0,99 €
Le regard d’Isabelle s’était un instant dirigé de ce côté, mais il revenait involontairement vers la maison grise, d’apparence très pittoresque et très accueillante sous son revêtement de verdure et de fleurs... La jeune fille s’arracha enfin à sa contemplation et, fermant la fenêtre, descendit rapidement le vieil escalier de pierre construit en spirale. Au bas s’étendait un vestibule haut et sombre, aux murs de granit grisâtre à peine ornés de quelques trophées de chasse. Isabelle tourna avec l’effort l’énorme clef de la porte d’entrée... Le lourd battant clouté d’acier grinça douloureusement et s’ouvrit pour livrer passage à la jeune fille. Elle se trouva dans l’étroit sentier sur lequel donnait la façade de la maison qu’elle venait de quitter – Maison-Vieille, comme on l’appelait dans le pays. Cette séculaire demeure avait été durant de longues années le patrimoine des cadets de la famille d’Abricourt, dont le château s’élevait à huit kilomètres au-delà. Leur écusson surmontait toujours la porte en ogive et les fenêtres à meneaux en croix, mais le dernier des d’Abricourt avait depuis longtemps disparu. De mains en mains, Maison-Vieille était devenue la propriété de madame Norand... La célèbre femme de lettres y passait régulièrement ses étés et semblait avoir une prédilection particulière pour ce coin de la sauvage Corrèze, et pour cette demeure sévère placée au bord du torrent, dans la grave solitude des landes. Astinac, le village situé sur l’autre rive, la voyait rarement ; elle y était ainsi peu connue et presque crainte des paysans, très intimidés par son aspect altier.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Veröffentlichungsjahr: 2018
Delly
L’ÉTINCELLE
First published in 1905
Copyright © 2018 Classica Libris
Ce roman fut d’abord publié dans la revue Le Noël, puis dans les Veillées des Chaumières et enfin en volume en 1905. Les éditions ultérieures du roman, avec de nombreuses modifications, sont parues sous le titre « La jeune fille emmurée ».
À ma chère et vénérée grand-tante
Madame Dutfoy
Un jour terne et mélancolique pénétrait dans la pièce à travers les vitres ruisselantes de la pluie fine, serrée, tenace qui tombait depuis l’aube. Dans cette sorte de pénombre disparaissaient ou s’estompaient à peine les dressoirs de bois sombre, le massif buffet garni de précieuses porcelaines, les quelques tableaux, paysages dus à des pinceaux célèbres, qui ornaient cette très vaste salle à manger. Seule, la partie de la grande table qui se rapprochait des deux fenêtres voyait arriver à elle une clarté à peu près suffisante...
Du moins, la personne qui se trouvait là s’en contentait et travaillait avec une extrême application. Sa tête demeurait penchée sur le linge qu’elle reprisait et l’on n’apercevait d’elle que son buste mince et élégant, un peu grêle, et une épaisse torsade de cheveux soyeux, d’une remarquable finesse et d’une nuance blond argenté rare et charmante. Les mains qui faisaient marcher l’aiguille étaient petites et bien faites, mais brunies, même un peu durcies comme celles d’une ménagère.
Le silence, dans cette rue parisienne un peu retirée, était troublé seulement à de rares intervalles par le passage d’une voiture et de piétons dont les pas claquaient sur le sol mouillé. Dans l’appartement lui-même, rien ne venait le rompre...
Mais un pas énergique résonna soudain derrière une porte, et celle-ci s’ouvrit avec un petit grincement. Dans l’ouverture s’encadra une femme de haute stature et d’apparence vigoureuse. Une épaisse chevelure noire, à peine traversée de quelques fils d’argent, ombrageait son front élevé et volontaire, en faisant ressortir la pâleur de ce visage aux traits accentués. Dès le premier coup d’œil jeté sur cette physionomie énergique et hautaine, en rencontrant ces yeux bruns très pénétrants, froids et tranchants comme une lame, mais animés d’une singulière intelligence, on avait l’intuition de se trouver en face d’une personnalité remarquable – quoique peu sympathique.
– Isabelle !
La voix qui prononçait ce nom résonna, brève et métallique, dans le silence de la grande salle... La tête blonde se leva lentement et deux grands yeux d’un bleu violet se tournèrent vers la porte.
– Isabelle, nous partirons dans deux jours pour Maison-Vieille. Tenez-vous prête.
– Bien, grand-mère, dit une voix calme, presque morne.
Et la tête blonde s’abaissa de nouveau.
La grande dame brune s’éloigna en refermant la porte d’un mouvement plein de décision... Mais une minute plus tard, cette porte se rouvrait, livrant passage à une ombre mince et grise qui se glissa dans la salle et arriva près de la travailleuse.
– Quelle folie, Isabelle... ! Est-il vraiment raisonnable de repriser avec un jour pareil ! dit une petite voix grêle. Cela n’a rien de pressé, voyons ?
L’aiguille fut arrêtée dans son mouvement et un jeune visage se tourna vers l’arrivante. Il était impossible de rêver un teint d’une plus parfaite blancheur... non la froide blancheur du marbre, mais celle, exquisement délicate, comme transparente, des pétales de certaines roses... Mais cette figure de jeune fille, fine et charmante, était amaigrie et empreinte d’une morne tristesse.
– Je suis très pressée au contraire, tante Bernardine... maintenant surtout.
– Ah ! tu fais allusion au départ pour Maison-Vieille, sans doute ? Madame Norand t’a dit... ?
La jeune fille inclina affirmativement la tête... Ses mains étaient maintenant croisées sur son ouvrage et elle regardait distraitement les minuscules ruisseaux serpentant le long des vitres, et incessamment alimentés par la pluie persistante.
Son interlocutrice s’assit près d’elle... Cette petite femme maigre et légèrement contrefaite, dont le visage jauni s’encadrait de bandeaux d’un blond terne, semblait n’avoir, au premier abord, aucune ressemblance avec la jolie créature qui l’appelait sa tante. Cependant, en les voyant quelque temps l’une près de l’autre, on réussissait à trouver quelques traits identiques dans la physionomie effacée et insignifiante de la vieille demoiselle et celle, infiniment délicate, mais trop grave de la jeune fille.
– Es-tu contente, Isabelle... ? Tu aimes mieux Astinac que Paris, n’est-ce pas ?
Isabelle demeura un instant sans répondre, le visage tourné vers la fenêtre par laquelle le crépuscule tombant jetait une plus pénétrante mélancolie... Enfin, elle dit lentement :
– Oui, peut-être... J’aime la campagne... et puis...
Elle s’interrompit, et une sorte de lueur traversa son regard triste.
– ... Et puis il y a un peu plus de liberté, du soleil, de l’air, des fleurs, tandis qu’ici...
Elle montrait la rue, la perspective des toits sans fin, des maisons froides et solennelles, et aussi le ciel maussade, l’atmosphère humide et grise de cette soirée de mai.
– Oui, les promenades seront plus agréables là-bas, et moi aussi je suis contente d’y aller, car je n’aime décidément pas Paris, dit mademoiselle Bernardine d’un petit ton allègre. Allons, laisse ton ouvrage, Isabelle. Six heures sont sonné, sais-tu ?
Isabelle se leva lentement, comme à regret... Elle avait une taille élevée, extrêmement mince et svelte – trop mince même, car elle ployait, comme une tige frêle, sous le poids d’une lassitude physique ou morale. Ses mouvements paisibles, presque lents, semblaient témoigner de cette même fatigue.
Elle rangea son ouvrage et gagna un long couloir au bout duquel s’ouvrait la cuisine. Une vieille femme très corpulente allait et venait dans cette vaste pièce, gourmandant à tout instant la fillette maigre et ébouriffée qui épluchait des légumes près d’une table.
Sans prononcer une parole, Isabelle décrocha un large tablier bleu qu’elle noua autour d’elle, et, dans le même silence, se mit à aider la vieille cuisinière. Celle-ci semblait accepter ses services comme une chose habituelle, et, de fait, en voyant la dextérité de cette jeune fille dans la besogne qu’elle accomplissait, il était permis de penser qu’elle avait dû bien souvent remplir cet office.
Mais elle n’avait pas abandonné son attitude lasse, non plus que ses mouvements presque inconscients parfois, semblait-il. Un seul instant, elle éleva un peu la voix pour prendre la défense de la fillette qui servait de laveuse de vaisselle et de petite aide.
– Mademoiselle, c’est une étourdie, une effrontée ! s’écria la cuisinière en roulant des yeux féroces. Croiriez-vous qu’elle est restée près d’une heure pour faire une petite course à côté... ! Elle a été jouer je ne sais où, ou bien baguenauder devant les magasins...
– Mais, Rose, sa vie n’est pas si gaie ! On peut l’excuser un peu, cette enfant... Oui, elle a le temps de connaître l’ennui ! dit Isabelle d’un ton bas, plein d’amère mélancolie.
Une ombre semblait s’être étendue sur son front, tandis qu’elle continuait ses allées et venues à travers la cuisine. Elle retourna bientôt dans la salle à manger où une femme de chambre, plus âgée encore que Rose, et un vieux domestique très peu ingambe s’occupaient à dresser le couvert avec une sage lenteur. Là encore, la main habile d’Isabelle fit à peu près toute la besogne.
Au moment où la jeune fille finissait d’allumer les bougies du grand lustre hollandais, le timbre électrique de la porte d’entrée résonna... À cette heure, ce ne pouvait être encore qu’un fournisseur, et, sans se presser, le vieux valet de chambre alla ouvrir.
– Monsieur Marnel ! s’exclama-t-il d’un ton de surprise joyeuse.
– Eh ! oui, mon bon vieux Martin ! répondit un organe sonore et franc.
Isabelle, debout sur un escabeau, se trouvait en pleine lumière, précisément en face de la porte de l’antichambre. Il lui était impossible d’éviter d’être vue, et, d’ailleurs, elle ne semblait pas désireuse de se cacher. Son calme et mélancolique regard se fixa, un court moment et sans beaucoup de curiosité, sur l’arrivant – un homme de haute et forte stature, aux cheveux blanchissants coupés ras, au visage accentué, très coloré, extrêmement ouvert et sympathique...
À peine la femme de chambre l’eût-elle aperçu qu’elle gagna le plus vite possible l’antichambre.
– Monsieur Marnel, vous voilà enfin revenu ! dit une voix chevrotante. Les Turcs et tous ces sauvages de là-bas ne vous ont pas tué, tout de même !
– Eh ! vous le voyez, ma bonne Mélanie ! dit-il gaiement tout en ôtant son pardessus ruisselant. Mais je vous retrouve toujours travaillant... Il me semble que vous avez bien gagné votre retraite.
– Rose, Mélanie et moi sommes toujours les seuls serviteurs de madame Morand, dit fièrement le vieux Martin. Madame veut bien nous garder, et nous ne demandons pas mieux, car ici, c’est à peu près comme chez nous. Monsieur pourra juger que le service ne marche pas mal encore.
– Vraiment... ! Rien qu’à vous trois... ! C’est extraordinaire !
Il s’interrompit, tandis que son regard extrêmement surpris se dirigeait vers la salle à manger. Là, sous la vive clarté répandue par le lustre, se dressait Isabelle, vêtue de sa modeste robe grise et de son tablier de servante... Mais ces détails vulgaires disparaissaient devant le charme délicat de cette blanche figure, devant la grâce naturelle de cette attitude.
Revenant rapidement de sa surprise, l’étranger rejoignit Martin qui avait été ouvrir la porte du salon. En passant devant la salle à manger, il s’inclina courtoisement. Un bref petit mouvement de tête lui répondit... Lorsqu’il fut passé, Isabelle sauta à terre et se dirigea d’un pas posé vers l’office, emportant l’escabeau qu’elle semblait avoir quelque peine à soulever.
Dans le salon, la voix affaiblie de Martin avait jeté ce nom :
– Monsieur Marnel !
Une légère exclamation lui répondit, et, de la pièce voisine, sortit la grande et forte dame qu’Isabelle avait appelée grand-mère. Une extrême surprise, mêlée d’une satisfaction sincère, se lisait sur ce visage dominateur.
– Marnel... ! d’où arrivez-vous donc ? dit-elle en lui tendant la main avec un élan cordial qui devait être rare chez elle.
– Mais tout droit de Smyrne, ma chère amie ! Ce retour était préparé depuis quelques mois, mais je voulais surprendre tous mes amis, selon ma coutume d’autrefois... vous rappelez-vous, Sylvie ?
– Oui, c’était votre plaisir, et je vous en faisais toujours le reproche, Marnel. Mais je n’ai jamais réussi à vous corriger... Enfin, je vous pardonne cette fois en considération du contentement que me cause votre retour. Voici cinq ans, presque jour pour jour, que vous avez quitté Paris, Marnel... Venez par ici, nous serons plus tranquilles pour causer un peu, car mes premiers invités ne vont pas tarder à apparaître.
– En effet, je me suis rappelé que c’était le jour de votre dîner et de votre réception hebdomadaires, dit-il en la suivant dans la pièce voisine, vaste cabinet de travail garni de meubles anciens et de bronzes superbes. Une lampe très puissante était posée sur le bureau, éclairant les papiers épars et les volumes entrouverts.
– Vous travaillez toujours, Sylvie ? continua-t-il en prenant place sur le fauteuil que lui désignait madame Norand. J’ai lu vos dernières œuvres et j’y ai retrouvé les qualités d’analyse, le style à la fois fort et charmeur qui ont fait connaître au monde entier le nom de Valentina... Mais, Sylvie, plus encore qu’autrefois, vos héros m’ont semblé singulièrement désenchantés et leur morale lamentablement triste et... désespérante.
Elle eut un léger mouvement d’épaules.
– Que voulez-vous, Marnel, c’est la vie ! dit-elle froidement. Un peu... très peu de bonheur, beaucoup de souffrances et de désillusions... et, en fin de compte, aucun autre espoir que le repos de la tombe, l’anéantissement final.
– Que dites-vous là, Sylvie ! s’écria-t-il sans pouvoir retenir un geste de protestation. D’où vous viennent ces théories lamentablement amères... ? Vous n’étiez pas ainsi désabusée, jadis.
– Parce que je croyais encore au bonheur, dit-elle d’un ton bas, plein d’amertume. Mais parlons de vous, Marnel, reprit-elle de son accent ordinaire. Ce voyage en Orient... ?
– Absolument superbe ! Je rapporte une moisson de documents et de notes précieuses pour les œuvres qui sont là à l’état d’embryon, dit-il en se frappant le front. Eh ! voilà cinq ans que j’ai quitté la France et que je voyage du Caucase aux Balkans, de Constantinople à Téhéran, sans compter mes petites fugues dans la Mandchourie et un séjour de trois mois au pays des rajahs. Bien des choses ont changé depuis... Mais, à propos, j’ai été stupéfié de retrouver encore vos vieux domestiques. Comment peuvent-ils s’en tirer, Sylvie ?
– Cela marche fort bien, je vous assure. Ces braves gens me sont très attachés.
– Alors vous leur donnez des aides ? dit-il en riant. Car, vraiment, je crois que vous seriez étrangement servie avec ces bons invalides seuls. Mais d’ailleurs, à propos d’aide, je crois en avoir aperçu une... une jeune personne qui m’a semblé – soit dit en passant – d’une apparence peu appropriée à cet état... C’est probablement une demoiselle de compagnie, une surveillante ?
Un pli profond barra soudain le front de madame Norand, tandis qu’une lueur de contrariété traversait son regard.
– C’est ma petite-fille, Isabelle d’Effranges, répondit-elle sèchement.
– La fille de votre jolie Lucienne.
– Oui, la fille de Lucienne, vicomtesse d’Effranges, dit-elle du même ton bref et saccadé.
– Elle ne ressemble pas à sa mère. C’est le type des d’Effranges, absolument... Elle m’a paru une ravissante personne, moins brillante, moins coquette que Lucienne, n’est-ce pas... ? Je doute que l’élégante Lucienne Norand ait jamais consenti à revêtir cette modeste tenue de ménagère.
L’ombre se fit plus épaisse sur le front de son interlocutrice dont les lèvres se pincèrent nerveusement.
– Malheureusement, je ne l’y ai jamais forcée, dit-elle d’un ton où vibrait une émotion puissante. Si j’avais agi envers elle comme je l’ai fait pour Isabelle, elle vivrait encore, ma jolie Lucienne. Mais j’ai été faible... Pendant plusieurs années après mon mariage, uniquement occupée de mes travaux littéraires, de la renommée que j’ambitionnais, du succès, de la célébrité même qui m’arrivait alors que j’étais si jeune encore, je laissais mes enfants aux soins d’une gouvernante... Et cependant, je les aimais, je le compris le jour où mon second fils mourut d’une chute causée par l’imprudence d’une servante. Alors je rapprochai de moi Marcel et Lucienne, je m’occupai d’eux... mais surtout pour les gâter, car je ne pouvais résister au moindre caprice de ces êtres ravissants... Oui, on a vanté bien souvent ma force de caractère, mon invincible énergie, et, de fait, je n’ai jamais plié, excepté devant mes enfants. Aussi qu’est-il advenu... ? Après une vie folle que lui payaient les sommes chaque année plus considérables gagnées par sa mère, Marcel Norand est mort à vingt-deux ans, des suites d’une blessure reçue en duel... et on a dit que c’était un bonheur pour sa mère, et pour lui, car la folie le guettait, et, déjà, avait commencé son œuvre...
Sa voix avait pris un son rauque et elle passa lentement la main sur son front où se formaient de douloureuses rides.
– Comme vous avez souffert, ma pauvre Sylvie ! dit Monsieur Marnel d’un ton ému.
– Si j’ai souffert... ! Mais le pire m’attendait encore. J’idolâtrais Lucienne, si radieusement jolie, si vive, tellement charmante qu’on ne pouvait la voir sans l’admirer. Depuis son enfance, elle n’avait jamais eu qu’un objectif : s’amuser... s’amuser toujours, briller, éblouir les autres, et moi je n’avais qu’un désir : l’y aider de tout mon pouvoir. Uniquement par orgueil, elle avait épousé à dix-huit ans le vicomte d’Effranges, riche et frivole gentilhomme qui la laissa veuve deux ans plus tard... À vingt-trois ans, Lucienne mourait, fatiguée, usée par une vie mondaine sans trêve ni répit qui avait brisé son tempérament délicat. Elle quittait la vie en m’accusant de sa mort... parce que je ne lui avais jamais rien refusé... parce que je l’avais trop aimée... Oui, elle a dit ce mot...
Quelque chose d’étrangement douloureux vibrait dans cette voix brève et cet énergique visage se contractait.
– ... Aussi me suis-je juré que ma petite-fille ne pourrait me faire ce reproche. Elle ne sera pas une femme de lettres, une savante ou une artiste, j’ai expérimenté par moi-même le peu de satisfaction que l’on recueille de ces états. Bien moins encore elle ne connaîtra le monde, ses futilités, ses plaisirs... le monde qui m’a enlevé Lucienne... Et puisque j’ai tué ma fille en l’ayant trop aimée, je n’ai pas voulu courir ce risque avec Isabelle. Elle a été élevée dans une institution sévère où son instruction a reçu l’orientation indiquée par moi. L’absolu nécessaire en fait de lettres et de sciences, et, en revanche, beaucoup de travaux manuels, tel a été mon programme, scrupuleusement suivi par la directrice de cet établissement. Quand Isabelle en est sortie, je l’ai prise chez moi, mais ce programme s’y est maintenu. Ma petite-fille ne voit que quelques amies choisies par moi, c’est-à-dire sérieuses, bonnes ménagères et peu cultivées d’esprit ; elle ne connaît rien des plaisirs du monde et est elle-même ignorée de mes relations. C’est elle qui s’occupe de tous les détails du ménage, qui aide mes vieux serviteurs – et, en passant, Marnel, je peux vous apprendre que je les conserve uniquement pour donner de l’occupation à Isabelle – et une occupation telle que je l’entends.
– Mais je ne comprends pas votre but ! observa Monsieur Marnel qui semblait abasourdi... À quoi destinez-vous votre petite-fille ?