglée par la nécessité traduit l’impatience du monstre qui obéit aux ordres de son maître. Il est tout proche de nouveau.

D’un seul mouvement, son corps abject s’élève, passe la barrière de la rampe, revient vers sa proie, puis fond sur la matière, et la terrasse. L’accouplement secrètement désiré par les invités va se produire.

Dans la salle, on hurle tandis que la créature hideuse commet l’irréparable : la relation non consentie de la beauté et de la laideur se déroule devant le public ; un viol en direct, pas de censure, quelle aubaine !

Le neurone entoure passionnément sa proie, on entend le bruit dégoûtant de la succion. La matière est proche de succomber étouffée par l’emprise du céphalopode qui la retient de sa molle énergie.

La beauté se débat encore sous le voile dégoulinant de bave noircie par le désir de la bête haletante. Des grognements résonnent au rythme de la possession. Il n’est pas question d’amour, la violence commande, comme la nécessité.

Cela ne pouvait se passer différemment, car l’un et l’autre n’existent désormais que par la présence de son contraire. Tout est consommé ! Matière et neurone ne font plus qu’un. L’agitation odieuse, écœurante, fait place à un silence plus incommodant encore.

Sans aucun bruit, le processus de digestion se met en œuvre. On devine les ondulations de la nouvelle forme sur la scène. Cela dure, car le temps est né au premier acte et remplit l’espace.

Le tableau est incomplet, le metteur en scène l’a déjà compris. La musique n’existe pas encore, alors il l’ajoute. Il sait que pour décrire les mondes invisibles elle n’a pas son pareil. Le script est modifié, la musique y est introduite pour séduire le temps, adoucir son empreinte et s’en faire un allié. La musique « new wave » de Nina Hagen accompagne l’assimilation en cours.

Épousant le rythme et ses nuances, la forme danse. Synthèse de la matière, de l’esprit, avec la complexité de la musique, son produit est de nouveau instable. L’énergie est si forte qu’elle la libère avec une violence inouïe. Une explosion fait sursauter la salle. Tout ce dont l’entité n’a plus besoin pour exister est expulsé. Des bulles de plasma se forment et reproduisent le modèle qui éjecte à son tour sa masse coronale. Toute énergie épuisée, le processus prend fin en laissant sur la scène exactement vingt-quatre formes nouvelles, aux sublimes proportions, sans impureté aucune, issues de la métamorphose, tremplin des lois de la Physique.

Douze couples, femmes et hommes, ont pris vie du beau et de l’abject parce qu’un duo de saltimbanques, maître et opérant, en a décidé ainsi.

Le public apprécie, il applaudit à tout rompre ce qu’il blâmait tantôt. Fin du deuxième acte. La vie naît de l’esprit et de la substance, crée de nouvelles idoles. On en ressent encore les mouvements occultés par le rideau tombé une seconde fois. Il faut au public quelques minutes de répit, car on ne peut sans risque provoquer trop longtemps pareille débauche d’émotions. Ce deuxième acte s’appelle « la vie ».

L’entracte vide les baignoires et remplit les lavabos. Le théâtre en profite pour installer de nouveaux décors et soustraire quelques deniers aux invités assoiffés. Il y a même une machine à fabriquer des croque-monsieur pour ceux qui ayant le cerveau vidé, voudraient se remplir l’estomac.

Les commentaires vont bon train et les avis se partagent. Certains ont mal vécu la métamorphose, d’autres sont séduits par l’originalité de la mise en scène qui réinvente la Genèse.

Tous attendent avec impatience ce que leur réserve le maître de la maison. Mais ils continuent de se demander pourquoi ils ont été invités.

Les bruits courent, les sources se multiplient. On crie à l’argument publicitaire ! Ce mystère n’en est pas un ! Un publicitaire aura voulu créer le Buzz à l’occasion d’une première sans même révéler le nom de la pièce.

La hiérarchie sociale est abolie, la société est bien représentée. La distribution est soignée, le public aussi. Dans la salle des pas perdus, on parle, on échange, on se lie ou l’on s’acoquine. Le metteur en scène est au centre des propos.

— Son esprit torturé a fait de la création un viol abominable.
— Au moins, on ne nous parle pas des six jours ouvrés et du septième chômé.
— On a eu une trouille bleue, on croyait que la limace noire allait se jeter sur le public.
— Il s’affranchit de la raison, mais on voit bien qu’il y revient. Il ne peut pas s’en passer. Il le sait.
— Il dit au mieux de la foi et de la raison, au pire d’un catéchisme infantile et du Prométhéus de Ridley Scott.
— Encore une attaque contre la religion. La pratique du blasphème est monnaie courante chez ces gens-là. L’homme est créé puis la femme, pas le contraire ! Tout le monde le sait. Il n’a jamais entendu parler de Dieu celui-là !
— Ça alors ! Pour une surprise, c’est une surprise. On n’est pas venu pour rien.
— Pourvu qu’on ne nous soutire pas du fric à la sortie.
— J’ai rien compris. J’aurais dû rester chez-moi, j’ai raté « Derrick » à la télé.
— Il s’agit d’une pièce surréaliste, matinée de romantisme biblique. Le metteur en scène est prêt à tous les compromis avec les courants littéraires. Il faut l’envoyer au bagne. Au XIXe siècle, ce serait déjà fait.
— Moi, je passe un bon moment et en plus c’est gratos. Le coup du viol, dites-moi, ça vaut bien une binouze, c’était quelque chose !
— Je tiens un bon papier, dit un journaliste. J’ai de quoi dire du metteur en scène et de l’auteur. On ne comprend pas bien qui fait quoi, ce n’est pas très grave : on touchera l’imagination.

Une sonnerie rappelle l’auditoire, fait cesser les bavardages, à l’inverse, remplit les baignoires et vide les lavabos.

Le rideau est immobile, pas un frémissement. La toux de quelques spectateurs dérange parfois le silence. Derrière, on regrette que ces perturbations déterminent le vivant ; heureusement, il ne se passe rien. Le public est encore sous le coup des violences perpétrées au second acte. Il voudrait bien, de nouveau, se vautrer dans la débauche. Il veut savoir ce que ces douze mâles et douze femelles ont fait de la matière et de l’esprit concédés par le Maître. Insatiable, curieux, comme un enfant, il veut tout et tout de suite. Il n’a que peu de goût pour le temps perdu. Il exige qu’on lui prodigue tous les soins dont sont capables les artistes.

En bas, on s’agite. Certains aimeraient bien crier, remboursez ! Mais comme pas un centime ne leur a été demandé, il faudra se résoudre à patienter. D’autres s’arment d’invectives avant de libérer leur courroux.

Derrière le rideau, on se régale. La salle chauffe, c’est le but. Le « on » décide que la température idéale est atteinte : le rideau s’entrouvre, et met fin au règne trop bref du silence, tandis que Nina Hagen hurle doucement son génie.

Un homme, grand, la barbe blanche mal taillée, le ventre rebondi, fonce vers la rampe. Il y parvient le bougre malgré son embonpoint. Avant d’atteindre le public, il s’arrête net, glisse sur le parquet et tombe brutalement sur ses fesses rebondies elles aussi. Rien à voir avec le Nimbus du deuxième acte. Qui est ce nouveau personnage ?

Le rire dans la salle ! Cela marche à tous les coups. L’individu reste assis et fixe la salle. Il plonge ses yeux d’un vert insoutenable dans les yeux du public. Il sort de sa poche ses lunettes, les ajuste avec lenteur et précision, et prononce cette phrase qui bouleverse les canons de la littérature théâtrale, n’en déplaise aux puristes :

— Ah je vous vois mieux !

Probablement fatigué de l’effort, il s’offre une pause. Insensible aux grognements de la salle, il reprend de sa voix grave, envoûtante, mesurée, séduisante autant qu’essentielle :

— Vous n’avez pas l’air en grande forme. Votre rire est plutôt discret. Je vous sens agacé. Continuez de perdre patience, je suis là ! En tout cas, vous n’avez pas accepté mon invitation pour que je vous rappelle combien vous êtes peu de chose. J’aurais pu dire combien nous sommes peu de chose, mais comme je suis votre hôte ce soir, je suis bien décidé à être insolent, voire arrogant.

Je m’appelle Philippe et vous l’aurez deviné, je suis l’auteur et le metteur en scène de ce chef-d’œuvre. Les budgets consacrés à la Culture étant ce qu’ils sont, j’ai également la charge de la distribution des rôles pour les comédiens derrière moi, et sélectionneur de l’équipe gagnante que j’ai devant moi.

Je serais bref : pas de questions et bien sûr pas de réponses. Il n’est pas encore temps. Venez me voir à la fin de la représentation, je serais ravi de vous éclairer sur ma conception de la création. Place au spectacle ! Portez les lunettes très spéciales distribuées à l’entracte.

Elles vont vous montrer ce que les vingt-quatre ont fait du cadeau exceptionnel qu’ils ont reçu. Gardez-vous de Dame raison ! Par pure nécessité, j’ai accepté de lui laisser, face au décor, un minuscule espace. En l’occurrence, ce que vous allez voir ne procède pas de comportements raisonnables. La Dame est privée de ces interventions coutumières.

Ici le créateur ayant fait exactement ce qu’il voulait, laisse à ses créatures leur libre arbitre. Je vais vous montrer la progéniture des douze couples. Je vais vous révéler le produit de leur libre arbitre, ce qu’ils ont fait du don extraordinaire qui leur a été concédé. Tenez-vous bien, je vais vous projeter dans le passé, vous y trouverez votre présent et votre lente descente aux enfers.

Philippe se lève, tourne le dos au public, s’approche du rideau qui s’écarte au rythme de son pas sur un décor du Berlin des années quatre-vingt.

Sans lunettes tout est flou. Avec les lunettes, tout se dévoile. Les effets techniques sont particulièrement soignés. Le public se replonge dans un monde d’illusions. Le décor s’anime, quand on le regarde, et perd son activité, quand on le quitte des yeux. Une perte de focus comme on dit chez les experts de la programmation-objet.

La salle est désorientée, mais trouve rapidement le mode opératoire. Il suffit de fixer son regard sur telle ou telle partie du décor et de se concentrer sur la scène vivante qui s’y déroule. On passe ensuite à la partie suivante. Le metteur en scène n’a pas prévu d’ordre de sorte que l’on peut quitter un plan et revenir sur le précédent autant de fois que l’on veut.

On croirait que le théâtre a colonisé le cinéma, l’illusion est stupéfiante. Philippe a choisi quatre tableaux qui ont à dire du Berlin cerné par le mur, jusqu’à ce qu’on démolisse cette abomination le 14 novembre 1989.

Le plan numéro quatre montre une portion de mur tagué d’écritures pseudo-gothiques. Le Maître Mstislav Rostropovitch, assis, donne un récital. Ses doigts experts courent sur les cordes de son violoncelle devant une foule qui se bouscule pour l’entendre.

Ses yeux se posent avec bienveillance sur cette population en liesse. Les gens ont retrouvé leur famille, ils rient, s’embrassent, se congratulent. Ils regardent le monstre sacré et l’instrument qui prend vie.

Rostropovitch leur offre une sarabande de Bach et laisse paraître la plus intense des émotions. Interviewé par un journaliste, il dira : « je suis venu jouer ici pour que l’on se souvienne de tous ceux qui sont morts à cause de ce mur. » Des passants n’ayant pas reconnu le musicien lui laissent quelques piécettes. On le voit ramasser les piécettes, et dire au journaliste : « c’est le plus beau cachet que j’ai jamais reçu. »

Le plan numéro trois montre le Glinicker Brücke, surnommé le pont aux espions. C’est le passage officiel des missions militaires alliées pour régler toutes les questions relatives à l’occupation des zones. Le pont est le lieu d’échanges entre les deux blocs. Aujourd’hui, c’est le cas. Des centaines de journalistes attendent à côté du pont. Il fait froid, la neige est tombée la veille. On peut voir des véhicules militaires stationnés à l’entrée du pont. Les hommes sont lourdement armés. Les journalistes tentent d’approcher les autorités alliées sans succès. On est discret sur l’échange qui va avoir lieu. Le goût du secret cultivé par Français, Américains, Anglais et Soviétiques est particulièrement développé. On peut même dire qu’il frise l’obsession. Des véhicules s’approchent des entrées du pont de part et d’autre. Du côté est, les Soviétiques vont libérer un dissident et trois agents occidentaux. Du côté ouest, les alliés les échangent contre quatre espions communistes. Le vocabulaire est différent selon la position géographique des intéressées.

La guerre froide est pleine de ces mascarades ou les hommes perdent leur dignité et s’en félicitent. Des mises en scène parfaitement réglées par les alliés et les Soviétiques complices pour faire du mur un objet de propagande chacune pour convaincre leurs peuples respectifs.

Pas de musique dans ce plan, car elle n’a rien à montrer, rien à apprendre à qui que ce soit. L’échange est consommé, on se félicite d’avoir fait son devoir pour l’amour du pays. On découvrira demain une vérité dont on était déjà pénétré, que l’on a participé à une guerre froide pour les besoins mercantiles de lobbies sans frontières.

Pendant ce temps-là, Rudolf Hess, la main droite derrière le dos déambule entre les quatre murs de sa prison de Spandau ou il est le seul prisonnier. Chef du parti nazi, ministre sans portefeuille, ami de la première heure du Chancelier Hitler, il médite sur ses exactions qui lui ont valu plus de 46 années de privation de liberté, et sa mort prochaine. Les puissantes occupantes lui ont offert ce qu’il avait refusé aux victimes de ses lois antisémites, une prison dorée, et un cérémonial par rotation mensuelle d’un fonctionnaire allié. De quoi faire rire, mais l’atrocité des exactions commises bride le muscle zygomatique majeur.

Le plan numéro deux est le récit d’un assassinat. La victime s’appelle Olivio. Il est mort en tentant de passer en zone française à l’âge de vingt et un ans. Il habitait le quartier de Pankow et voulait rejoindre Reinickendorf à quelques pas vers l’ouest. Il est abattu dans le dos par un VoPo1 qui ne lui a pas laissé une chance. Un Allemand de l’est a tué un autre Allemand de l’est au nom d’une idéologie allemande du 19e siècle détournée par un théoricien russe de la révolution au 20e.

Le jeune homme n’a même pas compris pourquoi ; ni lui ni son assassin, d’ailleurs. Il pensait qu’on lui devait la liberté, l’autre obéissait à un ordre. Pas un atome d’humanité dans ce plan.

La matière et l’esprit pourtant si étroitement liés montrent l’horreur alors que l’on voulait qu’ils soient la représentation de la beauté.

Après tant d’années, les vingt-quatre couples se souviennent de leurs parts d’ombre et rien d’autre. Comment en aurait-il pu être autrement ? Le libre arbitre cher au créateur a fait place à la vacuité. Lorsque l’absence de projet pour le monde fait place à la guerre, on ne sait pas ce que l’on a détruit, on est certain que l’on n’a rien construit. Le metteur en scène a décidé de montrer la photo de ce jeune homme et l’endroit où apparaît son portrait sur le mémorial du mur de Berlin. Au moins, le passé est immortel, figé à jamais dans la conscience collective. Olivio, enfant de tous les pays, tu fais pleurer le monde.

Le plan numéro un est un regard global sur la ville. La musique subtilement dissonante de Nina Hagen garrotte le silence. Elle se répand sur les méandres de la Spree, et du « Mauer », le mur de la honte, qui coupent en deux l’ancienne capitale de la grande Allemagne. À l’Ouest, l’Allée des Princes Électeurs (Kurfüsten Damm) n’en finit pas de vivre. À l’Est, Sous les Tilleuls (Unter Den Linden) » crève de la suie des usines dont la production exalte l’économie soviétique. D’un côté, on rit, on boit, on danse, on s’aime ; de l’autre on chasse des heures entières le magasin qui offrira à l’étal trois morceaux de viande et une pomme de terre, ou l’inverse.

Mais quand vient le soir, Berlin-Est s’anime. Tout ce qui se fait de mieux en matière d’Art se produit sous les tilleuls. Les meilleures voix, les meilleurs danseurs, les meilleurs musiciens et bien entendu les meilleurs Chefs font l’actualité du Stattsoper des anciens rois de Prusse et de la récente RDA. Pourtant, le régime n’aime pas le rock punk de Nina. La belle colorature migre son talentueux mauvais goût à l’ouest qui reçoit cette martienne avec enthousiasme.

Berlin-Ouest se reconstruit et se repeuple. La ville offre à ses résidants une allocation de mur plutôt conséquente parce que vivre cerné par une muraille de béton, de briques et d’eau n’est pas facile. Le service militaire n’est pas obligatoire. Ce que les bombardements alliés ont laissé de l’ancienne capitale se transforme par la volonté des hommes en une terre d’accueil et attire les minorités agissantes et parfois opprimées : Alternatifs, Gays, Verts, Turques, et bien d’autres. Ici, point de discrimination, on met son talent à disposition, on travaille à la reconstruction et à la vie de Berlin. Tous ces petits mondes vivent en interaction. Tout est simple en apparence : le jour est réservé à l’activité besogneuse, la nuit à la fête.

Ici, on a choisi de mettre en scène une portion d’histoire : un tableau vivant de la lutte de la mort et de la vie, de la décadence et du renouveau, de la honte et de l’espoir.