L’élève Gilles - André André - E-Book

L’élève Gilles E-Book

André André

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Beschreibung

Récit de l'enfance d'un jeune garçon sensible et craintif, délaissé par ses parents, envoyé chez sa tante, propriétaire viticole, puis en internat, ce texte est écrit avec une grande délicatesse d'émotion et dans un style très pur. Ce livre a reçu pour la première fois le grand de prix littérature de l'Académie Française en 1912.

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L’élève Gilles

André Lafon

Booklassic 2015 ISBN 978-963-524-443-0

Vous qui vous pencherez sur ces pages avec l’émoi d’y revoir, parmi tant de choses mortes, des figures jadis connues, ne soyez point étonnée de trouver l’enfant qui se raconte si peu semblable à votre souvenir… Mais rappelez-vous ses silences, et sachez ce que vous dérobèrent un masque pâlot et des regards qui fuyaient l’interrogation du vôtre.

I.

Je m’appelle Jean Gilles. J’entrais dans ma onzième année, lorsqu’un matin d’hiver, ma mère décida de me conduire chez la grand’tante aux soins de qui l’on me confiait habituellement pour les vacances. J’y devais demeurer quelque temps ; une coqueluche qui s’achevait était le prétexte de ce séjour, à l’idée duquel j’aurais éprouvé bien de la joie, si je ne sais quoi dans sa brusque nouvelle, ne m’eût empêché de m’abandonner à ce sentiment.

Mon père ne parut pas au déjeuner ; j’appris qu’il se trouvait las et prenait du repos. J’osai m’en féliciter, car sa présence m’était une contrainte. Il demeurait, à l’ordinaire, absorbé dans ses pensées, et je respectais le plus possible son recueillement, mais le mot, le geste dont il m’arrivait de troubler le silence, provoquaient sa colère ; j’en venais à jouer sans bruit, et à redouter comme la foudre le heurt de quoi que ce fût. Cette perpétuelle surveillance où j’étais de moi-même me gênait, à table surtout. Il suffisait de l’attention que j’apportais à me bien tenir, pour m’amener aux pires maladresses ; la veille même, à dîner, mon verre renversé s’était brisé en tachant largement la nappe. Le sursaut de mon père m’avait fait pâlir, et mon trouble fut plus grand encore à le voir nous laisser et reprendre, au salon, la sonate qu’il étudiait depuis le matin. Ma mère, qui savait sa tendresse nécessaire à mon apaisement, avait différé de le rejoindre pour s’attarder quelques instants près de moi, puis s’était à son tour éloignée. Demeuré seul avec mes leçons que je n’apprenais pas, j’avais bientôt entendu s’élever sa voix aimable, que mon père voulait chaque soir accompagner au piano ; le chant terminé, il la retenait encore par une série d’improvisations que j’eusse reconnues entre toutes, et ne la laissait revenir que pour me dire de gagner ma chambre, et me souhaiter le bonsoir. Il en avait été ce soir-là comme de coutume, et le concert s’était prolongé fort avant dans la nuit.

L’heure du départ approchant, notre déjeuner fut rapide, et silencieux comme si nous n’avions pas été seuls. Quelques derniers soins firent aller et venir ma mère à travers l’appartement, et jusque dans la chambre où je n’osai la suivre ; je laissai mon père sans l’avoir revu.

Pour nous rendre à V…, la petite ville près de laquelle demeurait ma tante, nous prenions le bateau qui, du chef-lieu où nous habitions, y conduit en deux heures. Ce court voyage sur le fleuve était un délice en juillet, et déjà d’un grand attrait au moment de Pâques, mais décembre commençait ; le froid nous força de descendre au salon des passagers et, durant la traversée, je demeurai à demi somnolent, appuyé à ma mère qui ne cessa pas d’être pensive.

Autour de ce petit salon d’arrière où nous nous étions réfugiés, régnaient une banquette et un dossier de velours rouge, au-dessus desquels se trouvaient de profondes fenêtres carrées qui allaient se rétrécissant jusqu’aux hublots, que l’eau parfois venait battre. Entre ces fenêtres, étaient fixés d’étroits miroirs dans l’un desquels je regardais se réfléchir notre groupe, avec l’étonnement de nous voir tenir tous deux dans une surface aussi resserrée. Ma mère était coiffée d’une capote de jais dont les brides de velours suivaient l’ovale de son visage, ses yeux fixes restaient sans regard, ses lèvres jointes se creusaient, à gauche, d’une profonde fossette. Elle portait un « boa » de martre, et ses mains se cachaient dans un manchon de même fourrure, posé sur ses genoux, entre les plis du manteau dont elle était enveloppée. Il n’y avait avec nous que deux dames qui causaient bas, et dont l’une tendait au poêle de fines bottes mordorées. Le jour baissant, nous descendîmes à V…

Lors de notre arrivée, aux vacances, ma tante envoyait au débarcadère une voiture fermée tenant de l’omnibus, dont elle n’usait que pour se rendre à l’église, et que Justin, le fils du premier métayer, conduisait. J’avais dit, un jour, le Wagon, en parlant du lourd véhicule ; le nom qui fit rire lui resta. Le Wagon, ce soir-là, ne nous attendait pas ; nous partîmes à pied. Dès les premières maisons, ma mère me fit prendre une rue oblique, par laquelle nous eûmes vite gagné la campagne. Nous nous engageâmes sur une route que je ne connaissais point. Le froid était vif et ma mère marchait vite ; il me fallait hâter le pas pour la suivre et ne pas lâcher son bras, que je tenais sous le manteau. Je regardais vainement autour de moi ; l’ombre croissait, et je cherchais encore à me reconnaître lorsque je m’aperçus que nous allions être arrivés.

Ma tante habitait seule, avec une servante, sur son domaine de La Grangère, une ancienne maison à deux étages, que des ailes plus basses prolongeaient. Perpendiculairement à celles-ci, s’élevaient les logis des métayers, les étables, les hangars et les cuviers que nécessite une exploitation viticole. Une vaste cour s’étendait entre ces bâtiments abrités de quelques arbres ; une allée la reliait à la route entre les champs de vigne qui l’en séparaient. C’est par cette allée que nous arrivions, habituellement, dans la douceur du crépuscule de Mars, ou le calme des fins de jour en juillet. La voiture, saluée par les gens qui rentraient, tournait lentement devant le perron où ma tante apparaissait soudain, toute riante et nous tendant les bras. Mais le chemin plus court choisi cette fois par ma mère, nous amena derrière la maison, jusqu’au portail du jardin. La grille gémit pour nous livrer passage ; au bout de l’allée, la demeure semblait dormir, avec une seule lueur aux vitres de la cuisine. Segonde, la servante, y rentrait comme nous en touchions le seuil ; elle se récria de surprise heureuse, et laissa choir les menues branches qu’elle portait dans son tablier relevé. L’étonnement de sa maîtresse ne fut pas moins profond ; mais la joie de nous revoir prenait vite chez ma tante la place de tout autre sentiment, et je la trouvai si vive à commander le repas, tisonner la braise, et nous serrer de nouveau dans ses bras, que j’en oubliai la tristesse du voyage, le froid de la route, et me sentis pleinement heureux, dès que je vis s’égayer à demi le visage trop longtemps muet de ma mère.

Nous avions trouvé ma tante dans la petite pièce qu’elle affectionnait, et qui séparait, dans la moitié de leur longueur, la salle à manger et la cuisine. Nous nous rangeâmes autour de la cheminée haute. Aux questions affectueuses de ma tante sur nous-mêmes et sur mon père, ma mère répondant de façon évasive, et plutôt avec les yeux, ma tante cessa bientôt d’interroger.

Je regardais, autour de moi, le nouveau visage des choses ; l’intimité de l’hiver changeait l’aspect de la pièce où nous vivions, les soirs d’été, l’âtre éteint, les fenêtres ouvertes à la brise. L’abat-jour ne projetait qu’un cercle de clarté, au delà duquel les meubles s’enveloppaient d’ombre, et semblaient s’écarter de notre vie. Segonde allait et venait, portant du bois au feu, dressant la table. Elle reprochait bien fort à ma mère d’être venue sans prévenir, et s’excusait de ne servir qu’un repas modeste.

Le couvert fut vite prêt ; je reconnus la nappe rude, les serviettes et leur senteur de lessive, le dessin des assiettes à dessert ; mais le sommeil de l’enfance pesait déjà sur mes paupières, et je ne sus bientôt plus démêler de mon rêve les voix que j’entendais se répondre à mes côtés. Quand je m’éveillai, après un temps incertain, il me sembla que ma mère essuyait des larmes, mais ce fut elle qui me conduisit au lit ce soir-là, et je m’endormis heureux de ce qu’elle eût bordé ma couche.

Je m’éveillai le lendemain fort avant dans la matinée, et seulement lorsqu’un tardif soleil toucha ma fenêtre. J’appelai en vain ma mère ; sa chambre, contiguë à la mienne, était vide, le feu s’y éteignait ; je la traversai et descendis.

Je trouvai ma tante seule dans la petite salle où elle cousait. À la question que je lui posai en l’embrassant, elle prit le ton des confidences pour répondre que ma mère, pressée de rentrer, était partie sans vouloir troubler mon sommeil. Je ressentis autant de dépit que de tristesse ; il me semblait qu’on se fût joué de moi. Les larmes me vinrent aux yeux, mais Segonde me poussa vers la table où je m’assis, devant la tasse de lait fumant et les tartines grillées qu’elle beurra en affectant de m’envier. Notre arrivée, la veille, l’avait détournée de ramasser les œufs ; elle m’attendit pour aller les prendre, et je la suivis dans le poulailler où nous entrâmes courbés. Il y avait sur le nid une grosse poule noire qui se mit à glousser, le bec dans la plume. Segonde l’enleva adroitement, par les ailes, sans égard aux piaillements de la pondeuse, à qui les coqs répondaient au dehors, et prit, deux par deux, les œufs qu’elle déposa dans son tablier. Je m’étais accroupi près d’elle, les paupières encore humides et gonflées ; elle me tendit l’œuf le plus gros en me disant de le passer sur mes yeux, afin, ajouta-t-elle, que mon regard fût plus clair. La tiédeur de coque polie était douce, en effet, à ma chair gercée du sel des larmes. Segonde me regardait en souriant ; par le petit arceau ouvert sur leur cour, les poules montraient leur tête inquiète, qu’elles tournaient de profil pour mieux voir.

Nous rentrâmes ; ma tante avait préparé sur la table un beau livre où étaient peints les Rois de France avec, en regard, les Reines, leurs épouses, ce qui faisait, le livre fermé, s’embrasser chaque couple. Louis XI restait sournois sous la bure et les médailles ; saint Louis, angélique, avait de longs cheveux peignés que je touchai ; mais les Valois, coiffés de perles et de velours, ressemblaient trop à leurs femmes. Il y avait aussi Bayard mourant à Romagnano, devant la croix de son épée, le dos à un arbre, sous les yeux du Connétable de Bourbon ; on y voyait encore Jeanne Laîné, dite Hachette. De l’embrasure où elle se tenait, ma tante découvrait toute la cour, au delà du jardin en terrasse ; sa corbeille d’ouvrage chargeait un guéridon placé près d’elle, et, derrière son fauteuil, la haute horloge semblait veiller. Il n’y avait de meubles que les chaises anciennes et un bahut, la table épaisse, sous son tapis de laine. Des vases dorés ornaient la cheminée haute, avec deux chandeliers et une Vierge de bois dont la hanche saillait pour soutenir Jésus ; au mur, était le tableau de première communion de ma mère.

Le jour passa ; ma tristesse revint au crépuscule, mais la lampe en eut raison, et le feu réveillé dansa sur les sarments. Ma tante, le soir, me demanda si je faisais ma prière ; je dis oui, et je mentis. Ma mère, autrefois, en me couchant, me joignait les mains, et je répétais après elle : Notre père… Je vous salue… Souvenez-vous… Depuis que j’allais seul à ma chambre, je me couchais vite et m’endormais en écoutant le piano. Ma tante se pencha sur moi, et me recommanda de dire : Mon Dieu, conservez, s’il vous plaît, la santé à mon père, à ma mère…, et de ne pas oublier de la nommer aussi ; puis, m’ayant embrassé, elle me remit aux mains de Segonde, sur les pas de qui je montais. La chambre de ma mère devint la mienne, mais, la bougie éteinte, j’eus peur, et je pleurai d’être seul.

Un doux matin se leva chaque jour sur ma vie qu’il baignait de clarté bleue, et de saine fraîcheur.

Je ne savais de la saison triste que le visage ennuyé qu’elle montre à la ville, ses ciels lourds sur les toits, et la boue des rues obscures. Je découvris la splendeur de l’Hiver. Ma chambre, située à l’extrémité de l’aile gauche, ouvrait sur les champs que les vignes dépouillées peuplaient de serpents noirs et de piquets, mais la pureté du ciel pâle s’étendait sur elles, jusqu’aux lointains à peine brumeux ; un coteau se haussait portant un village où le clocher pointait ; des pas claquaient sur la route aperçue, et des voix, parfois, en venaient.

Le jardin nu m’étonna : le paulownia y révélait une ossature tourmentée, les marronniers levaient des bras transis, les arbustes semblaient des balais de brande, la haie, un treillis épineux. Les groseillers se mouraient, près de la fontaine qui dégelait, goutte à goutte, au soleil rose. La charmille n’était plus un abri, et laissait voir, bouchons de paille mouillée, les nids insoupçonnés aux dernières vacances. Seules, les bordures de buis restaient vertes, et, sur le mur bas, la toison de lierre se chargeait d’étranges raisins. Je pensais que notre venue avait surpris les choses : la maison dans le sommeil, le jardin sans parure… Les soirs, surtout, étaient beaux ! Dès quatre heures, le soleil atteignait un petit bois de chênes chargés de gui, derrière lequel il descendait en l’incendiant. L’horizon opposé se teignait de rose, et le ciel pâlissait jusqu’au vert. Segonde ouvrait sa porte, et jetait mon nom dans le jardin ; je rentrais, et c’était le livre repris, le conte à voix basse, ou l’attente silencieuse sous la lampe, le repas, le coucher prompt… un modeste et sage bonheur.

J’écrivais de mon mieux à ma mère qui, en retour, m’embrassait bien fort, dans ses lettres à ma tante. Elle pensait venir me chercher à Noël, et, malgré l’ennui où j’étais de ne plus la voir, il ne me tardait guère de rentrer à la ville que j’imaginais si triste sous le brouillard d’hiver. Je pensais plus vivement à elle chaque soir en me couchant, et, à mes prières retrouvées, j’ajoutais la phrase enseignée par ma tante : Mon Dieu, conservez la santé… Ma tante se défiait-elle de mon bon vouloir, avait-elle quelque grâce pressante à solliciter du ciel ?… Elle décida que nous ferions la prière en commun. Le jour même, quand les cruches d’eau chaude montées et le feu allumé chez sa maîtresse, Segonde vint me chercher, ma tante se mit debout devant la Vierge de la cheminée, attira une chaise que ses mains jointes tinrent inclinée, elle m’indiqua un tabouret à son côté, et Segonde s’agenouilla sur la plaque du foyer. Ma tante commença alors une longue prière, et récita le Pater, l’Ave Maria, le Credo, le Confiteor, d’une voix fervente à laquelle Segonde répondait ; puis elle annonça qu’elle allait prier Marie pour le rétablissement d’une personne à qui, sans la nommer, elle nous invita de penser. J’entendis alors les Litanies de la Sainte-Vierge, et la statue de bois que fixait la récitante m’en parut auréolée : Cause de notre joie, Rose mystique, Tour de David… À chaque invocation, Segonde jetait un rapide Priez-pour-nous, par lequel je craignais voir se clore la prière. Mais les louanges succédaient aux louanges : Maison d’or, Arche d’alliance, Porte du Ciel, Étoile du matin… Il me semblait que ma tante les créât à mesure… Santé des malades, Refuge des pécheurs, Consolatrice des affligés, Reine des Martyrs !… Les deux femmes se turent, comme une cloche qui a battu tous ses coups, et ce fut une formule plus grave dite pour recommander à Dieu l’âme des morts.

Nous vous recommandons, ô mon Dieu, les âmes des fidèles défunts et, en particulier, celles des membres de notre famille qui nous ont devancés auprès de vous. Daignez abréger leurs épreuves, si elles ne jouissent pas encore de votre lumière ; n’ayez point mémoire des fautes où elles ont pu choir ; mais considérez la bonne volonté qu’elles eurent de vous suivre, et montrez-nous la même indulgence, à nous, vos serviteurs et vos servantes, qui vous prions dans le péché et l’attente quotidienne de la mort.

Ma tante se signa lentement et son baiser sur mon front fut plus grave. Segonde releva dans les angles de la cheminée les deux tronçons de la bûche brasillante, couvrit de cendre les tisons du foyer et, prenant la bougie qu’elle venait d’allumer, elle éclaira notre montée silencieuse vers les chambres.

Les jours ordinaires se suivaient sans différer entre eux, mais le Dimanche venait comme l’Époux attendu, dans la paix de notre semaine, et toute la maison se préparait à le recevoir.

Dès le vendredi, Maria, la femme du métayer Gentil, battait le linge au lavoir ; le lendemain, ses deux filles venaient aider Segonde qui, déjà, se multipliait. L’eau ruisselait sur les dalles de la cuisine ; les vitres étaient frottées mieux que des miroirs ; le cuivre des chaudrons, des chandeliers, l’étain des couvercles et des moules reprenaient tout leur éclat. On confiait le plancher de la petite salle et des chambres à une femme renommée pour le savoir rendre luisant. Un homme était distrait du soin des vignes pour celui de la cour et du jardin ; la maison envahie devenait inhabitable. La salle à manger, le salon, surtout, restaient seuls paisibles, car, notre vie ne les troublant guère, Segonde ne leur infligeait que plus rarement son minutieux nettoyage. Au soir tombant, tout ce monde s’attablait, non dans la cuisine dont la servante défendait l’accès, mais dans une pièce contiguë où le jardinier pensait toujours ne pouvoir se loger. De bonne heure, Segonde congédiait les convives, coupant court aux causeries et pressant, au besoin, le repas. Puis, seule, elle commençait la revue, et, bien souvent, pour monter, je devais attendre qu’elle eût relavé quelque carreau, refrotté un chandelier pas assez brillant à son gré, savonné la table, ou donné le dernier coup de balai ; car elle n’aurait souffert ni que je pusse gagner ma chambre sans elle, ni de laisser sa besogne pour m’accompagner, malgré le conseil répété que lui en donnait ma tante.

Cette activité la reprenait dès l’aube du jour dominical. Après les premiers soins du ménage, elle regagnait sa mansarde où elle changeait pour un foulard de soie noire, le mouchoir de couleur qui serrait habituellement sa tête, se vêtait de neuf sous une mante ronde, et courait aider sa maîtresse. Ma tante portait, dans la semaine, de longs vêtements gris, simplement serrés à la taille, et un bonnet de dentelles dont les attaches pendaient de chaque côté de son visage austère. Elle était haute, et si droite, que le ventre offrait son appui aux mains croisées, lorsqu’elle se tenait debout et causait. Elle prenait, le Dimanche, une coiffure plus lourde de rubans noirs et violets, dont les brides larges se nouaient à plat sous le menton. Elle descendait avec sa bonne, par l’escalier central de pierre blanche, ordinairement délaissé pour l’escalier de service. La voiture attendait au perron, et les emportait toutes deux vers la ville. Je fus du voyage ; je connus les cahots de la route et la montée des rues étroites. J’entrai avec ma tante dans l’église déjà pleine de fidèles, où l’on saluait discrètement. Ma tante possédait une chaise et un prie-Dieu marqués à son nom, que la loueuse avait soin de tenir dans les premiers rangs, à la même place. Il fallut solliciter une vieille dame pour qu’elle me cédât la sienne auprès de ma tante. Les enfants de chœur, suivis des prêtres, processionnaient déjà autour de la nef, le Veni Creator commençait. Des jeunes filles chantèrent au Kyrie ; on lisait l’Évangile à voix haute après que chacun s’était purifié le front et les lèvres d’un signe de croix. Le sermon engagea les fidèles à veiller dans l’attente des jours saints, et le prêtre passa dans les rangs avec une aumônière rouge où chacun laissait tomber un sou. Les chœurs reprirent au Credo ; une famille offrait le pain bénit qui sentait l’encens et la frangipane, et qui retint mon attention jusqu’aux dernières prières que l’officiant récita, à genoux devant l’autel, une main sur le calice, le dos roidi par la chasuble brodée. On sortit. Segonde qui se plaçait aux bas-côtés, partit mystérieusement par la ville ; mais des dames entourèrent ma tante, me reconnurent et voulurent m’embrasser. Elles s’étonnaient de me voir à cette époque de l’année, où je n’avais pas coutume de venir ; il fallut que ma tante me donnât pour convalescent. Des groupes se formaient, grossissaient, puis, d’un effort, s’arrachaient au parvis, et marchaient dans la rue.

Nous reprîmes l’omnibus. « Et Segonde, fis-je, reviendra-t-elle à pied ?… » Ma tante eut un sourire et prétendit que la servante devait être restée à prier pour nous. Des gens, que la voiture forçait à se ranger, nous saluaient à travers les vitres levées. Au dernier tournant, nous trouvâmes Segonde qui attendait, l’embarrassant fardeau d’une tarte bien enveloppée joint à son missel dans ses mains rudes, et, comme ma tante m’observait, je l’assurai m’être douté de la « surprise », en recevant la fragile pâtisserie sur mes genoux qu’elle pénétra bientôt de sa tiédeur.

Le repas déjà retardé, ce jour-là, se prolongeait plus que de coutume, et ma tante, toujours si prompte à se lever de table, n’en finissait plus de boire son café. Quand sonnaient Vêpres, la promenade recommençait, coupée d’arrêts, après l’office, chez de vieilles demoiselles avec qui ma tante parlait soudain une langue nouvelle, où passaient des noms inconnus de personnes mortes, le rappel d’événements ignorés qui amenaient de grands silences, durant lesquels on entendait chanter la flamme sur les bûches. Il y eut un Dimanche où nous allâmes au cimetière ; ma tante y pleurait, outre mon oncle, une fille morte jeune, après quelques mois de mariage.

Le soir nous retrouvait silencieux dans la petite salle, mais il gardait quelque chose de la solennité du jour, de la prière chantée des offices, du parfum des vêtements neufs, quelque chose qui en faisait, malgré la solitude retrouvée, et la lampe et le feu habituels, le soir du septième jour, un soir bien différent des autres soirs de la semaine.

Si je goûtais alors pleinement chaque jour, et le vivais dans la joie que mon souvenir retrouve, le soir ne m’en apportait pas moins ses angoisses, où l’effroi de l’ombre se mêlait à la tristesse de n’en être pas défendu par la présence de ma mère.

Rappelé dès le crépuscule, je venais sagement m’asseoir près de ma tante, dans l’embrasure où elle avait coutume de se tenir. Elle n’aimait point qu’on allumât trop tôt et, laissant l’ouvrage, elle promenait ses regards au delà des vignes, sur la bande claire du couchant. Il arrivait alors que les vents orientés de façon favorable, portassent jusqu’à nous l’Angelus sonnant sur la ville ou le village voisin. Ma tante récitait à voix haute le premier verset de la prière : ANGELUS DOMINI NUNTIAVIT MARIÆ…