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Un roman historique d'aventure où vengeances et secrets se mêlent faisant monter la pression.
Mars 1652
Au milieu du XVIIe siècle, Alexandre d’Embrelat, un jeune homme d’à peine dix-huit ans, se met en tête de retrouver les mercenaires qui ont assassiné son grand-père et son père dix ans plus tôt.
Sachant bien qu'il ne peut conduire sa quête seul, il forme un équipage aussi hétéroclite que complémentaire. Ensemble, ils devront découvrir les activités secrètes de son aïeul avant de se confronter aux arcanes de la politique menée par le Cardinal Mazarin. La Fronde, avec ses intrigues, complots et autres conjurations, refait surface et le jeune enquêteur risque de compromettre, par son enquête, la paix civile qui vient d'être conclue par le premier des ministres du tout jeune roi Louis XIV. Mais pour une raison qu'il ignore, le Cardinal décide de laisser Alexandre continuer ses investigations, au risque de faire remonter à la surface des secrets qu'il serait préférable de garder enfouis. Durant cette aventure, Alexandre devra faire preuve de sagesse, de ruse et d'habileté, épée en main. Ses amis seront là pour l'y aider, avec bienveillance, n'en doutons pas.
Laissez-vous happer par les aventures d'Alexandre et de ses compagnons dans ce roman pleins de rebondissements !
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Seitenzahl: 408
Veröffentlichungsjahr: 2021
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Éric Lambert
La Confrérie de l’échelle
Roman historique
ISBN : 979-10-388-0125-7
Collection : Hors Temps
ISSN :2111-6512
Dépôt légal : Mai 2021
© couverture Ex Æquo
© 2021 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite
Vous tenez entre vos mains un roman historique qui va vous faire passer un très bon moment ! Éric Lambert m’a avoué avoir hésité longuement avant de coucher sur le papier les mots qu’il avait dans la tête depuis longtemps. Cette histoire mérite de sortir de l’ombre et c’est avec grand plaisir que l’on découvre les aventures du jeune Alexandre d’Embrelat sur les traces de ses père et grand-père assassinés dix ans auparavant. Tous les ingrédients d’une bonne intrigue sont réunis : du mystère avec le cryptage du journal qui va donner du fil à retordre aux membres de la Confrérie, des affaires d’État qui conduiront les compagnons jusqu’à ses plus hauts personnages, et même un peu de passion !
J’ai cru retrouver par moments certains accents de la célèbre saga de Robert Merle, Fortune de France. Je vous laisse juger par vous-même…
Catherine Moisand
À Isabelle,
mon Petit Amour
lectrice assidue et
relectrice attentive
Confrérie
Nom féminin
Association pieuse, d’assistance mutuelle et d’entraide
(Dictionnaire LAROUSSE)
Mars 1642
… Allez, il est l’heure ! Dieu tout puissant, donnez-moi le courage d’affronter cette dernière épreuve. Adieu.
Mars 1652
Allongé dans la clairière brumeuse, Alexandre arme le chien. Tout est encore très calme. Seul le pépiement des oiseaux trouble le silence du petit matin.
— Il va recommencer, dit Marie à son époux Blaise.
— J’ai vu, lui répond-il froidement.
À presque dix-huit ans, Alexandre est devenu au fil des années un grand jeune homme, gaillard et volontaire. Orphelin de père et de mère, la vie l’a endurci malgré toute l’attention que lui ont apportée Marie et Blaise qui l’ont élevé après la mort tragique de ses parents.
Il tend son bras vers le ciel, bien droit, et presse la détente. L’explosion retentit dans les bois environnants et toute la faune fuit, vole, court. Il attend que la balle redescende et veuille bien lui trouer le front ou le cœur. Las, pas un bruit, pas un craquement, même étouffé, aux alentours ne vient signifier que le projectile est retombé.
Comme chaque année depuis qu’il a passé quinze ans, à la date anniversaire du drame, Alexandre reproduit cette tentative de suicide, aspirant sans doute à rejoindre les siens. Comme chaque année, l’espoir de retrouver ses parents et grands-parents s’avère vain. Personne ne comprend pourquoi il observe ce rituel, personne n’a osé lui poser la question. Il n’en sait d’ailleurs pas plus. Il se souvient juste d’un matin, il y a trois ans, quand il a trouvé le pistolet de son père. Sans réfléchir, presque inconsciemment, il s’est dévêtu, a rejoint la clairière et a eu ce geste irraisonné, qu’il répète aujourd’hui. Souhaite-t-il réellement mourir ? Sans doute plus maintenant.
— Attention, il revient, dit Marie qui épiait le retour de celui qu’elle considère depuis toujours comme son fils.
Marie et Blaise n’avaient pas eu d’enfant, le ciel n’ayant pas jugé utile de leur faire ce cadeau. Comme pour se faire pardonner, la providence leur avait apporté, onze ans plus tôt, ce garçon devenu brutalement orphelin. Maintenant qu’Alexandre avait grandi, il s’occupait de plus en plus des affaires de la ferme et ils devaient aussi le respecter en tant que leur Seigneur : le « jeune Seigneur ».
À son entrée dans la maison, Marie fait comme si de rien n’était :
— J’ai préparé le déjeuner : pain, œufs, lard.
Alexandre a toujours eu un solide appétit. Ce matin comme tous les autres, bien qu’un peu désenchanté, il fait donc honneur à la table proposée par Marie.
— Mon jeune maître, il est temps maintenant, dit Blaise, d’une voix suffisamment forte pour détourner l’attention d’Alexandre tout en restant pleine de respect.
Blaise était à la ferme depuis toujours. Au service de la famille d’Embrelat, il y avait débuté comme simple commis à huit ans et était devenu intendant après vingt ans de labeur et de loyauté. Il avait donc servi le Seigneur Louis d’Embrelat, le grand-père, et le Seigneur Armand d’Embrelat, le père d’Alexandre. Âgé de soixante ans, il en paraissait cinq de plus, mais avait une autorité naturelle auprès des seize valets et servantes qui travaillaient et logeaient dans les bâtiments de l’exploitation.
Après la disparition du Seigneur Armand d’Embrelat, père d’Alexandre, il avait assuré la régence du domaine en attendant qu’Alexandre soit en mesure de l’administrer lui-même. Durant ces onze années, la grande ferme avait encore prospéré malgré les aléas du climat, les épidémies et les rapines.
— Temps pour quoi ?
Marie n’ose plus bouger. Tout allait changer maintenant. Elle avait tenté de convaincre Blaise de reporter cet instant à l’année prochaine ou à la suivante, en vain. Blaise avait pris sa décision et rien ne pouvait désormais le détourner de sa mission : replacer Alexandre dans la lignée de sa famille, lui faire connaître son histoire.
Il y avait réfléchi depuis longtemps et avait attendu qu’Alexandre soit prêt à recevoir le lourd héritage. Il en est détenteur depuis plus de vingt ans et sa grande crainte a toujours été de trépasser avant d’avoir pu en avoir passé le témoin. Dans cette histoire, bien que n’ayant pas de lien de parenté, il s’était senti impliqué dès le début.
— Marie, prépare-nous à manger pour la journée, du vin, amène du bois et laisse-nous.
— La journée ? dit le jeune homme.
Blaise reste silencieux. Marie, le cœur lourd, obéit et quitte la pièce, inquiète.
Alexandre n’en croit pas ses oreilles. Il n’avait jamais vu Blaise aussi sombre, lui qui, jusqu’alors, était toujours d’humeur égale.
— La journée ! Mais j’avais prévu de…
Blaise l’interrompt, un peu vif.
— Alexandre, la journée n’y suffira pas, j’en ai peur. Ce que j’ai à vous transmettre est compliqué à dire, et, qui plus est, difficile à entendre. Il vous faut de la patience, mon jeune Seigneur, mais faites-moi confiance, je ne vous cèlerai rien.
Blaise se lève et ouvre une trappe sous la paillasse. À la grande surprise d’Alexandre, qui croyait tout connaître des recoins de la ferme, il plonge la main dans le trou qui se présente. Avec quelques difficultés, il en sort une sacoche qui semble bien remplie et la pose sur la table après avoir écarté les verres et les écuelles. Étrangement, il n’ouvre pas le sac.
— Tout ce que je vais maintenant vous compter est un secret de famille dans lequel j’ai joué ma part. Quand j’en aurai terminé, vous déciderez, je l’espère, d’abandonner ce rituel funeste de tenter de vous tuer chaque année depuis trois ans.
Blaise se tait. Il bourre sa pipe et s’installe près de la cheminée en faisant signe à Alexandre de l’y rejoindre. Il se sent maintenant soulagé, mais aussi inquiet. Il sait que sa tâche ne fait que commencer, mais pressent que plus rien, désormais, ne pourra l’interrompre. Il allume sa bouffarde avec un tison encore rouge et se brûle la moustache, comme souvent.
Il entame alors le récit, les yeux presque fermés, de l’histoire secrète de la famille d’Embrelat devant Alexandre, sceptique, loin d’imaginer tout ce qu’il va entendre.
Votre grand-père, Louis, tenait la ferme de son père qui l’avait reçue du sien, et cela depuis plusieurs générations. Il la gérait d’une main ferme, mais juste. Les d’Embrelat ont toujours eu la réputation de faire preuve de beaucoup de bienveillance vis-à-vis de leur personnel.
Comme vous le savez, ce domaine est une grande exploitation de plus de deux cents arpents de terre agricole fertile d’un seul tenant située dans les environs d’Artenay. Votre lignée y est implantée depuis plus de cent cinquante années. Au centre, le manoir a constamment été habité par votre famille pour les pièces principales et quelques valets et servantes dans les combles. Il est entouré de dépendances, de remises. J’y réside avec Marie dans une maisonnette, adossée à la grange aux grains, que votre grand-père m’a allouée. Après la tragédie, même si vous étiez censé loger dans le manoir, vous y avez passé la plus grande partie du reste de votre enfance. Une enceinte non fortifiée, mais solide cerne tout cela. Il y a aussi une bergerie à l’extrémité nord. Votre mère aimait y aller avec une ou deux servantes. Elle l’appelait son petit royaume.
En mille six cent vingt-cinq, si ma mémoire ne me fait pas défaut, le Seigneur Louis d’Embrelat se rendit à Paris pour la première fois. Pour quelles raisons ? Que s’y est-il passé ? Nul ne le sait ni ne le saura peut-être, mais à peine revenu, le Seigneur Louis s’est de nouveau absenté du domaine durant quelques semaines, en me faisant l’honneur de m’en confier l’intendance. Il nous a aussi laissé, à Marie et à moi, la responsabilité de veiller sur Marguerite, son épouse, et son fils Armand de quinze ans, votre père. Il est ainsi parti à plusieurs reprises dans les années qui suivirent. Entre chaque voyage, il s’isolait longuement dans le grenier. Il semblait de plus en plus soucieux.
Régulièrement, il avait la visite de cavaliers, cachant leur appartenance, avec qui il palabrait des heures durant.
C’est à cette époque qu’un bretteur d’une vingtaine d’années vint loger au domaine. Il disait se nommer Angélo et être originaire de Milan, mais personne n’a jamais pu vérifier ses origines ni osé le contredire à ce sujet. Le Seigneur Louis passait de longues heures à s’exercer au combat avec Angélo. Toutes les armes étaient utilisées : épée, pistolet, mousquet. Un jour même, nous entendîmes une énorme déflagration : ils avaient fabriqué une bombe.
Dès ses seize ans, le jeune Seigneur Armand reçut lui aussi ses leçons d’escrime et il faut noter qu’il était plutôt doué.
Nous adorions Angélo. Il avait le don de nous narrer des histoires de chevaliers à la veillée. Avec son intonation et sa manière inimitable de raconter, ces histoires devenaient des épopées fantastiques. Bien entendu, il en était souvent le héros. Pourtant, malgré son nom et son accent chantant, Angélo n’était sûrement pas un ange.
Un jour, le Seigneur Louis d’Embrelat me convoqua dans le petit bureau qu’il s’était aménagé dans le grenier. Je n’avais pas imaginé qu’il puisse avoir fait un lieu aussi confortable de cet endroit. J’étais très intimidé et il tenta de me détendre en m’offrant un verre de vin. Cela n’était jamais arrivé et cela provoqua l’effet inverse. Il me dit :
— Tout d’abord, ce que je vais te dévoiler ne doit jamais sortir de ce bureau. Blaise, depuis plusieurs années, je m’appuie sur toi pour la gestion de mon domaine. Je t’ai également confié mon épouse et mon fils unique durant mes longues absences. Par ton dévouement, tu as acquis mon absolue confiance. Je dois t’avouer aujourd’hui qu’en te laissant seul ici, je vous ai, Marie et toi, sans que vous le sachiez, exposé au danger.
Voyant ma mine décomposée, Louis fit une pause et me sourit
— Voyons, Blaise, tu n’es pas si niais pour ne pas deviner dans ma vie quelques zones d’ombre qu’il m’appartient d’éclaircir un tout petit peu. Assieds-toi. Depuis ma rencontre avec le Cardinal, mon destin a complètement changé. Le petit noble est devenu serviteur confidentiel de Son Éminence. Bien que je ne puisse te révéler la nature de mes activités, je peux simplement te dire qu’elles peuvent gêner des intérêts au sommet de l’État.
Je crois que ma mine s’est encore plus déconfite, car il força un peu la voix :
— Blaise, reprends tes esprits et écoute-moi bien. Durant mes enquêtes, j’ai eu connaissance de faits et de gestes pour le moins répréhensibles. J’ai d’ailleurs ici le journal que je tiens depuis fort longtemps décrivant sans équivoque la forfaiture de certains et il est possible qu’un jour, je sois la visée de complots. Maintenant que tu es informé de tout cela, et sans rentrer dans les détails, j’ai besoin de savoir vite si tu souhaites continuer d’assurer l’intendance du domaine et la protection des miens lors de mes futures absences. J’ai demandé à Angélo de rester désormais avec toi plus souvent pour t’aider dans cette mission.
J’ai en effet retrouvé mes esprits et répondu immédiatement dans un seul souffle.
— Mon Seigneur, même si j’ignore tout des implications de votre décision, je dois vous dire que vous me faites un immense honneur en me confiant tout cela et je peux vous promettre que ma fidélité vous est éternellement acquise.
Il m’offrit un second verre de vin et, visiblement ému, répliqua :
— Je n’en attendais pas moins de toi et j’ai déjà prévu d’augmenter tes gages au vu de ces responsabilités. Tu es désormais l’intendant officiel du domaine et tu logeras à partir de demain avec Marie dans la maisonnette adossée à la grange aux grains.
Il me tendit une sacoche et me dit :
— Voici le journal dont je te parlais, je souhaite le cacher. Trouve un endroit que seuls toi et moi connaîtrons. Il faut les protéger du vol, du feu, de l’eau et de tout ce qui pourrait l’endommager.
Ce jour a donné un autre sens à ma vie. Ma relation avec Angélo devint plus forte. J’ai même étudié l’escrime moi aussi, bien que je ne fusse pas doué pour le métier des armes.
Alexandre est éberlué. Blaise prétexte le repas pour faire une pause et ils dînent en silence, Blaise souhaite prendre tout son temps, le temps nécessaire, réfléchissant à la suite de l’histoire. Alexandre repense à ce qu’il vient d’entendre sans vraiment l’appréhender.
Marie en profite pour entrer, mais Blaise la regarde en fronçant les sourcils. Elle comprend qu’elle doit immédiatement ressortir.
Blaise bourre une autre pipe, l’allume et montre le sac.
— Ce journal, le voici.
— L’as-tu lu ?
Et il continue d’affranchir Alexandre
À l’anniversaire de ses dix-huit ans, le Seigneur Armand rejoignit son père dans le grenier. Ils y passèrent une bonne journée. Après cela, ils devinrent encore plus proches qu’ils ne l’avaient été : dans la gestion du domaine bien sûr, mais aussi dans les affaires secrètes du Seigneur Louis. Marguerite, la mère d’Armand, semblait de plus en plus soucieuse.
Et ce qui devait arriver arriva : ils partirent tous deux pendant plusieurs semaines. À leur retour, Louis m’est apparu comme extrêmement fier de son enfant. Avec Angélo, ils formaient désormais un trio qui paraissait invulnérable.
Quand votre père fit la connaissance de votre future maman, Elizabeth, il avait dans les vingt ans. Elizabeth était la fille d’un notable de Bazoches-en-Dunois. Elle n’était pas très bien dotée, mais était d’une beauté incomparable et leur union ne faisait aucun doute. Un mariage scella cette rencontre et très vite, Elizabeth fut grosse.
Jusqu’à votre venue au monde, le Seigneur Armand renonça provisoirement aux expéditions avec son père. Mais dès que vous fûtes en âge de marcher, il repartit de plus belle, toujours épaulé par Angélo, en vous confiant, vous et votre mère, à Marie et à moi. Régulièrement, le Seigneur Louis me demandait la sacoche sans doute pour compléter le journal de quelques secrets. Il me les rendait vite pour la replacer dans leur cachette.
La première alerte survint après votre premier anniversaire. Durant l’absence des deux Seigneurs, un groupe de cinq cavaliers armés s’approcha du manoir avec l’air menaçant. Immédiatement, Angélo, qui pour une fois ne les avait pas accompagnés, mit tout le monde en branle, avec mousquets, épées, fourches, bâtons. Ne se cachant pas des possibles nervis, il souhaitait montrer qu’ils seraient reçus comme il se doit si leurs intentions étaient mauvaises. Même les chiens, de meute et de défense, y participèrent en aboyant et gesticulant, prêts à bondir. Il faut dire que votre grand-père avait acheté, quelque temps auparavant, des lévriers et des mastiffs capables de repousser les brigands et autres errants, fréquents dans nos contrées.
Le groupe de cavaliers fit demi-tour. À leur retour, vos grand-père et père furent avertis et conclurent qu’ils devaient renforcer encore un peu la fortification du domaine : nouvelles armes, formation des valets et servantes. Des pièges furent installés et un souterrain fut creusé pour permettre à tous de fuir en cas d’invasion. Il fut aussi décidé qu’Angélo ne les accompagnerait plus dans leurs voyages pour protéger le domaine.
Alexandre est abasourdi, il ne connaissait pas l’existence de ce souterrain. Il aurait bien aimé, plus jeune, y jouer et s’y cacher.
— Je ne l’ai jamais vu ! Où en est l’entrée ? Où débouche-t-il ?
Blaise calme son impatience
— Doucement, jeune Seigneur, je n’ai pas encore fini. Il sera grand temps, quand j’en aurai terminé, de vous montrer tout cela.
Et il reprend le cours du récit.
Après votre troisième anniversaire, un drame survint. Votre grand-mère Marguerite fut brusquement atteinte de fortes fièvres et, sans que les médecins puissent y faire quoi que ce soit, trépassa au bout de quelques jours. Votre grand-père et votre père étaient absents et il fut impossible de les prévenir à temps. Il faut dire qu’ils ne donnaient jamais d’indice sur leurs voyages, une simple fente dans un mur, à Orléans, dans laquelle déposer les messages.
À leur retour, Marguerite était enterrée.
Le Seigneur Louis ne quitta plus jamais le domaine, inconsolable qu’il était d’avoir laissé son épouse seule pendant tant de temps et de n’avoir pas su être présent au moment où il aurait dû. Il reporta sur vous toute son attention, assistant votre mère qui avait de plus en plus de mal à canaliser votre énergie.
Le Seigneur Armand, quant à lui, continuait de partir en expéditions avec Angélo, remplaçant son père, en réduisant la fréquence et la durée.
Début 1640, les Seigneurs Louis et Armand me convoquèrent. Un troisième personnage se trouvait avec eux.
Le Seigneur Louis prit la parole :
— Blaise, voici plus de dix ans que tu nous sers loyalement. Ce que nous avons à te demander aujourd’hui dépasse le simple cadre d’une relation de Seigneur à intendant. Maître Saratxaga{1}, ci-présent, est notre notaire et avoué. Nous l’avons sollicité pour établir un acte te concernant. Cet acte stipule que si Alexandre se retrouve orphelin de père, mère et grand-père, toi, Blaise, auras la régence du domaine avec tous les pouvoirs dans le seul but de le transmettre à Alexandre dès qu’il sera en âge de le recevoir.
Je restais coi.
— Ce n’est pas tout. Toujours en cas de malheur, dans cet acte, nous te nommons tuteur d’Alexandre jusqu’à sa dix-huitième année. Il s’agit de l’éduquer, veiller sur lui dans le respect de tous les principes régissant la vie de notre famille.
Le Seigneur Armand continua
— C’est après une grande et longue réflexion que nous avons pris notre décision, mon père et moi. Nous pensons qu’il n’y a personne d’autre que toi capable d’assumer cette responsabilité. Mon père est fils unique, je suis fils unique et donc Alexandre n’a aucun oncle ou tante qui pourrait prendre soin de lui. En conclusion, il t’incombe, si tu l’acceptes, de veiller à ce qu’Alexandre puisse devenir le Seigneur de ce domaine à part entière. Tu auras charge d’éducation et tuteur des finances.
Le notaire ne disait rien, préparant les documents et le nécessaire à signature. Je regardais mes Seigneurs, l’un après l’autre, à plusieurs reprises. Il me fallait réfléchir, vite. En paraphant cet acte, j’aurais des responsabilités que peut-être je n’aurais pas la capacité d’assumer.
Comme s’il lisait dans mes pensées, le Seigneur Armand reprit :
— Nous avons pris conseil auprès du Baron de la Foye et nous pouvons t’assurer que tu auras tous les renseignements indispensables de la part de Maître Saratxaga. Comme tu le sais, le Baron de la Foye est le frère de Dame Marguerite et par conséquent mon oncle. Son domaine est à quelques lieues d’ici, au nord de Chevilly. Le Baron a toute notre confiance et est le plus au fait de nos affaires, de toutes nos affaires. Ainsi que tu pourras le lire dans l’acte, non seulement tu seras conseillé, mais tu seras aussi contrôlé.
Deux fois l’an, tu devras présenter les comptes du domaine. Concernant l’argent, tu disposeras d’une bourse conséquente pour les besoins habituels. Pour l’exceptionnel, tu devras contacter Maître Saratxaga qui validera tes choix et te proposera les meilleures solutions. Nous te le rappelons, il s’agit d’une régence du domaine en attendant qu’Alexandre soit en mesure d’en assumer par lui-même la gérance.
Le Seigneur Louis restait pensif, comme prostré. Armand évoqua alors l’avenir d’Alexandre.
— En ce qui concerne la tutelle d’Alexandre, là encore tu en trouveras tous les détails dans l’acte. Le Baron de la Foye a accepté d’en être le parrain nobiliaire. Il te fera visiter quatre fois l’an par un de ses conseillers afin de t’aider à assurer l’éducation de son filleul. En cas de besoin, tu auras porte ouverte dans son domaine de Chevilly ou son hôtel particulier d’Orléans pour tout avis à propos de l’avenir d’Alexandre.
Tout se passait comme si mes Seigneurs devaient disparaître le soir même. Cela me gênait.
— Mes Seigneurs, vous avez toujours pu compter sur ma loyauté à votre égard, et je peux d’ores et déjà vous dire que je signerai l’acte que vous me proposez. Cependant, vous me parlez comme si vous deviez trépasser tous les deux avant demain et cela m’interroge. J’ai bien compris qu’un danger vous guettait, mais je ne pensais pas qu’il était si proche et si violent pour que vous preniez de telles mesures.
Ce fut Maître Saratxaga qui intervint :
— Mon cher Blaise, je vais répondre à votre question. La principale fonction d’une assurance est de permettre à son souscripteur d’être le plus serein possible si un problème se pose, en étant presque sûr que ses conséquences ne seront pas néfastes. Bien entendu, personne ne souscrit une assurance en étant certain que le problème arrivera, sauf peut-être certains forbans profitant de la naïveté de certains assureurs pour gagner malhonnêtement de l’argent. Dans le cas présent, il s’agit d’une garantie concernant l’avenir d’Alexandre et de son futur domaine. Il n’est pas du tout dans les intentions des Seigneurs Louis et Armand de rejoindre le ciel aussi vite, mais cela peut produire. Ils souhaitent donc préserver le devenir d’Alexandre si un tel malheur survenait.
Cela ne m’apaisa pas vraiment, mais je ne le montrai pas. Je répondis :
— Merci, Maître, de ces précisions, je ne l’avais pas pensé ainsi. Il me reste cependant une question. Vous parlez de la disparition des Seigneurs, mais ne citez pas Dame Elizabeth. En ce qui concerne la régence du domaine, je peux admettre qu’elle s’en remette à moi. Mais pour la tutelle de son fils, il me semble impossible, si elle survit au malheur que vous voulez assurer, qu’elle accepte les conditions de cet acte.
Le Seigneur Louis sortit de sa torpeur pour me répondre.
— Blaise, tu es vraiment une personne admirable pour avoir ces pensées et cela conforte encore, s’il en était besoin, notre décision. Dame Elizabeth a bien entendu été impliquée dans la rédaction de l’acte et des dispositions ont été prises pour satisfaire tes interrogations. Elle souhaite, même si elle restait seule avec Alexandre, que tu deviennes malgré tout son tuteur. Alexandre aura besoin d’une présence masculine auprès de lui pour surmonter les épreuves. Évidemment, dans ce cas, cette tutelle sera partagée entre vous deux. Je te le répète, tout a été prévu.
L’ambiance s’assombrissait et il me tardait que cette scène se termine. Pourtant, il fallait aller au bout. J’osai y mettre une condition.
— Comme je vous l’ai affirmé, ma loyauté vous est acquise d’avance, mais…
Les Seigneurs se regardèrent, figés, se demandant ce qu’il y avait derrière ce « mais ». Je repris.
— J’aurais souhaité, sans vouloir vous manquer de respect, lire l’acte en entier et dans tous ses détails avec le Seigneur Louis. Il y a sans doute des locutions ou des mots que je ne connais pas ou que je ne maîtrise pas suffisamment et je crains de compromettre l’avenir d’Alexandre et de son domaine par mes lacunes. Il n’est évidemment pas question pour moi de contester tel ou tel article, mais je désire tout comprendre. Seigneur Louis, pouvez-vous faire cela pour moi ?
Mes maîtres reprirent des couleurs et me sourirent, sans doute rassurés. Pendant que le Seigneur Armand attrapait un flacon de vin et quatre verres, le Seigneur Louis me dit :
— Je ne l’avais pas envisagé autrement. Aussi, trinquons d’abord, car la suite de notre réunion sera plus rébarbative, les notaires ont le don de compliquer ce qui pourrait s’énoncer clairement.
Après s’être désaltérés d’un verre de clairet et dîné d’un copieux repas dans une ambiance très détendue, nous passâmes l’après-midi jusqu’à vêpres à lire l’intégralité de l’acte. Ils avaient vraiment tout prévu. Mes trois interlocuteurs eurent une patience infinie pour m’expliquer et me détailler ce que j’avais du mal à appréhender.
Blaise fait une pause et prépare une nouvelle bouffarde. Alexandre a les yeux brillants. Il n’est pas d’un naturel émotif, mais il sent qu’il va revivre le drame, et cette fois-ci, en toute conscience. Il n’ose interrompre Blaise et un silence s’installe, sombre. Blaise, quant à lui, ne sait pas comment continuer. Il a commencé et Alexandre n’accepterait pas qu’il s’arrête en cours de route, mais trouvera-t-il les mots ? Il se lance avec des hésitations dans le ton :
Hélas, notre Seigneur Dieu n’avait pas prévu de modifier ses plans. Quelques mois plus tard, une troupe, mélange de chevaliers et de brigands, pénétra le domaine aux aurores. Une dizaine de cavaliers armés et plus de vingt piétons, eux aussi équipés, avançaient vers le manoir. Angélo ferma aussitôt toutes les issues et sonna l’alarme. Le Seigneur Armand le rejoignit de suite. Quand le Seigneur Louis arriva, plusieurs minutes après, ils tinrent conseil.
Cette fois-ci, les assaillants étaient trop nombreux pour faire face et vaincre. Il fallait les retarder par tous les moyens afin de trouver des renforts. Angélo chargea un valet d’aller quérir de l’aide auprès de tous les Seigneurs des environs. Les chiens furent libérés et tous les hommes du domaine furent armés. Disposé aux endroits stratégiques par Angélo, chacun veillait et attendait l’attaque. Les assaillants cessèrent leur progression, jaugeant la défense adverse. Le Seigneur Louis prit possession, comme les autres, de sa place sans discuter les ordres d’Angélo. Il fallait un seul commandant et c’était évidemment l’Italien le plus en capacité de tenir ce rôle. Chacun devait obéir, faisant abstraction de sa condition.
Le Seigneur Armand me rejoignit et nous priment la direction du manoir. Quand les femmes et les enfants, y compris Dame Elizabeth et vous, furent rassemblées, il prit la parole, grave :
— Mes dames, nous allons être attaqués par plus de trente mercenaires. Il vous faut fuir. Je charge Blaise de vous faire évader par le souterrain. Il mène à la bergerie. Vous devrez ensuite rejoindre, avec toute la discrétion possible, Sougy où vous vous mettrez sous la protection des paysans.
Le Seigneur Armand étreignit son épouse, la serra fort et lui murmura quelques mots à l’oreille. Il vous porta vous aussi dans ses bras et vous serra avec Dame Elizabeth en me disant :
— Blaise, qu’Alexandre n’oublie jamais ce qui se passe et qu’il nous venge !
Et plus bas,
— Te voilà sans doute bientôt tuteur, je compte sur toi. Rappelle-toi la scène.
J’ai de suite compris le message. Les hommes allaient protéger coûte que coûte le manoir pour vous donner le temps de fuir et d’être sauf. Il semblait certain que beaucoup n’en réchapperaient pas.
Le Seigneur Armand vous mit dans mes bras et hurla presque :
— Allez ! et rappelle-toi la scène.
Comment pouvais-je oublier le spectacle que j’avais devant les yeux ? Il partit aussitôt vers l’enceinte pour participer activement à la défense de la place. Quand nous rejoignîmes l’entrée du souterrain, les cris des assaillants retentirent et nous comprîmes que l’offensive avait commencé.
Je pressai tout le monde avant de refermer la porte derrière moi et nous gagnâmes rapidement l’autre extrémité à deux lieues de là. Personne ne disait mot. Nous étions une quinzaine de personnes et presque chacune avait un mari ou un père au combat. À la sortie, nous entendîmes le bourdonnement de la bataille. J’avais un cousin à Sougy et j’avais décidé de le rejoindre pour qu’il convainque les villageois de nous protéger. À midi, nous y étions. J’aurais souhaité repartir au manoir, mais j’avais signé l’acte. Je devais rester auprès de vous et de Dame Elizabeth.
Jusqu’au soir, nous ne vîmes personne venir du domaine. Ce n’est que vers huit heures de relevée qu’un groupe d’hommes arriva. La plupart étaient blessés, dont certains grièvement. Aucun des Seigneurs n’en faisait partie, Angélo en était absent lui aussi.
Les plus valides nous racontèrent la bataille furieuse qui s’était déroulée. Après deux heures d’assaut, malgré la bravoure des défenseurs, les agresseurs parvinrent à franchir l’enceinte. Le Seigneur Louis, voyant qu’aucune aide ne viendrait à temps, décida la fuite avant que le manoir ne soit complètement envahi. Ils s’engagèrent alors dans le souterrain, les Seigneurs Louis et Armand fermant la marche derrière Angélo, mais ne purent condamner la porte. Ils firent donc front tous les trois pour laisser le temps aux valets de gagner la sortie. À l’abri dans la bergerie, ils attendirent les Seigneurs et Angélo, en vain. Sachant qu’il n’y avait plus rien à faire pour eux et ignorant les desseins des assaillants, ils poursuivirent leur fuite pour arriver à Sougy.
La dernière consigne du Seigneur Louis avait été :
— Désormais, c’est Blaise votre maître.
Personne ne dormit cette nuit-là, sauf les enfants, dans la grange que nous avait mise à disposition mon cousin. Au petit matin, je décidai, après en avoir discuté avec Dame Elizabeth, de repartir au manoir avec quelques valets valides.
Il n’était pas question de prendre le souterrain en sens inverse. À l’approche du domaine, nous rampâmes discrètement. Le silence était pesant, plus âme qui vive. Restant prudents, nous arrivâmes devant l’enceinte. Il y avait quelques corps sans vie d’assaillants, déjà picorés par les corbeaux. En entrant dans le cœur de ferme, d’autres cadavres gisaient, les défenseurs avaient infligé de lourdes pertes aux mercenaires.
Nous savions bien qu’il fallait rejoindre les abords du souterrain, mais personne n’osait en prendre l’initiative. Je finis par me décider et les valets me suivirent. Il n’y a pas de mots pour décrire ce que j’ai vu. C’était un enchevêtrement de plus de dix corps, parmi lesquels ceux des Seigneurs Louis et Armand. Angélo était étendu, semblant dormir dans son sang.
Nous jetâmes les cadavres des mercenaires dans un trou à l’extérieur que nous ne rebouchâmes pas, les animaux feraient le travail. Quant aux dépouilles saccagées des Seigneurs et d’Angélo, nous les allongeâmes sur la grande table dans la salle à manger du manoir. Un des valets trouva des bougies, les déposa à chaque coin et les alluma. Nous décidâmes que chacun les veillerait, à tour de rôle.
C’est à ce moment que cinq cavaliers armés pénétrèrent dans l’enceinte. Il s’agissait des renforts tant attendus par nos Seigneurs. Celui qui paraissait en être le chef fut dépité en constatant qu’ils arrivaient trop tard. Je lui expliquai la situation et ils donnèrent la main pour remettre en ordre tout ce qui pouvait l’être. Il me demanda.
— Je suis Guillaume Calderac, Seigneur de Pithiviers, savez-vous qui a osé commettre pareil crime ?
Je ne connaissais évidemment pas les assassins et leur commanditaire, mais je me doutais du mobile. Je décidai de celer tout cela.
— Non, Seigneur.
Il reprit :
— Où sont les cadavres des assaillants ? Nous devons les examiner pour tenter d’y découvrir quelque indice.
Je n’y avais pas pensé. Nous ne reconnûmes aucun des corps. Nous les fouillâmes donc et ne trouvâmes rien. Rien, à l’exception d’une feuille manuscrite pliée que je masquai à la vue du Seigneur Guillaume. Il serait toujours temps de l’analyser plus tard.
Le manoir était complètement retourné. Les mercenaires devaient chercher leur butin, les objets de valeur. Les objets de valeur ? Vite, je rejoignis ma maisonnette, elle aussi était sens dessus dessous. Sans me faire voir des autres, je vérifiai que la sacoche contenant le journal était encore présente dans sa cache. Elle y était, je l’y laissai.
Je repartis vers Sougy pour informer Dame Elizabeth. Bien qu’elle n’eût que très peu d’espoir, elle fut très affligée à l’énoncé de la nouvelle. Les femmes la soutinrent. Elle se reprit et décida de retourner elle aussi au manoir pour veiller son mari et son beau-père. Les enfants, pour la plupart inconscients de la tragédie en cours, suivaient.
Quand nous arrivâmes au manoir, les cavaliers étaient repartis. Il fallut bien rejoindre la morgue improvisée. Les valets avaient eu le temps de rendre un peu plus présentables les trois corps alignés.
Dame Elizabeth se dirigea directement vers celui de son époux, s’agenouilla et pria en lui tenant la main. Elle ne dit rien. Inconsolable, les larmes envahissaient son visage sans qu’elle cherche à les essuyer. Sa dame de compagnie lui laissa quelques instants puis la rejoignit et bientôt, elles allèrent crier leur peine dans la chambre à coucher du couple. Je réunis le personnel valide, hommes et femmes.
— Nous devons faire front avec dignité devant le malheur qui a frappé ce domaine. Je sais que vous avez fait tout ce que vous pouviez, et sans doute plus, lors de la bataille. Les Seigneurs sont morts pour nous protéger. Notre nouveau maître désormais est le petit Seigneur Alexandre. Comme nos regrettés Seigneurs l’avaient décidé l’an dernier, j’assumerai la régence des propriétés d’Alexandre en attendant qu’il soit en mesure de le gérer par lui-même.
Personne n’y trouva à redire. Chacun savait qu’en ces temps difficiles, j’étais le seul capable de leur assurer de conserver leur activité et leur salaire. Je continuai, sans leur parler du tutorat vous concernant.
— Le travail ne manque pas et je vous demande dès demain, de le reprendre là où vous en étiez hier. Vous devez le faire pour le Seigneur Alexandre, en mémoire de nos Seigneurs Louis et Armand. En attendant, je vous charge de terminer de remettre le domaine en ordre.
Je n’avais même pas eu le temps de parler à Marie. Courageuse, elle avait compris qu’elle devrait désormais assumer son nouveau rôle d’épouse de l’intendant. Sans me consulter, elle prit donc sous sa coupe toutes les servantes, sauf la dame de compagnie de Dame Elizabeth, et entreprit de faire ranger l’intérieur saccagé du manoir.
Les valets s’affairaient déjà à remettre en ordre le corps de ferme.
Et vous ? Dès notre arrivée, nous regroupâmes tous les enfants, vous compris, à l’endroit le plus éloigné pour les protéger de visions traumatisantes. Il serait bien temps par après de vous expliquer.
Dame Elizabeth semblait vous avoir oublié, mais je sais bien qu’il n’en était rien. Elle avait juste besoin de laisser sortir sa peine, seule.
Je déambulai dans le domaine, réfléchissant à ce que je devais faire, lorsque le valet affecté à la veille des corps me cria :
— Blaise, Angélo… Angélo, il…
Je lui répliquai.
— Quoi, Angélo ?
Il était livide et termina sa phrase.
— Angélo, il geint, il est vivant.
Le soir tombe déjà. Alexandre a toujours eu la sensibilité des êtres qui ont souffert. Ses yeux brillent depuis que Blaise a raconté la mort de son père.
Il s’en rapproche et lui prend le bras.
— Continue, Blaise, tu ne peux pas t’arrêter là.
Blaise le regarde et lui dit, d’un ton qu’il aurait voulu autoritaire sans y parvenir totalement.
— Seigneur Alexandre, nous devons faire une pause maintenant. Nous devons souper. Je vous promets de ne pas nous coucher avant que vous n’ayez entendu la fin.
Blaise sait pourtant que la soirée ne suffira pas et qu’il lui faudra terminer le lendemain, mais il doit calmer le jeune homme.
Blaise appelle Marie. Elle entre doucement, imaginant bien que la journée a été difficile pour les deux hommes de sa vie. Il lui demande d’une voix tranquille, sans brusquerie, d’amener le repas, pour trois. Elle s’exécute vite, de peur que Blaise ne change d’avis.
Ils se retrouvent à trois autour de la table à tenter d’apprécier le bon souper qu’elle a préparé. Alexandre a du mal à trouver l’appétit, les yeux perdus dans le vide. Marie essaye de le détendre.
— Mon petit Seigneur, je me doute que ce que Blaise doit vous dire est douloureux à entendre. Il n’est pas dans les habitudes des Seigneurs de s’épancher, mais profitez de mes bras pour vous soulager un peu.
Blaise la regarde cette fois-ci avec bienveillance. Marie avait toujours su ce qu’il fallait dire ou faire avec le petit Seigneur Alexandre. Le jeune homme saisit, sans arrière-pensée, la proposition de Marie et elle le cajole ainsi un bon moment. Il se redresse à la fin pour demander :
— Blaise, Marie peut-elle rester jusqu’à la fin de l’histoire ?
Blaise acquiesce sans vraiment hésiter. Cela ressemblerait en définitive aux nombreuses veillées qu’ils avaient partagées durant lesquelles il n’avait pas son pareil pour raconter contes et légendes du pays.
— Bien sûr, mon Seigneur, bien sûr.
Il continue à l’attention de Marie :
— Marie, il ne faudra plus désormais dire petit Seigneur, mais Seigneur Alexandre. Il vient brusquement en une après-midi de passer à l’âge adulte.
— Où en étais-je ? Angélo. Oui, Angélo était vivant.
Blaise ajoute des bûches dans la cheminée, tisonne et allume une nouvelle bouffarde. Alexandre, bien que ne goûtant pas fort l’odeur âcre du tabac, ne l’en empêche pas. Ces volutes de fumée l’apaisent, contre toute attente. Après avoir tiré quelques bouffées de sa pipe, Blaise reprend :
Nous courûmes tous dans le manoir. Déjà, deux servantes s’occupaient d’Angélo qui râlait. J’envoyai un valet de ferme quérir un médecin à Chevilly et allai prévenir Dame Élisabeth. Elle se leva d’un bond et descendit rapidement, suivie de sa dame de compagnie. À peine arrivée dans la salle à manger, elle donna ses ordres.
— C’est glacial ici, couvrez-le et humectez ses lèvres. Préparez et chauffez la chambre du Seigneur Louis et montez-le.
Il me paraissait qu’elle reportait sur Angélo toute la prévenance qu’elle n’aurait plus dorénavant pour son cher Armand. Dès qu’Angélo fût installé, elle le dévêtit sans fausse pudeur et entreprit de nettoyer ses plaies. Il en était couvert. La plupart étaient superficielles, mais quelques-unes semblaient profondes. Elle attendit ensuite patiemment le médecin, attentive à chaque râle d’Angélo. La fièvre commençait à l’anéantir et Dame Élisabeth fit amener une décoction de sureau pour tenter de la calmer.
Le médecin arriva enfin, à vêpres. Après avoir examiné le blessé, il déclara.
— Il m’est avis que le pauvre garçon trépassera avant le petit matin. Cependant, si vous me le permettez, je vous relayerai toute la nuit à son chevet. Si nous voulons avoir une chance de le sauver, il nous faut absolument faire passer la fièvre et éviter que les blessures s’infectent. Nous allons appliquer ce baume d’ail sur les plaies et le panser. Priez Dieu qu’Il nous épaule dans cette tâche.
Durant sa léthargie, Angélo se mit à délirer. Il semblait revivre la furie de la bataille. Comme ils l’avaient prévu, Dame Élisabeth, sa dame de compagnie et le médecin se succédèrent au chevet du Milanais. Au petit matin, Dame Élisabeth m’appela.
— Blaise, Angélo a passé la nuit et je vais passer la journée auprès de lui. Tu dois maintenant t’occuper des obsèques. Tu dois aussi faire venir le prévôt en toute urgence pour qu’il diligente l’enquête. Dès son arrivée, je le recevrai.
Ainsi fut fait. Je partis immédiatement à l’église organiser la cérémonie avec le prêtre. Les funérailles auraient lieu le surlendemain. De là je me rendis à la rencontre du prévôt qui me promit sa visite pour la fin de matinée. Je ne l’attendis pas et revins au manoir, il y avait tant à faire.
Il arriva enfin avec deux assistants et je fis quérir Dame Élisabeth. En ma présence, elle lui déclara que je régissais maintenant le domaine et que je devais être associé à toute action de justice. Elle lui signifia pour terminer que cette barbarie appelait vengeance et qu’il devait en trouver les coupables sans délai.
J’allais sortir avec eux pour effectuer les constatations lorsqu’elle me retint.
— Blaise, il n’est pas question que tu lui dévoiles ce que tu sais.
Je compris qu’elle parlait des activités de son époux et de son beau-père. Dame Élisabeth semblait faire de la vie d’Angélo son absolue priorité. Elle qui n’avait jamais montré un quelconque intérêt pour l’Italien, faisait comme si c’était l’ultime lien avec son défunt mari. Sans doute espérait-elle qu’il lui raconte ses derniers instants.
Je rejoignis le prévôt et ses assistants pour investiguer chaque coin et recoin du corps de ferme. Nous examinâmes les cadavres des assaillants et les fouillâmes (encore) sans trouver d’élément permettant de connaître le mobile du crime. Durant tout ce temps, il me questionna sans en avoir l’air. N’étant pas habitué, je fus prudent, de peur de dévoiler la moindre information quant aux activités secrètes des Seigneurs Louis et Armand. Après une heure, il fit entasser les morts dans la charrette qu’il avait amenée et s’en retourna.
Je rejoignis Dame Élisabeth pour lui faire un compte-rendu.
— Dame Élisabeth, le prévôt est reparti, fort marri de n’avoir rien pour démarrer son enquête. Il vous fait dire qu’il fera néanmoins tout ce qui est en son pouvoir pour trouver les criminels.
Elle me répondit, tristement.
— On sait, toi et moi, qu’il ne découvrira sans doute rien ! Nous n’avions pas d’autre choix que de l’appeler, mais ce n’est pas lui qui nous aidera.
Je saisis aussitôt.
— Dame Élisabeth, avec votre permission, je dois partir dès à présent, avertir le Baron de la Foye du malheur qui vous touche. Après cela, j’irai trouver Maître Saratxaga. Nous devrons prendre toutes les dispositions pour l’avenir immédiat du domaine. Je pense qu’il est aussi la seule personne qui pourra un jour nous aider à retrouver les assassins.
Dame Élisabeth me fixa alors, des larmes plein les yeux, et me répondit.
— Blaise, je te remercie infiniment d’être autant présent. Je vais me reposer entièrement sur toi pour tout ce qui a trait au domaine. D’ailleurs, tu en as la régence aujourd’hui. Tu as raison, il faut absolument régler ces formalités administratives au plus vite. En ce qui concerne la recherche de nos persécuteurs, je te rejoins là aussi, Maître Saratxaga est le plus à même de nous aider. Mais je n’ai pas grand espoir, nos Seigneurs étaient mêlés à des affaires qui concernaient de très hauts personnages et je doute qu’une enquête puisse les inquiéter. Pars vite à présent. N’oublie pas une bourse, car il te faudra sans doute passer la nuit à Orléans.
Je faillis la prendre dans mes bras tant elle me faisait peine. Moi-même, j’étais submergé du remords de n’avoir pas défendu mes Seigneurs. Je devais maintenant mériter toute la confiance qu’elle plaçait en moi. Je pris congé, non sans avoir ajouté :
— Merci, Dame Élisabeth, de me solliciter pour ces tâches. Je demande tout de suite à Marie de monter vous visiter avec le petit Seigneur Alexandre. Il a lui aussi besoin de vous.
Après avoir averti Marie de mon départ et lui avoir recommandé de voir Dame Élisabeth avec vous, je me mis en route pour Orléans.
Le Seigneur Alexandre et Marie sont assis, l’un contre l’autre. Alexandre ressemble au petit garçon se consolant auprès de Marie après un chagrin. Alexandre interrompt Blaise.
— Et Angélo ?
Blaise, de peur d’oublier son récit, ne répond pas et continue.
J’arrivai à Orléans à quatre heures de relevée. Contrairement à ce que j’avais annoncé à Dame Élisabeth, je décidai de rencontrer d’abord Maître Saratxaga. J’espérais qu’il m’accompagne ensuite chez le Baron. Par chance, il était dans son bureau et me fit de suite entrer.
— Alors Blaise, que me vaut votre visite ?
La nouvelle de la tragédie n’avait pas encore atteint l’étude. Je lui relatai donc les évènements, sans rien omettre. Maître Saratxaga avait cet esprit pragmatique qui lui permit d’en mesurer rapidement les conséquences. Il ne m’interrompit pas, tout juste murmura-t-il, comme pour lui-même.
— Ainsi, ils ont osé…
Quand j’en eu terminé, je lui demandai s’il pouvait m’accompagner chez le Baron de la Foye. J’escomptais le trouver en son hôtel, mais je ne savais pas ce que je devais lui dire ou ne pas dire et je ne souhaitais pas faire d’impair. Il me rassura aussitôt.
— J’allais vous le proposer. Je pense même, sans vouloir vous vexer, que c’est moi qui dois exposer le drame au Baron.
Je ne pouvais espérer mieux. Je dois avouer que l’idée de rencontrer seul le Baron me faisait un peu peur. Maître Saratxaga reprit :
— Mais avant de nous y rendre, nous devons être en accord sur ce que je vais relater. Nous ne devons narrer que les faits, sans aucune allusion aux activités parallèles des Seigneurs Louis et Armand. Je ne sais pas ce qu’en connaît le Baron, mais tout cela ressemble à une conspiration liée d’une manière ou d’une autre aux enquêtes auxquelles ils étaient mêlés. Je suis sûr que le Baron n’est pas impliqué dans ces assassinats, mais il est possible qu’une de ses fréquentations le soit.
Nous nous rendîmes donc à l’Hôtel de la Foye et, grâce à la fonction de Maître Saratxaga, nous ne fûmes pas longtemps à attendre dans l’antichambre. Le Baron nous reçut dans son bureau à l’étage, le prévôt était présent. Ainsi, il était déjà au courant.
— Maître Saratxaga, le prévôt m’a tout raconté. Quel drame !
L’avocat comprit que le Baron ignorait qui j’étais et précisa.
— Monsieur le Baron, je vous présente le sieur Blaise Quepets, nouveau régent du domaine Embrelat. Les Seigneurs Louis et Armand Embrelat l’ont nommé, devant moi, maître par intérim du domaine jusqu’à ce que le jeune Seigneur Alexandre soit en âge de prendre les rênes. Toutes les clauses ont été scellées par un acte signé par les parties concernées. Blaise est donc mon client puisque je suis le notaire et avoué de la famille d’Embrelat.
Le Baron me toisa avant de me dire, d’un air pincé.
— Alors c’est vous que le Seigneur Louis a désigné !
Il connaissait en grande partie les clauses de l’acte puisque certaines l’impliquaient. Il aurait plutôt souhaité que le domaine d’Embrelat soit associé au sien pendant cette période. Et puis, on ne sait jamais, en dix ans il pouvait arriver beaucoup d’évènements qui auraient pu rendre ce jumelage définitif. Il reprit.
— Le prévôt a commencé son enquête, mais je crains que celle-ci ne puisse aller très loin. Il n’y a aucun indice.
Il fit signe au prévôt de continuer.
— Nous n’avons en effet relevé aucune indication qui puisse nous mener aux assassins. Nous savons seulement que la troupe d’assaillants s’est réunie discrètement dans la forêt pendant la nuit qui a précédé l’attaque. Ils y ont bivouaqué, laissant quelques restes de nourriture autour d’un feu de camp. Personne dans la région ne les a vus, il y avait pourtant trente brigands, dont dix à cheval. Après leur forfait, la dizaine de rescapés se sont échappés par des routes différentes. Il s’agissait principalement des cavaliers. Et là aussi, ils se firent si discrets que personne ne les a aperçus.
Le prévôt était un homme replet qui semblait imbu de sa personne par l’autorité qu’il représentait. Il ne m’inspirait pas grande confiance. Il reprit.
— J’ai ordonné de déposer les corps à la morgue et placardé des avis pour tenter de les faire identifier par la populace. Mais je n’y crois guère.
Il nous regarda, Maître Saratxaga et moi, et nous demanda :
— Êtes-vous sûr que vous n’avez aucun élément complémentaire à m’apporter ? Une telle agression ne peut être le fait de simples brigands. Ils auraient en effet dérobé tout ce qui pouvait l’être et sans doute mit le feu au manoir. Je soupçonne plutôt à une petite armée de mercenaires embauchés pour des représailles.
Ce fut Maître Saratxaga qui prit d’autorité la parole, ne me laissant pas le temps de réfléchir à une réponse adéquate.
— Monsieur le prévôt a certainement raison. Tout dans cette attaque donne à penser que le seul but des agresseurs était d’estourbir le Seigneur Louis, le Seigneur Armand ou les deux. Pourtant, étant leur notaire et avoué, je ne vois vraiment rien qui puisse justifier un tel acte. Louis et Armand d’Embrelat, dont vous étiez proche, étaient de la petite noblesse terrienne, occupés à gérer leur domaine, que rien ne prédisposait, selon mes connaissances, à subir pareil châtiment.
Je sentais que Maître Saratxaga pesait chacun des mots qu’il prononçait. Il ne voulait pas se mettre à dos le prévôt et ne devait lui donner des informations, qu’à minima. Je le laissai continuer, masquant toute émotion qui puisse le contredire.