Un pays une communauté - Bremond Jean-Luc - E-Book

Un pays une communauté E-Book

Bremond Jean-Luc

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Beschreibung

Un homme issu d'une famille de marins bretons nourrit des aspirations artistiques et communautaires.

Laurent, le douzième d’une famille pauvre de marins bretons, rebelle à son éducation et extrêmement inhibé, aspire à vivre en communauté. Dans ce pays, il traverse les saisons de l’introspection, du dévouement, de la créativité, des actions et des découvertes, durant lesquelles il sort de sa réserve. Il se heurte toutefois à la dureté des relations mais aussi à leur riche originalité. Alors qu’il se découvre être un artiste fécond, il se lie à une personne dont il ne parvient plus à s’échapper.

Laurent arrivera-t-il à se retrouver au sein de cette communauté et dans cette relation aliéante ? Embarquez-vous dans un roman familial riche en émotions !

EXTRAIT

Laurent ne répondit pas, tant il était sidéré par le changement brutal de ton. Tout sonnait faux dans ce monologue doucereux autant que culpabilisant. Depuis leur première rencontre, elle l’avait flatté, encensé de noblesse, lui racontant des sornettes sur ses expériences mystiques et ses graves maladies. Alors qu’elle se présentait comme la plus fidèle des amantes, elle harponnait d’autres poissons, comme lui, avec des appâts mielleux pouvant les coller au lit. Bien qu’il vît clairement le jeu paradoxal de son aimée, il se sentait cependant incapable de se dégager de sa cage privée de clé. « Tu ne dis rien ? se fâcha Valérie. J’ai fait un pas exceptionnel en m’excusant, tu pourrais en faire autant ! poursuivit-elle sur un ton de reproche. Je suis ici pour toi, je vais t’aider à guérir ta timidité, tes tendances dépressives, ton extrême sensibilité, fais-moi confiance, enchaîna-t-elle avec encouragements. Je sais que tu me blâmes d’avoir flirté avec Fred, je ne suis pas allé plus loin, car il est complètement fou, comme ils le sont tous dans la communauté, se ravisa-t-elle.
— Alors, pourquoi y retourner ? Tu m’as déjà dit cela, qui me prouve que tu ne recommenceras pas ?
— Parce que je t’aime et que tu as besoin de moi. Sans moi, tu te feras manger tout cru, tu n’as pas les défenses nécessaires pour affronter l’existence. Tu te laisses insulter et tu ne réagis pas. Ta mère a une emprise sur toi et tu es incapable de couper le cordon. Pour devenir un homme, tu dois apprendre à te battre, je t’aiderai à grandir.
— Je ne suis pas ton enfant.
— Non, mais mon amant. Je te demande juste de ne pas t’attacher à moi. Tu peux entretenir d’autres relations. Seulement je te préviens, si j’apprends que tu flirtes avec une fille ou que tu passes trop de temps en dehors de notre chambre, ce sera la preuve que tu n’as pas d’amour pour moi.
— Infidèle dans la fidélité.
— Cesse ton sarcasme ! Ne me ridiculise pas encore une fois ! Tu ne peux pas savoir ma honte quand j’ai expliqué que j’allais te rechercher. Je ne reviendrai pas sans toi. Tu sais bien que la communauté et moi nous sommes liés, voudrais-tu te séparer des deux en même temps ? Que vas-tu faire sans nous ? Tu m’as prouvé que tu m’aimais. Si un enfant naît, assumeras-tu ta responsabilité ou me laisseras-tu seule avec lui ? Tu seras un bon père, c’est certain, et moi une bonne mère avec ton soutien. Me rendras-tu mon pardon ? »
Laurent, anéanti, terrorisé, dégoulinant de sueurs froides, mais curieusement rasséréné, prononça son invraisemblable décision.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Luc Bremond est né en 1964. Depuis de nombreuses années, il vit avec sa famille dans une communauté axée sur la non-violence où il exerce le métier de boulanger et de potier. Il joue de la musique et anime des ateliers de danse traditionnelle. C’est en marchant dans les grands espaces ventés du haut Languedoc que des histoires sont nées, nourries de la richesse de l’expérience communautaire.

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Jean-Luc Bremond

Un pays, une communauté

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Luc Bremond

ISBN 978-2-85113-843-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants causes, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je suis arrivé, la communauté comme moyen. Je me suis arrêté, la communauté comme chemin. J’ai persévéré, la communauté comme passage. Puis je me suis retourné, ai fait face et traversé.

Prologue

Le signe

Le demi-cercle est prêt ; il attend les instruments, binious et bombardes. Accrochés l’un à l’autre, les petits doigts enroulent et déroulent les bras accoudés des danseurs. En se dépassant sur la gauche, les sabots marquent trois temps et une suspension ; sur place, ils font la même chose du pied opposé. La mélodie change, c’est le signal pour retourner la danse. Après avoir fait deux fois le pas de l’An-Dro, les villageois les répètent sur place en levant puis en baissant les bras. Sitôt fait, ils vont au centre en frappant des mains sur le troisième temps, virevoltent sur l’épaule droite ; même pas vers l’extérieur en achevant le tour. Et c’est reparti au bon vouloir des musiciens.

***

« Chers Erwan, je suis arrivé au Radeau. Je te livre mes premières impressions. Tout d’abord, un sentiment d’étrangeté, voire d’insolite. Un accueil décapant destiné à te décourager. Des gens discutant longtemps, parfois en s’engueulant. Des enfants délurés, t’interrogeant, te souriant ou t’envoyant des pierres à l’arrivée. Des réunions interminables, d’où les participants ressortent nerveux ou ébranlés. Des repas avec tout le monde, expédiés en peu de temps. Les membres toujours affairés. Le dortoir systématique, même s’il y a des chambres disponibles. Enfin des soupers entre volontaires, à parler des engagés ou à écouter les enseignements d’un gourou en herbe. Puis le travail te happe pour la journée. Un océan de carottes à désherber, des roches à enlever, des souches à arracher. Point de fouet pour les esclaves, ni paroles, seulement la peur d’être jugé pour son labeur mal fait. La nuit sur un matelas défoncé, enveloppé dans des couvertures mitées, à entendre les ronflements de son compagnon de chambrée.

Tu peux constater mon enthousiasme délirant pour la communauté, à moins qu’il relève d’un profond masochisme. Quand tu auras terminé tes études, tu pourras me faire un bilan psychologique. Mais ne t’inquiète pas, je ne reste qu’une semaine, dans l’espoir de comprendre quels sont les buts recherchés par le collectif. Ton ami Laurent. »

Celui qui marche entre ciel et terre est saisi par le mutisme des pierres, émerveillé par les versants garnis de sapins émeraude qui tentent leur ascension vers les hautes cimes blanches. Une percée dorée laisse apparaître une tâche azurée, un rayon ambré se répand sur l’adret fleuri de gentianes. Une ombre alarmante nappe l’ubac et ses pâturages. Le soleil se fond dans la mer ivoirine. Le silence.

Montant toujours plus haut vers le petit col conduisant vers des mazots anciens, en bois sombre et massif, enfoncés dans la poudreuse mais aux toits encore dénudés, Laurent marchait péniblement sur la crête séparant les deux vallées. Il déblayait chaque roche ensevelie dans l’oubli, afin d’y lire les marques jaunes qu’il suivait depuis la plaine. La neige était tombée la nuit, assiégeant la route en une immensité lactescente. Perdu, embrasé par l’affolement, le cœur cognant sous sa poitrine mouillée, le marcheur balayait des yeux les passes argentées, à la recherche d’une issue vers la sécurité. Pourquoi n’avait-il pas renoncé ? Par fierté, opiniâtreté ou bien par folie ? Il n’était plus temps de s’en inquiéter, seul comptait la porte qui le mènerait vers le chaud foyer du petit chalet, sa retraite de discernement. La porte ? Deux traces dans la neige, longues et parallèles. Un skieur solitaire glissant dans les vents de liberté ou bien un traîneau imaginaire sur une route de lait ? Ce ne pouvait être des gamins, ni même des bûcherons. Rassuré par la présence des empreintes, Laurent décida de suivre les lignes creuses qui menaient à un pas surélevé. La piste se déroulait sous ses pieds, emportant au loin effort, panique et désespoir.

Deux cornes brunes se dressaient, droites et pointues, sur la brèche entre des roches drues. Un chamois attendait l’humain perdu pour le guider vers une issue. « Qu’est-ce que tu attends, viens, ne traîne pas ! » C’était là ce qu’entendait le marcheur, avec la sereine conviction que l’animal sauvage lui indiquait le chemin, tels les dauphins qui, dans l’océan, déviaient les marins des récifs pouvant les emporter par le fond. Un regain d’espérance, une fontaine de reconnaissance jaillissant au tréfonds de l’imprudent. Arrivé à cinquante mètres du sommet, le jeune homme découvrit avec surprise que le chamois n’était pas seul ; son clan était couché sur le pré baigné par le soleil printanier. À son approche, les chèvres bondirent soudain en débandade, les unes sur les pentes escarpées, les autres dans le pierrier au risque de se fracasser les os. Le col était vide de la présence salvatrice, toutefois il s’ouvrait sur une voie balisée. Réconforté, Laurent s’enfonça jusqu’aux genoux dans la poudreuse et dégringola entre deux saillies. Il admira au passage les monts scintillants apparaissant derrière la crête. La nuit approchait. Il lui fallait s’engouffrer dans le vallon, rejoindre le torrent tumultueux, gagner les premiers mayens puis l’alpage, enfin la route le conduisant au train. À l’aide de sa crémaillère, l’engin l’entraînerait jusqu’au village. Les forces l’abandonnaient dans le couchant du désespoir, il ne pouvait compter que sur l’énergie de la volonté.

Derrière une déclivité, un des chamois l’attendait, isolé de sa horde pour achever ce qu’il avait entrepris : cueillir à nouveau le pêcheur dans son filet pour le déverser hors du danger ? Son être entier chantant la reconnaissance, Laurent salua le dauphin des montagnes ; sans un geste, afin ne pas l’effrayer. L’éclaireur cornu poursuivit sa route, en de multiples allers-retours, pour s’assurer que son protégé le suivait sans s’écarter, puis il disparut définitivement derrière les roches. Le randonneur aperçut alors un large sentier bien entretenu qui plongeait dans le vallon rocailleux. Les jambes flageolantes, il marcha mollement sur un tapis de crocus défiant la neige fondue, jusqu’à des raccards utilisés l’été pour la saison d’alpage.

Assis sur un banc ensoleillé, Laurent respira les rayons chauds qui dardaient sur son torse moite. Il laissa son corps se détendre et s’accorder avec la nature bruissante du chant des choucas, à l’unisson avec le grondement de l’eau tourbillonnante d’écume. Les yeux clos, il pensa à ses projets. Des images joyeuses se mirent à danser devant lui ; il les confia à la brise légère soulevant ses cheveux roux, épais et brillants, séchant la sueur qui perlait sur son visage souriant, lui murmurant des chants d’harmonie. Il se parla à lui-même.

« Le chamois est apparu alors que tout mon être tendait à la survie, j’ai maintenant la certitude que je dois lâcher la résistance et avancer dans la vie. Oui, je retourne pour un temps à la communauté ! »

Laurent sentit une présence à ses côtés. Il se retourna machinalement vers les cimes. L’animal était là, à deux cents mètres de la cabane, fixant son protégé. « Va maintenant, tu es sauvé. » Laurent observa la bête brune et blanche s’éloigner. Un clin d’œil de la nature. Non pas un miracle, mais un signe qui lui avait permis d’improviser dans les difficultés. La quiétude. Les dégradés jades et flamboyants d’avril se fondaient en un feu orangé, il était temps pour le voyageur de rentrer avec, désormais, le réconfort de la paix.

Printemps

Introspection

Les notions enferment l’être qui doit s’ouvrir, les idées malmènent la confiance qui doit grandir.

Aspiration

En arrivant dans un lieu de langue et de culture inconnues, le voyageur place l’écoute attentive dans ses sens. Le corps en alerte, les yeux sur des détails insignifiants, les oreilles ouvertes sur le danger, il se partage entre l’extase et la gêne. À moins d’être un explorateur stimulé par le risque, il choisit souvent la voie de la facilité. Aussi s’agrippe-t-il au connu, se détournant de l’occasion de changer de point de vue. Le pays de la communauté, telle une famille ou une tribu, ne permet pas ces détours ; il exige de pénétrer le cœur qui le fait battre, pour comprendre les liens complexes qui l’ont tissé en un patchwork de couleurs contrastées et feintant l’uniformité.

***

Laurent avait passé deux semaines dans une communauté du sud de la France, laïque et libertaire, saupoudrée de spiritualité : une vieille grand-mère composée de vieux fidèles à l’idéal affadi, quelques familles anciennes, plus de célibataires endurcis, de nombreux visiteurs aux utopies usées par le temps ; bien que la plupart des membres eussent la quarantaine et que leurs gamins fussent des petits sauvages dégourdis. Telle était la sensation du jeune homme de vingt ans. Il avait pourtant vécu là les plus beaux moments de sa courte existence.

Laurent était le dernier d’une famille ultra-catholique de marins bretons du Golfe du Morbihan ; le numéro douze. Un jeune gâté par ses aînés, en rupture avec la religion et la collectivité. Tous ses frères et ses sœurs vivaient pour la mer et ses fruits, poissons ou huîtres. Prétextant qu’il n’avait pas le pied marin, en réalité pour échapper à la tyrannie de son patriarche et de sa tribu bien ordonnée, il évitait de monter sur un bateau. Son père avait bien essayé de le forcer à embarquer lors des saisons de pêche, mais sa mère avait toujours veillé à ce que son benjamin prît son envol vers la terre des études et de la notoriété. Ce qu’il fit à l’âge de onze ans, dans un collège de Vannes puis plus tard au lycée de Rennes, hébergé par sa famille maternelle. Alors que le plan familial le destinait à devenir au moins ingénieur, il avait poussé jusqu’à Lyon pour des cours d’anthropologie. Après deux années d’université, lors des vacances d’été, il avait commencé son tour des collectivités, au grand dam de son clan le croyant échapper une fois de plus à ses responsabilités. À leurs yeux, il plaquait ses études pour se faire sucer son sang, âme et argent dans une quelconque secte. Son père blâmait sa femme de l’avoir trop couvé ; en retour, elle lui ripostait qu’il avait toujours été absent et trop dur les rares fois qu’il rentrait. Ses frères lui reprochaient son égoïsme d’enfant pourri, ses sœurs désapprouvaient ses caprices qui meurtrissaient ses parents. Laurent savait qu’il décevait sa famille. Dès ses quatorze ans, le fils de Locmariaquer avait décidé de passer ses vacances chez un oncle en montagne et de déserter l’Église pour arpenter les terres de l’athéisme. Un rebelle brandissant l’étendard de l’autonomie, néanmoins peu préparé pour affronter la vie. D’une extrême timidité, enclin à s’évader dans les rêves et les idées, aucune fille ne s’intéressait à lui ; à moins que se fût lui qui se rendait insaisissable à leurs envies. En fait, il les attirait par son charme secret, la richesse qu’il semblait gardait jalousement pour lui, la créativité transparaissant dans sa beauté. Il recevait des quantités de lettres de sa tribu. Voici quelques extraits de celle d’un de ses oncles.

Pourquoi gâcher ton intelligence en s’avilissant dans ces étranges groupements, coupés du monde et son ordre moral, peuplés d’hystériques au comportement bestial, d’assistés mendiants ou drogués, d’enfants livrés à la déchéance sociale ? Quel échec pour notre famille, depuis toujours programmée pour gagner sa vie par un travail honorable, sans dette et affront à la religion, placée honnêtement au-dessus du déclin du pays. Un enfant dressé à coup de traditions, voilà qu’il vous échappe pour se perdre dans les fanges d’une société appauvrie de valeurs et de repères ! Au moins, le service militaire aurait fait de toi un homme, un vrai, libéré des excentricités passagères des adolescents provoquant la différence pour se forger une identité. Eh non. Tu as fait un service civique, objecteur aux armes s’il n’y avait pas eu d’armée de métier. Quelle dégénérescence pour un rejeton d’une lignée de pêcheurs descendants des valeureux guerriers britons. Jamais, au grand jamais, tu resteras dans ces lieux de perdition, car la honte tacherait pour toujours la mémoire de la dynastie ar Gall !

Doté d’une extrême sensibilité, le dernier-né se montrait un fin stratège, acquiesçant en façade pour finalement faire ce qu’il voulait. Néanmoins, les mots de sa parenté restaient accrochaient à sa conscience. Une secte ? Les horreurs que l’on disait sur elles : le lavage de cerveau, l’endoctrinement volontaire sous les coups de drogues ou de menaces, les moutons vampirisés par des maîtres détraqués, et tant d’autres choses encore. C’était la raison pour laquelle le jeune homme choisissait, pour ses expériences buissonnières, des collectifs agnostiques et anarchiques. Pour lui, les sectes se trouvaient aussi bien dans la politique que la religion, les instances qui condamnaient à l’insignifiance, voire l’inexistence, celui ou celle qui n’en faisait plus partie. Laurent était une personne étonnante pour ceux qui le côtoyaient de près ; un exploit, puisqu’il ne se laissait pas facilement approcher. Partout où il se montrait, il dérangeait par son anachronisme, ou bien il attirait par sa fragile et intelligente présence. Dans les milieux libertaires, il passait pour un religieux ; dans les milieux chrétiens, pour un hâté. Pour les uns, il était un extrémiste ; pour les autres, un doux mou sans solides convictions ou caractère trempé. Quelconque ? Certains s’intéressaient à sa calme et courageuse compagnie. En réaction, il devenait l’homme invisible. Néanmoins, sa luminosité intérieure le trahissait telle une luciole dans l’obscurité. En fait, il n’était ni insurgé ni obéissant, seulement libre, et cet état provoquait la jalousie. Il était roux comme l’automne, une pivoine dans un tas de charbon, arborant une coupe champignon, un compromis entre la coiffure réglementaire familiale et les cheveux longs. Son visage laiteux était piqueté de constellations chocolat, telle la Voie lactée en négatif, ce qui lui valait l’admiration ou la moquerie. En outre, son corps était un grand arbre décharné, ses mains et ses pieds d’une longueur démesurée ; une disproportion récompensée par un sourire constant, des mouvements bienveillants et une indomptable légèreté. Alors que le public jaugeait trop souvent sa différence, Laurent combattait son empoisonnante angoisse. Comment guérir de la timidité, autrement qu’en l’acceptant et de toujours avancer. Rien donc ne prédisposait Laurent à se laisser séduire par un gourou, les pseudos maîtres sorciers avides de puissance, cachant leur malveillance derrière des allures mielleuses destinées à encoller les âmes tourmentées. Il n’était pas de nature à se couper du monde, à séparer les bons des méchants, il préférait cultiver l’individualité dans la solidarité et non la conformité dans l’individualisme. Cherchant sa place dans la société des gens libres d’exprimer leur inventivité, ne fuyant pas ses responsabilités, les affrontant au contraire avec opiniâtreté, conscient qu’il était une goutte d’eau capable d’abreuver un océan entier, ayant une estime de soi, modeste certes, mais non altérée, le jeune homme pouvait aisément contourner tous les clivages, qu’ils fussent des sectes ou des corporations. Sa méfiance naturelle envers les collectivités fermées sur elles-mêmes, clôturées dans leur perfection, se cachant de l’adversité par une prétendue supériorité, le protégerait des dangers. Il gardait donc en lui les conseils de ses sœurs, frères et parents comme un signal à écouter.

À leurs yeux, et ceux des personnes rencontrées, Laurent était un artiste. Valsant dans ses sens et, malheureusement, trop souvent dans sa tête, l’art n’avait pas encore empoigné ses mains pour s’exprimer par une œuvre concrète. Ses pensées entravaient sa spontanéité. Assiégeant son jardin secret, empêchant sa destinée de se déployer en un chant de poésie, elles égaraient son incroyable énergie, ficelaient son épanouissement, laissant ainsi pourrir ses fruits. C’est pourquoi il cherchait à dépasser son anxiété en affrontant l’opposé de son tempérament réservé, en occurrence la communauté. Ainsi naîtrait peut-être le chef-d’œuvre de sa vie.

Le dragon

Une table garnie de fruits, secs ou frais, des draps repassés sentant la lavande, une chambre propre où sont affichées les informations nécessaires pour s’orienter, tels sont les signes d’hospitalité qu’espère l’arrivant. Trop de démonstrations effraient, peu de présence rebute. Impersonnel ou maternant, l’accueil décoiffe inexorablement. Les attentes sont multiples ; comment répondre en même temps au besoin d’émancipation et de proximité ? À moins que l’hôtellerie soit le rideau chaleureux qui voile un abîme de méchanceté, mante religieuse déchiquetant l’élu ou tigre coupeur de tête, entre indifférence et exultation, il y a une marge de possibilités.

***

Coiffés de feuilles fraîchement débourrées, les chênes et les érables enveloppaient un sentier pierreux suivant une rivière gonflée par l’orage de la veille. Enluminant le sentier d’un paillasson ambré, l’astre du jour auréolait la forêt d’une couronne dorée. Laurent, un chercheur de signes invétéré, avait le sentiment de pénétrer le porche de l’éden. Très vite, il bannit cette idée. Le monde ne pouvait être divisé entre paradis, enfer et purgatoire, seul comptait le choix des humains, entre mort et vie, peur ou amour, et, bien sûr, ce qu’ils en faisaient. Cette révélation lui avait été donnée un jour de randonnée solitaire, alors qu’il voyait trois vallées, pins, rocs et prairies s’éloigner en patte d’oie vers l’infini. En contemplant leurs trois couleurs, jade, mûre, clémentine, du fait de leur végétation, Laurent les avait associées à des émotions : harmonie, créativité et relation. Dotés de leurs attributs, les vallons se complétaient, illuminés par le même soleil ; alors, pourquoi les distinguer ? Comme dans les yourtes mongoles, le voyageur enjambait aujourd’hui le seuil de la porte qu’il n’avait pas fermée, au contraire des autres lieux où il était éphémèrement passé. Il allait retrouver la mélodie de bonheur qui avait jusque-là embaumé son ardeur. Était-il vraiment attendu, avait-il bien fait de revenir ? Il ne connaissait que trop bien ce tracas intérieur, ce conflit vénéneux qui paralysait ses aspirations. Comme à l’accoutumée, il prit son courage à deux mains puis s’engouffra sur le chemin.

Arrivé au bout de la sente, Laurent s’arrêta soudain. Il posa son lourd sac à dos, sa maison depuis qu’il avait choisi de quitter l’université, puis il s’assit dessus. Épiant le bruissement du vent dans les arbres, le claquement des pierres dans l’eau, la fuite d’un lourd sanglier libéré des chasses hivernales, il se pencha sur son plexus, habituellement chaud quand un message lui venait. Le mot secte hantait son esprit. Le boomerang, envoyait un jour par ses parents, lui revenait en pleine face alors qu’il voyait apparaître les imposantes habitations. N’était-il pas en train de s’offrir consciemment aux dents des vampires ? N’allait-il pas verser son sang sur l’autel du diable ? Décidément, son éducation, par trop manichéenne, lui collait à la peau ! Libre dans la tête, il était enchaîné dans son corps. La lourde ancre de superstitions l’entraînait dans les profondeurs des traditions. Un chant emporté par le vent vint aux oreilles du poltron. L’appel de la sirène adressé au marin en perdition ? Morgane venue l’entraîner par le fond ? Non, la voix ne venait pas de la mer mais bien de la terre, scandée de coups de houe sur les caillasses poussant ici tel du chiendent. Se redressant de sa torpeur, Laurent replaça son sac sur les épaules et prit son élan vers le château de Dracula.

La grosse bâtisse surplombait un long potager découpé en de multiples bandes de terre fraîchement semée. Parsemées de plants rescapés de l’hiver gardés par des arbres fruitiers, elles étaient entourées des friches incultes, serres et cabanes à outils. Courbée sur un champ de fèves, une jeune femme sarclait en reculant avec, accroché à ses lèvres, le murmure qui avait envoûté le voyageur. De temps en temps, elle crachait quelques injures à l’adresse des maudites caillasses couinant contre le métal. Un fort accent d’outre-Atlantique, du Canada ou d’Acadie ? Laurent s’avança vers l’inconnue. Se redressant brusquement, les yeux farouches, la bouche prête à arroser l’importun de sa salive de lama agacé, elle fit un geste d’impatience à l’adresse de la tortue alourdie par son sac et ses godillots bourbeux, un mouvement de la main lui signifiant clairement de dégager de son terrain. Laurent poursuivit sa route, déçu et quelque peu contrarié. La mégère était arrivée après lui, elle aurait pu lui manifester l’égard dû à ses aînés ! Un large chapeau de paille sur le crâne, une ceinture sur les reins, un homme âgé désherbait de jeunes oignons. Alors que Laurent s’apprêtait à l’embrasser, l’ouvrier branla en arrière. Les yeux océan du jardinier, agrandis sur un visage rougi par le cagnard et l’effort, reconnurent sans tarder le jeune exalté ayant séjourné peu de jours en ces lieux. Un peu plus loin se trouver Éric, un Breton comme lui, de quinze ans plus vieux. Ainsi, donc, il était resté. Les amis avaient longtemps échangé sur leur éducation matriarcale, un redressement disciplinaire à coup de religion, compensant l’absence des pères qui noyaient leur autorité et leur fierté dans l’alcool. Éric avait gardé du moule familial une colonne vertébrale impeccablement droite et une tête parfaitement rasée. Il l’avait balancé le reste dans la mer de l’oubli.

« Demat Laurent, content de te revoir. Tu es ici pour longtemps ?

— Pour la vie.

— C’est ça. Commence par rester, après tu verras. En ce qui me concerne, je pars la semaine prochaine. Bientôt Kenavo et bon débarras ! À plus tard, pour le repas. »

Dépité, Laurent s’engagea sur le sentier menant au parvis des rescapés. C’est ainsi que les volontaires nommaient la cour où ils avaient été reçus, sélectionnés aptes ou dignes de rester. Tout en grimpant, le cœur cognant contre ses côtes, Laurent chercha à se rassurer ; ne lui avait-on pas répondu qu’il était le bienvenu ? Quel contraste. Là-bas, sur les sommets de l’extase, à rêver d’arriver ; ici, devant l’antre de la peur, à s’imaginer détaler. La douce harmonie de l’utopie confrontée à la dissonance de la réalité.

Le dragon l’attendait sur les marches de l’escalier. On appelait ainsi la personne s’occupant de l’accueil, non par élection mais auto-proclamation, puisqu’ici les fonctions se prenaient selon ses compétences ou intérêts, parce qu’elle restait longtemps enfermée dans sa caverne, jusqu’à ce que ses narines très aiguisées repèrent le passant. Alors, elle tombait de sa fenêtre pour griller le malheureux de ses flammes de rejet. La sorcière cachait sa beauté derrière des airs austères, un chignon serré sur le dessus de la tête prête à recevoir la coiffe bigoudène, un port altier sans doute éprouvé par une souffrance secrète. Rien d’une baba cool, mais une sorcière lorraine sur le point d’envoyer sa proie retrouver l’Ankou (1). S’étant déjà frotté à l’hydre à deux têtes, l’une féroce l’autre tolérante, plus particulièrement à sa langue de feu qui avait bien failli l’envoyer dans la géhenne, Laurent savait qu’il devrait se laisser renifler et attendre avec courage le laissez-passer. Enfourchant son balai, la femme se signala avec une voix à glacer le sang.

« Nous ne voulons plus de vagabonds, romanichels ou autres profiteurs ! La maison est complète, dégage ! »

N’ayant jamais été insulté de la sorte, Laurent resta statufié, son instinct de fuite neutralisé. Même ses parents racistes auraient eu plus de respect à l’égard de l’étranger impromptu.

« Je suis attendu, je me nomme Laurent ar Gall, je suis venu il y a deux mois », bredouilla-t-il, figé par la glace du mépris.

Le dragon scruta l’audacieux qui s’était aventuré trop près de ses griffes aiguisées. Les yeux impérieux, aux reflets cuivrés, restèrent longtemps collés sur le visage picoté de l’innocent. Bientôt, il resterait de sa timide barbe, rassemblée sur son menton, et de ses cheveux bouclés, plus qu’un tas de charbon. La bouche boudeuse retint son feu, dessinant au contraire une ride de sourire sur un visage éprouvé par les ans.

« C’est bon, tu peux passer, seulement pour une semaine ! »

Laurent suivit l’hôtesse, les épaules affaissées, contrariété par le malentendu. On lui avait accordé en effet un volontariat d’une année avec un point chaque mois. Une suceuse de merle aigri que cette

1. L’ouvrier de la mort.

Vieille malpolie ! Comme si elle avait entendu l’insulte silencieuse retenue derrière les dents serrées du Breton, la femme se retourna brusquement.

« J’ai besoin de la chambre lundi prochain, elle doit être rangée et lavée. Après le repas, tu travailleras au jardin. Le souper est à vingt heures, le réveil à six. Rendez-vous à la cuisine pour les pluches. Attention, pas de tabac, drogue, sexe et alcool ! Des questions ? »

L’épreuve

Une fois la porte du pays soi-disant civilisé franchie, il reste au candide sauvage de faire ses preuves ; en premier lieu, conquérir les contrées exotiques remplies de bêtes attirées par la chair humaine, ou d’ogres féroces à deux pattes à la recherche de mets savoureux. Une arme redoutable. En s’imaginant les êtres ennemis comme s’ils étaient petits, l’ingénue peut y trouver un ami acceptant de le conduire dans les dédales de pièges raffinés, jusqu’à ses pénates provisoires.

***