L'Enfant des Cieux - Rémy Garreau - E-Book

L'Enfant des Cieux E-Book

Rémy Garreau

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Beschreibung

Porté par les faits d'armes de Fengar, le Royaume semble connaître une prospérité sans précédent. Sous l'impulsion du jeune dieu-guerrier, fils et héritier du dieu-roi Sylor, les conquêtes se multiplient. Mais, dans l'ombre des grands récits et des victoires éclatantes, s'écrivent en silence des destins anonymes, capables de bouleverser l'avenir des dieux et de l'humanité. Celui de Wise, enfant craintif aux larmes faciles, déraciné de sa campagne et jeté malgré lui sur les routes hostiles de deux planètes. Celui d'une étrange saorce, vieille femme acariâtre, témoin des sombres millénaires à venir. Celui d'une jeune fille au rôle décisif née entre deux mondes, l'enfant des cieux... Des origines de la plus célèbre déesse-guerrière au sort funeste de la première colonie de Rojal, les secrets précieusement gardés par Fengar lui-même pour préserver le Royaume pourraient bien en précipiter la chute.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Sommaire

Livre 1

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Livre 2

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Livre 3

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Épilogue

Livre 1

Année 19938 du 8ème Âge 4ème Ère

(17812 av. J.-C.)

-

Planète Hasdel

Sous le règne de Sylor, dieu-roi.

1

- 25 ans avant l’Expansion -

Le ciel d’Hasdel virait doucement au pourpre quand Wise entendit à nouveau le grognement. Cheminant au milieu des buissons, se postant derrière les troncs des arbres pour scruter les étendues vertes de la clairière, le jeune garçon voyait les ombres s’allonger toujours plus sur les pentes herbeuses. Le jour tirait à sa fin, et la campagne, jusque-là paisible, semblait se réveiller, vibrant de milliers de cris d’oiseaux, de stridulations d’insectes et autres plaintes d’animaux divers. Son estomac avait également commencé à se manifester : réclamant son dû, il lâchait dans le frémissement des feuillages des borborygmes qu’il désespérait de ne pouvoir faire taire.

Concentré sur sa respiration, qu’il s’efforçait de conserver calme et régulière, il parcourut quelques mètres supplémentaires dans les broussailles, profitant d’une bourrasque pour masquer les craquements des végétaux sous ses pieds. Là, il tendit à nouveau l’oreille, balayant du regard l’espace désert autour de lui. Le vent dessinait d’immenses remous dans l’herbe, qui s’enfonçaient jusqu’au fin fond du domaine, comme une main amicale ébouriffant une épaisse chevelure. Puis, le grognement s’éleva encore, tout près. Il était profond, bestial, impressionnant… mais le jeune garçon n’avait pourtant jamais rien entendu de plus apaisant.

Quittant son abri, il se déplaça à pas lents sur le côté, puis commença à dérouler la corde qui pendait à la pliure de son coude. C’était la dernière, celle de l’ultime effort d’une journée harassante, annonciatrice d’un repas chaud dont il pouvait presque déjà sentir les effluves. L’animal lui apparut finalement. Plus haut qu’un humain moyen, sa tête massive était précédée d’un cou musclé, qui prolongeait lui-même un corps lourd à la peau épaisse et couverte de poils d’un vert sombre. Derrière lui, une longue queue battait doucement, fouettant l’air en silence. Bien qu’intimidant, ainsi perché sur de puissantes pattes, sa mastication des touffes d’herbe qu’il arrachait nonchalamment à la terre lui donnait une allure tendre, presque inoffensive.

Au bord d’une zone presque mise à nue, la bête se décalait lentement pour continuer à paître, visiblement disposée à engloutir la vallée tout entière si l’occasion lui en était laissée. Wise poursuivit sa progression, avançant le plus silencieusement possible. Il s’interrompit quand l’animal secoua une oreille, juste à temps pour voir l’un de ses yeux s’ouvrir et tourner vers lui sa large pupille noire. Tous deux restèrent ainsi, immobiles, se jaugeant du regard, la corde usée passée entre les mains du garçon. Puis une ligne de replis de peau s’agita sous la gorge du ruminant, et il laissa échapper un autre grognement las avant de reprendre sa mastication.

Lâchant un soupir long et discret, il continua de dérouler l’attache et vit, du coin de l’œil, le lourd mousqueton qui la terminait frôler le sol. Il n’était plus qu’à une cinquantaine de centimètres de l’animal quand celui-ci se détourna brusquement, traînant sa carcasse vers une zone plus verdoyante. Immobile, les muscles tendus, le garçon se tint prêt à bondir en arrière, les vibrations des pas du mastodonte se répandant dans ses os jusqu’à hérisser le moindre de ses poils.

— Attends simplement qu’elle s’arrête, et approche-toi, lança une voix dans son dos.

Sans un coup d’œil derrière lui, il se remit en mouvement, les mains fermement serrées sur la corde. Le regard d’Otsar, son père, dont il crut ressentir le poids sur sa nuque, rendit sa progression moins assurée, moins prudente. Il se sentait épié, sous une surveillance qui ne pardonnerait aucun faux pas, et la tension nouvelle qui accéléra les battements de son cœur effaça tout ce qui, autour de lui, avait pu jusqu’ici l’aider à se concentrer. L’animal cessa bientôt son déplacement, brassant gaiement l’air de sa queue, visiblement ravi de retrouver de quoi poursuivre son repas. Wise rejoignit son énorme tête, large comme lui et au moins à moitié aussi longue, puis s’accroupit. Au milieu du pelage hirsute, il aperçut enfin le cuir rougeâtre d’un solide collier traversé par un lourd anneau métallique. Le plus calmement possible, il en approcha le mousqueton et l’y accrocha sans un bruit avant de se redresser.

— Bien, fiston. C’était la dernière. Tu n’as plus qu’à nous ramener au bercail. Tire doucement sur la corde, par à-coups, et elle te suivra.

Le garçon acquiesça en silence et s’exécuta, mais l’animal ne daigna pas bouger. Ouvrant à nouveau un œil, il regarda d’un air intrigué le petit être qui pensait pouvoir le contraindre à abandonner l’herbe succulente de la prairie.

— Allez, viens, chuchota-t-il en répétant son geste un peu plus vivement.

— Du calme, ce n’est rien, intervint son père.

L’homme s’approcha finalement, posant une main à la peau tannée au sommet du crâne de l’animal.

— Elle a faim. Rien de plus, rien de moins, lâcha-t-il avec un sourire tout en caressant son flanc rebondi.

Entre deux bourrasques, l’estomac du garçon lança une nouvelle plainte qui lui fit détourner le regard, rouge de honte.

— Oh, et je vois qu’elle n’est pas la seule, souligna Otsar en se relevant. Allez, rentrons. La nuit ne va plus tarder.

— Mais, comment ? Si elle ne veut pas bouger d’ici…

— Je t’ai donné quelque chose, tout à l’heure, n’est-ce pas ?

Le jeune garçon rougit plus encore, enfonçant discrètement la main dans une poche de son pantalon, jouant du bout des doigts avec les miettes qui s’y trouvaient. Elle avait contenu une boulette de mircil – une céréale dont il raffolait lui-même autant que les animaux d’élevage – qu’il avait mangée un peu plus tôt. Il songea brièvement à mentir : après tout, comment son père pouvait-il vérifier qu’il n’avait pas déjà donné la friandise à une autre bête ?

— Je… je ne l’ai plus, bredouilla-t-il simplement. Je suis désolé, papa…

— Qu’en as-tu fait ? Wise ? insista Otsar devant le silence gêné de son fils.

— Je l’ai… mangée.

L’homme soupira tout en plongeant à son tour la main dans une de ses poches.

— Alors, si je n’étais pas arrivé, comment aurais-tu fait pour la ramener ?

— Je ne sais pas.

— Tu aurais tourné en rond, mort de honte, avant de venir me chercher. Et le temps de revenir, la nuit serait sans doute déjà tombée.

— Je suis désolé.

L’homme s’avança, récupérant des mains de son fils l’autre extrémité de la corde.

— Ce n’est pas bien grave. À vrai dire, si je t’ai suivi c’est que je m’y attendais un peu. Tu t’es bien débrouillé, pour une première journée. Le travail est épuisant et, crois-moi, je suis bien placé pour savoir à quel point tu dois être affamé, rit-il. Tu finiras par t’y habituer.

Il sortit une boulette de sa poche, la malaxa quelques secondes, puis la présenta devant la gueule du mastodonte. Celui-ci relâcha d’emblée la touffe d’herbe qu’il venait d’arracher, reniflant furieusement l’odeur que Wise pouvait lui aussi sentir. Mais avant que la bête ne l’avale, Otsar la rangea et se remit en marche. L’animal le suivit aussitôt, avançant lentement tout en continuant de humer l’air.

— Tu ne la lui donnes pas ? s’étonna-t-il en rattrapant son père.

— Oh, non. Elle sait qu’elle ne l’aura qu’une fois dans son compartiment, et pas avant. Il faut simplement le lui rappeler de temps à autre. Les brimars intelligents, mais ils se laissent vite distraire quand ils ont faim.

Le garçon soupira, passant une main sur son ventre gargouillant.

— Sur ce point, vous vous entendez à merveille, railla son père en lui ébouriffant les cheveux.

Devant sa mine sombre, il observa un moment de silence avant de sourire.

— Ne sois pas trop dur avec toi-même, c’était ton premier jour. Même si tu as grandi ici, les tâches que notre vie implique ne s’improvisent pas. Tu sais, ton frère a lui aussi fait des erreurs, il y a quelques années.

— Lesim ? s’enquit le garçon. Il avait mangé la boulette de mircil ?

Otsar échappa un rire amusé.

— Pire : il l’avait perdue ! Enfin, c’est du moins ce qu’il m’avait dit. Mais, tu le connais !

Wise inspira, prêt à poser une question qui lui brûlait désormais les lèvres, puis se ravisa. Un silence gêné tomba sur leur lente procession, l’énorme silhouette du brimar avançant tranquillement derrière eux, mastiquant quelques brins d’herbe qui dépassaient encore de sa gueule. Évoquer leur aîné, Adrit, était devenu tabou au sein du domaine. Premier-né de la fratrie, Adrit avait quitté la maison sans jamais revenir. Ce départ brutal avait terriblement affecté Otsar, qui l’avait toujours vu comme son successeur.

Tous ses espoirs reposaient désormais sur Lesim, le troisième enfant du couple. Sabel, de deux ans son aînée, ne pouvait pas prétendre à devenir propriétaire de l’exploitation, car ce n’était tout simplement pas possible pour une femme. Ce qui était, là encore, un sujet de discorde : leur mère, Maym, reprochait amèrement leur immobilisme aux représentants de la profession de son époux, alors que d’autres régions du monde avaient depuis longtemps déjà fait évoluer des lois discriminatoires. Partout, disait-on, on trouvait des bâtisseuses, des chasseuses, des joaillières… mais jamais de fermières ni d’éleveuses à Belil.

— Et toi ? demanda-t-il brusquement en levant les yeux vers son père.

Otsar le regarda, surpris.

— Comment s’était passé ton premier jour ?

— Oh, c’était il y a longtemps, maintenant…

— Tu ne t’en souviens plus ?

— Bien sûr que si. Ça ne s’était pas bien déroulé, tu peux me croire…

Le jeune garçon afficha un air intrigué avant de jeter un œil au brimar, dans son dos. Le mastodonte, toujours ruminant, avait ralenti l’allure et tendait de plus en plus la corde devant lui. Solim, à moitié englouti par l’horizon, avait revêtu un habit de nuages qu’il enflammait d’une multitude de nuances rosées. La courbure pâle de Kasej, la plus proche des deux lunes d’Hasdel, perçait déjà l’horizon, tandis que Kyne, sa petite sœur, ne se lèverait pas avant le milieu de la nuit. Toute la plaine basculait dans la pénombre, et les vents venus de la côte portaient à l’intérieur des terres une fraîcheur de plus en plus mordante.

— Qu’avais-tu fait de mal ? demanda-t-il en le fixant à nouveau.

— Des bêtes s’étaient enfuies par ma faute. Je n’avais pas bien refermé les portes de leur enclos, et certaines s’étaient retrouvées à piétiner les champs, de l’autre côté de la propriété, en pleine nuit. Nous avons perdu des récoltes, il a fallu réparer des clôtures brisées, et soigner quelques bêtes qui s’étaient blessées dans leur fuite… soupira Otsar.

Il balayait des yeux l’horizon, droit devant lui, embrassant du regard une bonne partie du domaine. Au loin – mais Wise était trop petit pour déjà la voir – sortait de terre leur maison avec ses fenêtres éclairées, comme un îlot de paix au milieu de l’obscurité grandissante.

— On avait bien moins de bêtes, quand j’avais ton âge, et aussi beaucoup moins d’étendues cultivables qu’aujourd’hui.

— Alors tout ce qu’on a, c’est grâce à toi ?

— Je n’ai pas beaucoup de mérites, rit-il. J’estime m’être bien débrouillé, mais pas plus que mon père en son temps.

— On a une dizaine de brimars, releva le jeune garçon. C’est plus que la plupart des éleveurs du coin.

— Oui, tu as raison. Comment le sais-tu ?

Wise haussa les épaules.

— J’entends les gens parler.

Otsar s’arrêta, fouilla dans sa poche et présenta à nouveau la boulette de mircil au museau de la bête. Celle-ci renifla bruyamment et poussa un grondement profond, presque las, avant de reprendre sa marche laborieuse.

— Il y a beaucoup d’envieux, lâcha-t-il. Ton arrière-grand-père a posé les bases de tout ça, à partir de rien. D’autres familles sont implantées depuis des siècles, et font des récoltes bien plus modestes que ce qu’elles aimeraient. C’est comme ça. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles il faut rester vigilants, surtout avec les brimars. Je connais bien trop d’exploitants qui seraient ravis de nous en subtiliser quelques-uns, ou pire.

— Pire ?

Otsar sembla réfléchir quelques secondes, avant de lancer un sourire crispé à son fils.

— Rester vigilants en permanence, c’est ce qui importe le plus. Tu t’en souviendras ? Aucun brimar dehors pendant la nuit, surtout pas sans surveillance.

Le garçon grimaça à l’idée que sa négligence aurait pu causer du tort à la bête qui ruminait derrière lui, ou même à son père. Le restant du trajet jusqu’à l’entrepôt se passa dans un silence paisible, rythmé par le bruit sourd des pas du mastodonte et le souffle chaud de sa respiration. La façade du bâtiment, immense, se dressa bientôt devant eux comme une haute muraille métallique. Une bande de clarté rougeâtre embrasait encore son sommet, vestiges des derniers rayons du jour. Otsar confia la corde du brimar à son fils et fit coulisser la lourde porte, qu’il avait légèrement laissée entrouverte, sur son rail. Les roues glissèrent dans la longue encoche, éraflant le crépuscule de leurs grincements stridents avant de s’immobiliser.

Une lumière chaude s’épandit sur le sol, semblable à un liquide orangé, offrant à la vue l’impressionnant volume intérieur. Ils menèrent la bête par l’entrée sous un flot de caresses et de murmures rassurants, attirant vaguement l’attention de ses congénères et des autres animaux du domaine. La femelle se traîna jusqu’à son enclos, en face duquel Otsar se précipita pour lui céder enfin sa précieuse récompense. Wise, quant à lui, s’affaira à verrouiller soigneusement l’épais battant de bois. S’y agrippant, le garçon tira dessus de toutes ses forces pour tenter de le dégager, en vain. Satisfait, il courut rejoindre son père et caressa à nouveau le museau de l’animal.

— Tu as tout vérifié ?

— Oui, acquiesça-t-il.

— Vraiment ? Tu en es bien certain ?

Wise fronça les sourcils, passant l’immense pièce en revue. Il suivit la rangée des brimars, dont la plupart s’étaient déjà couchés sur l’herbe sèche qui leur servait aussi bien de paillasse que de nourriture pendant la nuit. Ne remarquant rien d’anormal, il poursuivit son inspection le long de celle des sullis – une sorte de grands équidés au long cou – dont les têtes surplombaient de loin tous les autres animaux présents. D’autres animaux, à peine plus gros qu’un poing d’homme, couraient en tous sens dans d’inter-minables couloirs de verre qui étouffaient leurs cris aigus. Il ne voyait, nulle part, rien qu’il ait pu oublier.

— Oui, répéta-t-il en essayant de paraître sûr de lui.

Il connaissait son père, et sa manie naturelle à tester, à instiller le doute, à déstabiliser.

— J’imagine donc que la grande porte se verrouillera par ses propres moyens ?

Le garçon tourna aussitôt la tête, remarquant la pénombre du dehors qui trouait l’immense paroi. Il jura, honteux d’ajouter une nouvelle erreur à cette première véritable journée de travail, si près de la voir enfin s’achever. Il se rua vers le haut panneau métallique et tira dessus de toutes ses forces jusqu’à libérer un écho grondant au milieu des bruits d’animaux. Puis il enclencha le mécanisme de fermeture avant de rejoindre son père devant la sortie. Otsar, s’écartant pour laisser passer son fils, actionna une vanne sur le côté du mur.

Les lumières, de petites capsules opaques en forme de goutte suspendues sous la voûte, s’estompèrent rapidement pour ne plus livrer qu’une ambiance discrète. Ainsi jaillis des ombres, Wise trouva les cris des bêtes plus inquiétants, et il se surprit même à frissonner tandis que la porte claquait. Plongeant la clé dans sa poche, l’homme se détourna et posa une main sur l’épaule du garçon.

— C’était une bonne journée. Tu t’en es bien sorti.

Puis ils cheminèrent, côte à côte, à travers la grande cour qui séparait l’entrepôt de la maison. Là, d’autres gouttes de verre suspendues dans un immense arbre laissaient tomber au sol une pâle lueur verdâtre. Contrairement à celles qui surplombaient les élevages, celles-ci ne brillaient qu’en restituant, à la nuit tombée, la lumière emmagasinée durant le jour. Grâce aux propriétés d’un mélange de poudres minérales bien précis, on pouvait attendre bien des années avant de les voir s’éteindre pour de bon. Si elles devaient leur apporter protection et prospérité, selon des légendes d’un autre temps, le garçon leur trouvait surtout une beauté hypnotique, apaisante, qu’il aimait contempler depuis la fenêtre de sa chambre.

Plus ils approchaient de la maison, plus l’air était chargé d’une odeur délicieuse qui fit redoubler d’intensité les gargouillements de son ventre. La bâtisse, un immense chalet au bois sombre en forme de L, jouxtait un des champs du domaine. Posée sur la terre meuble comme un bloc tombé du ciel au milieu de nulle part, elle déversait en plusieurs endroits sa lumière et ses éclats de voix. Avant d’entrer, Otsar frotta vivement ses chaussures sur une dalle de pierre et les retira, aussitôt imité par son fils, puis ils s’engagèrent dans un large passage. Sur la droite se trouvait la chambre de Sabel et, dans une portion de couloir qui tournait à gauche, deux autres en vis-à-vis. L’une était la sienne et la seconde, qui avait appartenu à Adrit, n’avait plus été ouverte depuis des années.

Poursuivant leur avancée, ils dépassèrent finalement celle de Lesim pour arriver dans un grand salon. À peu près tout, ici, était fait de bois, à l’exception d’une imposante cheminée de pierre. Installée dans l’angle du fond, à droite, elle crachait dans la pièce une lumière et une chaleur dans lesquelles le jeune garçon se sentit aussitôt à l’aise. Après les innombrables efforts de la journée – et la traversée du domaine pour rassembler les derniers animaux –, il aurait pu s’abandonner près des flammes crépitantes pour y passer la nuit, si seulement son estomac ne l’avait pas encore rappelé à l’ordre. Trois lourds fauteuils étaient installés en arc de cercle devant le feu, un épais tapis aux couleurs chaudes recouvrait une bonne moitié du sol, et la plupart des murs s’effaçaient derrière de hautes bibliothèques, garnies de livres anciens et d’objets divers. Certains n’avaient qu’un rôle purement décoratif, mais d’autres revêtaient aux yeux de son père une importance capitale, dont il savait finalement peu de choses. Des reliques familiales, probablement, transmises de génération en génération et qui finiraient par lui appartenir un jour.

Savourant la douceur de la laine sous ses pieds nus, Wise longea un autre meuble au fond de la pièce et passa enfin la porte de la cuisine. Aussitôt, un maelstrom de sons et d’odeurs le happa, presque étourdissant. Lesim et Sabel se chamaillaient, comme à leur habitude, et Maym, leur mère, s’activait aux fourneaux. Tout un pan de mur, devant lui, y était dédié : au-dessus, sur de larges piliers de pierre reposait une imposante poutre métallique d’un rouge sombre, où s’alignait tout l’équipement nécessaire. Elle surplombait le plan de travail et la cuisinière, où un feu nourri crépitait sous une haute casserole, pour s’achever tout près d’un colossal meuble en bois.

Finement ouvragé, il s’y entassait un assortiment d’herbes diverses, de pots à baies, de graines, d’huiles, et de quantités d’autres ingrédients dont le mélange des parfums embaumait la pièce. Sous la lumière douce des bulles de verre suspendues aux solives – elles aussi reliées à un réseau discret de tuyaux menant à une vanne près de l’entrée – trônait une longue table aux extrémités arrondies. Quand le jeune homme s’avança, sa mère lui lança un rapide sourire avant que son visage disparaisse dans un épais nuage de condensation.

— Tu ne comptes pas manger dans cette tenue, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle tout en plongeant une grande cuillère dans le récipient fumant.

Wise passa ses habits en revue, incrédule, avant de comprendre : son pantalon et sa veste en tissu étaient couverts de poussière, de traces de terre voire d’excréments d’animaux. Il avait, de plus, transpiré toute la journée, porté des outils, fourré ses mains dans des recoins sombres et parfois puants, dont elles étaient ressorties enveloppées d’une couche de crasse à laquelle il n’avait finalement plus vraiment prêté attention.

— Tu ne t’installeras pas avec nous dans cet état, ajouta Maym en soulevant l’imposante casserole.

Se traînant jusqu’à la table où, installés face à face, Lesim et Sabel échangeaient des éclats de voix, la femme finit par poser son chargement dans un soupir soulagé.

Poussé par l’appel de son estomac, le garçon se précipita à travers le salon et se réfugia dans sa chambre. Sans même prendre le temps d’allumer la lumière, il se déshabilla au clair de Kasej, se lava à une bassine d’eau claire que sa mère avait dû récemment remplir, et saisit au hasard quelques vêtements qu’il enfila en vitesse. Il rejoignit les autres alors même qu’Otsar tirait sa chaise, lui aussi changé. Tout le monde s’installa finalement autour de la table et Wise embrassa du regard tout ce qu’elle contenait. Chaque plat semblait l’appeler, le supplier de se servir, prêt à le faire tomber de plaisir s’il cédait à la tentation. L’œil vif, il scruta les visages de ses parents, de son frère et de sa sœur en s’efforçant de patienter.

— Nous te remercions, Dieu-Roi, de protéger chaque jour Hasdel… dicta solennellement Maym.

Tous répétèrent ses paroles d’une même voix claire.

— Ainsi que ses peuples, continua-t-elle. Nous te remercions de nous offrir tes terres pour les cultiver, tes océans pour y pêcher, et tes forêts pour y chasser.

Wise avala difficilement sa salive tandis qu’il parlait, écorcha un mot et attira à lui tous les regards. Il sourit timidement alors qu’un gargouillement sonore brisait le silence. Maym soupira avant de reprendre.

— Nous te remercions d’accueillir nos fils et nos filles, qui t’honoreront jusqu’à leur dernier souffle. Pour la gloire et la prospérité d’Hasdel, pour la gloire et la prospérité du Royaume.

Après une quiétude presque cérémonieuse, Otsar avança une main vers un des plats et lança les hostilités. En quelques secondes, les couvercles s’envolèrent pour laisser place aux louches, les assiettes se remplirent de sauce, de légumes, de viandes fondantes. Le menton souillé, Wise termina la première fournée avant tout le monde, supplia sa mère de l’autoriser à se resservir, et dévora une nouvelle fois avec autant d’entrain.

— Alors, comment s’est passée ta journée ? demanda Maym comme pour le forcer à ralentir la cadence.

— Il s’est plutôt bien débrouillé, à part quelques ratés, grommela Otsar tout en mâchant, avant de se faire tout petit sous le regard noir de son épouse.

Sabel pouffa devant la mine de son père, et son jeune frère avala une énorme bouchée en réprimant une grimace.

— C’était bien, lâcha-t-il, mais fatigant.

— Attends, fiston, rit Otsar, ce n’était que le premier jour. Tu sauras bien vite à quoi le travail ressemble vraiment. N’est-ce pas, Lesim ?

L’adolescent, de quatre ans son aîné, flirtait avec les débuts de l’âge adulte. Il avait commencé à devoir se raser, sa voix était devenue plus grave tout en conservant une dernière note d’enfance, et il était désormais presque aussi grand que leur père, dépassant même sa sœur. Un véritable gaillard, taillé pour gérer un domaine, comme se plaisait à le répéter Otsar depuis quelque temps. Laissant retomber sa cuillère dans son assiette presque vide, Lesim s’essuya le visage d’un revers de la manche et ricana.

— À mon avis, il finira par rentrer en rampant, lâcha-t-il, moqueur.

Son père acquiesça d’un sourire. Contrarié, le jeune garçon les dévisagea tous deux avant de repousser ses couverts. Il voulait répondre à son frère, et seul le dieu-roi savait à quel point les mots lui brûlaient la gorge. Il se retint pourtant, croisant le regard bienveillant de sa sœur. Sabel, elle, avait déjà la chance de passer tout le temps qu’elle désirait loin de la maison. Même s’il aimait la voir et l’appréciait beaucoup, il lui enviait cette possibilité de démarrer une nouvelle vie dans l’enceinte de Nimrof qui, sans être la capitale de la région de Belil, n’en était pas moins une ville importante.

Lui-même s’y était aventuré plusieurs fois, le plus souvent en compagnie de sa mère, et regrettait de ne pouvoir en découvrir les mystères comme bon lui semblerait. En tant que dernier fils d’Otsar, s’il n’était pas prédestiné à reprendre le domaine, il n’en était pas moins voué à devoir aider son frère, ou à tenir son rôle si celui-ci ne le pouvait plus. Peut-être passerait-il toute sa vie entre ces murs, à travailler dans les champs sans jamais en hériter, avant que les enfants de Lesim puissent en devenir les futurs exploitants. On le croyait, à tort, encore trop jeune et naïf pour songer à tout cela, et cette simple idée l’agaçait.

— C’est ce qu’on verra, répondit-il en s’efforçant de cacher le rictus de défis qu’il sentait déformer peu à peu son visage. Ou alors, je serai plus fort que toi. Et plus fort qu’Adrit. Je serai…

Le poing d’Otsar s’abattit sur la table, soulevant pendant un bref instant chacun des plats et des couverts éparpillés, qui retombèrent dans un concert de tintements. Le coup, qui avait fait se raidir le jeune garçon sur sa chaise, laissa dans la pièce un silence grave. Sabel grimaça, les yeux rivés sur le fond de son assiette comme si les quelques rigoles de sauce qu’elle contenait toujours recelaient un intérêt quelconque.

— Personne, lâcha-t-il d’une voix monocorde, je dis bien personne ne prononce ce nom ici.

La déclaration, plus encore que le calme qui l’avait précédée, jeta un froid qui sembla pétrifier tout le monde autour de la table. Les odeurs qui planaient dans la pièce avaient perdu tout leur charme, ne rappelant plus que le spectre d’une paix que chacun savait désormais contrariée pour plusieurs jours. Comme Lesim l’avait appris à ses dépens quelques mois plus tôt, Otsar pouvait se montrer particulièrement indifférent aux regrets que pouvait exprimer sa propre progéniture. Il n’avait plus adressé la parole à son fils pendant une éternité, et guère plus à sa femme. Maym, comme si elle se remémorait elle-même cette période, soupira en se levant. Elle commença à débarrasser les plats, rapidement aidée de ses trois enfants dans un silence coupable. Dès que la table fut vidée et nettoyée, la fratrie quitta la pièce et Wise s’engouffra dans sa chambre, le cœur serré, les yeux gonflés de larmes qu’il avait retenues sans trop savoir comment. Accoudé à la bordure de la fenêtre, toujours dans la pénombre, il se réfugia dans la contemplation de l’extérieur et renifla bruyamment.

— Ne t’en fais pas, il finira par se calmer, dit une voix dans son dos.

Sabel entra, refermant soigneusement la porte derrière elle. Le jeune garçon entendit ses pieds nus claquer sur le parquet, et regarda par-dessus son épaule pour la voir s’asseoir sur le lit. Elle aussi, comme Lesim, avait beaucoup changé en peu de temps. Plus il la contemplait, plus il avait l’impression d’être le dernier enfant de la maison. Ce qu’il était, finalement, mais se sentir si brusquement mis à l’écart par le temps lui était insupportable.

— Nous sommes tous passés par là, continua-t-elle calmement.

— Même maman ? bredouilla-t-il d’une voix qu’il grimaça d’entendre si chevrotante.

— Oui. Et tu sais quoi ? Lui aussi.

Wise se retourna, incrédule, et examina le petit sourire triste que sa sœur affichait.

— Pourquoi crois-tu qu’il ne dit parfois plus rien pendant des jours, sans même que l’un de nous n’ait à parler d’Adrit ? terminat-elle à voix basse. Parce qu’il y pense lui-même encore, bien sûr.

— Alors, il se fait la tête ?

— En quelque sorte, répondit-elle en laissant échapper un petit rire. Il ne faut pas t’en vouloir, tu sais. Il manque à tout le monde.

— Pourquoi nous interdit-il d’en parler, dans ce cas ?

Sabel soupira.

— Parce que ça le fait plus souffrir que de ne pas le faire. Adrit… Papa a toujours considéré qu’il était le plus à même de prendre sa suite. Il était plus fier de lui que d’aucun d’entre nous. Alors, quand il est parti…

Elle s’interrompit et sursauta quand de petits coups résonnèrent contre la porte. Le battant pivota doucement, offrant la pièce sombre à la lumière qui provenait du salon, et le visage de Lesim apparut dans l’ouverture. Le garçon entra à son tour pour les rejoindre, s’asseyant près de sa sœur. Méfiante, elle le considéra un moment, s’attendant à une blague de mauvais goût ou à une moquerie qui n’aurait fait qu’attrister plus encore leur jeune frère. Au lieu de quoi il resta immobile, fixant lui aussi l’extérieur.

— Tu n’aurais pas dû parler de lui, gronda-t-il enfin avant de soupirer.

Sabel fronça aussitôt les sourcils.

— Et toi ? Je te rappelle que tu l’as fait il n’y a pas si longtemps, trancha-t-elle.

— Ouais. Je n’aurais pas dû non plus.

Le silence s’installa à nouveau, et le garçon se tourna vers la fenêtre. Appuyé sur la bordure en bois, il se perdit dans l’observation des lumières d’un vert pâle qui se balançaient dans l’arbre de la cour. Le vent, qui soufflait encore, était passé de bourrasques imprévisibles à un flux continu et violent. De l’autre côté, l’imposant entrepôt se découpait sur fond de ciel noir.

— Où est-il ? demanda Wise d’un air pensif.

— Qui ça ?

— D’après toi ? Adrit, espèce d’idiot, chuchota Sabel en lui donnant un coup de coude.

— Hum, loin d’ici, si tu veux mon avis, répondit-il.

— Pourquoi nous a-t-il abandonnés ?

— Il était doué pour s’occuper des animaux, commença la jeune femme. En fait, il l’était pour à peu près tout. Mais reprendre le domaine ne l’intéressait pas. Et papa ne pouvait l’accepter.

Le visage de Lesim se durcit.

— Il est parti comme ça, sans rien dire. Enfin, à part à toi…

— Vous étiez trop jeunes pour comprendre. Et, en pleine nuit, il ne pouvait pas risquer que l’un de vous réveille les parents.

— Peut-être. Mais c’est sur moi que repose maintenant son fardeau, grommela Lesim. Alors que nous aurions pu nous occuper du domaine tous les trois, comme de vrais frères.

Wise tressauta et regarda son aîné, bouche bée.

— Est-ce que tu lui en veux ? lui demanda-t-il.

— Bien sûr. Mais… il me manque. J’aimerais savoir ce qu’il devient.

— Oui, moi aussi, murmura le jeune garçon. Et toi, Sabel ?

Un silence lourd tomba sur la fratrie. Quand ils se tournèrent tous deux vers leur aînée, ils virent son visage gêné glisser vers le plancher, habillé de la pâle lumière de Kasej désormais haute dans le ciel.

— Sabel ? insista Lesim.

S’ils crurent d’abord qu’elle se retenait de pleurer, le regard coupable qu’elle leur adressa ensuite, relevant finalement la tête, les laissa interloqués.

— Moi, je le sais, dit-elle timidement.

— Quoi ?

Les deux frères avaient bondi sur leurs pieds, s’exclamant d’une seule et même voix. Anxieuse, la jeune femme leur fit signe de baisser d’un ton et tendit l’oreille pour s’assurer qu’ils n’avaient pas été entendus. Elle les invita à s’asseoir à nouveau et à se calmer, puis, se tordant nerveusement les doigts, s’obligea à les fixer dans les yeux.

— Je l’ai vu…

— Quand ça ? s’exclama Wise. Où ?

Sabel voulut le réprimander, mais se ravisa.

— À Nimrof, il y a moins d’une année.

— Alors il se trouve en ville, c’est ça ? demanda Lesim. Si près de nous, depuis tout ce temps ?

— Non. Il était simplement venu me voir.

Elle avait conscience que cette annonce ne pouvait qu’attiser leur tristesse. Adrit les avait abandonnés une première fois, préférant n’avertir que sa jeune sœur de son départ, et elle leur révélait à présent qu’il avait récidivé.

— Quelle espèce de… commença Lesim, les lèvres pincées.

— Arrête, le coupa-t-elle sèchement. Tu sais qu’il lui est impossible de revenir ici. Je vis désormais à Nimrof… Venir m’y voir était bien plus simple.

— Comment l’a-t-il appris ?

— Je l’ignore, mais il m’a trouvée. Il a frappé à ma porte, un soir. Il m’a demandé comment vous alliez, à quel point vous aviez grandi, si papa était toujours aussi… Bref. On a parlé une bonne partie de la nuit, et je vous jure que j’ai essayé de le convaincre de vous rendre discrètement visite. Je lui ai dit qu’on pouvait s’arranger, peut-être, pour vous faire passer en ville, chez moi. Mais il a refusé.

— Où était-il pendant tout ce temps ? lâcha Lesim.

Sabel prit une profonde inspiration et regarda ses deux frères, qui semblaient suspendus à ses lèvres.

— Il est resté un peu à Nimrof, au début. Puis il a intégré un groupe de marchands pour lesquels il a travaillé un moment, avant de traverser le désert en leur compagnie. Là, il a rejoint Halrun, au nord, où il est devenu soldat.

— Soldat ?

— Oui. Dans la garde de la ville.

— Je ne comprends pas, l’arrêta Lesim en secouant la tête. Pourquoi est-il revenu te voir ?

— Pour se confier. Pour ne pas simplement disparaitre à tout jamais.

Les deux garçons échangèrent des regards circonspects.

— Que va-t-il faire ? demanda Wise dans un souffle.

— Partir, lâcha-t-elle.

— Ce qu’il a déjà fait. Si c’était ça, sa grande annonce… commença Lesim tout en se relevant, agacé.

— Cette fois, c’est pour de bon, ajouta-t-elle. Il veut partir pour la colonie.

Lesim se figea, dressé de toute sa hauteur. Malgré la pénombre, Wise remarqua que son visage s’était décomposé : il ouvrait des yeux ronds qu’il braquait sur un horizon irréel, comme s’il avait été frappé en plein cœur. Mécontent que personne ne daigne lui expliquer de quoi il retournait, le jeune garçon se leva à son tour, poings serrés, et toisa ses aînés.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda-t-il, inquiet.

— Ça signifie qu’il ne reviendra jamais plus.

Il écouta la réponse de son frère, accueillant les mots comme s’ils recelaient un sens caché, mystérieux. Mais il eut beau se les répéter, il ne comprenait toujours pas ce qu’Adrit souhaitait faire. Longtemps après que Lesim et Sabel furent sortis pour gagner leur chambre respective, le jeune garçon se demandait encore où l’on pouvait aller, sur Hasdel, d’où il n’était plus possible de revenir.

2

Sabel quitta le domaine familial quelques jours plus tard, au grand désarroi de Wise. Celui-ci, qui n’avait eu de cesse de la tanner pour en savoir plus sur les projets de leur frère aîné, avait plus d’une fois provoqué son agacement. Il n’avait rien osé demander à Lesim, craignant plus sa colère que celle de la jeune femme, et les repas pris ensemble se poursuivirent en silence, sans le moindre mot superflu. Il n’était bien évidemment pas envisageable de relancer le sujet d’Adrit, et chacun continua de faire profil bas même après qu’Otsar se fût calmé. Les journées de travail, de même, se déroulèrent sans grands discours.

Les deux garçons aidèrent leur père de leur mieux, Lesim taquinant son frère et l’induisant en erreur autant que possible, probablement pour le mettre à l’épreuve. C’était du moins ce que Wise, alors qu’il prenait une pause aussi brève que méritée, s’était laissé dire. Otsar, lui, avait fini par lui montrer à nouveau son affection après plusieurs jours de rapports concentrés sur le travail. Il n’avait parlé à son fils que pour lui jeter des directives, pour s’assurer qu’il les avait bien comprises, ou pour le rappeler à l’ordre quand les farces de Lesim le rendaient coupable de maladresses.

Un soir, Wise se vit confier pour la première fois la lourde tâche de l’inspection des clôtures. Il devait arpenter un long chemin de terre battue qui courait tout autour du domaine, en suivant l’alignement de solides poteaux de bois auxquels étaient fixés des câbles métalliques. Ceux-ci étaient si serrés qu’ils permettaient difficilement de distinguer l’extérieur, changeant les collines avoisinantes en un paysage vague et à peine reconnaissable. Le jeune homme, emmitouflé jusqu’aux oreilles dans un manteau, quitta le hangar sous la surveillance d’Otsar. Il tenait une lourde et vieille lampe qu’il avait peine à lever, à la flamme tout juste assez forte pour l’éclairer. Dans le froid, les cris d’animaux lointains et le vent qui soufflait depuis la côte, il atteignit l’entrée du sentier, jetant un dernier coup d’œil aux lumières chaudes de la maison. Poussant un soupir alors qu’il apercevait du coin de l’œil son père regagner l’intérieur, Wise commença ses vérifications.

La tâche était fastidieuse : il était difficile de voir le grillage assez précisément pour en détecter les défauts, même en plein jour, sans s’y attarder franchement et perdre ainsi toute une journée à l’inspecter. Otsar, qui s’y attelait depuis bien des années, arrivait toujours à rentrer avant la fin du repas, mais lui savait qu’il devrait se contenter ce soir d’une assiette tiède qu’il mangerait seul à la grande table de la cuisine. Grimaçant à cette simple idée, il se pencha pour détailler un câble. Passant ses doigts sur ce qui semblait être une légère cassure, il sentit rapidement sur sa peau la piqûre de petits fils de métal.

Posant sa lampe, il fouilla dans une poche de son habit et plaça au pied de la barrière un caillou peint dans un rouge vif. Son père, à l’aube, exigerait certainement de lui montrer comment réparer les câbles endommagés. Une heure plus tard, à la moitié du chemin, il n’avait laissé pas plus de trois pierres derrière lui. Ses yeux papillonnaient depuis un moment tant il scrutait les cordages métalliques, son ventre gargouillait et il commençait à transpirer sous son manteau. Le cœur battant, seul au milieu de nulle part, il tourna le dos à la clôture et embrassa du regard l’immensité noire. Il écouta le concert des bruits, rythmé par le vent, savourant toute la solitude dont il était brusquement imprégné.

Il se trouvait là, dressé à l’extrême bordure des terres familiales, dans la lumière jaunâtre de sa lampe qui enrobait l’herbe environnante. Il repensa à Adrit et se sentit aussitôt coupable, comme si l’esprit de son père, depuis la lointaine maison, en avait été averti. Il se souvint des paroles de Sabel, puis de l’expression qui avait étiré le visage de Lesim. Son frère, lorsqu’il avait appris la nouvelle dont lui-même cherchait encore le sens, avait semblé vieillir de dix ans, tout à coup. Il veut embarquer pour la colonie, se répéta-t-il avant de finalement se mettre à marmonner. Concentré, Wise fixait un point vague, égaré au milieu du néant nocturne.

Que pouvait bien être cette colonie ? Quelle sorte de voyage pouvait bien impliquer de ne plus jamais pouvoir revenir ? Perdu dans ses pensées, le jeune garçon récupéra sa lampe et poursuivit sa route sans plus prêter la moindre attention au grillage. Il marchait simplement, le regard fixé au loin, déambulant tel un automate jusqu’à distinguer les lumières de la maison. La bâtisse semblait avoir surgi de nulle part, brusquement expulsée du sol ou tombée des cieux devant ses pieds. Il se retourna pour ne voir qu’un haut mur d’ombres, puis fouilla ses poches où il trouva une poignée de cailloux. Affolé, il esquissa un mouvement de recul, prêt à rebrousser chemin pour reprendre ses vérifications. Comment avait-il bien pu se laisser distraire à ce point ?

— Tu en as mis, du temps, jeta dans son dos une voix qui l’arrêta net. J’espère que tu n’as rien oublié.

Le garçon fit volte-face, brandissant sa lampe vers la silhouette de Lesim. Celui-ci venait dans sa direction, sortant sûrement de la maison par la grande porte ouverte de la cuisine.

— Combien de cassures ? demanda-t-il avant d’arriver à son niveau.

Wise avala péniblement sa salive, toisant son frère qui le dépassait d’une tête.

— Je… Trois, balbutia-t-il après une courte réflexion.

— Vraiment ?

Lesim grimaça, se frottant la nuque, son regard vagabondant vers le lourd bloc noir du hangar.

— Il y avait pas mal de bêtes blessées, ce soir. Elles se sont beaucoup approchées de la clôture. Papa pensait qu’il y aurait plus de dégâts que ça. Bah, tant mieux, alors.

— Oui… Tant mieux.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Wise sautait d’un pied sur l’autre, nerveux.

— Lesim, commença-t-il, pourquoi Sabel n’a-t-elle rien voulu me dire sur la colonie ?

Le jeune homme se raidit aussitôt, se jetant presque sur son frère pour l’entraîner plus loin. Près de l’arbre aux lampes vertes, au milieu de la cour, il s’adossa à l’écorce sombre et grogna.

— Bordel, tu es devenu fou ?

— Mais je veux savoir ! Pourquoi tout le monde le sait, sauf moi ?

— Ne fais pas l’enfant, grinça Lesim en lui agrippant fermement l’avant-bras. Papa se remet tout juste à nous parler, tu veux vraiment le provoquer à nouveau ?

— Alors, dis-moi !

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

Il voulut répliquer, prêt à lui jeter son indignation au visage, quand la voix de leur mère s’éleva dans leur dos pour les appeler, coupant court à leur échange. Wise serra le poing sans se retourner, s’efforçant de retrouver son calme. Lesim répondit qu’ils parlaient simplement de leur journée, et lorsque la femme disparut à nouveau dans la maison, se rapprocha du jeune garçon. Nullement intimidé, celui-ci campa sur sa position, la bouche pincée en un rictus déterminé.

— On n’aura bientôt plus de grand frère, gronda-t-il, c’est tout ce qui importe.

— Est-ce qu’il va mourir ?

— Franchement, je n’en sais rien. Mais c’est ce que je me dirais, à ta place… parce que ça y ressemblera beaucoup.

Puis il passa à son côté sans un mot de plus, marchant d’un pas décidé vers l’autre entrée de la maison, qui desservait les chambres. Wise, les yeux brûlants de larmes qu’il tentait de contenir, leva la tête vers les lampes, au-dessus de lui. Les bulles de verre dansaient au milieu du feuillage, au bout de cordons noués à d’épaisses branches.

Quand il se décida finalement à rentrer à son tour, une pluie fine et froide commençait à tomber sur le domaine. À l’intérieur, le jeune garçon fut plongé dans un cocon chaud à l’odeur enivrante. Sur la grande table ne se trouvait plus qu’une assiette entourée de couverts, et sa mère debout devant le volumineux fourneau s’affairait à remuer le contenu d’une marmite. Il la regarda un instant avant de s’asseoir, la faisant se retourner au bruit de la chaise sur le plancher.

— Un problème avec Lesim ? demanda Maym en lui jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

Elle s’approcha en quelques rapides enjambées, lui servit plusieurs louches fumantes, puis s’éloigna. De fines bulles de graisse y luisaient à la lumière des lampes, perdues au milieu d’un fouillis de légumes et de morceaux de viande filandreux. Aussitôt, la bonne odeur le fit saliver : après une nouvelle journée éreintante, il se sentait capable de dévorer un brimar entier. L’éclat vif des yeux de sa mère, tandis qu’il enfournait une première bouchée, le rappela rapidement à l’ordre.

— Non, dit-il en s’essuyant le bas du visage.

— Je t’ai entendu, tu avais l’air en colère, observa-t-elle calmement.

— Il se moquait juste de moi, mentit Wise avant de prendre une deuxième cuiller.

Une fois qu’il eût avalé, le jeune garçon soupira.

— Parce que j’ai mis du temps à vérifier la clôture, ajouta-t-il. — Et tu lui as tenu tête ?

— Oui… Enfin, je crois.

Maym sourit après un instant de silence, s’approcha et lui ébouriffa les cheveux.

— C’est bien. Tu es assez grand pour ne plus te laisser faire.

Il acquiesça timidement et l’écouta quitter la pièce avant de continuer à manger. Le regard perdu dans le vague, il aspira bruyamment le bouillon tout en pensant. Peut-être pouvait-il le lui demander ? Il savait qu’elle ne se mettrait pas en colère, à propos d’Adrit. Elle aussi devait souffrir du départ de son premier fils, mais le jeune garçon voyait dans ses yeux bien plus de mélancolie que de rage, quand le sujet tombait maladroitement sur le tapis. Il n’avait d’ailleurs pas besoin de mentionner son grand frère : il pouvait sans doute l’interroger sur la colonie, à condition de ne pas en dire davantage. Il pencha son assiette pour y rassembler les derniers morceaux de viande. Non, il ne pouvait pas. Sa mère voudrait savoir où il avait entendu parler de ça. Il ne sortait jamais du domaine, excepté pour l’accompagner parfois à Nimrof, et ne fréquentait personne d’extérieur à la famille. Il ne lui faudrait pas plus d’un instant pour comprendre que ses questions lui venaient de Lesim ou de Sabel, et elle ne pourrait que prendre à partie le seul des deux à vivre encore sous son toit.

Bien qu’il eût effectivement tenu tête à son aîné – de manière assez inattendue –, il ne se sentait pas capable de supporter ses remontrances, pas plus que celles de Sabel. Elle leur avait confié un secret, qui avait été dur à partager, et Wise savait à quel point elle pourrait lui en vouloir s’il le divulguait, même accidentellement. Il devait résister coûte que coûte à l’envie d’élaborer un stratagème pour obtenir des réponses, ne serait-ce que pour se tenir loin d’un échec qui placerait à nouveau le sujet d’Adrit au cœur de l’attention. Son père n’avait pas besoin de ça et pour le bien de la famille, il devait garder le silence, étouffer cette petite voix qui, alors qu’il raclait le fond de son assiette, lui rappelait sans cesse que son frère, quelque part sur Hasdel, était sur le point de faire quelque chose d’horrible. Du moins, c’était la conclusion qu’il avait tirée des manières de Lesim et de Sabel, de leur refus de lui expliquer de quoi il retournait, et de l’insistance avec laquelle ils lui avaient fait jurer de n’en parler à personne. Wise sursauta quand Otsar entra dans son champ de vision, et le regarda piocher un reste de viande dans la marmite avant de rejoindre la table.

— Tu n’as rien à me dire ? questionna-t-il après un long silence.

Le sang du jeune garçon ne fit qu’un tour. Il releva des yeux inquiets de son assiette vide et fixa son père, l’air hébété. Celui-ci esquissa un mouvement du menton avant de soupirer.

— La clôture, lâcha-t-il. Je t’avais demandé de me faire un rapport, non ?

— Oui. Pardon, je… J’avais oublié.

— C’est ce qu’il m’a semblé, railla l’homme. Alors, combien de câbles déchirés ?

— Trois.

Il avait répondu sans détour, jugeant inutile de chercher à cacher le manque de vigilance dont il avait fait preuve. À moins de sortir dans la nuit recommencer son inspection, il n’avait aucun moyen d’arranger les choses. Il vit immédiatement, à la façon dont Otsar s’appuya au dossier de sa chaise sans le quitter du regard, qu’il avait de toute façon déjà compris.

— Seulement trois, vraiment ?

— C’est tout ce que j’ai pu trouver, répondit-il en s’efforçant d’étouffer la gêne qui le gagnait. Mais je… J’en ai peut-être oublié.

— Peut-être, oui. Allez, ce n’est pas grave. C’était ta première fois, là aussi. Tes yeux vont finir par s’y habituer.

— Je suis désolé.

— Pourquoi ?

— À cause de moi, tu vas perdre du temps.

— Oh, ne t’en fais pas pour ça. J’ai déjà demandé à Lesim de refaire lui-même le tour. Ce n’est pas de chance pour lui, il se met à sacrément pleuvoir, mais…

Il s’arrêta, les yeux un instant égarés dans le vague.

— Il se croit capable de tout faire, mais la vérité, c’est qu’il a lui aussi encore pas mal de choses à apprendre. Et sa leçon du jour sera qu’on ne doit jamais rien tenir pour acquis. Même lorsqu’on pense avoir fait de son mieux, il est toujours bon de rester sur ses gardes, et de ne pas hésiter à recommencer au moindre doute.

Le garçon acquiesça, puis il se leva pour débarrasser sa place en silence, sous les yeux de son père.

— J’ai l’impression que quelque chose te préoccupe, je me trompe ?

Les lèvres pincées, Wise déposa ses couverts dans un grand récipient plein d’eau, où ils s’entrechoquèrent avec ceux que sa mère y avait déjà plongés.

— Non, papa.

— Hum, grommela l’homme, visiblement peu convaincu.

— Je suis seulement fatigué, c’est tout. Je vais aller me coucher.

Alors qu’il se dirigeait vers le salon, son père l’interpella.

— Un instant, lança-t-il. Je sais à quel point tu es épuisé, crois-moi. Ce n’est pas facile, à ton âge, de se familiariser aussi brusquement avec tout ça.

— Est-ce que ça le devient, un jour ?

— Ah, ça… J’ai bien peur que non. Mais il y a quelques bons moments.

— Lesquels ?

Sur le visage d’Otsar passèrent une multitude d’émotions, tandis qu’il se frottait le menton du plat de la main. Le regard braqué sur le plafond, il secoua finalement la tête avant de soupirer.

— Allez, va donc te coucher. Et tâche de bien dormir.

Avant de tourner à nouveau les talons, Wise détailla un moment cet homme qui, assis sur sa chaise, sembla ployer l’espace d’un instant sous le poids des années de labeur qui résumaient une grande partie de sa vie. À moins que ce ne fût plutôt à l’idée de celles, sans doute encore nombreuses, qui lui tendaient sournoisement les bras.

*

Wise s’endormait, porté par l’éclatement des gouttes sur le verre de la fenêtre, quand une exclamation inhabituelle le tira de sa torpeur. Il sursauta au milieu des draps et s’assit, anxieux, scrutant avec nervosité la pénombre. La maison ne tarda pas à s’animer. Un trait de lumière se dessina sous la porte de sa chambre, et il perçut le pas lourd de son père martelant le sol. Puis la voix s’éleva à nouveau : c’était Lesim. Il parlait si vite, si fort, que le garçon en frissonna. Quelque chose n’allait pas, et l’arrivée soudaine et bruyante d’Otsar acheva de l’en convaincre. Quand l’homme entra, Wise était déjà debout et se ruait sur ses vêtements. Les yeux encore brûlants de fatigue, il considéra la silhouette de son père découpée dans la lumière vive du couloir.

— Dépêche-toi de sortir, lui jeta Otsar sans plus d’explications.

Wise acheva de s’habiller à la hâte et quitta sa chambre au pas de course. La cour inondée n’était en grande partie plus qu’une immense étendue boueuse, avalée par la nuit. Il vit rapidement, malgré la pluie épaisse qui lui piquait le visage, qu’Otsar s’affairait déjà à déverrouiller la porte du hangar. L’homme se rua à l’intérieur, Lesim sur ses talons, et le jeune garçon se précipita à leur suite, accueilli par un concert de cris. Les bêtes étaient agitées, frappaient les enclos de leurs sabots ou de leurs cornes, et des centaines de petits volatiles piaillaient en courant sous leur dôme de verre, battant des ailes dans un chaos total. Sans même qu’il puisse réagir, Otsar lui plaça entre les mains un lourd gourdin ainsi qu’une lampe, avant de l’entraîner vers la grande porte que Lesim se chargea d’ouvrir.

— Papa, que se passe-t-il ? demanda le garçon assez fort pour dominer le vacarme ambiant.

— Des cylbors, lui répondit l’homme.

L’annonce déclencha chez Wise un long frisson qui lui parcourut le dos avant de se déverser dans tout son corps. Il déglutit péniblement, serrant l’extrémité de ce qu’il réalisait alors être une arme.

— Ton frère a cru en apercevoir, en faisant son inspection, continua Otsar.

La porte échappa un grincement, plus lugubre que d’ordinaire, à mesure qu’elle glissait dans le rail suspendu.

— Je suis sûr d’en avoir vu ! protesta Lesim en les rejoignant.

Leur père grimaça, visiblement peu convaincu, mais sa nervosité alors qu’ils s’avançaient dans la noirceur humide du dehors devint rapidement palpable. Lesim avait relevé, tout autour de la pâture, une vingtaine de câbles déchirés. Bien plus que ce qu’avait repéré Wise – il s’en sentit d’ailleurs particulièrement honteux – mais surtout plus que ce qu’ils comptaient d’ordinaire. L’idée que des cylbors aient pu s’introduire sur le terrain, et s’y cacher en attendant la nuit, pouvait expliquer la présence des bêtes aussi près de ses limites : elles avaient certainement dû les flairer et, en les évitant, s’étaient naturellement aventurées à proximité de la clôture, augmentant ainsi les dégâts occasionnés à cette dernière depuis la précédente vérification. Otsar, même s’il accordait peu de crédit aux affirmations de Lesim, devait bien admettre que le scénario était plausible. Dans le doute, mieux valait de toute façon s’alarmer pour rien que laisser ces petits démons gagner une autre partie du domaine, ravager les cultures et terroriser les bêtes. Quand la lourde porte du hangar fut presque refermée, offrant à peine la place pour passer une main dans l’ouverture, tous trois s’enfoncèrent côte à côte dans la plaine détrempée. Leurs lampes formaient autour d’eux un halo diffus, écrasé par l’obscurité. La pluie, qui tombait dru, réduisait leur champ de vision à quelques mètres tout au plus, rendant l’exploration des terres d’autant plus complexes. L’herbe particulièrement glissante n’arrangeait rien non plus : Wise tomba plus d’une fois, au rythme des montées et des descentes, malgré ses pas prudents.

Il n’avait jamais vu de cylbor de sa vie, aussi la perspective de devoir en chasser le rendait-elle nerveux. Ces bêtes, que beaucoup connaissaient, n’étaient pas franchement du genre à passer inaperçues. Elles faisaient d’ailleurs l’objet de multiples contes et de légendes – que leur mère leur avait souvent racontés lorsqu’ils étaient jeunes – qui n’inspiraient que peur et méfiance. De forme presque humaine, ils étaient petits, la plupart des adultes n’atteignant même pas la taille d’un jeune enfant. Ils étaient bipèdes, le dos légèrement voûté, couverts d’une épaisse fourrure et d’autres poils, plus longs et plus fins, qui formaient des touffes de couleur pourpre à leurs articulations. Leur visage, à la peau noire et fripée, offrait un front court qui tombait presque en ligne droite sur des yeux aux proportions étonnantes, ronds et d’un orange vif.

La moindre lumière s’y reflétait pour y allumer des braises ardentes, peuplant la nuit d’une myriade de billes brillantes et agitées, comme autant de flammes devenues vivantes. Dans certains villages proches des bois, il n’était pas rare de voir des groupes épars de cylbors arpenter les rues, poussant pendant des heures des cris à déchirer les cieux. On disait que si l’un d’eux parvenait à entrer dans une maison, la mort en frapperait durant l’année suivante le plus jeune des habitants. En avoir dans son domaine était par conséquent, pour un cultivateur comme pour un éleveur, de très mauvais augure. Car en plus des pertes et des dégâts possibles, si la présence de ces bêtes chez eux venait à se savoir – en particulier à Nimrof –, il leur faudrait supporter une baisse importante de leurs ventes. Beaucoup de leurs clients habituels se détourneraient de leurs produits par pure superstition, et redorer l’image de leur exploitation pourrait ainsi leur demander plusieurs années de travail acharné.

Wise, le front parcouru de mèches collées et dégoulinantes, regardait frénétiquement autour de lui. Il s’efforçait de rester concentré malgré ses yeux lourds et son envie irrépressible de dormir, transis de peur à l’idée de tomber nez à nez avec ces démons qu’il ne connaissait qu’au travers des histoires et des rumeurs qui traversaient les générations.

— Sois vigilant, lança Otsar dans la pluie battante. Il faut juste trouver ces bestioles et les affoler suffisamment pour qu’elles fichent le camp.

Le jeune garçon regarda un instant son père, convaincu que ses mots s’adressaient plus à lui qu’à Lesim. Il fit jouer ses doigts sur le manche métallique de son bâton, tout en essayant de ne plus penser à ce qui l’attendait dans les terres sombres qui s’ouvraient devant eux. Ils marchèrent ainsi un long moment avant de s’arrêter, Otsar se tournant vers ses deux fils. Son visage était dur, mais il semblait plus s’inquiéter des conséquences de la présence des cylbors que de la menace directe qu’ils représentaient.

— Bien, on se sépare ici. Il faut essayer de couvrir toute la zone centrale, surtout les parties boisées. Si vous en voyez… Criez, gesticulez… Faites tout le bruit que vous pourrez, et n’hésitez pas à vous défendre si besoin.

À ces mots, Wise aurait juré que le regard de son père s’était discrètement dirigé vers lui.

— Les cylbors sont agressifs, mais si vous leur montrez que vous pouvez l’être plus encore, ils paniqueront.

— Et s’ils se dispersent dans le terrain ? objecta Lesim en relevant la pointe de son arme.

Les averses orageuses enveloppaient leurs voix d’un cocon étouffant qui les forçait à hausser le ton pour se faire entendre.

— Ce n’est pas leur territoire, ici. S’ils sont effrayés, ils voudront simplement rentrer chez eux.

Le jeune garçon considéra en silence l’immensité noire, plus inquiet encore maintenant qu’il savait devoir se débrouiller seul, rêvant déjà de rebrousser chemin à toute vitesse pour s’enfoncer dans ses draps chauds. Alors que Lesim s’apprêtait à se mettre en route, Otsar l’arrêta d’un geste et fit signe à Wise de se rapprocher. Les deux adolescents, presque côte à côte, se jetèrent des regards gênés.

— Tout ira bien, d’accord ? le rassura-t-il. Ce qui compte, c’est que ces saletés aient peur de nous.

D’instinct, Wise sut de quoi son père voulait parler, et sentit des larmes brûlantes lui brouiller peu à peu la vue. Il ne tenait pas à disparaître, ni cette nuit, ni l’année suivante. Peut-être que s’il se démenait, s’il refoulait assez profondément sa propre angoisse pour faire ce qu’on attendait de lui, il n’aurait pas à craindre la mort que les cylbors semblaient semer derrière eux ? Peut-être que leur faire prendre la fuite pouvait conjurer le mauvais sort ?

— Une dernière chose, ajouta Otsar en les regardant tour à tour. N’éteignez pas vos lampes.

Les garçons acquiescèrent avant de disparaître dans la nuit, emportant avec eux leur précieux éclairage. Si Lesim n’avait semblé ressentir qu’une intense envie d’en découdre avec les cylbors, Wise, lui, progressait avec crainte. Lever les yeux vers ce que révélait sa flamme, sonder le jeu perturbant des ombres se faufilant dans les herbes éclaboussées de lumière, tendre l’oreille pour déceler dans l’acharnement de la pluie des sons qui ne seraient ni les siens ni ceux du vent…

Il se sentait minuscule, insignifiant et parfaitement inutile face à ces défis soudains, aux allures de cauchemar éveillé. Recroquevillé sous le poids des idées sombres qui lui traversaient l’esprit, il continua pourtant à avancer, les poumons comme chargés d’un air trop lourd contre lequel il devait lutter pour ne pas s’écrouler. Ses parents songeaient-ils à ce qui arriverait si la malédiction des cylbors frappait leur foyer ? Les derniers mots de son père, qui s’était efforcé de le rassurer, ne laissaient aucune place à l’incertitude. Otsar y avait pensé, c’était évident, et c’était peut-être aussi ce qui l’avait poussé à mettre en doute ce que Lesim jurait avoir vu. Essayant de faire taire son inquiétude, le jeune garçon poursuivit sa lente progression. Les pieds trempés, le déluge distillant sa froideur jusqu’au cœur de ses os, Wise passa une éternité à patauger dans l’herbe poisseuse, avant d’arriver en vue d’une grappe d’arbres.

Dans la nuit noire, il peina à reconnaître l’endroit où il avait, quelques jours plus tôt, tenté de ramener seul son premier brimar. Les troncs semblaient se presser les uns contre les autres dans l’espoir de se tenir chaud, et il ne tarda pas à se réfugier sous leurs frondaisons. Au milieu des buissons, la pluie ne l’atteignait plus qu’en grosses gouttes éparses ou en filets chaotiques. Le garçon arpenta un moment les lieux, avant de repérer une souche où il déposa sa lampe et son lourd bâton. Ruisselant, frigorifié, épuisé, il se frictionna longuement les bras et les épaules tout en fixant la lumière orangée qui se diffusait à travers la bulle de verre. Depuis combien de temps avait-il quitté son père et Lesim ? Levant les yeux vers quelques ouvertures dans les feuillages, il tenta de localiser le halo pâle de Kasej, en vain : les nuages étaient beaucoup trop épais, semblant couper le monde de tous ses liens avec le reste de l’univers, le rendant prisonnier d’un dôme étouffant.