L'arbre turquoise - Bremond Jean-Luc - E-Book

L'arbre turquoise E-Book

Bremond Jean-Luc

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Beschreibung

Issus d’un mouvement anabaptiste, Ivan, Rachel et leur fils Mikhaïl, paysans épris de vérité, engagés dans le mouvement pacifiste tolstoïen, fuient la guerre civile en Russie pour trouver une terre de paix. De rencontres en péripéties, ils vont au-delà de la liberté à laquelle ils aspirent : ils découvrent la voie turquoise de la réconciliation, l’arbre de vie planté jadis par les grand-mères.

À PROPOS DE L'AUTEUR


Jean-Luc Bremond est né en 1964. Depuis de nombreuses années, il vit dans une communauté axée sur la non-violence où il exerce le métier de paysan boulanger et, quelques fois de potier. Il anime des ateliers de danses et pratique l’hypnose. C’est en marchant dans les grands espaces ventés du Haut-Languedoc, que des histoires sont nées pour devenir des romans.

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Bremond Jean-Luc

L’arbre turquoise

 

 

Ils vivaient hors du monde dans des fermes collectives pour se protéger ; ils refusaient l’impôt et les armes pour ne pas tuer. Parce qu’ils défendaient un seul baptême adulte librement choisi, ils furent persécutés et rejetés.

Les racines

Rapprochement

« Le problème, aujourd’hui, est le suivant, avec cette alternative : ou bien comprendre que nous rejetons tout enseignement moral et religieux et que notre vie se construit uniquement sur le pouvoir du plus fort, ou bien que notre devoir est de supprimer notre régime bâti sur la violence, avec ses impôts, ses institutions juridiques et policières et, avant tout, ses armées. »

Lev Nikolaïévitch Tolstoï

 

Hiver 1923

Une ligne de chevreuils ondulait vers la forêt en une vague dorée striée de blanc. Du haut de leur talus, une multitude de points jaunes et fixes les guettait. Les loups aux muscles serrés et babines retroussées dressèrent soudain leurs oreilles. Ils se détachèrent de leur proie pour s’écraser de l’autre côté de leur poste d’observation. Des migrants serpentaient entre les collines. Une traînée silencieuse de chaussures usées et de couvre-chefs poussiéreux. Depuis ses sommets ou de son fleuve, l’Oural les pleurait en de longues larmes enneigées. Une buée givrée de peur s’étirant dans les prairies nomades peuplées d’arbres esseulés, d’antilopes et de gerbilles. Comme les bras de la Volga, les fuyards ignoraient les frontières de la Russie. Ils piétinaient les herbes et les sables gelés de l’aride Kazakhstan puis déviaient vers les monts caucasiens, en évitant les villes ou les villages. Ils tricotaient leur voyage de mailles astrakans et cosaques pour toujours revenir en Russie ; leur berceau qui, telle une mère enserrant son enfant pour mieux s’en détacher, les aimantait à mesure qu’ils s’en éloignaient. Encore sous le choc de la guerre civile, de la désorganisation et de la famine qui en suivit, ils prenaient à leur tour les chemins de l’exil tracés avant eux par des millions de concitoyens. Un aller simple et sans retour. Les carnassiers abandonnèrent la chair convoitée des silhouettes au ventre creux, puis se retirèrent un à un.

Après avoir décidé d’une halte et choisi cinq gars pour monter la garde, le convoyeur ordonna à ses clients d’installer le bivouac à l’abri d’un rocher. Les célibataires s’activèrent à ramasser du combustible ou bien creusèrent des tranchées. Les mères étalèrent dans la poudreuse les tapis afin d’y coucher leur progéniture, soigner leurs engelures et les recouvrir d’épaisses couvertures ; en attendant que les pères fabriquent des tentes de fortune à l’aide de branches et de toiles. Couvertes de toits d’herbes à plume et d’armoise, les crèches improvisées accueillirent très vite les petits. Ivan y coucha le sien puis aida les autres familles à consolider leurs refuges. Rachel s’accorda un temps de répit auprès du chérubin. Les paupières fermées sur un visage détendu, ce dernier, Mikhaïl, semblait rêver d’un foyer douillet ou de mets sucrés. Il ne se plaignait pas vraiment du voyage ; un mois à braver le blizzard et la faim. Avec ses contemporains, sitôt le camp monté et en attendant le souper, il oubliait très vite le mutisme de la route, en riant, jouant avec les braises ou s’envoyant des boules de neige. Il ne se lamentait pas non plus du repas. L’indispensable thé, une soupe allégée où flottaient quelques morceaux de viande de chasse et de patate rationnées ; du pain de seigle au levain malté cuit dans la braise. L’unique menu de la journée. Le sarrasin, orge, avoine, blé et millet, les composants de la kacha, étant épuisés depuis longtemps. En un long soupir, Rachel se leva pour aider ses consœurs à imaginer un nouveau plat. En moins d’une heure, un cercle se forma autour d’un grand brasier. Un brouhaha silencieux et des pensées criantes d’abîme. Une posture éreintée dominée par le crépitement du feu. Au risque de les brûler, les flammes léchaient les visages creusés. Un incendie n’aurait pas suffi à réchauffer les corps transis ; ni un déluge pour purifier la mélancolie. Dans la roue insonore, Ivan et Rachel, vingt-sept ans révolus, se prirent la main et la serrèrent fortement pour ne plus la lâcher. Ils s’unirent dans le reflet tourmenté de leurs yeux noirs et bleus, légèrement bridés. Autour d’eux, les pleurs de bébé, gémissements de malades et conversations de jeunes gens habillaient la solitude des immigrés. Tel était le présent tissé de survie et de solidarité. Rachel s’allongea et ne tarda pas à plonger dans un sommeil profond. Coiffé d’une casquette comme la plupart des individus hommes ou femmes confondus, le chef d’expédition s’assit à côté d’Ivan avec deux tasses de thé brûlant.

« Le vent est tombé, commenta-t-il. Pourtant, je ne te cache pas que je suis inquiet. Les vivres sont presque épuisés et le temps est plus rude que jamais. »

Les deux hommes s’étaient rapprochés en raison de leurs origines communes des montagnes de l’Oural. La veille, le guide avait déjà mis en garde Ivan en cas de dissolution de la caravane. Un torrent de recommandations se résumant à ceci : ne compter que sur soi. Lorsqu’ils seraient parvenus à destination, la route ne ferait que commencer. Des phrases aussi tranchantes qu’une lame de couteau. Ivan se prépara à avaler une autre poignée de clous.

« Quels conseils vas-tu me prodiguer cette fois-ci ? s’enquit-il.

– Pour toi, ils sont gratuits.

– Pas la course, ironisa Ivan.

– J’en rajouterai un dernier, ignora l’Ouralien. Trouve-toi vite un coéquipier. »

Ivan se tut. Il savait que l’homme prenait de grands risques en le guidant hors du pays. Lors de la guerre civile, celui-ci avait fait passer bon nombre d’exilés. Propriétaire terrien, tel Lev Tolstoï, le noble converti dans ses dernières années à la pauvreté volontaire et au service des opprimés, le convoyeur avait vu les siens expulsés de chez eux, pillés puis incendiés. Les cendres recouvraient les récalcitrants à l’incorporation forcée. Il était devenu ouvrier et avait logé dans les maisons cossues des cités. Quand il avait croisé leurs anciens résidents, nommés « les poux » par Lénine, entassés dans les gares dans l’attente d’un providentiel train, il avait choisi de leur venir en aide.

Ivan avait un parcours tout différent. Paysan et pacifiste de souche, proche de Tolstoï dans sa non-résistance au mal par la violence, il avait pourtant défilé sous les drapeaux rubis glorifiant la victoire. Il revenait alors du front et ne réalisait pas encore l’ampleur de la révolution. Son fils était né la même année ; deux mois avant que n’éclate la guerre civile. Imprégné de ruralité, de collectivité et de religion depuis l’enfance, il vibrait au contact de la nature. Il souhaitait vivre en travaillant en commun avec ceux qui ne cherchaient pas à amasser exclusivement pour eux et leur famille les fruits de leur labeur. Au lieu de cela, il avait reçu un fusil et l’ordre d’expulser ceux qui restaient accrochés à leurs biens. De même que les parents de celui avec qui il partageait à présent le thé.

La honte lui fit détourner la tête ; un geste que son interlocuteur interpréta comme une fin de discussion. Sitôt le guide parti, un autre homme prit sa place. Ivan ne s’en étonna nullement. Il était courant de prolonger les veilles et profiter de la chaleur du feu. Au début, il n’y eut pas un mot, seulement la contemplation des flammes léchant la voûte étoilée. Puis le visiteur se trémoussa ; le signe avant-coureur d’une conversation. Ivan connaissait David, plus au travers de son fiston et de sa compagne que par sa propre relation. Depuis Oufa, les deux familles s’étaient réunies dans les jeux et l’entraide. Un quotidien intense et discret. Chacun gardant pour lui son intimité à l’exception de son prénom. Sans en comprendre la raison, Ivan avait évité jusque-là à approfondir les rencontres.

– As-tu des nouvelles sur notre équipée ? se renseigna David.

– Non, si ce n’est des recommandations.

– Comme ?

– De me rapprocher de compagnons de route.

– Peut-être ferai-je enfin partie de ceux-là.

L’allusion était teintée de tristesse et d’un doux reproche. Le visage d’Ivan s’enflamma de honte. Alors que son plexus se comprimait d’anxiété, il réalisa que plusieurs fois David avait essayé de développer une amitié. Il avait ignoré son offre, préférant se lamenter de solitude auprès de Rachel ; de l’égoïsme des gens incapables de voir au-delà de l’apparence. Il comprenait maintenant qu’il avait créé là son propre rejet. Il ne sut comment sortir de son embarras. David dévisagea Ivan aux sourcils épais, cheveux, collier de barbe et moustache châtains, iris sombres, pommettes saillantes, le pli des joues partant du nez à la bouche lui donnant un air de chien battu. Depuis les premiers jours, il avait perçu chez cet homme une douceur parfumée d’humilité. Il lui avait alors accordé sa confiance, pour trouver un allié dans l’épreuve. Un sourire, en effet, persistait sur ce visage gêné et grêlé de timidité ; la porte de son jardin secret. Un joyau de possibilité dans un écrin de bonté.

Tout en alimentant le feu, Ivan jaugea à son tour son acolyte à la barbe brune fournie et à l’enthousiasme contagieux, patriarche d’une nombreuse progéniture. Ce faisant, il ressentit en lui un onguent chaud et réconfortant. Celui qui guérit les blessures anciennes et assouplit le présent. Il fut tenté de lui dévoiler son nom. Un de ces patronymes à la consonance germanique, le stigmatisant ennemi du Tsar et des Bolcheviks, qu’il dut cacher, au début de l’âge adulte, pour se fondre dans l’anonymat ; trahissant ainsi sa lignée. Des opposants aux armes et à l’impôt ; un aveu de non-coopération aux efforts de l’état, donc des dissidents à combattre et à condamner.

Ivan ne se sentait pas encore prêt. En voyant les flammèches lécher l’obscurité, il écouta la respiration de ses voisins semblables à lui en tout point. Paysans éprouvés par les batailles, les collectes forcées ou le décès de leurs proches. Victimes de la famine, du typhus, de la police d’État et des camps d’internement parce qu’ils ne partageaient pas la vision du monde des dirigeants. « Hors la loi », fuyant les purges ou l’élimination planifiée : prêtres ou évêques, pacifistes, anciens militaires du tsar, opposants politiques, réels ou supposés, suspects, récalcitrants ou en marge de la société. David, soucieux d’alléger les tensions de son ami, chercha à lui insuffler de la détente et un peu de joie.

« Revenons à notre entente, si tu le veux bien. Nous serions heureux de vous accueillir dans notre clan. J’espère que vous viendrez avec nous aux États-Unis.

– J’en parlerai à Rachel, se surprit Ivan. Notre plan initial était de demeurer à proximité de la Russie.

– Eh bien soit, je te convierai par après à ma maigre table. Elle est garnie, faute de victuailles, d’une solide affection. »

Balalaïka

La steppe retenait les voyageurs dans les herbes hautes, denses, rases ou absentes ; elle ne leur permettait pas de se réfugier dans les arbres épars et buissons abondants. Le vent transportait les nuages et glaçait les pieds. Quand il retombait enfin et que des éclaircies réchauffaient la couenne, l’école de la nature ouvrait ses portes aux rires des enfants. Le guide les instruisait, pour leur survie, lors des courtes haltes au contact de l’immensité. Ils apprenaient en jouant. De toutes les traces d’animaux ailés ou terrestres, celles du loup retenaient leur attention. Les empreintes des canidés les suivaient depuis trop longtemps. Assez pour inquiéter le convoyeur soucieux de ne pas leur offrir un de ses petits protégés. Face à la longue ligne droite de trous profonds et espacés de quatre-vingts centimètres, il se rassura. Les carnassiers étaient en déplacement vers le nord, suite à une de leurs nombreuses divisions. L’homme saisit l’occasion pour transmettre à ses élèves sa préoccupation. Il y avait en effet des postes armés, non loin d’ici, qu’un coup de feu alerterait.

« À l’instar des loups, la sécurité tient à notre faculté de rester groupés, commença-t-il. Mais nous ne pouvons pas, comme eux, chasser sans bruit. »

La leçon se poursuivit en chuchotant.

Les louveteaux ne connaissaient pas les risques et, selon leur nature, certains étaient enclins à aller plus loin pour trouver un partenaire, rejoindre une meute ou en constituer une autre. Toutefois, ils avaient meilleur temps de demeurer avec les adultes pour acquérir de plus amples connaissances et expériences.

« Comme vous » appuya l’enseignant.

Si la caravane venait à se disperser, les gosses s’accrocheraient à leur famille et mettraient leur énergie pour reformer le convoi. Ou bien ils suivraient un des groupes jusqu’à la reformation de la grande troupe.

Tout à coup, le regard des gamins s’assombrit. Dans leur tête, des monstres géants surgissaient en poussant des cris d’horreur ; l’inquiétant signal de la séparation. Les battements de leur cœur s’accélèrent et leur ventre se contracta. Celui de Mikhaïl plus que tout. Du haut de ses cinq ans, bien qu’il eût grandi dans l’affection de ses parents, il ne se souvenait pas avoir vécu un seul jour sans détachement. Il se releva soudain et tira la manche de son instructeur. L’homme l’avait devancé. Au loin, l’écho renvoyait le claquement d’un fusil.

Courant jusqu’à l’essoufflement, son fils dans les bras, Rachel suivait une trentaine de personnes en quête d’un relief pour s’y affaler. Les gamins, après avoir semé la panique, bondissaient comme des chamois ou des bouquetins surveillant les pentes escarpées. Parvenus à une déclivité, les fuyards grimpèrent jusqu’au sommet puis dévalèrent de l’autre côté. Ils restèrent là, figés dans leur berceau de glace, à guetter une ombre ou un bruit pouvant les surprendre. La prairie enneigée, libre de mouvements, l’était aussi des êtres aimés. Dans l’affolement et sur les ordres du guide, plusieurs groupes s’étaient entraînés dans des directions opposées. Ivan était resté dans l’un d’eux. Rachel, la chair rougie par l’effort et le corps tremblant de froid, contenait son angoisse afin de ne pas la communiquer à son fiston. Des crissements de pas se rapprochaient des oreilles d’Ivan, alors enfoui dans un amas de neige. Leur campement avait été repéré. En silence, les militaires dégageaient les luges, tentes et baluchons cachés sommairement par leurs propriétaires. Ils enfonçaient leurs fusils dans les mamelons laiteux pouvant abriter les transfuges. Les frontières soviétiques ne laissaient plus s’expatrier les traites. Aguerris au climat extrême des steppes casaques, les soldats avaient tout le temps. Les réfugiés mourraient sûrement de leur apnée prolongée. Ceux-ci avaient trouvé, in extremis, une anfractuosité où ils s’étaient engouffrés ; ils en avaient obstrué l’ouverture. En veillant à ne pas éternuer, ils sondaient les bruits de bottes en se résignant peu à peu à être repérés. Ivan, serré contre eux, communiait, d’âme à âme, avec sa femme et son fils qu’il espérait hors de portée des armes ; il repoussait tant bien que mal l’épouvante qu’ils se soient perdus ou bien qu’ils fussent capturés.

 

La furie nomade soufflait la neige en de longues traînées sombres ; la terre noire qui, jadis, avait orienté les cavaliers et les marchands venus d’Asie centrale. Elle asséchait les cours d’eau reliant les lacs déjà peu profonds. Rien à voir cependant avec le blizzard mortel de l’Oural et de la Sibérie. En s’infiltrant dans les trous des moufles, le bâillement des semelles ou les accrocs des guêtres, composées de bandages, la bise vorace mordait les doigts et les orteils, au risque de faire chuter les infortunés. Ceux-ci, pour affronter la tempête, avaient dressé une haute muraille de branches ; derrière laquelle ils s’étaient blottis, privés pour certains de bagages et de couvertures perdus à jamais.

Les plus gaillards des fuyards, encordés à leurs compagnons eux-mêmes accrochés à leur rempart végétal, se risquèrent au-dehors pour y glaner les rares combustibles. De retour au camp, après avoir déposé leur fardeau, ils s’affalèrent contre les braises pour se laisser masser et servir du potage brûlant. La relève, tête baissée, pénétra à son tour dans la tourmente. Dès qu’ils furent revenus de leur collecte, de derrière leur fortin le guide encourageait ses clients, les félicitant pour leur intrépidité et leur dévouement à la collectivité. « Dans la solidarité se trouvait le cœur du communisme ! » criait-il. Les louanges ne s’adressaient pas qu’aux braves ; elles s’offraient en gerbes de compliments aux dames, piliers de la survie, qui répartissaient les vivres et le thé toujours chauds.

« De belles paroles, maugréa Ivan. Ce n’est pas lui qui s’y frotte. J’ai bien failli y rester.

– Et moi donc, renchérit David. La corde était tellement lâche, que j’ai cru qu’on l’avait coupée. Je me suis même demandé si mon nez et mes oreilles étaient encore là.

– Moi c’est les yeux, compléta Ivan. Il ne manquerait plus que je devienne aveugle. Je n’y retournerai pour rien au monde. »

Parmi les infirmières improvisées, soignant les engelures comme le moral, Rachel. Cheveux blonds et yeux bleu-gris, pommettes saillantes comme son mari, d’un caractère solaire enjouant la grisaille de l’hiver, elle se révélait une infatigable meneuse de groupe. Une fois seule, en revanche, elle semblait sombrer dans la déprime. Ce n’était pas seulement dû à la mésaventure de l’avant-veille où, durant une demi-journée, elle avait combattu l’alarmante séparation. Sans l’opiniâtreté du convoyeur expérimenté tant à la course qu’au pistage, ils ressembleraient tous aux fins arbustes tordus par le vent et figés dans l’échec. Quatre heures à geler sous la neige et bien plus à retrouver le reste du groupe désorienté vers l’est ou bien terré dans une cavité ; les pieds dans l’eau et la tête dans la boue. Aucun mot ne pouvait en exprimer le ressenti. Après une nuit sans sommeil, le corps en était meurtri. Rachel patientait, avec son amie et alliée Annah Mendelssohn ; leurs époux ayant pris leur tour de corvée. Les deux compagnes collaient leur dos à la chaleur des flammes en jetant une œillade à leurs bambins. Autour d’elles, les chansons rivalisaient avec le crépitement des branches et le ronflement du foyer. Au lieu de se joindre aux chanteurs, elles préférèrent se confier ; ce qu’elles avaient rarement eu l’occasion de faire jusqu’à présent. Annah venait d’une lignée juive originaire du Caucase par sa mère et de Crimée par son père. Avant de prendre la route de l’exil, elle vivait à Odessa.

« Dudel est issu d’une famille très religieuse de Pologne, précisa-t-elle.

« Dudel ? s’étonna Rachel.

– David. C’est drôle, je n’utilise ce diminutif que dans des occasions très intimes. Tu vois ce que je veux dire.

– J’imagine, gloussa Rachel. Je dois donc te paraître dévergondée en nommant à tout bout de champ mon Ivan : Vania. Pourtant, plus pudique que lui, tu meurs ! »

Elles s’esclaffèrent.

« Remarque, je devrais peut-être faire comme toi, plaisanta Rachel.

– Quoi ?

– Garder son surnom uniquement pour le lit. Ça semble efficace, quand je vois le nombre de tes gamins, pouffa-t-elle.

– Parfois, j’aimerais n’en avoir qu’un, lui retourna d’un air grave Annah. Surtout maintenant. »

Pour surmonter son embarras, Rachel s’épancha à son tour. Dans sa ferme, les femmes se soumettaient à leur mari, au nom des écritures bibliques. Elle s’était par conséquent éloignée du Livre bien que la religion lui collât à la peau. La discussion se porta sur la liberté dans leur pays ; inconciliable, selon Lénine, avec l’existence de l’État. Une forme de la dictature bourgeoise, toujours d’après lui. Tant qu’il y avait des riches parasites, il ne pouvait y avoir de réelle et véritable libération.

« Il y préfère la procédure, blagua Rachel. Son Dieu. »

Annah narra à son tour sa rébellion domestique. Lors de la grande révolution, elle avait jeté pantalon, blouse, blouson en cuir, pour les substituer par une robe, un chemisier, une veste en tissu et le notoire foulard rouge. Une coquetterie conforme, à laquelle elle avait rajouté une touche personnelle : des étoffes ornées de motifs traditionnels.

« Mes camarades, ouvrières, policières et militaires en ont été choquées ! »

Quand les vêtements de Paris arrivèrent, elle les avait adoptés. Puis elle avait paradé avec ses bijoux, robe blanche, chapeau rouge et col de fourrure ; contrairement aux autres membres de sa famille préférant la chemise boutonnée.

Rachel, un brin gênée par sa jupe et vareuse ternes, raconta son métier de bonnes dans les grandes maisons, avant la révolution, puis son existence d’ouvrière dans une usine de textiles.

« J’ai obtenu un congé lors des premières contractions. Un jour après l’accouchement, mon patron m’a rappelée d’urgence en me menaçant de licenciement. J’ai dû payer une nourrice. »

Annah lui relata sa vie de ménagère chez des nouveaux riches et de couturière dans un atelier, se partageant le soir entre l’entretien de leur unique chambre, les repas et l’élevage de ses gosses.

« Pour les naissances de mes derniers, je me suis acquittée de l’amende afin de bénéficier d’une semaine de répit et goûter à la joie de l’enfantement. »

Rachel avoua son engagement de politicienne.

« Avec quelques camarades, je me suis imposée dans les comités pour réclamer l’égalité des sexes. Certaines de mes collègues se sont vues affublées du titre d’héroïne prérévolutionnaire : anarchistes violentes ou pacifistes.

– Tu n’as pas eu cet honneur, blagua Annah.

– Disons que je ne le cherchais pas. »

Après avoir longtemps bataillé contre la présence féminine dans leurs réunions, les mâles abdiquèrent. Un pied de nez à la société patriarcale. Le divorce et l’avortement étaient désormais permis. Alors que, tournant le dos à la politique, les deux complices s’apprêtaient à chanter les joies simples dans les malheurs quotidiens, un violon et une balalaïka, rescapés des nombreuses fuites, appelèrent à refermer le cercle autour du foyer.

La danse

« C’est pourquoi aucun homme de bonne foi ne me confondra avec les révolutionnaires qui ont recours à la violence. »

Lev Nikolaïévitch Tolstoï

 

Une carcasse de cheval s’étalait sur le flanc droit ; la tête ahurie et le corps enflé, en partie dévoré. Juste à côté, une charogne entièrement décomposée ; une chèvre au crâne évanoui. Dubitatif, Mikhaïl se demanda qui avait bien pu décapiter le caprin. Il ne pouvait se douter qu’il s’agissait là d’un entraînement pour les jeux équestres traditionnels du prochain printemps. La jument, quant à elle, avait dû succomber à un effort intense ou mourir d’une crise cardiaque. L’enfant balaya la prairie plate, blanche et infinie. Elle ne l’avait pas lâché depuis l’entrée dans le pays des Kasaks ; les fiers cavaliers rivalisant avec les peuples voisins. Ébloui, de la neige jusqu’au ventre du fait de sa petite taille, les pieds et les doigts engourdis, Mikhaïl s’avança bon gré mal gré vers son objectif : la pente boiseuse s’élançant vers les hauts sommets. Il lui avait semblé entrevoir des ombres sautant de rocher en rocher. Téméraire avant l’heure, assoiffé d’espace pouvant l’éloigner pour un temps de la promiscuité, le bambin cherchait la moindre occasion pour se hisser au-dessus de l’atmosphère étouffante du convoi. Non pas qu’il fuît la routine, elle le réconfortait et lui donnait la sécurité ; il souffrait de l’anxiété de ses parents. Pour y pallier, il se rapprochait de sa classe d’âge et de son chef Aaron. Les gosses ne s’encombraient pas des commentaires des grands, sur la politique ou l’histoire du Kazaksthan ; la terre des Huns, Kaghans turcs, Khazars, Musulmans, Mongoles de la Horde d’or de Gengis Khan, Russes tsaristes et, maintenant, des Soviétiques. Ils imitaient la guerre et parodiaient l’exil pour libérer leurs tourments.

En se retournant vers le canasson, symbole du voyage intérieur et de la liberté de mouvement, Mikhaïl réalisa soudain qu’il s’était bel et bien perdu. Il fut pris de panique. Le linceul blanc se refermait sur la chenille trop précocement sortie. Piégé dans son propre élan, le papillon fondit en un fleuve de larmes et de cris de détresse. Le petit garçon voulait ses parents. Il s’étala sur la poudreuse en gémissant ; il agrandit son cercueil de ses mains et de ses pieds. Il s’enfonçait dans le désespoir quand, soudain, un hurlement lui fit relever la tête. Sur une plate-forme rocheuse, une bête le fixait.

Alors qu’ils étaient agrippés par la faim, l’obsession coutumière depuis des années et accrue en chemin, la peau des enfants se flétrissait, laissant sur leur visage creusé des yeux exorbitants. Leurs membres rapetissaient et leur ventre gonflait sur leur squelette saillant. Au menu quotidien, tout ce qui donnait le sentiment de mastiquer. Leur ingéniosité rivalisait en expériences diverses ; des découvertes surprenantes qu’il fallait mieux ne pas nommer. La route reculait à mesure qu’ils avançaient. Pour calmer leurs crampes, ils jouaient, couraient, sautaient jusqu’à tard dans la journée. Ils vivaient en tribu, de jour comme de nuit, dormaient et mangeaient ensemble. Grand de taille, l’aîné des Mendelssohn, Aaron, les menait avec autorité. Il se risquait parfois à franchir, avec sa meute, les interdits et les frontières imposées par les adultes. L’adolescent, peau claire, cheveux et yeux bruns, conduisit sa troupe au front et lui enjoignit de ramper jusqu’à l’ennemi : une roche pointue où les attendaient les archers meurtriers. Alors qu’Aaron s’apprêtait à donner le signal de l’assaut, il aperçut une ligne de marcheurs se dirigeant vers le campement. Il ordonna le repli et cria.

« Vite, une bande de voleurs ! »

Les hommes accoururent, prenant au passage les outils pour former un solide bouclier. Depuis son centre, le guide brossa de ses jumelles les supposés agresseurs. Des jeunes spectres chevelus et vêtus de misère, sans autre arme que leur volonté de survivre. Ivan se rapprocha du chef de convoi.

« Ce sont des orphelins de guerre, l’informa ce dernier. Ils nous suivent depuis longtemps.

– Tu le savais et tu n’as rien fait pour les aider ? s’indigna Ivan.

– Rien ne prouve qu’ils viennent de chez nous » ironisa le passeur.

Nombreux depuis la guerre civile, tels des vautours, ces mômes survivaient en Russie en pillant les granges, les blessés ou les macchabées. Ils s’étaient débrouillés jusque-là, sans adultes pour les dresser ; ils patienteraient ou bien ils traqueraient un autre convoi.

« Ne pourraient-ils pas se joindre à nous ? insista Ivan.

– D’où viens-tu donc pour secourir des moribonds au risque de mettre en danger ta vie et celle de tes camarades ? s’emporta l’escorteur. Ton fiston tient à peine sur ses pattes. Souhaites-tu l’enterrer en chemin ? Il y a peu, nous étions sur le point de perdre la moitié d’entre nous. L’heure approche où nous devrons nous séparer. À ce moment-là, tu agiras comme tu voudras ! »

De ses deux traits barrant un visage buriné, il toisa une dernière fois l’idéaliste, puis il convia ses clients à organiser la suite du voyage. Ivan serra les poings. Il était partagé entre la colère de s’être laissé rabaisser et le remords d’abandonner les victimes de l’égoïsme. Le convoyeur revint un fusil à la main. Il le propulsa sur le ventre de son contradicteur.

« Tiens ! Disperse-moi cette vermine et profites-en pour nous ramener de quoi manger ! »

Ivan resta pétrifié. David se rapprocha.

« Ses paroles m’inquiètent, confia-t-il. Nous ne tarderons pas à connaître notre sort. Sans le soutien du groupe, il nous faudra rajouter plusieurs trous à la ceinture.

– Comment peux-tu être aussi léger ? s’indigna Ivan.

– Et toi aussi stupide ! »

David se reprit.

« Pardonne-moi. Je suis terrorisé pour mes gosses. Ils se plaignent même en dormant. »

Les compagnons observèrent les fantômes aux casquettes trop longues ou trop étroites ; incroyablement discrets pour qu’ils ne les eussent pas remarqués et assez tenaces pour se risquer avec eux dans l’aventure au Kazakhstan.

« Ils se sont trouvé une famille, philosopha Ivan ; suffisamment irresponsable pour les laisser crever. Tiens ! Prends ce fusil. Je me suis assez compromis ; une honte pour mon père défunt.

– Il refusait les armes ? s’étonna David en acceptant l’instrument.

– Ça et d’autres choses.

– Je ne sais pas comment se déroule le ravitaillement dans ce pays, passa du coq-à-l’âne David. Si c’est comme en Russie, seule une minorité doit bénéficier de la répartition agricole et de l’aide internationale.

– Tu te préoccupes sérieusement de ça ?

– Disons que ça m’occupe. Au fait, changea de sujet David. Mon benjamin cherche Mikhaïl ; sais-tu où il est ?

– Je le croyais avec Aaron, paniqua Ivan. Il nous fait ça des fois. Une idée le prend et hop ! Il s’y accroche jusqu’à se perdre.

– Allons le chercher ! »

Quatre groupes se formèrent et se dispersèrent dans des directions opposées. Quel contraste ! Après avoir délaissé la bande de mioches errants, les camarades se mobilisaient à l’unisson au risque de gâcher la journée. Rachel, luttant contre l’angoisse lui serrant la gorge et martelant sa poitrine, interrogea parfois en les malmenant les gamins qui, de leur côté, exploraient leurs terrains de jeu ; en vain. Transpercé de chagrin et de peur, Ivan coursait avec frénésie ; incapable d’envisager la fin. David l’encourageait à ne pas céder à la panique.

Les équipes revinrent les unes après les autres, bredouilles et découragées. Pour repartir aussitôt vers les endroits les plus éloignés ; jusqu’aux vagabonds qu’ils firent reculer. Durant deux bonnes heures, se résignant peu à peu au pire et sur le point d’abandonner, elles ratissèrent les moindres recoins, rochers, déclivités et cavités, sans succès.

« Je suis désolé, informa le chef de convoi au père du disparu. Nous devons lever le camp.

– Je ne partirai pas d’ici ! cria, désespéré, Ivan. Je t’en prie, attends encore un peu.

– Soit, mais il faudra te résigner à ce qu’il ait été boulotté. Ce ne sera pas le premier dans ces contrées. »

Alors qu’Ivan et David reformaient les troupes, Moshe, le dernier des Mendelssohn, se rapprocha de sa maman, occupée à consoler Rachel, et lui tira la jupe.

« Je l’ai vu partir vers la montagne.

– Quand ? s’enquit Annah.

– Je ne sais pas. »

Sur un coup de sang, Rachel attrapa le bambin par le col et le secoua énergiquement.

« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ! Imbécile. Tu nous as fait perdre beaucoup de temps ! »

Annah essuya les larmes et la morve de son benjamin.

« Montre-moi où tu l’as vu pour la dernière fois » lui demanda-t-elle calmement.

Rachel fixa le doigt du petit et, dans un élan d’espoir, se précipita vers son mari.

Ivan, David et Aaron grimpèrent sur un mamelon. Ils se statufièrent sitôt parvenus au sommet. Trois stalagmites dans la grotte de l’extraordinaire. Dans un creux déneigé par d’amples mouvements, Mikhaïl jouait avec un loup blanc. Une danse fantastique, un balai aussi gracieux qu’insolite. L’un riait, l’autre sautait sans bruit. Couché sur le ventre au côté de ses compagnons, Ivan s’apprêta à bondir pour sauver son fiston. Mikhaïl lui facilita la tâche. Alors qu’il posait sa paume sur l’encolure de son partenaire de jeu, le loup, les muscles tendus par le viol de sa limite de protection, en se dégageant, fit tomber le téméraire à la renverse. L’animal redressa les oreilles. Il avait senti la présence des humains. En un saut agile, il bondit en haut de l’excavation et disparut derrière une barre rocheuse. Ivan se précipita sur son fils, avec une forte envie de lui administrer une bonne correction. Il se ravisa. Après avoir relevé l’insensé, il le colla contre lui tant il était soulagé de le retrouver en vie.

Une fois de retour au campement, en croisant les visages des hommes, des femmes et de ses camarades, Mikhaïl comprit qu’il payerait cher son excursion. Les yeux le fuyaient, les bouches se fermaient et les fronts se plissaient. Il reçut une puissante fessée de la part de sa maman. Ruisselant de larmes, secoué par mille sanglots, il ne put entendre le verdict du convoyeur.

« Tu resteras attaché en laisse et isolé de tes copains ; jusqu’à nouvel ordre. Quant au papa, plutôt que de se lamenter sur le sort des miséreux, il ferait mieux de surveiller et sanctionner comme il se doit son rejeton. Au moins, je sais qui commande dans cette famille. C’est bon à savoir. »

Rabaissé dans son estime, Ivan garda le silence. Il esquiva la réprimande de sa compagne, empoigna son garçon et lui noua une ficelle à la jambe.

Les pélicans

« La formule morale, la plus simple et courte, c’est de se faire servir par les autres aussi peu que possible, et de servir les autres autant que possible. D’exiger des autres le moins possible et de leur donner le plus possible. »

Lev Nikolaïévitch Tolstoï

 

Printemps 1924

Serrés majestueusement en des bataillons de soldats désarmés, les arbres ployaient sous la neige abondante ; tels des vigies vaincues. Leurs feuilles fécondaient les terres labourées par les villageois alentour. L’extrême froid était resté dans les steppes arides, neigeuses ou pluvieuses selon les caprices du temps. Après avoir traversé le pays des Kalmouks, les Mongols, jadis à l’Ouest de leur conquête et maintenant immigrés en nombre du fait de leur ralliement aux Russes blancs, le convoi atteignait le Caucase ; à nouveau la Russie. La douceur et la verdure du printemps gonflaient les rivières en des grognements assourdissants. Ivan, le dos tourné à la chaîne de montagnes coiffées de crème, regarda le guide se fondre au Nord, vers une dépression pour ne pas être repéré. À ses côtés, les camarades s’accolaient ou s’embrassaient ; certains faisaient le guet pour surveiller des troupes armées. Un chant tzigane et russe sortit des rangs ; un murmure poignant. Les larmes roulèrent sur les visages burinés. Tels des ruisseaux, elles rejoindraient la mer trouble et incertaine de la clandestinité. Les réfugiés se dispersèrent selon l’itinéraire préalablement fixé. Après avoir longtemps gardé la main en l’air, jusqu’à ce que disparaissent ses frères d’exil, Ivan détourna le regard vers la grande plaine où il se rendrait bientôt avec les siens et ses alliés.

Rachel avait repéré un lac offrant sa pureté à quiconque aurait l’audace de s’y enfoncer, tant il était glacial. Après avoir ôté son manteau, ne gardant que son chemisier et sa jupe, elle dénuda son fiston puis, le prenant dans les bras, plongea dans les flots. La peau violacée, Mikhaïl ne sut s’il devait rire ou hurler. Il se détendit en voyant venir à lui ses camarades dans leur costume de naissance. Les jeux ne durèrent pas longtemps. Sur la berge inondée de soleil, leurs mères les attendaient pour une séance de décrassage et d’épouillage. Les deux hommes, assis sur un rocher, fixaient les monts du Caucase, au Sud et à l’Ouest, couverts de rhododendrons ou d’arbres de fer. Un tapis rosacé et doré. Sur les pentes, quelques chèvres broutaient.

« Voilà, mon ami, commença David. Nous lèverons réellement l’ancre une fois rendus sur la mer Noire. Je propose que nous campions au bord de ce lac, passa-t-il du coq-à-l’âne. Ça me soulagerait de rester plusieurs jours à la même place. Pour le repos et pour faire plus ample connaissance.

– Nous demanderons à nos femmes. »

David sourit.

« Parle-moi de Tolstoï, enchaîna-t-il. Je le connais par ses romans, spécialement Anna Karénine ; je te laisse deviner pourquoi. Beaucoup moins pour ses rébellions contre l’Église. Ce qui lui a valu son excommunication. Beaucoup d’intellectuels lui ont reproché ses délires mystiques.

– C’est sur cette voie que je l’ai suivi, se braqua Ivan. Je n’ai pas eu l’occasion de lire sa période aristocratique. Trop occupé à travailler de mes mains, en commun, comme il le recommandait, ironisa-t-il.

– Oy ! oy ! Je crois que j’ai touché un point sensible. Est-ce là une critique du monde intellectuel et bourgeois auquel j’appartiens ?

– Tu as une oreille de jugement, mon ami. Non. Je t’expose mes valeurs. Cohérence, liberté et respect. Ou peut-être des croyances ; celles qui me viennent de ma famille anabaptiste vivant en communauté de biens.

– J’ai connu le travail manuel sur le tard, avec l’effondrement de mon monde. Plus par contrainte que par choix.

– Il m’apporte un grand bonheur, se délecta Ivan. Je trépigne de toucher à nouveau la terre et le métal. »

Les deux hommes observèrent leurs garçons se faire raccourcir les cheveux et leurs pantalons troués. À la vue de leurs membres amaigris, telles de vieilles branches desséchées, leur estomac se noua sur un jet de vomi.

« À l’aube de notre vie d’adulte, reprit la parole Ivan, Rachel et moi avons fréquenté un groupe s’inspirant de Lev Tolstoï. Il n’aimait pas qu’on parle de mouvement. Aussi, nous axions nos réunions sur des sujets philosophiques, nos actions sur l’entraide sociale, notre quotidien commun et la simplicité. Nous nous rencontrions chez l’un d’entre nous possédant un appartement et quelquefois dans des restaurants végétariens. Avant qu’elles ne fussent détruites, nous avons rejoint une communauté agricole issue de notre groupe à Perm puis, pour quelques mois, dans la ferme vie et travail délocalisée en Sibérie suite à la collectivisation.

– Pacifiste, Chrétien et végétarien, ouah ! taquina David. Et quoi encore ?

– Pas de serments, de colère ni de haine de l’ennemi. Pour Rachel et moi, bien qu’il fût l’énoncé de notre éducation, ce plan n’était pas pour autant facile. »

David ressentit l’émotion de son ami. Il ne sut l’interpréter et ne voulut pas la démasquer. Aussi, par respect, changea-t-il de sujet. Il proposa de se rendre seul au village pour s’approvisionner pendant qu’Ivan installerait le camp. Réprimant la peur amarrée à son ventre, Annah approuva et envoya les gamins glaner du bois.

Trois jours et trois nuits ; un risque bénéfique de repos.

Un temps sans souci à rire et à se baigner. Du matin au soir, les adultes prenaient chacun leur quart sur le promontoire leur servant de mirador. Les uns