L’anomalie Undertale - Corentin Benoit-Gonin - E-Book

L’anomalie Undertale E-Book

Corentin Benoit-Gonin

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Beschreibung

Drôle, corrosif, malin, émouvant, irrévérencieux, audacieux : les adjectifs ne manquent pas pour qualifier Undertale. Le RPG minimaliste de Toby Fox a su se constituer une communauté de fans particulièrement dense et dévouée, au point que chaque nouvelle création de son auteur est désormais vécue comme un événement – ce qu’il entretient lui-même par une communication éparse et mystérieuse.

Avec L’anomalie Undertale. Décryptage d’un jeu monstre, Corentin Benoit-Gonin, au gré d’une plume éloquente et pleine d’humour, revient sur les coulisses de création du jeu, en explique les nombreuses sources d’influence, avant d’en décortiquer le fond et la forme, puis de s’attarder sur l’héritage laissé par Undertale. Et à œuvre singulière, ouvrage singulier : la mise en page très graphique saura bousculer vos habitudes !

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Couverture

Page de titre

Avant-Propos : Une anomalie qui vaut bien un livre

Je vais vous parler d’Undertale.Il se trouve qu’on m’en a donné l’autorisation !

Trop, trop, chouette ! Non, parce que j’ai appris plein de trucs sur Undertale. Tenez, par exemple, saviez-vous qu’en 2016, un youtubeur zélé a profité d’une rencontre avec le pape François pour lui offrir une copie du jeu ? Ou qu’en 2019, un catcheur professionnel est entré sur le ring déguisé en Sans alors que MEGALOVANIA, une des musiques les plus emblématiques du titre, retentissait dans la salle ? Ah ? On me signale du nouveau du côté du Vatican ! En 2022, une troupe de cirque a été invitée à se produire devant le pape François. Vous ne devinerez jamais quelle mélodie ils ont choisie pour accompagner le numéro de jonglage. Si vous pensiez à MEGALOVANIA, bravo ! En revanche, je me demande ce qu’il se passe entre le pape et Undertale. Je vais commencer à croire que c’est un complot.

C’est pour ça qu’il y a livre, parce qu’il y a anomalie. Parce que, normalement, les jeux indépendants à tout petit budget comme Undertale, ils ne fuient pas tel un tuyau percé sur le monde réel. Leurs bandes-son ne sont pas utilisées dans un spot d’autopromo pour Scènes de ménages sur M6 en 20181. Leurs personnages ne finissent pas par faire l’objet de caméos dans Super Smash Bros. Ultimate. Ils ne sont pas élus « meilleur titre de l’histoire » dans des concours de popularité sur Internet, à peine trois mois après leur sortie, battant d’intemporels classiques comme Super Mario Bros., The Legend of Zelda ou Final Fantasy.

Donc, bonjour ! Et bienvenue dans mon TED Talk de plusieurs centaines de pages intitulé Bon, il se passe quoi avec Undertale ? Néanmoins, avant d’entamer la moindre espèce d’introduction, je dois m’occuper d’une menue formalité. Je ne veux faire perdre de temps à personne, vous comprenez ?

Donc, mmh. Vous… avez joué à Undertale pas vrai ? Ou bien, a minima, vous avez déjà vu quelqu’un le compléter de bout en bout ? Même, genre, un youtubeur, un streamer ?

Si la réponse est non, il ne serait vraiment pas urbain de ma part que je vous laisse filer vers les soit très inspiré par Undertale pages suivantes sans au moins une petite mise en garde. Ce livre ne vise malheureusement pas à raconter Undertale séquence par séquence ni à résumer son scénario. D’ailleurs, pour me montrer tout à fait franc, j’ai même en stock tout un chapitre consistant à constater une forme d’absence d’histoire. Je ne vais pas non plus lister et décrire tout ce qu’il y a dans Undertale. Il y a de formidables wikis qui abattent un excellent boulot d’inventaire, qui se révèlent exhaustifs, et si le sujet vous intéresse, je ne saurais que trop vous les recommander, car ils regorgent d’anecdotes franchement marrantes.

Non, le but, ou en tout cas celui que j’ai visé, est d’articuler une forme de réflexion autour d’Undertale, surtout dans la seconde partie de cet ouvrage qui se montre particulièrement prise de tê- particulièrement analytique. Donc, bien sûr, par moments, je procéderai à quelques rappels qui vont bien. Mais la plupart du temps, je vais quand même partir du principe que vous savez au moins ce qu’il se passe dans les trois routes principales du jeu.

Tiens, j’ai trouvé : voyez ce livre comme un porte-vélo ! Un porte-vélo sert à trimballer des vélos, mais sans voiture, ça marche tout de suite beaucoup moins bien. Bon, eh bien, Undertale, c’est la voiture. Ce livre, c’est le porte-vélo. Et les vélos c’est, euh, ben, vous. Alors, vous allez me dire : « Non, mais Coco, t’es bien mignon, mais qui va lire tout un livre sur un jeu qu’il n’a jamais fait ? » Ce à quoi je vous réponds que certaines personnes pourraient ne pas l’avoir fini, d’autres pourraient avoir oublié ce qu’il s’y passe (surtout si ça fait longtemps), ou bien certains pourraient juste avoir vu de la lumière et pensé qu’il y avait une soirée.

Donc s’il vous plaît – et promis j’arrête avec ça –, si jamais votre souvenir d’Undertale est devenu brumeux, je considère que ça peut vraiment valoir le coup d’aller le refaire rapidos. Ou bien d’aller regarder un petit let’s play2. Ah, et bien sûr, prendre connaissance de « cette » route. Sinon, vous allez passer un mauvais quart d’heure. Bon. Ça y est ? C’est frais dans la tête ? Impeccable !

Du coup, comment va-t-on s’attaquer au sujet ? En première partie, on va s’intéresser aux graines qui ont donné Undertale. On commencera par l’éléphant dans la pièce, à savoir un mec en particulier : Toby Fox. Il en est le principal artisan, mais il n’était pas exactement tout seul, on s’attardera également sur son bras droit, l’illustratrice et animatrice Temmie Chang. Puis, on jettera un coup d’œil aux références. Bien sûr, le monde du jeu vidéo est amplement cité, mais pas que ! La culture numérique se montre tout aussi essentielle dans le parcours de Fox, et donc dans la construction d’Undertale. On s’arrêtera un moment sur Homestuck, vous allez voir, c’est un ride.

La seconde partie se révèle également la plus touffue du livre et s’affaire à décortiquer Undertale. On en abordera l’écriture et ses différentes caractéristiques : en particulier l’humour et les inquiétants changements de ton. Puis on s’attardera surla musique, évidemment, avec un zoom sur les leitmotivs. Enfin, le tout petit scénario, mais accompagné du très, très gros morceau : celui du sous-texte et des possibilités d’interprétation d’Undertale. Si vous ne devez retenir qu’une seule chose du livre, j’espère qu’il s’agira de la structure en forme d’oignon du propos. On trouve toujours un niveau de lecture supplémentaire. D’ailleurs, comme beaucoup d’entre eux abordent la question de notre propre rapport au jeu vidéo, on parlera aussi du fait qu’Undertale s’inscrit dans une forme de courant postmoderne vidéoludique. Il n’est pas le seul ! Mais il en est un excellent représentant.

Finalement, la troisième et dernière partie est consacrée à l’après-Undertale. Tout d’abord, en s’intéressant aux fans. Oh ! La communauté. Beaucoup à dire sur elle. En bien et en mal d’ailleurs, mais surtout en bien ! Quant à l’ultime chapitre, il traite de Deltarune, la « suite » (au moins spirituelle) d’Undertale. Épisodique, avec seulement deux parties sur sept de sorties au moment d’écrire ces lignes, on essayera de limiter la spéculation, car il y a déjà pas mal de choses immuables à explorer.

En réalité, oubliez tout ça. Au fil de la rédaction, ce livre s’est transformé (à ma grande surprise) en la démonstration qu’en partant d’un titre bien fait, bien pensé et sincère comme Undertale, on peut se perdre dans un labyrinthe tentaculaire de sujets. On va parler de jeux vidéo, bien sûr, mais également de littérature, de cinéma, d’Adobe Flash, de linguistique, de dissonances cognitives, de Mr. Bean, de tropes, de solfège, du Comiket, de composition, de concours de popularité sur Tumblr, de comédie physique, de sitcoms, de ships, de diégèse, de webcomics, de vallée dérangeante, de VSt et de soundfonts, de culture Internet du début des années 2000, de narrateurs, de VTubeuses, de Caillois et Huizinga, de Barthes et Derrida, de ROMhack, d’un RPG belge, de mèmes, de cyber-texte3, de Doki Doki Literature Club ! (qui revient étonnamment à plusieurs reprises dans le livre), de , de cercle magique, de Mel Brooks, de métanarration, voire de Bob l’Éponge.

Tout cela est bien désordonné. Commençons par quelque chose de plus simple et prenons un point de départ : un type qui nous vient du New Hampshire.

1  Vraie histoire. La piste Ghost Fight, issue de la bande originale du jeu, a été utilisée. Il semble d’ailleurs que M6 soit très inspiré par Undertale, puisque des internautes ont également repéré le morceau Sans. durant un journal télévisé, la même année. La télé pioche régulièrement dans les musiques de jeux vidéo pour agrémenter leurs programmes, mais des jeux indépendants comme Undertale ? C’est beaucoup plus rare.

2  Concept de vidéo dans lequel une personne joue à tout ou partie d’un jeu vidéo, tout en réagissant en temps réel à l’action.

3  À prononcer avec de la réverbération dans votre tête. Ou une voix de robot.

CHAPITRE 01

TOBY ET TEMMIE

AVANT UNDERTALE

LA FAMILLE FOX Ce livre traite d’Undertale, un jeu de Toby Fox. On va donc commencer par parler de Toby Fox.

Mais avant, j’aimerais rendre hommage à Mark Hayward. Ce journaliste travaille à l’Union Reader, un canard basé à Manchester, dans le New Hampshire. Fin 2020, il se demande à très juste titre qui peut bien être ce mec manifestement célèbre sur Internet et qui semble avoir grandi dans sa bonne ville. Ce genre d’article sur des parcours remarquables ne représente pas un exercice particulièrement atypique, surtout pour un quotidien local. Il contacte ainsi la famille Fox. La mère de Toby lui explique alors simplement que son fils n’accédera pas à sa sollicitation d’interview.

C’est dommage, mais ce n’est pas non plus la fin des haricots. Hayward se trouve sur place, il connaît tout le monde et parvient à rassembler les informations en interrogeant ceux qui ont croisé la route de Fox. Il en ressort un papier utile4, qui, en creux, brosse un portrait de l’intéressé malgré son refus de s’exprimer et permet de comprendre un peu de quel bois il est fait.

Tout ça pour dire que je me trouve en totale empathie avec Hayward, d’autant plus que, en dépit de mes demandes répétées, je n’ai pas non plus réussi à l’avoir pour ce livre !

Bon. Robert F. Fox, « Toby », naît en 1991 à Manchester, New Hampshire. Il est le fils de Robert et Barbara. Le papa est un conseiller en investissements financiers qui pratique la guitare de temps à autre, d’après Hayward qui « l’entend occasionnellement jouer en marchant à côté de la maison familiale ». La maman est, au moment de l’écriture de l’article, une assistante pédagogique à la retraite. Un foyer de classe moyenne de la côte est des États-Unis, a priori sans histoire, avec son petit fond attendu de religion : Toby s’associe un temps avec le groupe de jeunes de l’église épiscopalienne du coin.

Toby vit dans un milieu suffisamment aisé pour avoir un accès, peu restreint semble-t-il, au jeu vidéo. Il est de surcroît le troisième d’une fratrie de quatre garçons. Comme c’est le cas dans beaucoup de familles, les aînés jouent un rôle déterminant dans sa construction culturelle. Alors que Toby n’a que 4 ans, un de ses grands frères reçoit EarthBound « pour son anniversaire ou quoi », se souvient difficilement Toby. Un titre qui se révélera, mhh, important. En revanche, si vous lui demandez celui qu’il a le plus pratiqué dans sa vie, il citera un autre jeu dans lequel Ness – le protagoniste d’EarthBound – fait une apparition : Super Smash Bros. Melee5(2001) sur GameCube.

Ce qu’il faut retenir, c’est que Toby Fox peut ainsi se construire un bagage vidéoludique dès le plus jeune âge. L’accès au PC se révèle peut-être encore plus important. À 10 ans, c’est à un logiciel bien connu de création de jeux qu’il a l’occasion de s’essayer. « On a téléchargé RPG Maker 2000 et on a tenté de fabriquer des trucs bizarres6 », se remémore-t-il au micro du podcast de Game Informer en 2015. « Plus vieux, genre un an plus tard, j’ai commencé à utiliser GameMaker. » Des heures d’apprentissage qui ne seront pas perdues, car, pour rappel, il développera Undertale sous GameMaker Studio, une version ultérieure.

Un autre élément essentiel se trouve dans l’accès à Internet du jeune Toby. Non seulement ses sessions en ligne lui ouvrent tout un pan obscur du jeu vidéo, ainsi qu’une culture otaku7dans laquelle il s’immerge, mais elles lui permettent aussi de se construire socialement. Il intègre le forum Starmen.net, site de fans d’EarthBound, et en deviendra même un membre influent. Il se fait notamment remarquer grâce à la pratique du ROM hack. Pour les non-initiés, il s’agit de la discipline qui consiste à altérer les données d’un titre déjà existant et compilé – dans le cas de Fox, EarthBound – pour améliorer une expérience de jeu8ou en créer une autre, parfaitement inédite. L’exercice se révèle périlleux, car un rien peut corrompre l’intégrité de l’ensemble des données. Fox utilise l’outil PK Hack qui rend la manipulation bien plus aisée qu’avec un simple éditeur hexadécimal, mais ça reste quand même franchement coton. « Comme je l’ai appris à mes dépens avec mon précédent projet, plus on modifie différentes sections de façon variée, plus grande devient la probabilité que PK Hack fasse foirer la ROM, transformant le jeu en un désordre incohérent et gluant de données défectueuses et de tuiles de pixels régurgités » : voici la description que rédige Fox sur le post-mortem de son désormais célèbre Radiation’s Halloween Hack de 2008. Ce n’est pas son premier ROM hack, mais celui-ci marque les esprits grâce à une qualité bien plus haute que la moyenne des productions du forum, ainsi qu’une atmosphère particulièrement glauque9. Fox ne l’assume plus vraiment, d’ailleurs, cette création qu’il voit maintenant comme un « mauvais ROM hack avec des jurons ». Ça donne cependant une bonne idée de quel genre d’adolescent il était ; un peu edgy, rebelle.

« UN PEU BIZARRE, MAIS DANS LE BON SENS DU TERME » Toby devient collégien au Hillside Middle School, puis lycéen au Central High School de Manchester. Dans ces établissements, le jeune homme se fera remarquer pour son inventivité et sa capacité à faire les choses à sa façon.

« Il possédait une prestance parce qu’il était très créatif. J’imagine qu’on pouvait même dire qu’il était surprenant », se rappelle son ex-chef d’orchestre du lycée. « Toby était un gamin vraiment drôle, pas intimidé à l’idée de s’exprimer et d’apporter sa propre vision des choses », se souvient une de ses professeures d’anglais à cette période.

Même son de cloche du côté de ses camarades de l’époque. « Les gens l’aimaient bien. Il était toujours un peu bizarre, mais dans le bon sens du terme », explique une ancienne élève. « Il est doué dans tout ce qu’il entreprend, et il ne se sent pas obligé de plaire aux autres », raconte un autre.

Toby exprime sa créativité de différentes manières, en participant à la troupe de théâtre du lycée par exemple, mais surtout grâce à la musique. Un domaine qui ne devrait pas vraiment vous étonner, tant les compositions de Toby Fox sont aujourd’hui reconnues comme la pierre angulaire de son œuvre. Toby joue de la trompette dans l’orchestre durant sa scolarité. Cependant, c’est bien le piano qui demeure son instrument de prédilection. On pourrait alors imaginer un garçon mis sur les bancs très tôt, avec une instruction menée à la baguette pour le forcer à pratiquer ses gammes. Eh bien, son dilettantisme va certainement vous étonner.

« Je suis autodidacte. En gros, j’ai pris des cours de piano du CEI au CE2, et après, ça m’a gonflé », raconte à Game Informer celui qui ne sait pas encore qu’un jour, il composera des pistes entières pour des jeux Pokémon officiels. « Je me suis remis au piano pendant le lycée. Je me suis dit que j’avais envie de savoir interpréter les mélodies de Chrono Trigger au piano. Du coup, j’ai commencé à apprendre tout seul, et au bout d’un moment j’ai fini par créer ma propre musique. » Et d’ailleurs – en tout cas, en 2015 c’était encore le cas –, Toby Fox ne sait pas lire une partition10.

La fin du lycée marque également l’avènement d’une nouvelle ère pour Toby, celle de Homestuck. Un webcomic extrêmement important dans le début des années 2010. L’œuvre raconte une histoire de façon multimédia, avec images et son, et Toby Fox, admiratif, décide de créer des reprises au piano qu’il publie en ligne. Remarqué par Andrew Hussie, l’auteur, il intègre l’équipe musicale fin 2009, qu’il finit même par coordonner. L’amitié qui le lie à Hussie se révèle suffisamment forte pour que ce dernier, qui habite dans le Massachusetts voisin, le laisse squatter sa cave un temps, au début du développement d’Undertale.

Arrive 2010, une année importante pour Fox. Il rencontre pour la première fois en chair et en os ses potes de Starmen.netà l’occasion d’une sorte de petit séminaire organisé par les gérants du site à Gatlinburg, Tennessee. Par ailleurs, la toute première PAX East se tient à Boston, un salon annuel qui fait la part belle aux jeux indépendants. Homestuck devient un phénomène dont les fans commencent à se faire remarquer dans la vraie vie, et ils commencent à reconnaître le travail musical de Toby qui participe à des conventions11.

Surtout, c’est le départ à l’université. Il ne s’en va pas non plus à Perpète-lès-Oies, puisqu’il étudie les sciences de l’environnement à la Northeastern University de Boston, à une heure en voiture du domicile familial. Il obtient son diplôme en 2014 et rentrera chez ses parents. Il n’en repartira qu’en 2016.

TEMMIE CHANG Certes, Undertale représente surtout le fruit de l’imagination de Toby Fox. Mais dire qu’il est le seul artisan du titre est exagéré. Parlons de Temmie Chang, ou Tuyoki, comme elle se fait souvent appeler en ligne. Née en 1993, elle a deux ans de moins que Fox et récolte une part importante des lauriers matérialisés par le jeu.

Temmie Chang se découvre une passion pour les univers vidéo-ludiques très tôt, à l’époque où elle regardait son cousin jouer à Breath of Fire, un classique du J-RPG sur Super NES. L’ambiance lui tape dans l’œil, et plus encore le pixel art, tant ce style graphique se révèle capable de convoyer beaucoup d’émotions en montrant très peu. Autour de 2006, elle commence à comprendre qu’il est possible de produire de l’art numérique et de le partager sur Internet, notamment sur un site qui prend de plus en plus d’ampleur, DeviantArt. Sa famille l’encourage à poursuivre dans cette voie, ce qui la pousse à travailler son coup de stylet. En parallèle, d’autres créations pixelisées débarquent en ligne, par exemple les titres de 2004 Yume Nikki et Cave Story – ne vous en faites pas, on va très bientôt recroiser le chemin de ces deux-là dans ce livre – et avec eux de véritables fandoms12dont les membres fournissent de magnifiques illustrations et de formidables petits métrages d’animation. D’autres domaines commencent aussi à s’épanouir sur un Internet de plus en plus prolixe sur des questions considérées ailleurs comme geek et otaku : bandes dessinées, séries et films d’animation, en particulier japonais. Tout comme Toby Fox, elle voit très vite l’attrait des communautés et en devient une participante active, notamment grâce aux réseaux sociaux qui prennent petit à petit de l’ampleur.

Cet intérêt pour des champs culturels plus larges, plus actuels, lui vaut un regard réprobateur de la part de ses différents instructeurs pour qui tous ces sujets manquent de légitimité. Le refus de cette vision étriquée, mais répandue, de l’art la fait hésiter à se professionnaliser, mais elle opte finalement pour une formation en animation 2D qu’elle suit au Pratt Institute, un établissement à New York. Elle se retrouve alors entourée d’autres créatifs de son âge, issus du même univers qu’elle, qui lui apportent la validation qui lui faisait peut-être défaut ailleurs.

Le style de Temmie Chang va évoluer. Au départ cantonné aux personnages avec d’immenses yeux typiques des mangas des années 2000 et aux créatures aux allures d’adolescents13, son trait va s’épurer avec les années et la pratique. En plus d’une maîtrise de plus en plus grande dans le pixel art et l’animation, les lignes deviennent bien plus souples, ses sujets gagnent en dynamisme et en modernité. Sa colorisation s’adoucit et insuffle une fausse, mais tenace, impression nostalgique. Bref, elle s’invente une patte particulièrement reconnaissable, tout en conservant ses racines dans le manga et le jeu vidéo.

Tiens ? Un message de fan. Il se nomme Toby Fox, il adore ce qu’elle produit et aimerait savoir si elle est partante pour l’aider sur un petit projet perso de jeu qui s’appelle Undertale. « Grave ! » répond-elle. Après tout, travailler sur un jeu vidéo, c’est peut-être la collaboration parfaite pour une artiste dont les J-RPG rétros représentent les premières inspirations. Elle ne dessine pas tout dans le jeu, mais se charge des éléments les plus complexes. On parle ici de l’intégralité des cinématiques, toutes les illustrations très détaillées qui apparaissent parfois en jeu – quelques arrière-plans qui se dévoilent avec la parallaxe, ainsi que les boutiques –, de nombreux éléments plus modestes qu’il serait trop long de lister et plusieurs personnages dont… eh bien, les Temmies ! Ces espèces de chiens étranges, regroupés dans leur village à Waterfall, représentent évidemment un hommage à Temmie Chang. Leur design est dérivé d’un croquis qu’une autre artiste, Betty Kwong, avait fait d’elle, sans même savoir à quoi elle ressemblait, uniquement sur la base de son caractère et de la manière dont elle s’exprimait en ligne.

Avec Undertale sur les bras, Temmie Chang se retrouve dans un périlleux jonglage entre les devoirs qu’elle doit rendre dans le cadre de ses études14et le nombre important d’éléments graphiques à produire pour le jeu. Malgré cela, le duo fonctionne parfaitement. Ils possèdent les mêmes références, ils aiment les mêmes choses, ils s’entendent bien, ils s’envoient des photos de chiens mignons.

Undertale sort et il semble difficile d’imaginer meilleur retour sur investissement. D’un seul coup, son travail est mis sous le feu des projecteurs et un public encore plus grand qu’auparavant s’intéresse à elle. L’aspect pécuniaire se révèle également inespéré : elle qui s’était endettée pour payer son école, sans l’ombre d’une perspective claire quant à une prompte capacité de remboursement, parvient à solder ses comptes grâce à sa part des recettes du titre.

Aujourd’hui, Temmie Chang embrasse complètement sa carrière dans le divertissement. Elle travaille régulièrement avec le studio d’animation américain Yotta, réputé pour son savoir-faire sur de nombreuses séries, courts-métrages et jeux vidéo. Elle collabore avec WayForward sur la licence Shantae ou avec Team Meat sur Super Meat Boy Forever.

Du côté de ses projets personnels, ça se passe tout aussi bien. Elle sort deux petits jeux sous RPG Maker, Escaped Chasm (2019) et Dweller’s Empty Path (2020), sur lesquels Fox donne un coup de main côté musical, bien entendu. En 2020, elle lance son avatar de VTubeuse15et streame régulièrement sur sa chaîne Twitch. Début 2023, on y dénombre plus de 72000 followers. Bref, tout va bien pour elle, merci d’avoir demandé !

QUAND SOUDAIN, UNDERTALE

DÉMO, KICKSTARTER ET DÉVELOPPEMENT Le développement d’Undertale commence alors que Toby Fox étudie à l’université. Dans une interview accordée au magazine Famitsu en 2017, il donne même une fourchette relativement précise : décembre 2012. Au hasard de ses recherches sur RPG Maker 200016, il raconte avoir atterri sur un article Wikipedia traitant des tableaux – pas ceux qu’on trouve dans les salles de classe ou dans les musées – appelés arrays utilisés en informatique. Il comprend alors comment mettre à profit cette manière de structurer les données pour concevoir un système de boîtes de dialogue, puis de combat, ce qui deviendra l’acte de naissance de ce nouveau projet. Fox attaque le développement à proprement parler début janvier 2013.

Il réfléchit alors à plusieurs concepts et les écrit de façon brouillonne sur des feuilles que l’on retrouvera plus tard dans l’Undertale Art Book officiel. Tous ne finissent pas dans la version définitive, comme des règles particulièrement complexes de « points de karma » liés au fait de tuer ou d’épargner les monstres17– principe qui sera largement simplifié avec l’EXP –, ou bien des mécaniques de « phases » permettant de passer à travers certains projectiles – principe qui sera remanié à la faveur des couleurs bleue et orange. Cependant, d’autres se révèlent déjà bien formés dès le début et persistent, comme l’idée d’un boss final qui attaque le curseur du personnage directement dans les menus, qu’on retrouvera dans le duel contre Sans, ou la destruction par un adversaire de l’interface, comme le bouton « MERCY », explosé par Asgore en introduction de l’affrontement.

Début février, sur les forums de Starmen.net, Fox partage pour la première fois une image de développement. Il s’agit de la plus ancienne du projet. On peut y voir un écran de combat où l’on peut constater la présence d’une option « talk » au lieu de « ACT », « SPARE » au lieu de « MERCY », et « SPELL » qui sera tout bonnement retirée plus tard, comme vous vous en doutez.

Fox contacte alors Temmie Chang et s’affaire à confectionner une démo fonctionnelle. Il envoie à ses amis de la boutique en ligne Fangamer18un prototype intitulé GAMETEST_7 dans lequel beaucoup d’éléments graphiques manquent encore (notamment dans la cinématique d’intro) et qui s’arrête à la fin de la première zone, celle des ruines. Le 3 mai, ces derniers dévoilent son contenu durant un stream sur leur chaîne Twitch. Les personnes intéressées par la présentation n’ont pas à attendre bien longtemps avant de pouvoir s’y essayer elles-mêmes : le 23 mai, Fox en met une nouvelle version à disposition, aussi courte, mais plus peaufinée. Enfin, le 24 juin, forte de cet aperçu, la campagne de financement participatif sur Kickstarter est lancée ; Fox demande 5000 dollars. Notamment grâce à sa notoriété, tant sur les forums de Starmen.netque sur ceux consacrés à Homestuck, il en récupère plus de 51 000, répartis sur environ 2 400 contributeurs. Bon, eh bien, au boulot !

Fox se trouve dans la même situation que Temmie Chang et doit assurer les études. Les backers restent cependant au courant grâce à ses billets réguliers. Le 21 février 2014, il écrit : « Undertale approche des 50 % de complétion… Malheureusement, j’ai beaucoup de travail et je n’ai pas eu le temps de programmer depuis deux semaines, donc dépasser ce seuil de 50 risque de prendre un moment. […] La bonne nouvelle, c’est qu’une fois que j’aurai mon diplôme en avril, je pourrai consacrer tout mon temps sur le jeu et avancer comme jamais ! »

En juillet 2015, Toby en voit le bout et espère sortir Undertale en août. Il manquera cet objectif d’un mois et le mettra en ligne le 15 septembre au prix modique de dix dollars, ce qui n’est vraiment pas très cher pour un tel titre. Il estime à deux ans et sept mois le temps de développement. Et là, je vais donner mon opinion, pour avoir vu certains projets de ce calibre s’étaler sur des années et des années19. Le fait d’avoir tenu des délais pareils, pour un jeu indépendant conçu pratiquement tout seul, représente une sacrée performance. La régularité et la persévérance de Fox forcent un immense respect.

LE SUCCÈSUndertale devient un succès retentissant. Fox ne communiquera aucun chiffre, mais SteamSpy, un site Internet qui publie des estimations assez précises du nombre de ventes des titres disponibles sur Steam – la principale plateforme d’achat de jeux sur PC, source d’une écrasante majorité des ventes sur ce système, surtout en 2015 –, permet très rapidement de se rendre compte que le titre relève de la réussite commerciale. Le 22 décembre 2015, un article publié sur Medium par le créateur de SteamSpy juge qu’Undertale s’est écoulé à 530 000 exemplaires, ce qui le place dans les vingt jeux les plus vendus de l’année sur Steam. Pour un tel jeu qui ne bénéficie d’aucune campagne de communication, on se trouve au-delà de l’anomalie. Et ce n’est pas fini, grâce à un bouche-à-oreille de plus en plus intense, les ventes s’accélèrent encore, et début février 2016, Undertale double la mise en dépassant le million d’exemplaires. Les dernières données proposées par SteamSpy datent d’avril 2018 et placent le jeu à plus de 3,2 millions de copies écoulées sur Steam.

Ces chiffres ne prennent pas en compte les portages sur console. D’abord sur PlayStation Vita et PlayStation 4 en 2017 (en même temps qu’une version japonaise), puis sur Switch l’année suivante et, enfin, sur Xbox One en 2021.

Prenons quelques secondes pour remettre les choses en perspective. Généralement, les plateformes ponctionnent au maximum un tiers des recettes sur les ventes d’un jeu. Le reste revient à l’éditeur qui aura investi ses propres fonds en rémunérant le studio et en finançant tout l’aspect marketing.

Ici, c’est Toby Fox l’éditeur. Quant aux coûts de développement, ils sont à imputer, en gros, à lui-même et Temmie Chang. Les dépenses courantes de Fox sont d’autant plus réduites qu’il est vraisemblablement retourné vivre chez ses parents après l’obtention de son diplôme. Les coûts résiduels auront certainement été couverts par la somme de 50 000 dollars récoltée durant la campagne de financement participatif20. En tout cas, il ne serait pas si étonnant qu’il soit resté de l’argent à la fin.

Ajoutez à cela la part des produits dérivés très rapidement prise en charge par Fangamer tant la demande se révèle immense et je n’ai pas besoin de vous faire un dessin : Toby Fox se retrouve millionnaire.

L’année 2016 et une communauté parfois envahissante qui l’élève de plus en plus au rang de rockstar, il subit cependant une anxiété croissante. Lui, qui voulait simplement créer un titre pour ses amis, se découvre porté aux nues par des millions de joueurs qui voient en son « 8/10 », comme il le sanctionne lui-même, une révolution ludique et narrative. Il en avait déjà témoigné en ligne alors qu’il bénéficiait d’une petite notoriété grâce à Homestuck : Toby Fox n’est pas le plus grand adepte de l’idolâtrie à son endroit. « Comme un petit chien sous un coup de tonnerre, toute cette attention m’a stressé. Et à chaque fois qu’elle semblait se calmer, quelque chose la ravivait », raconte-t-il sur le Tumblr officiel du titre en septembre 2016. « Il ne s’agit que de mon expérience personnelle, mais bien que la renommée demeure sympathique, ça reste quelque chose d’effrayant pour les gens qui veulent une vie tranquille », explique-t-il encore dans le magazine Famitsu en 2023, précisant du même coup qu’il « le vit mieux maintenant ».

Alors qu’il se prêtait jusqu’à présent au jeu des interviews, y compris pour de modestes blogs, il décide de se réfugier dans la discrétion et de beaucoup moins s’exposer dans les médias spécialisés. Fox diminue également sa présence en ligne. Il va même plus loin et procède à un grand ménage dans les traces qu’il a laissées sur la Toile. Il efface son ancien blog personnel, il supprime ses tweets antérieurs à 2011, il demande à ses amis de Starmen.netd’oblitérer complètement toutes ses contributions au forum, il fauche son Tumblr en n’épargnant que quelques billets triés sur le volet.

Sur ce dernier, ou sur celui institutionnel d’Undertale, il intervient de temps à autre pour modérer sa communauté ou clarifier certaines choses concernant le copyright et les créations de fans. Sur Twitter, il publie quelques messages occasionnels, souvent pour partager une actualité liée au titre. Cependant, le temps où il écrivait très régulièrement sur différentes plateformes jusqu’à plusieurs fois par jour, avec un humour absurde prononcé, rempli à ras bord de mèmes et dans lesquels il donnait son avis, répondait aux nombreuses questions que des anonymes lui posaient et racontait sa vie, ce temps-là est bien révolu. « L’incroyable succès qu’il connaît ne l’a pas changé, bien qu’il ait un peu réduit ce qu’il montre au monde », diagnostique Reid Young, président de Fangamer et grand ami de Fox. « Il ne peut plus publier de messages comme avant. Il ne peut plus partir dans les mêmes délires, car il est très surveillé. » Fox lui-même confirme. « Ma vie a changé de façon permanente et elle ne redeviendra jamais comme avant », confie-t-il, un peu amer, au magazine Edge en 2017.

« WEEB DREAM » À côté de ça, la notoriété explosive d’Undertale au Japon permet à Fox de creuser son trou dans les cercles vidéoludiques de l’Archipel. S’il n’intervient plus vraiment dans les médias occidentaux, il accepte en revanche davantage de questions des publications japonaises.

En 2019, Masahiro Sakurai, le créateur de Kirby et de Super Smash Bros., déclare dans une présentation vidéo21qu’il a eu l’occasion de rencontrer Toby Fox. Pardon, il l’a invité chez lui. Pour jouer à Smash. Genre. OKLM. Fin 2021, Sakurai rend son ultime billet d’humeur pour le célèbre magazine Famitsu ; il les écrivait depuis 2003. Devinez qui débute sa petite carrière de chroniqueur dans le même magazine à partir de septembre 2022 ? Mhh ? Fox met d’ailleurs un point d’honneur à expliquer qu’il ne remplace pas Sakurai. Cependant, dire qu’il récupère le créneau, même si c’est pour parler d’autres sujets, ne me semble pas exagéré. On note aussi le big up fait à Fox par Sakurai au cours de l’année, quand ce dernier explique que si ses nouvelles vidéos sur la production de jeux publiées sur YouTube sont traduites en anglais, c’est grâce à Fox qui l’a mis en contact avec la société 8-4, celle-là même qui s’occupe de localiser Undertale et Deltarune en japonais. Tout ça pour dire que le courant entre Fox et Sakurai semble bien passer. En même temps, quand on sait à quel point Fox a poncé Melee, on pouvait s’y attendre.

Fox collabore également avec le studio Game Freak sur plusieurs titres dont il cosigne la bande originale, parmi lesquels Pokémon Épée et Bouclier (2019), Little Town Hero (2019) et Pokémon Écarlate et Violet (2022). Toujours côté musical, il donne un coup de main à beaucoup de monde sur énormément de projets. On le retrouve au générique de quelques jeux pour sa participation à la bande-son (Hiveswap, YIIK : A Postmodern RPG, OMORI). En 2022, il élabore une chanson dans le cadre d’une publicité japonaise pour Pocari Sweat, une boisson énergétique. Écoutez, pourquoi pas.

Plus intéressant, il est amené à souvent collaborer avec Camellia, un compositeur japonais de musique électronique très populaire. En 2020, les deux créent la bande originale de Dweller’s Empty Path, un jeu de Temmie Chang. L’année suivante, Toby Fox participe à une piste d’un album de Camellia. Enfin, en 2022, le duo produit Summerblue, une musique exclusive pour le titre d’arcade rythmique de Konami, Beatmania IIDX 30 Resident. Dernier fait d’arme particulièrement notable des deux loulous, toujours en 2022, ils composent et arrangent la nouvelle chanson de la VTubeuse japonaise extrêmement populaire Houshou Marine, I’m Your Treasure Box. Publiée le 30 juillet, la vidéo a été visionnée plus de 20 millions de fois en février 2023. Le clip, tant dans les paroles que l’animation, se révèle… mhh… pas très catholique, dirons-nous, et c’est peut-être la raison pour laquelle Fox signera avec un autre pseudonyme, U.Z Inu, abréviation du japonais « uzai inu », littéralement « annoying dog », le petit chien blanc qui représente Toby Fox dans Undertale et Deltarune22.

En somme, Toby Fox se retrouve à vivre un véritable weeb dream23. Lui qui a toujours été fasciné par la pop culture japonaise participe désormais activement à la construire. D’aucuns pensent même qu’il a déménagé dans l’Archipel. Personne n’en est vraiment sûr et son entourage fait très attention de garder cette information confidentielle. En tout cas, ce qu’on peut affirmer sans prendre trop de risques, c’est que s’il n’y habite pas, il s’y rend a minima très, très souvent.

4  Par exemple, avant cet article, la plupart des gens pensaient que Fox était originaire de Boston.

5  Il joue Captain Falcon, si ça vous intéresse.

6  Parmi ces trucs bizarres faits sous RPG Maker 2000, il y aurait eu un jeu Garfield dans lequel l’un des boss était un Odie géant portant le nom d’Odio. Je vous laisse faire ce que vous voulez de cette information.

7  Au Japon, le terme a longtemps été l’équivalent du geek occidental : des personnes qui s’adonnent à des activités d’intérieur (jeux vidéo, mangas, animes, etc.) et manquant parfois de sociabilité. Tout comme le terme geek, il s’est adouci avec le temps. Il désigne aujourd’hui tout aficionado de culture japonaise, partout dans le monde, sans réelle connotation sociale.

8  Certains ROM hacks permettent par exemple de traduire un jeu qui n’a jamais été officiellement localisé.

9  On y incarne Varik, personnage issu de Brandish 2 (1991). Il débarque dans le même monde qu’EarthBound, mais dans lequel Ness et ses amis meurent à la fin du jeu. Il y a du sang et des morts partout. Les personnages jurent comme des charretiers. Les ennemis ont des apparences monstrueuses.

10  Franchement, cette information devrait vous inciter à essayer plein de choses dans la vie, même si vous n’avez pas l’apprentissage académique.

11  Dans le chapitre 3, on reviendra longuement sur Starmen.netet Homestuck. Sans ces deux-là, Undertale ne serait certainement pas le même jeu.

12  Communautés liées à un univers de fiction spécifique.

13  Elle était vraiment à la croisée du manga, du jeu vidéo, de l’emo et du furry. Je n’ai pas été si étonné de trouver des dessins qui évoquent le style de Sonic par moment.

14  Dont un court-métrage d’animation de quatre minutes et demie, Potion Shop, publié le 6 mai 2015, qui représente son projet de fin d’études. Toby Fox a participé en fournissant quelques musiques ; certaines ressemblent à s’y méprendre à des pistes présentes dans Deltarune.

15  Mot-valise pour youtubeuse virtuelle. La différence avec des youtubeuses ou youtubeurs classiques, c’est qu’elles apparaissent à l’écran sous la forme d’un avatar animé en temps réel par les mouvements du corps de l’actrice ou de l’acteur, à l’aide d’une webcam. Les personnages incarnés arborent le plus souvent un style manga et anime flagrant. Au Japon, où la pratique est désormais très courante, la plupart des VTubers cachent leur véritable identité au grand public. Démocratisé autour de 2016, le VTubing représente une véritable lame de fond sur Twitch et YouTube. Ainsi, en 2022, la deuxième streameuse la plus regardée sur Twitch était Ironmouse, une VTubeuse.

16  Une relique de ce système apparaît dans le combat contre Sans, mais dans lequel le karma (« KR ») agit comme du simple poison.

17  À ce moment-là, il voulait concrétiser ce qui deviendra Deltarune en 2018. On approfondira ce sujet à la fin du livre, dans le chapitre 10.

18  Enseigne vendant des articles en lien avec le monde des jeux vidéo fondée par les mêmes qui ont créé Starmen.net, on y revient dans le chapitre 3.

19  À titre de comparaison, Owlboy (2016) a mis neuf ans pour être développé. OMORI (2020) six ans et demi, Chained Echoes (2022) sept ans. Et je ne jette pas l’opprobre sur ces projets : faire des jeux est difficile. A fortiori quand on est indépendant.

20  En réalité, pour la plus grosse partie de cette somme, il s’agissait d’une avance sur les ventes du jeu, dans la mesure où une copie était incluse avec toutes les contreparties. Une autre portion a servi à rémunérer les quelques personnes qui ont donné un coup de main. Enfin, une dernière a servi à payer les quelques produits dérivés promis aux près de cent trente contributeurs qui pouvaient y prétendre.

21  Dans laquelle il annonce par ailleurs un costume de personnage aux couleurs de Sans pour Super Smash Bros. Ultimate.

22  Bon, pour être tout à fait transparent sur cette anecdote, il n’y a aucun moyen d’être sûr à 100 % qu’U.Z Inu est bien Toby Fox. Cependant, un très convainquant faisceau d’indices donnent une probabilité de, allez, 99 %.

23  Abréviation de weeaboo, qui désigne les fans de pop culture japonaise. Et, euh, dream, ça veut dire « rêve ».

CHAPITRE 02

IRRÉVÉRENCIEUX, MAIS PLEIN DE RÉFÉRENCES

LES J-RPG EN JE T’AIME, MOI NON PLUS

L’ALLER-RETOUR D’UN GENRE MUTÉ ET TÊTU Pour saisir Undertale et ses références, il faut appréhender un genre, celui du J-RPG – pour japanese role-playing game, soit « jeu de rôle japonais » –, ainsi que l’endroit d’où il vient. Je ne vais pas vous refaire toute son histoire, d’autres livres le raconteront bien mieux que celui-ci, qui poursuit un objectif différent. Je m’apprête simplement à vous redonner de la manière la plus concise possible les clefs de compréhension de ce qui constitue fondamentalement un aller et un retour au-dessus du Pacifique.

Revenons très vite en 1974, aux États-Unis. Un des ouvrages les plus importants au monde paraît : Donjons et Dragons. Il laisse une empreinte si grande dans l’histoire du jeu de rôle sur table que son influence irradiera largement le domaine voisin du jeu vidéo. Car, voyez-vous, les nerds à lunettes qui s’adonnent à ce genre d’activités le samedi soir au lieu d’aller danser le disco sont, bizarrement, aussi ceux qui bossent dans les boîtes d’informatique ; ou a minima qui aiment bien bidouiller de l’ordi. Or, ça ne serait pas franchement le pied de remplacer Josh (qui, contrairement à ce qu’il prétend, reste infoutu de mener à bien une campagne après la première bière descendue) par une machine qui, elle, sait compter jusqu’à 20 ? « Si, bien sûr, casse-toi Josh », s’exclament simultanément des dizaines de développeurs avant de chercher activement à adapter les règles de D&D sur ordinateur. « Mais comment allons-nous faire pour toucher le grand public ? Les ordis font la taille d’un garage », se demande tout ce beau monde. Toc toc ! Qui est-là ? C’est Steve Wozniak et son immense barbe ! On est en 1977, et il vient de sortir l’Apple II qui, en plus d’avoir été pensé spécifiquement pour être plus compact qu’un garage, rencontre un vrai succès commercial. « Énorme », se disent alors les studios Sir-Tech et Origin Systems qui s’empressent de développer respectivement Wizardry et Ultima en 1981 pour la machine. Quatre ans plus tard, « 素晴らしいね24 », s’exclament Yuji Horii et Koichi Nakamura en tombant sur Wizardry au détour d’un salon professionnel consacré au Macintosh. Ils réfléchissent cinq minutes, en français cette fois-ci pour qu’on puisse comprendre, et concluent : « Si on s’inspire de ça et d’Ultima, qu’on rend les règles, genre, super simples à aborder, qu’on y ajoute des petits monstres tout mignons et qu’on balance ça sur la Famicom qui se trouve littéralement dans tous les foyers au Japon, je pense qu’on tient un truc. » Le truc en question s’intitule Dragon Quest (1986) et s’impose avec les années comme un véritable phénomène culturel et commercial dans l’Archipel. « Énorme25 », se dit alors Hironobu Sakaguchi, qui voulait créer son propre RPG façon Wizardry et Ultima depuis un bail et qui n’attendait qu’un prétexte pour convaincre Square de concevoir Final Fantasy (1987), qui devient lui aussi une institution avec le temps.

Le schisme que l’industrie perçoit entre le J-RPG et les RPG occidentaux (plus rarement appelés C-RPG, pour Computer RPG, ou encore w-RPG, pour Western RPG) apparaît sans doute autour de cette période. C’est le moment où un certain nombre de codes se retrouvent gravés dans le marbre : les J-RPG sortent sur console plutôt que sur ordinateur, ils se centrent davantage sur le combat que sur la discussion, l’univers est généralement issu du médiéval fantastique, l’influence du joueur sur le scénario reste extrêmement limitée, on incarne un personnage dont l’histoire est déjà écrite, l’esthétique et le style des dialogues sont inspirés des mangas, etc.

En somme, le genre mute au Japon et met quelques années avant de revenir en Occident. Durant les années 1990, on observe quelques tentatives de localisation de J-RPG sur le sol américain, notamment sur Super NES. Cependant, c’est bien Final Fantasy vii en 1997 sur PlayStation qui fait exploser sa popularité aux États-Unis ; et par extension dans le monde entier. Fin de l’antisèche.

Toby Fox, dans une interview de 2015, déclare ceci au site Game Informer : « En gros, j’ai joué à tous les RPG de la Super NES. Ils ont formé cette espèce de cocktail dans ma tête dans lequel je peux piocher à tout moment. » De quoi parle-t-il, au juste ? Il parle de Secret of Mana. Il parle de Chrono Trigger. Il parle de Final Fantasy VI(sorti sous le nom de Final Fantasy IIIaux États-Unis). Il parle des Breath of Fire. Il parle de Secret of Evermore. Il parle des Brandish.

Il parle finalement de tous ces jeux qui possèdent bien entendu leurs spécificités, mais dont les tropes et les similarités finissent par sauter aux yeux. La prophétie annonciatrice du héros qui sauve le monde. Le héros obstinément mutique, qui se réveille en retard, souvent pour aller à un quelconque rite initiatique. Les utilisations de l’imagerie chrétienne ou du folklore nordique. Les archétypes de personnages vus et revus : le paladin valeureux, la princesse à la destinée dissimulée, l’armoire à glace au grand cœur, le guerrier ténébreux au passé mystérieux. Les villages qui se ressemblent tous un peu, avec une auberge (« inn ») et un magasin. Et puisqu’on parle des échoppes, la possibilité de tout leur revendre, en dépit de toute logique économique. Les boss de fin possédant différentes formes successives, toutes plus imposantes les unes que les autres, au point d’en devenir des dieux, ou des monstres, ou les deux à la fois.

Durant l’ère NES, Super NES et PlayStation, force est de reconnaître que les J-RPG relèvent d’un cadre plus étriqué que d’autres types de jeux. Bien que certains titres tentent d’évacuer petit à petit ces lieux communs (et ce, dès la Super NES, on va le voir), ils restent soumis à des attentes plus importantes quant à ce qu’ils doivent contenir. Le genre est guindé. Toby Fox, bien que bercé par ces classiques, finit par les regarder d’un œil critique. Très critique, même. Il parle de leur longueur interminable : « Vous pouvez aller au cinéma, voir un film. Ça dure deux heures et ça peut vous bouleverser et vous combler. Pourquoi les RPG ont-ils besoin de durer cinquante heures ? », demandera-t-il, toujours à Game Informer26.

Il se plaint de leur manie à forcer le joueur à procéder à du grinding (combattre à répétition des monstres dans le but de devenir suffisamment fort et de passer des pics de difficulté, comme des boss) : « Je souhaitais que le grinding ne soit jamais nécessaire. Je sais que certains de mes amis possèdent un amour bizarre du grinding, mais moi, pas du tout. Donc je voulais le rendre aussi facultatif que possible. »

Il écorche ces quêtes annexes inintéressantes qui n’existent que dans un but de remplissage (les fameuses fetch quests ou quêtes FedEx, comme on s’est mis à les appeler par chez nous) : « Ça force à rebrousser chemin, chose que je n’aime pas vraiment. »

Quant aux tutoriels qui infantilisent (représentés de manière flagrante par Toriel dans Undertale), ils en prennent également pour leur grade, même si c’est un travers certainement plus récent : « Toriel est une parodie de tutoriel. J’ai joué à Skyward Sword et j’ai détesté le nombre de fois où Fay27vous donne la solution d’une énigme », explique-t-il en 2013 dans un blog consacré au développement de jeux vidéo. « Je me suis dit que si une personne s’inquiétait vraiment pour vous, alors elle ne se contenterait pas de vous donner les réponses. Elle résoudrait les énigmes et combattrait tous les monstres à votre place. C’est pour ça que [Toriel] vous tient littéralement la main durant toute une section du jeu. »

Par ailleurs, Toriel représente aussi un contre-pied intéressant à la mère classique des J-RPG, celle qui n’a finalement de mère que le nom. « Dans Pokémon, Mother, EarthBound, il y a ce trope de la mère qui n’est là que pour dire au revoir à son enfant de 10 ans qui s’en va découvrir le monde. Ce sont plus des symboles que des personnages. Même la mère de Mother 3, Hinawa, ne prend pas réellement part à la trame », déplore Fox. Difficile de lui donner tort, et cela explique l’écriture de Toriel, tellement investie dans son rôle de mère qu’elle ne laisse pas partir le protagoniste pour sa propre sécurité, le poussant carrément à la combattre.

Undertale se met ainsi en opposition par rapport à un cadre. Toutefois, il serait injuste de ne pas citer ledit cadre parmi les inspirations principales. Car, après tout, qu’elles le veuillent ou non, les œuvres à contre-courant dépendent in fine du courant contre lequel elles luttent.

LE J-RPG ET L’INTROSPECTION Ne voir dans l’histoire des J-RPG qu’une démarche monolithique sans aucune réflexion représenterait également une erreur : le genre n’a pas attendu Toby Fox pour se remettre ponctuellement en question. En réalité, dès Chrono Trigger – jeu que Fox tient en haute estime, notamment pour sa musique –, on trouve un exemple d’introspection. Ceux qui auront pratiqué le titre savent de quoi je parle, la séquence reste célébrissime : la scène du tribunal.

Chrono, le héros, se retrouve sur le banc des accusés pour avoir kidnappé la princesse qu’il vient en vérité de sauver. Le quiproquo basique. Le verdict rendu par le jury va dépendre d’actions qui n’ont strictement aucun rapport avec l’objet du procès, que le joueur aura ou non réalisées une heure avant, au tout début de sa partie, durant un festival. On parle ici de choses triviales : prendre ou laisser un repas qui traîne sur une table, aider ou pas une fillette à récupérer son chat, s’enquérir immédiatement du bien-être de la princesse après l’avoir fait trébucher par mégarde ou se précipiter pour ramasser son pendentif, l’attendre ou filer alors qu’elle est en train de choisir des friandises à un stand, etc. Le protagoniste peut être reconnu coupable ou, plus difficilement, acquitté, mais dans tous les cas, il finit en prison. Une récompense plus ou moins prestigieuse est cependant placée dans sa cellule en fonction du nombre de jurés qu’il a réussi à persuader de son innocence.

Impossible pour le joueur de 1995 qui découvre le titre de se douter une seule seconde que son attitude aura de telles répercussions dans le futur. L’effet se montre d’autant plus convaincant que les actions incriminées peuvent parfaitement être considérées comme banales dans un J-RPG. Si un objet se trouve là, on a le droit de le prendre. On devrait le prendre, même. Se dépêcher d’aller à la zone suivante pour voir ce que l’aventure nous réserve : un comportement normal dans un J-RPG, genre réputé pour traîner en longueur. Pour le dire autrement, en filigrane, ce n’est pas Chrono qui est jugé, mais bien celui qui tient la manette. Chrono Trigger, pendant ce court procès qui ne dure que quelques minutes, sort les actions du contexte du jeu pour les remettre dans la vraie vie. Aurais-tu volé ce repas dans le monde réel ? Te serais-tu jeté sur le bijou de la personne que tu viens de bousculer dans la rue avant même de t’assurer qu’elle va bien ?

Or voilà : la séquence a beau être parfaitement construite, elle ne représente pas particulièrement bien le reste du titre. Chrono Trigger demeure un J-RPG assez classique, relevant d’une aventure quelque peu linéaire, et ne semble tirer lui-même aucune leçon sur les notions de conséquences qu’il prend pourtant le temps de nous inculquer. Dans Moon : Remix RPG Adventure, sorti uniquement au Japon sur PlayStation en 1997, en revanche, c’est une tout autre histoire. On y incarne un jeune garçon en pyjama qui lance une partie d’un J-RPG typique de l’ère 16-bits : Moon. Une légende interminable s’affiche à l’écran, on apprend que la Lune a été dévorée, puis un héros en armure se met en route. Alors que le dragon est sur le point d’être occis, sur l’injonction de sa mère, l’enfant éteint le poste et va se coucher. Mais par un truchement magique et scénaristique, il se retrouve happé par la petite lucarne et projeté dans le monde du jeu. Réduit à l’état de fantôme invisible dans cet univers médiéval fantastique on ne peut plus classique, le gamin assiste aux actions du « héros » sous un autre angle. Il martyrise le paisible chien du village, il pille, il tue des monstres innocents. Le garçon s’évertue à réparer les dommages que ce « héros » provoque au nom de l’aventure et du gain de points d’expérience.

Le résumé du titre se suffit à lui-même : on se trouve exactement dans le même procédé que dans le tribunal de Chrono Trigger, à savoir la prise de recul sur un comportement qui nous paraît parfaitement normal en jeu en le remettant dans un contexte de vie réelle. La violence ne relève jamais de l’anodin, le fait de rentrer chez les gens et de fouiller dans les tiroirs non plus. Moon : Remix RPG Adventure étire simplement ce concept sur toute la longueur d’un titre. Toby Fox le cite ouvertement comme une influence importante pour Undertale qui reprend, peu ou prou, une méthodologie identique pour commenter ce détachement du joueur de J-RPG par rapport à ses propres actions. Cependant, il reconnaît aussi ne pas s’y être essayé avant la création d’Undertale, étant donné l’absence de localisation à l’époque28.

DES DÉMONS ET DES PLOMBIERS POUR SECOUER LE TOUR PAR TOUR Parmi les choses particulièrement codifiées des J-RPG, on note également les combats. Bien sûr, chacun possède ses spécificités et, de manière générale, les développeurs ont cherché à intégrer de plus en plus de temps réel dans leurs systèmes – l’ATB29des Final Fantasy et de Chrono Trigger représentant une certaine forme d’entre-deux. Cependant, dans l’ensemble, l’idée reste toujours la même, le groupe d’aventuriers se retrouve face à des adversaires et, à moins de fuir, il n’y a que deux conclusions possibles : l’un ou l’autre des deux camps doit perdre tous ses points de vie.

Toutefois (et pour le coup, c’est survenu très tôt), certaines rares séries ont choisi des approches différentes. Digital Devil Story : Megami Tensei (l’ancêtre de 1987 de ce que le grand public à l’international connaîtra sous les noms de Shin Megami Tensei et de Persona)