L'Écu à la mèche longue - Eric Lambert - E-Book

L'Écu à la mèche longue E-Book

Eric Lambert

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Beschreibung

Juin 1653
Pierre Saratxaga, membre de la Confrérie de l’échelle, doit se rendre en urgence à Bayonne où son frère Xabi vient d’être emprisonné sous un motif obscur. Que feriez-vous si l’un de vos amis se trouvait dans la difficulté ? Alexandre d’Embrelat, lui, n’hésite pas une seconde, il faut dire que l’aventure lui manque. Il décide de l’y rejoindre sur le champ, accompagné de son fidèle compagnon Angélo. Dans ce si lointain Pays Basque, ils découvrent des paysages merveilleux et des habitants sincères. Ils plongent surtout dans une affaire bien étrange. Comment un simple contremaitre peut-il se retrouver ainsi au cœur d’une histoire de faux-monnayage ? Parviendront-ils à faire libérer l’infortuné et à dénouer le fil de cette intrigue ?
Alexandre n’a certes pas oublié la bienveillance et la tolérance qui marquent son caractère mais cela ne suffit pas face aux multiples dangers qui le guettent, lui et ses partenaires. La ruse, l’ardeur au combat et parfois la violence seront également de la partie qui se joue à des centaines de lieues du bureau du Cardinal Mazarin.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en 1962, Eric Lambert réside au Pays Basque. Passionné de romans historiques, principalement sur la période du XVIIe siècle au tout début du XXe, il a publié en 2021 un premier roman, la Confrérie de l’échelle. Cette confrérie est donc de retour avec une nouvelle aventure au cœur du XVIIème siècle.

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Seitenzahl: 335

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Éric LAMBERT

L’Écu à la mèche longue

Roman historique

Une nouvelle aventure d’Alexandre d’Embrelat

et de la Confrérie de l’échelle

ISBN : 979-10-388-0331-25

Collection : Hors Temps

ISSN : 2111-6512

Dépôt légal : avril 2022

© couverture Ex Æquo

© 2020 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays Toute modification interdite

Éditions Ex Æquo

Nous limitons volontairement le nombre de pages blanches dans un souci d’économie des matières premières, des ressources naturelles et des énergies.

À Isabelle,

mon Petit Amour

lectrice assidue et

relectrice attentive

La Confrérie de l’échelle

Pour les lecteurs qui n’auraient pas découvert la Confrérie de l’échelle dans mon premier roman éponyme, voici quelques repères qui faciliteront la compréhension de cette nouvelle aventure.

Cette association très vite nommée Confrérie de l’échelle est née en 1652 à l’initiative d’Alexandre d’Embrelat qui s’est mis en quête de retrouver les assassins de son grand-père et de son père. Orphelin et ignorant tout du monde dans lequel il aurait à évoluer, il a réuni ses amis pour l’aider dans cette investigation. En voici les membres.

Alexandre d’Embrelat lui-même a environ dix-neuf ans. Il est le seigneur d’un domaine agricole proche d’Orléans, devenu orphelin pendant son enfance après le meurtre infâme des hommes de sa famille.

Angélo est un Italien placé par le Cardinal de Richelieu comme garde du corps du grand-père d’Alexandre. Il est toujours en activité au service du Cardinal Mazarin. Alexandre le tient pour son grand frère.

Marie et Blaise sont reconnus par le jeune homme comme ses parents d’adoption. Blaise assure l’intendance du domaine.

Joseph a servi le Cardinal de Richelieu autrefois et est devenu agent du Cardinal Mazarin. Angélo et lui sont très soudés de longue date.

Le Maestro a été le précepteur d’Alexandre. Notre héros est toujours très avide de ses conseils.

Maître Pierre (Peyo) Saratxaga est depuis plus de vingt ans l’avoué de la famille d’Embrelat.

Suzon a été placée dans les bras d’Alexandre par Cupidon pendant l’enquête. Elle a été adoptée par sa tante Jeanne, compagne d’Angélo.

Tristan est à peine plus jeune qu’Alexandre. Il était palefrenier et son camarade de jeux lorsqu’ils étaient enfants. Il est depuis devenu adjoint de Blaise pour la gestion du domaine.

Après le dénouement de l’affaire qui les a menés à Paris jusqu’en octobre 1652, les amis sont restés très soudés, se promettant de se porter mutuellement assistance.

Prologue

Juin 1653.

Peyo, mon bien cher aîné

Je t’envoie ce petit billet par messagerie rapide pour te dire que ton frère Xabi{1} a de très graves ennuis et qu’il a besoin de toi de toute urgence. Il vient d’être placé en cellule dans les sous-sols du Château-Vieux à Bayonne. Dois-je te rappeler que les criminels qu’on y enferme ne relèvent pas du droit commun ? Il est interdit à quiconque de le visiter, je ne peux donc pas t’en dire plus sur les raisons qui l’ont conduit là.

Je ne sais vraiment pas quoi faire ni à qui demander de l’aide, tu es mon seul recours avec tes qualités d’avoué et d’avocat. Je ne doute pas que tu accourras dès que tu liras ces mots et je te dis à très bientôt.

Ta sœur, Ixabel.

Pierre Saratxaga{2} replia le billet avant de le poser sur sa table de travail. Sa sœur et lui avaient une correspondance régulière, quelques missives par an, qui avait maintenu le contact depuis qu’il s’était établi à Orléans. Il la savait forte et, si elle se sentait dépourvue, c’est que l’affaire était grave, peut-être dramatique. Il se devait de répondre à son imploration.

Chapitre 1

— Bien le bonjour, cher Blaise.

— Je vous le souhaite également, Maître Saratxaga.

— Combien de fois faudra-t-il que je te demande de m’appeler par mon prénom, Pierre ? Nous sommes suffisamment proches pour faire abstraction de mon titre qui résonne comme un privilège.

— Rassurez-vous, il ne s’agit aucunement de cela. Cela fait plus de vingt ans que je vous dénomme ainsi et je ne vois pas l’intérêt de changer, tout simplement. Mais que nous vaut votre visite ?

— Une affaire bien sérieuse, j’en ai peur. Alexandre est-il au domaine ?

— Non. Comme vous le savez, depuis qu’il a rencontré la belle Suzon, il se rend à Paris très régulièrement. Il s’y trouve en ce moment.

— Cela est bien regrettable, car j’ai à vous faire part d’un gros tracas qui va m’obliger à m’absenter plusieurs semaines, voire plusieurs mois.

— Vous m’inquiétez. Rejoignez Marie à la maison pendant que je réunis les membres présents de notre confrérie.

La confrérie qu’évoque Blaise avait été créée l’année précédente par Alexandre d’Embrelat lors de son enquête sur la mort de son grand-père Louis et de son père Armand. À la fin de cette aventure, cette Confrérie de l’échelle ne s’était pas dissoute, bien au contraire, chacun de ses affiliés ayant promis assistance aux compagnons en difficulté. C’est pour cette raison que Pierre Saratxaga s’était présenté ce matin-là au domaine d’Embrelat, fief d’Alexandre, dont Blaise était l’intendant.

Pierre Saratxaga n’a pas encore refermé la porte que Marie soupçonne déjà le tourment de son visiteur.

— Bonjour, Pierre, pardonnez ma curiosité, puis-je vous être utile de quelque manière à résoudre votre tracasserie ?

— Bonjour, Marie, tu m’étonneras toujours. Tu sembles dotée d’un pouvoir de divination qui aurait pu te faire condamner pour sorcellerie il n’y a pas si longtemps. Pour répondre à ta question, la seule aide que tu puisses m’apporter, j’en ai peur, est ta compassion. Blaise doit nous rejoindre avec le Maestro et Tristan, je vous expliquerai tout.

— Pour patienter avant leur arrivée, prenez ce bol de bouillon.  Pour un mois de mai, il ne fait pas si chaud même si la pluie nous a oubliés depuis un petit moment.

L’attente n’est pas longue. Le Maestro, ancien précepteur d’Alexandre, et Tristan, palefrenier et intendant en second du domaine, s’avancent avec un large sourire.

— Quel plaisir de vous revoir ! s’exclame le professeur, même si, comme nous l’a dit Blaise, les motifs de votre visite ne sont pas heureux.

— Ce plaisir est réciproque, répond Pierre Saratxaga. Bonjour, Tristan, tu me sembles encore plus vaillant que lors de notre dernière rencontre.

— Bonjour, Maître Saratxaga, je vous remercie du compliment.

Blaise interrompt d’autorité ces effusions.

— Chers compagnons, chers membres de la Confrérie de l’échelle, bien que nous soyons loin d’être au complet, je nous ai réunis pour entendre Maître Saratxaga. Il m’a dit avoir des ennuis et nous lui devons assistance. Asseyons-nous autour de cette table et écoutons-le.

Désignant Pierre Saratxaga, Blaise termine.

— Maître Saratxaga, c’est à vous !

L’avocat sourit en constatant, une fois encore, que Blaise énonce son titre. Il se lance.

— Merci, Blaise, merci à vous tous de prendre la peine de partager mon tracas, cela sera très rapide. J’ai reçu ce matin un billet de ma sœur, Ixabel, m’annonçant l’engeôlement de mon frère Xabi à Bayonne pour une raison qu’elle ignore. J’ai aussitôt décidé de m’y rendre pour tenter de l’en sortir. Il semble que le motif de son incarcération soit très sérieux, car c’est au Château-Vieux qu’il est détenu et non pas dans la prison de la ville. Je connais bien mon frère, il est incapable de la moindre malversation et son accusation ne peut être qu’une injustice. Avant de vous retrouver, j’ai laissé mon étude à un confrère de confiance pour traiter des affaires urgentes et réservé un cheval pour un départ demain matin, à l’aube. Je ne sais de combien de temps sera mon absence.

Comment aider leur ami ? Après l’exposé de Pierre, chacun s’est posé cette simple et pourtant primordiale question. C’est finalement le Maestro qui rompt le silence pesant.

— Cette affaire semble bien grave en effet et nous comprenons votre angoisse. Dans votre cas, l’urgence est de mise et vous avez bien fait de prévoir un départ dès demain. Le problème est qu’Alexandre est absent. Nous devons donc prendre les décisions qui s’imposent en comité restreint, sans le consulter.

— Je suis certaine qu’il n’y verrait pas d’objection, continue Marie. Même s’il est seigneur du domaine, lorsqu’il s’agit de la confrérie, il a toujours insisté pour que chacun y soit considéré à l’égal des autres.

— Oui Marie, répond le Maestro. La première chose que nous devons faire, c’est de le prévenir au plus vite.

— Pour cela, il existe un moyen des plus efficace, l’interrompt Blaise. Nous disposons depuis peu de pigeons messagers qu’Alexandre a ramenés de son dernier déplacement à Paris. D’après ce qu’il m’a expliqué, il suffit d’attacher une petite capsule contenant la missive à une patte et de lâcher le volatile pour qu’il rejoigne son pigeonnier dans la capitale. J’ai eu beaucoup de mal à croire à cette fable jusqu’à ce que le Maestro m’apprenne que les pigeons voyageurs sont utilisés depuis très longtemps.

— C’est bien cela Blaise. Sans vouloir étaler mes connaissances, j’ai lu que Guillaume d’Orange{3} a souvent exploité la qualité de ces oiseaux.

— En attendant, nous devons proposer du concret à Maître Saratxaga, reprend Blaise. Je dis qu’il n’est pas pensable de le laisser partir seul parcourir tant de lieues. Le voyage durera au bas mot une quinzaine de jours sur des routes peut-être dangereuses. L’un de nous doit l’accompagner.

Tristan, qui ne disait mot jusqu’à présent, intervient :

— Sans vouloir faire offense à mes collègues, il me semble que la difficulté de ce voyage impose d’elle-même le chaperon. Il faut un excellent cavalier, robuste, résistant et sachant manier les armes.

— Eh bien, tu ne manques pas de toupet, proteste Blaise. Nous tiendrais-tu pour des séniles, incapables de protéger leur ami ?

— Il a raison, tempère le Maestro. C’est un garde du corps dont nous avons besoin et nous devons bien reconnaître que seul Tristan a les qualités requises pour cette mission.

— C’est bien ce qui me fâche, reprend Blaise. Je sais bien qu’il n’y a que lui parmi nous à pouvoir accompagner notre compagnon sur les routes jusqu’à Bayonne. Ne t’inquiète pas, continue-t-il à l’attention de Tristan, c’est bien ce que j’avais imaginé. Je peux bien assurer l’intendance du domaine sans mon second pendant quelques semaines.

Pierre Saratxaga se lève, les yeux quelque peu voilés par l’émotion qui l’envahit.

— Que vous dire ? Que l’amitié n’est pas un vain mot dans notre confrérie, que votre sollicitude me touche à un point que vous ne supposez pas, que…

— Cessez là votre litanie, l’arrête le Maestro. Ceci n’est que normal entre gens de bonne éducation. Nous sommes de tout cœur avec vous et, pour tempérer votre sentiment, dites-vous que seul Tristan est réellement investi. Nous autres, les « séniles », ne sommes pour l’instant que de beaux parleurs. Maintenant, il est temps de mettre à exécution nos résolutions. Tristan, prépare trois chevaux. En plus de celui de Pierre, cela fera quatre. Pendant que vous en monterez deux, les deux restants se détendront en suivant. Pierre, retournez prendre votre paquetage et revenez-nous avant ce soir, car vous logerez ici cette nuit. Marie, fais apprêter la chambre et un repas digne pour notre invité. Quant à moi, je rédige de ce pas le message que nous enverrons à Alexandre.

Cher Alexandre,

Nous recevons en ce moment même Maître Saratxaga qui a décidé de gagner la ville de Bayonne afin de sortir son frère d’un très mauvais pas, puisqu’il vient d’être emprisonné, semble-t-il, injustement. Il a prévu de s’y rendre au plus tôt et nous lui avons offert de lui adjoindre Tristan, sans attendre votre retour.

Ils partent demain matin pour une durée indéterminée sans que nous sachions la portée d’une telle entreprise. Vous connaissant, je n’ai aucun doute sur la résolution que vous prendrez dès que vous aurez appris cette affaire.

Votre dévoué Maestro

Pour la Confrérie de l’échelle

À peine la missive rédigée, le Maestro invite Blaise à se rendre au pigeonnier pour équiper le messager, ou plutôt les messagers.

— Blaise, j’ai pris la liberté d’écrire deux billets identiques que nous confierons à deux pigeons.

— C’est une sage précaution, qui sait ce qui peut arriver à un oiseau sur une telle distance ? Puis-je en voir le contenu ?

— Bien évidemment, répond le professeur en lui tendant l’un des feuillets. J’allais vous le proposer.

À la lecture du message, Blaise sourit. Il avait également ce sentiment qu’Alexandre ne pourrait résister à la tentation de se lancer dans une aventure si séduisante. Il plie soigneusement les papiers pour les glisser dans les capsules puis libère les deux volatiles.

— Voilà, prions pour que l’une de nos estafettes arrive à bon port.

— Je ne suis pas trop inquiet, dit le Maestro. Dans quelques heures, notre jeune Alexandre aura pris connaissance de notre affaire.

Le soir même, Pierre Saratxaga est de retour au domaine avec son bagage. Marie l’accueille et lui montre sa chambre.

— Voici votre hébergement, Pierre, j’espère que vous y serez à votre aise.

— Merci, Marie, même si je suis certain que ce lit sera confortable et que ce linge propre sera moelleux à souhait, je ne suis pas sûr d’y passer une très bonne nuit. Tout cela s’est passé si vite, je ne sais pas vers quelle odyssée je m’aventure en y entraînant Tristan.

— Dans votre cas, il ne faut plus réfléchir. Vous avez pris la décision adéquate et nous avons également fait le choix approprié compte tenu du contexte, soyez-en assuré. Avez-vous gardé la pierre que je vous avais remise l’an dernier, juste avant que vous ne partiez en expédition avec Alexandre ?

Pour toute réponse, l’avocat dégage son col en souriant pour montrer le lacet au bout duquel pend un petit galet rond.

— Ce talisman ne me quitte plus depuis cet épisode. Me préserve-t-il vraiment du danger ? J’aime à le croire.

— Il vous protège, n’en doutez pas. Rejoignons maintenant nos confrères à la salle à manger du manoir. Ils doivent nous attendre pour profiter du souper.

Comme à l’habitude, Marie a régalé ses convives et tous sont repus. Blaise propose à ses amis d’entamer la digestion sur une terrasse extérieure ; il n’est pas si tard et cette soirée de mai est presque douce, réchauffée par le soleil apparu enfin à midi. Marie, si elle n’a pas pris le repas avec eux, les rejoint à la demande de Pierre.

— Profitons de ces derniers instants, dit-il, avant que cette expédition nous sépare. Je veux encore vous exprimer ma gratitude pour toute la bienveillance dont vous faites preuve à mon égard. Saurais-je en être digne ?

— Toujours des paroles pour ne rien dire, le reprend Marie. Quand cesserez-vous donc de nous abreuver de remerciements et diverses déclarations ? Nous devons tous être heureux de pouvoir compter les uns sur les autres. Si vous souhaitez tellement discourir, parlez-nous de vos origines qui nous valent de préparer cette expédition.

— Oui Marie, c’est sans doute l’émotion qui me délie la langue ainsi. Je dois avouer que je ressens une certaine crainte à la veille de partir pour l’inconnu.

Marie affiche une mine désespérée, montrant à l’avocat qu’il est temps d’arrêter de laïusser. Il se corrige.

— Je suis né dans une petite bourgade dénommée Ezpeleta{4} de la province du Labourd au Pays Basque. Pour ceux qui l’ignorent, cette province jouxte l’Espagne au sud et est bordée par l’océan Atlantique à l’ouest. Sans avoir de richesse particulière, nous y vivions heureux au sein d’une communauté bienveillante. C’est en 1609 que tout a basculé. Notre roi Henri IV y envoya deux inquisiteurs du nom de Pierre de Lancre{5} et Jean d’Espagnet{6} pour, comme il le disait, « purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l’emprise des démons ». Ma mère elle-même fut soupçonnée de satanisme pour le simple fait qu’elle guérissait par les plantes. Mon père décida d’exiler la famille avant que le bras aveugle et malveillant de ces justiciers ne l’atteigne. C’est ainsi que nous émigrâmes à Orléans. J’y passai ma jeunesse et y démarrai des études de droit, bien que ma préférence allât vers le métier de menuisier ou de charpentier.

Tous sont à l’écoute de l’avocat, spécialement le Maestro. À quelques dizaines d’années d’intervalle, il avait rencontré cette justice borgne ou malvoyante. Il n’en avait jamais parlé et n’en parlerait sans doute jamais. Pierre continue.

— Après quelques années, l’inquisition cessa au Pays Basque. Mon père décida donc d’y faire rentrer la famille. J’avais alors dix-huit ans et j’émis le souhait de ne pas les accompagner. Je ne le remercierai jamais assez d’avoir compris et d’avoir accédé à ma volonté. Avec du recul, je me rends compte que je ne vous aurais jamais rencontrés.

Pierre Saratxaga est redevenu silencieux. L’évocation de ses origines a fait remonter un passé qu’il avait un peu escamoté. En définitive, il lui tarde maintenant de revoir les siens et le pays de son enfance. Mais le voyage lui fait peur. Aura-t-il le courage d’affronter les dangers inhérents à ce type de périple ?

C’est finalement Tristan qui met un terme à la soirée.

— Il est temps à présent de rejoindre nos chambrées, car demain la chevauchée sera longue et les jours suivants aussi.

Le lendemain, le soleil n’est pas encore levé que Pierre Saratxaga et Tristan équipent leurs montures. Elles piaffent d’impatience, pressentant les chemins et les routes qui les attendent. Elles seraient certainement moins empressées si elles savaient que plusieurs centaines de lieues les séparent de leur destination finale.

Après un solide déjeuner, ils sont prêts, entourés par leurs confrères. Blaise leur fait une dernière recommandation :

— Mes amis, l’itinéraire que vous vous apprêtez à emprunter est long et sera sans nul doute ponctué de dangers. Ne prenez que les axes principaux. Dormez de préférence dans des gîtes renommés. Ménagez vos montures, mais n’économisez pas votre peine. Et rappelez-vous, un bon voyageur est un voyageur qui arrive à destination.

C’est au tour de Marie maintenant d’embrasser les partants en reprenant les dernières paroles de Blaise :

— Non Blaise, un bon voyageur est un voyageur qui arrive à destination et qui rentre à bon port.

Puis, elle s’adresse à Pierre et Tristan, la larme à l’œil :

— Prenez bien soin l’un de l’autre et surtout, revenez-nous. Je vous promets un festin.

Reste le Maestro qui se tient un peu en arrière.

— Je vous envie mes amis. Si j’avais ne serait-ce que vingt ans de moins, vous me compteriez parmi vous. Cependant, il ne sera pas dit que je n’aurai pas participé à votre épopée, même de loin. J’ai préparé jusqu’à fort tard dans la nuit un livret vous décrivant précisément les routes que vous aurez à parcourir ainsi que les villes ou bourgades étapes que je vous conseille. Même si j’imagine que vous n’aurez probablement pas le temps de visiter, j’y ai ajouté des éléments d’histoire, de géographie et d’architecture qui occuperont vos esprits pendant cette longue traversée de notre pays. 

— Merci Maestro, répond Pierre en prenant le cahier, c’est une attention qui nous sera bien utile, car j’avoue que dans ma précipitation, je n’ai que très peu travaillé à l’itinéraire. Comptez sur moi pour vous décrire précisément à notre retour les lieux que nous aurons parcourus.

— Il est temps, Maître, les interrompt Tristan, nous devons vous quitter.

Chapitre 2

Quelle est donc cette qualité extraordinaire qui permet à de simples volatiles de retrouver leur gîte en partant de si loin, sans carte ni boussole ?

À peine quelques heures après avoir pris leur envol, les deux pigeons se posent en fin d’après-midi à l’entrée du pigeonnier et signalent leur présence.

— Rou-rou, Rou-rou.

— Doucement mes jolis, répond p’tit Louis, le jeune apprenti de Maître Gaboriau, en charge du colombier du Cardinal Mazarin.

Le Premier Ministre avait développé l’élevage des pigeons entamé par son prédécesseur, le Cardinal de Richelieu. En plus de leur fonction d’agents de communication, ces volatiles assuraient, par leurs fientes, l’enrichissement des terres de ses magnifiques jardins.

C’est Maître Gaboriau lui-même qui apporte les capsules détachées des pattes des messagers au Cardinal.

— Ah, une dépêche de plus, murmure-t-il en dépliant les missives. Quelle mauvaise nouvelle augure-t-elle encore ? Ne me laisseront-ils pas en paix une seule seconde ?

La lecture de la lettre du Maestro à Alexandre lui rend le sourire. Il hèle un garde.

— Trouvez le vieux Joseph et faites-le venir illico.

Le vieux Joseph est un de ses plus anciens agents, il avait aussi servi le Cardinal de Richelieu. Mis de côté par le Cardinal Mazarin à son accession au pouvoir, il avait repris son office quelques mois auparavant, en accompagnant Alexandre d’Embrelat dans son enquête sur l’assassinat de son grand-père et de son père. Cette investigation avait abouti et le commanditaire de ces meurtres, Gaston d’Orléans, exilé en ses terres. Depuis, Joseph avait gardé la confiance du Premier Ministre et mieux, était devenu un de ses conseillers spéciaux.

Joseph n’attend pas dans l’antichambre. Dès son arrivée, le garde le fait entrer dans le bureau du Cardinal.

— Bonjour, Joseph, lui dit-il en lui faisant signe de s’asseoir.

— Je vous présente mes respectueuses salutations, répond son visiteur.

— Décidément, je ne peux plus me passer de tes services ! enchaîne le Cardinal. Cette fois-ci, rassure-toi, rien de bien méchant. Je viens de recevoir par mon office de messagerie volante une lettre qui ne m’est pas destinée. J’avais proposé à ton jeune ami, Alexandre, de bénéficier de quelques-uns de mes pigeons pour être alerté en cas d’urgence à son domaine lors de ses fréquents séjours à Paris. Il semble que ce soit le cas aujourd’hui.

Tendant la missive à Joseph, il continue.

— Je sais que l’association qui vous a réunis l’an passé et que vous nommez la Confrérie de l’échelle n’a pas été dissoute après la résolution de l’affaire. Comme tu le lis dans ce message, un de vos membres a quelques problèmes. Rejoins vite ton confrère pour lui remettre ce billet.

— Je vous remercie en son nom, répond Joseph, après avoir parcouru les quelques lignes écrites par le Maestro et compris leur importance. Maître Saratxaga est en effet un éminent affilié de notre groupe et ce mot a de quoi nous inquiéter.

— Va promptement le retrouver, termine le Cardinal en se levant pour mettre fin à l’entretien. Mais rappelle-toi, Alexandre a rendez-vous avec notre jeune monarque jeudi en huit pour enfin lui relater l’aventure de l’an dernier. Il ne pourra donc quitter Paris qu’après cette date.

Bien sûr, Joseph n’ignorait pas cela et connaissait l’importance de cette rencontre pour Alexandre. Que faire ? Les problèmes de Pierre Saratxaga paraissent sérieux et urgents et il ne fait aucun doute qu’Alexandre et Angélo lui portent assistance. Mais Bayonne ! Bayonne est si loin.

Il prend la route de la salle d’armes d’Angélo où il sait trouver ses compagnons. Depuis la fin de l’affaire, il y a plusieurs mois déjà, Alexandre quitte régulièrement son domaine, le laissant aux bons soins de Blaise et de Tristan, pour rejoindre sa bien-aimée, Suzon, et Angélo, ancien garde du corps de son grand-père et désormais son ami, son frère. En vérité, Alexandre s’ennuie, l’aventure lui manque. Pourtant, les moments passés avec Suzon sont toujours aussi délicieux et la compagnie de Joseph et d’Angélo lui donne tout ce qu’un jeune homme peut attendre d’une franche amitié, mais cela ne lui suffit plus. À l’aube de sa dix-neuvième année, il n’a encore pas idée d’un avenir précis et la question essentielle qu’il se pose n’a pas davantage de réponses : quelle est ma destinée ?

Dès qu’il prend connaissance du message, Alexandre pressent le piment qu’il va apporter à sa vie. Il tend le billet à Angélo et déclare.

— Mes chers collègues, il nous faut urgemment accompagner Maître Saratxaga dans sa mission. Quand un de nos confrères a des difficultés, ses associés se doivent de les partager. Allons souper à l’auberge de la Pomme de Pin qui fut notre quartier général l’an passé. Il y a trop longtemps que nous en sommes absents et cela nous mettra dans l’atmosphère idéale pour préparer notre voyage.

Joseph n’ose évoquer le rendez-vous avec le roi. Alexandre est tellement enjoué qu’il préfère différer. Le tavernier leur fait un accueil des plus chaleureux.

— Bien le bonsoir, mes seigneurs, je me languissais de vous revoir dans mon humble établissement. Laissez-moi vous offrir un pichet de mon meilleur vin en attendant le menu qui va enchanter vos palais.

— Mille pardons d’avoir délaissé votre table, répond Angélo en affichant un air faussement peiné. J’ai faim et mes amis également, ne lésinez pas sur la qualité ni sur la quantité.

Le maître des lieux retourné à ses fourneaux, Alexandre poursuit la discussion suspendue à la salle d’armes.

— Vous comprendrez que je dois partir au plus vite pour Bayonne. Je consacrerai la journée de demain aux préparatifs et aux adieux à Suzon et je pense prendre la route après-demain aux premières lueurs du jour.

— Doucement, Alexandre, l’interrompt Angélo. Oublies-tu que tu n’es pas isolé dans notre confrérie et que nous ressentons tous les trois le même besoin ? Il n’est absolument pas question que tu partes seul sans que je t’accompagne. J’ai été le garde du corps de ton grand-père et je faillirais à ma mission si je ne t’escortais pas. Mais la principale raison pour laquelle j’en suis, c’est que Pierre est mon ami également.

C’est le moment que choisit Joseph pour émettre l’objection qu’il a jusqu’à présent gardée en lui.

— Alexandre, je comprends ton empressement, mais je dois te rappeler que tu as un engagement à Paris la semaine qui vient et que cet engagement ne peut être différé.

Alexandre, qui n’avait pas oublié cela, avait volontairement occulté cet empêchement. Plus exactement, il ne doutait pas que ce rendez-vous puisse être reporté. Remettre une audience avec le roi : la jeunesse ne manque pas de toupet !

— Je sais cela, Joseph, répond-il, et je compte bien sur toi pour arranger ce contretemps.

— Un contretemps ! Comme tu y vas. Tu oses qualifier un entretien en privé avec notre roi de contretemps ! Je dois te demander de modérer tes ardeurs. Personne ne s’est jamais risqué à reporter un rendez-vous avec le souverain.

— Eh bien, il faut bien qu’il y ait un précédent, rétorque le jeune homme, quelque peu fâché de la réaction de Joseph.

Le vieil agent savait bien qu’Alexandre ne se résignerait pas et il avait au préalable réfléchi à une façon de dénouer cette grosse difficulté.

— Si nous ne pouvons remettre ce rendez-vous, peut-être pouvons-nous le faire avancer. Une seule personne est en mesure de porter notre ambassade auprès du roi : le Cardinal Mazarin. Il est indispensable que tu le rencontres dès demain.

Alexandre, qui considère déjà ce problème comme résolu passe immédiatement à la suite et donne ses consignes.

— Joseph, prépare-moi un tracé du meilleur itinéraire pour Bayonne. Il me faut la route la plus sûre, mais surtout la plus rapide en sachant que je dois faire étape au domaine. Angélo, puisque tu veux absolument m’accompagner, c’est avec plaisir que je chevaucherai à tes côtés.

Les premiers plats arrivent et leur fumet est à la hauteur de ce que leur avait promis l’aubergiste. L’appétit des trois compagnons, sans être pris en défaut, a fort à faire pour venir à bout du plantureux souper qui leur est proposé. Entre chaque service, Alexandre et Angélo font montre d’une franche gaieté à l’idée de repartir ainsi à l’aventure. Joseph, lui, presque taciturne, semble bien moins enjoué.

— Eh bien, Joseph, lui lance Angélo, tu me parais bien mélancolique. Est-ce l’entrevue avec le roi qui t’inquiète tant que cela ?

— Mes chers amis, répond-il, il ne s’agit pas de cela. Je suis triste que vous ne m’ayez pas proposé de vous accompagner. Je suis surtout peiné d’en comprendre la raison. Je suis vieux, c’est vrai, et une telle chevauchée pour traverser notre pays du nord au sud est sans doute au-dessus de mes forces. Je me demande comment je peux aider notre confrère Pierre, de si loin.

— C’est très simple, déclare Alexandre, chaque heure que tu nous feras gagner pour avancer notre départ sera essentielle à la résolution des ennuis de Xabi. Tu n’es pas sans savoir que l’emprisonnement est très mauvais pour la santé. La vie du frère de notre compagnon Pierre tient peut-être à une ou deux journées. Je m’en remets à toi pour nous organiser une rencontre avec le Cardinal Mazarin et le manœuvrer pour hâter mon entretien avec notre jeune roi.

La nuit est bien entamée quand Alexandre se lève.

— Il est déjà tard, mes amis, et demain qui arrive sera sans doute bien fatigant. Il me faut rentrer maintenant, car une autre épreuve m’attend : annoncer mon départ à Suzon. Retrouvons-nous au matin à huit heures à la salle d’armes.

Alexandre et Angélo rejoignent l’habitation qu’ils partagent avec leur compagne pendant que Joseph gagne le petit appartement qu’il ne partage qu’avec lui-même.

Le Cardinal Mazarin avait le visage presque aussi rouge que son habit, tant la requête de Joseph l’avait fâché, en tout cas, c’est l’impression qui voulait donner.

— Pour qui se prend-il ? Il dépasse les bornes qui sont pourtant bien flexibles. Dieu sait si j’estime ton jeune ami, mais je crains maintenant de m’être lourdement trompé à son sujet.

Comme ils l’avaient prévu, Joseph, Alexandre et Angélo avaient sollicité et obtenu une entrevue en urgence du Cardinal. Pendant que ses compères patientaient dans l’antichambre, Joseph s’était avancé quand le secrétaire lui avait demandé de pénétrer dans le bureau. Il avait alors commencé à expliquer que le rendez-vous avec le roi devait être hâté ou repoussé sine die. Il n’avait pas eu le temps de terminer sa plaidoirie. Le Cardinal l’avait brusquement interrompu.

— Et toi, Joseph, ne pouvais-tu pas le raisonner au lieu de te faire son avocat aujourd’hui. Crois-tu que je n’aie pas d’occupation pour te recevoir séance tenante ?

Joseph, qui s’était habitué depuis longtemps aux réactions parfois cinglantes du Premier Ministre, le laissa achever sa litanie avant de reprendre courageusement la parole.

— C’est bien ce que j’ai essayé de faire, Votre Éminence, mais vous connaissez Alexandre. Il n’a pas la même hiérarchie des choses que vous et moi. Si son ami a des soucis, cela a plus d’importance à ses yeux qu’un entretien avec notre roi qui n’en a pas.

— Il va bien falloir que quelqu’un lui enseigne l’obéissance ! le coupe le Cardinal, un peu moins impétueux. Je sais bien que la jeunesse est fougueuse, mais quand même !

Joseph sent que son interlocuteur baisse la garde. Encore une fois, il est probable qu’Alexandre obtienne gain de cause auprès du ministre sans qu’il parvienne à se l’expliquer. L’an dernier déjà, alors qu’il ne le connaissait pas, le Cardinal avait systématiquement cédé aux demandes d’Alexandre.

— Il est dans l’antichambre, attendant sagement que vous ayez pris une décision. Souhaitez-vous le recevoir ?

— J’imagine que le troisième larron est avec lui !

— Oui Votre Éminence, Angélo l’accompagne.

— Appelle Angélo, veux-tu, et laisse Alexandre seul. Je désire qu’il bouille d’impatience, comme une petite vengeance à ce qu’il m’oblige à faire.

Angélo entre donc à son tour aux côtés de Joseph. Le Cardinal ne leur fait aucun signe qu’ils pourraient interpréter comme une invitation à s’asseoir.

— Me voilà une fois de plus placé devant un fait accompli, leur dit-il. Comprenez que je pourrais finir par me lasser un jour ou l’autre, mais soit ! J’imagine, Angélo, que tu feras toi aussi partie du voyage !

Ce n’est pas une question et Angélo n’a pas le temps d’y répondre. Le Cardinal continue.

— Joseph et Angélo, vous êtes mes agents, ne l’oubliez jamais. Si je satisfais à la requête d’Alexandre, c’est pour une simple et unique raison. J’ai reçu une information provenant de cette province basque il y a quelques semaines que le mot du Maestro confirme plus ou moins. Il se pourrait qu’il s’agisse d’une affaire d’État même si je n’en ai pas la certitude. Aussi, tu opéreras sous mon couvert, Angélo, et Alexandre sera ton second. C’est une condition sine qua non à votre départ, tâchons au moins que ce voyage soit utile à son éducation. Quant à toi, Joseph, tu es trop vieux pour te lancer dans un tel voyage et j’ai bien trop besoin de toi à mes côtés. Si vous approuvez ces conditions, allez chercher votre ami et laissez-nous seuls, sinon…

— Nous acceptons, répondent les deux compagnons avant que le Cardinal ne détaille les représailles qu’occasionnerait un refus.

À peine sont-ils sortis qu’Alexandre entre et salue obséquieusement le ministre.

— Ne prenez pas la peine de vous asseoir. À votre âge, vous n’en avez pas besoin. Et cessez ce cérémonial insincère. Vous me voyez fâché, très fâché. Sans l’intercession de vos amis, vous seriez peut-être déjà dans une geôle sur une simple paillasse humide et puante.

Le Cardinal exagère comme il peut sa colère sans qu’Alexandre s’en émeuve. C’est que Joseph en sortant lui a fait un petit signe discret pour lui signifier que la partie est en passe d’être gagnée. Il continue.

— Ainsi, vous faites passer vos nécessités avant celles de l’État ! Imaginez les conséquences si chacun vous imitait ! J’ai cependant décidé encore une fois de céder à votre requête. Dieu est témoin que j’ai pourtant lutté avant de faillir. Vous allez donc partir pour un long voyage, si c’est vraiment ce que vous voulez, mais à mes conditions.

Alexandre écoute son interlocuteur tout en étant soucieux. Il n’a pas osé, la veille, évoquer ce voyage et la séparation qui en dépend en retrouvant Suzon. Il faudra bien pourtant qu’il en passe par là avant ce soir ! Le Cardinal s’en aperçoit.

— M’entendez-vous ? À mes conditions.

— Je suis à vos ordres, se ressaisit le jeune homme.

— Cette mission sera conduite par Angélo à qui vous devrez obéissance absolue en dépit de votre amitié. Contre toute logique, je tiens à vous et souhaite vous retrouver en bonne forme. Angélo aura ma délégation pour toute décision qu’il aura à prendre ou toute assistance dont vous aurez besoin.

— Je n’y vois aucun inconvénient, répond Alexandre, bien au contraire.

— Il y a une autre condition ! enchaîne le ministre en se levant. Nous allons à l’instant rencontrer le roi. Vous, et vous seul, devrez lui expliquer cette expédition qui pourrait s’apparenter à une désertion. Je me refuse à me faire l’intermédiaire d’une telle démarche. S’il plaît au jeune Louis Dieudonné de vous laisser partir, alors vous partirez.

Le Cardinal Mazarin invite Alexandre à entrer dans une pièce après lui avoir dit.

— Je viens de faire connaître au roi l’objet de cette visite imprévue. Il attend vos justifications.

Après avoir pénétré dans la grande salle richement décorée et tenté de faire une révérence maladroite, Alexandre s’avance vers l’adolescent qui lui fait signe de s’approcher.

— Comment dois-je interpréter votre requête ? lui demande le jeune Louis XIV. Je dois bien avouer que j’espérais notre rencontre prochaine avec impatience. Vous aviez promis de me narrer toute l’aventure qui vous a permis, l’an dernier, de démasquer le commanditaire de l’assassinat de votre grand-père et de votre père. Et voilà que vous aspirez à vous dédire ! Je pourrais, si je le souhaitais, vous embastiller sur simple lettre de cachet pour vous punir de votre impertinence.

Alexandre garde la tête baissée. Il ne s’était tout bonnement pas rendu compte de l’affront qu’il faisait à son roi. Maintenant qu’il en prend conscience, il est prêt à reporter son projet. Le monarque continue.

— Mais connaître un tel homme capable de risquer la disgrâce pour venir en aide à son ami me ravit. Approchez-vous et narrez-moi au moins votre tracas.

Alexandre évoque alors rapidement les circonstances de la naissance de la Confrérie de l’échelle et montre à Louis le quatorzième le billet envoyé par le Maestro.

— Je vais bientôt entrer dans ma seizième année, lui dit le jeune Louis après qu’il en a terminé. Comme vous l’ignorez sans doute, j’adore les histoires de chevalerie. Eh bien, je peux vous dire que vous êtes digne de nos plus valeureux gentilshommes ! Vous avez l’agrément de votre roi pour aller au secours de votre ami sans craindre de le fâcher. Il mettra à votre disposition les services de l’État dont vous aurez besoin, mais attention, si le frère de votre compagnon est coupable de quelque félonie, il sera durement châtié.

Alexandre se prépare à se retirer, présumant que le souverain en a terminé, lorsque Louis XIV reprend, pensif.

— Je n’ai pas d’ami et j’ai toujours été persuadé que je n’en aurai jamais. Vous m’avez aujourd’hui redonné l’espoir. Pourriez-vous m’accorder votre affection un jour ?

Alexandre hésite avant de réagir à une question aussi directe. Peut-on être ami avec son roi ?

— Sire, vous me faites trop d’honneur. Ma loyauté et ma fidélité vous sont bien évidemment acquises.

— Il ne s’agit pas de cela, vous dérobez-vous ?

— Je vous entends, Majesté, et je vais répondre à votre interrogation. Seul un roi peut avoir cette proximité avec un roi, et je ne le suis pas. Mais en tant qu’homme, je vous offre bien volontiers mon amitié si vous me donnez la vôtre.

— Je vous crois sincère. Alors, soyons amis. Promettez-moi de me raconter vos aventures dans le détail dès votre retour.

Quand le Cardinal reparaît après avoir vu de nouveau le monarque, il s’extasie.

— Disposez-vous donc d’un pouvoir de magicien ? Après m’avoir tant de fois amadoué, voire même ensorcelé, voilà que le roi parle de vous comme étant son ami, rien de moins. Quoi qu’il en soit, vous êtes libre de partir.

— Rien de tout cela, Votre Éminence, rassurez-vous. J’imagine que mon cœur est convaincant.

— Bien sûr, sourit le Cardinal. En attendant, je dois rattraper le retard que j’ai pris et je n’ai pas la chance qu’ont vos compagnons de vous avoir. Rejoignez-les maintenant pour préparer votre départ et quand vous verrez Joseph, envoyez-le-moi.

Il est midi, les estomacs sont vides, mais ils n’ont pas le temps de se mettre à table. Quelques petits pâtés remplacent un repas pourtant mérité. Quand Alexandre avait raconté à ses confrères l’entrevue avec le roi, ceux-ci étaient restés bouche bée. En milieu d’après-midi, Joseph les quitte en leur donnant rendez-vous à l’auberge de la Pomme de Pin pour le souper. C’est le moment que choisit Alexandre pour rejoindre Suzon pendant qu’Angélo donne ses consignes au gérant de sa salle d’armes.

C’est le sang battant dans les tempes qu’il la serre dans ses bras en la retrouvant dans leur appartement. Suzon perçoit son trouble.

— N’aurais-tu pas quelque chose à me dire ou plutôt à m’avouer ?

— Je ne peux décidément rien te cacher, lui répond-il.

— C’est que déjà hier soir, tu m’as semblé tourmenté. J’ai mis cela sur le compte d’une mauvaise journée. Mais aujourd’hui, ce désarroi n’a pas disparu et j’en déduis qu’il nous concerne.

Alexandre ne peut plus reculer, il lui dit tout. La réaction de Suzon ne se fait pas attendre, elle hausse le ton.

— Bravo monsieur l’ami du roi ! Et moi dans cette affaire ? Comptes-tu m’abandonner ici pendant que tu vas vivre mille péripéties ? Quand pensais-tu me demander de t’accompagner ?

— Suzon, ma bien-aimée, tu ne peux malheureusement prendre la route avec nous. Elle est bien trop longue et sans doute très périlleuse…

Alexandre n’a pas le temps de finir, Suzon laisse exploser sa colère.

— Et puis je suis une femme ! C’est ça ? Tu peux l’avouer. J’en ai assez ! Va rejoindre tes compagnons. Je verrai si je t’accepte dans ma couche ce soir, n’en sois pas si sûr.

C’est le cœur lourd qu’Alexandre entre dans l’auberge. Joseph et Angélo sont déjà là qui l’attendent. Ils sentent immédiatement à son air sombre qu’il est sorti vaincu de son épreuve avec Suzon. Lui qui avait réussi à convaincre le Cardinal Mazarin, puis le monarque lui-même, n’avait pas pu persuader ce petit bout de femme.

— Alors Alexandre, sourit tristement Joseph, il semble que ton entrevue avec la belle Suzon ne se soit pas déroulée aussi bien qu’avec notre roi !

— N’en parlons pas, répond le jeune homme. Nous avons mieux à faire en évaluant l’avancée de nos préparatifs. Nous avons au bas mot deux à quatre jours de retard sur Pierre et Tristan et, s’il nous sera difficile de combler cet intervalle de temps, nous ne pouvons l’accentuer, d’autant plus que nous devons faire étape au domaine où nous en perdrons encore un.

— En ce qui concerne le frère de Pierre, le Cardinal m’a fait dépêcher un messager auprès des autorités locales afin qu’ils s’assurent de son bon traitement et de sa santé. Vous aurez également la possibilité de changer de monture aussi souvent qu’il vous plaira dans les relais avec ce sauf-conduit signé du roi de France. Pour terminer, vous pourrez mander les agents du Cardinal à Bayonne et ses environs pour vous assister en cas de besoin.