L'éveil de l'Ad'Wùis - Joan Pébac - E-Book

L'éveil de l'Ad'Wùis E-Book

Joan Pébac

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Beschreibung

Que cache l’immense tâche de naissance rouge de la main d’Eva, cette marque familiale héritée de sa mère et de sa grand-mère ? Que veut cet homme mystérieux envoyé par sa grand-mère en personne qu’Eva pensait morte depuis longtemps ? Eva ne soupçonne rien de ses origines et va se retrouver plongée, malgré elle, au milieu d’une guerre de clans…


À PROPOS DE L'AUTEUR

Enfant, Joan Pébac a une imagination débordante. Très vite, il invente des mondes fantastiques et se passionne pour l'écriture. Il passe son adolescence à écrire des poèmes, des nouvelles, de courts romans... Très tôt, il rêve de devenir écrivain. Amoureux de la montagne, Joan s'inspire de ses nombreuses randonnées et plante le décor de son premier roman "L'éveil de l'Ad'Wùis" dans un massif alpin fictif, où se déploie petit à petit un monde fantastique jusque là insoupçonné...

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JoanPébac

L’éveil de l’Ad’wùis

Épisode 1 : EvaLuna

Elle était recroquevillée sur sa chaise, terrorisée. Elle était décoiffée, ses cheveux collés aux joues car elle sanglotait. Un moignon blanc apparaissait à la place de sa main gauche sous le haut de pyjama bleu qu’elle portait.

–Où est-elle ? demanda le grand type debout devant elle. Réponds, vite !

Elle prononça des paroles incompréhensibles. Le type soupira d’agacement. Les doigts de sa main droite frissonnaient de rage. Il se retenait. Il n’avait aucune envie d’être ici, devant cette femme.

Elle désigna en tremblant la commode de l’entrée, ensevelie sous un tas de Post-its et de bibelots. Il s’approcha et se mit à fouiller frénétiquement parmi les papiers.

Il finit par trouver une carte de visite en papier glacé pourpre. Il la lui montra. Elle hocha la tête. Il fourra la carte dans sa poche et quitta l’appartement. Elle se laissa alors retomber sur la chaise plus tremblante que jamais.

***

Des flocons blancs tourbillonnaient lentement dans le ciel gris de Paris. Des bruits de pas légers résonnaient sur le trottoir blanchi. Une femme d’un style particulièrement soigné mais sobre et discret avançait. Sa robe noire voletait au-dessus de ses collants opaques. Elle rajusta son bonnet de laine et fouilla dans son sac à main en cuir. Elle le referma sans avoir trouvé ce qu’elle cherchait. Elle finit par sortir de la poche de sa veste un trousseau de clés. Elle tourna à l’angle de la rue et traversa la place du Tertre, déserte en cette heure matinale, pour atteindre une boutique à la devanture à demi cachée par une grille. C’était une petite boutique de vêtements de créateur, tout en longueur, avec des portants de tous les côtés et un petit comptoir au fond à gauche. Derrière le comptoir, une porte donnait sur l’atelier. Elle accrocha son sac et sa veste à un porte-manteau. Une création en cours était sur une table, près d’une machine à coudre. Il y avait des morceaux de tissus de toutes les formes et de toutes les couleurs, qui formaient un arc-en-ciel de coton.

Elle entendit du bruit provenant de l’entrée de la boutique. Une femme passa la tête par la porte de l’atelier.

–Ah, Eva, tu es déjà là, dit-elle.

–Bonjour, Camille, réponditEva.

–Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ?

–Il faut finir cette robe, et en faire quatre autres sur le même modèle, en y ajoutant des variantes de couleurs.

Eva désigna une pile de tissus bruts. L’étoffe visible était une popeline de coton aux motifs automnaux où s’entrelaçaient des feuilles rousses d’érable et des bosquets de petits champignons bruns.

–Nous avons également des pulls à faire et bien sûr des chapeaux. C’est l’hiver après tout, rien ne vaut un couvre-chef élégant. Mais je ferais un point plus précis dès que Jérémy sera arrivé. En attendant, tu peux commencer les finissions, dit-elle en désignant la robe qui était étendue sur la table au milieu des chutes de tissus. J’ai des papiers à faire.

–Ok, bon courage.

Le côté administratif, Eva détestait ça ! Mais c’était le fardeau de tout patron d’entreprise. Cela faisait maintenant deux ans qu’elle s’était associée à Jérémy pour ouvrir cette boutique. Ils se connaissaient de longue date. Depuis presque dix ans, pour tout avouer. Ils s’étaient rencontrés au lycée, et avaient vécu leur passion pour la mode en poursuivant les mêmes études.

L’année dernière, alors que leur affaire place du Tertre prenait de l’essor, ils avaient décidé d’embaucher Camille. Elle s’était révélée une très bonne employée, créative et travailleuse, mais également sympathique.

Eva s’installa au comptoir, et sortit d’un tiroir des documents qu’elle commença à trier. Cinq minutes passèrent ; seuls les tics tics de la machine à coudre de l’atelier, tels les aiguilles d’une horloge scandaient le temps. Le dling dling de la porte de la boutique vint alors troubler cette routine. Eva leva la tête : un homme venait d’entrer. Il était relativement grand – Eva estimait qu’il mesurait environ un mètre quatre-vingts. Il portait une veste en cuir marron ainsi qu’un chapeau de la même couleur.

–Bonjour, dit-il, c’est ouvert ?

Eva jeta un regard furtif à sa montre.7h56.

–Bonjour monsieur, répondit-elle poliment. Dans quatre minutes techniquement, mais vous pouvez entrer.

–Merci.

–Je peux vous aider ? Vous cherchez quelque chose de particulier ?

–Je vais me contenter de faire un petit tour dans la boutique pour commencer, merci.

Elle hocha la tête et se replongea dans les papiers. Les tics tics de la machine à coudre remplirent de nouveau l’espace sonore.

–E&J, dit-il soudain en prononçant le nom de la boutique, ça vient de E comme Eva Luna ?

Elle le regarda fixement. C’était une question rhétorique, elle le savait. Elle hocha tout de même la tête en signe de réponse. Il sourit.

–Je crois que je vais prendre ce chapeau, dit-il, en le posant sur le comptoir.

L’homme avait une trentaine d’années et portait une barbe blonde naissante qui couvrait sa mâchoire carrée. Son regard bleu intense fixait Eva. Elle se sentait troublée.

–Cela fera 52,90€ s’il vous plait, dit-elle en glissant le chapeau dans un sac à l’effigie du magasin.

Il sortit sa carte de crédit. Elle lui tendit la machine. Il composa son code, remercia, et s’en alla. Elle le regarda s’éloigner, pensive. Son regard resta en suspend quelques secondes dans le vide. Elle fut tirée de ses pensées lorsque Jérémy fit son entrée dans la boutique.

–Waouh, on a du succès, s’exclama-t-il, un client avant huit heures du matin !

Il se retourna comme pour suivre du regard l’homme qui venait de quitter le magasin, puis porta de nouveau son attention sur sa collègue.

–Ben dis donc, tu en fais une tête. Qu’est-ce que t’as ?

–Un peu bizarre le type, se contenta-t-elle de répondre.

Il haussa les épaules.

–Il est reparti avec des achats, de quoi te plains-tu ?

Là encore, c’était une question rhétorique à laquelle elle ne prit pas la peine de répondre. Le reste de la journée se déroula normalement, les clients allaient et venaient, les peintres peignaient sur la place, la machine à coudre faisait son office.

***

Il était dix-neuf heures lorsqu’Eva ferma la boutique. En ce début février, il faisait déjà nuit. Les lampadaires projetaient une lumière blafarde et les touristes étaient encore nombreux à se promener à Montmartre. Elle entreprit de traverser la place. Elle enfila son gant droit.

–Mademoiselle ! l’appela-t-on soudain.

Elle se retourna. On lui tendait son autre gant.

–Vous l’avez fait tomber, expliqua l’homme au regardbleu.

–Ah c’est vous, merci.

Elle prit le gant, et l’enfila. Il fixa la main d’Eva, à mesure que la peau de cette dernière disparaissait sous le cuirnoir.

–Parfois, il vaut mieux éviter de perdre ses gants, dit-il en levant les yeux vers le ciel noir. Surtout le gauche.

–Pourquoi ? Ça porte malheur ?

Il eut un sourire énigmatique.

–Ou peut-être bonheur, je ne sais pas. Accepteriez-vous de boire un verre avecmoi ?

–Vous avez attendu toute la journée pour m’inviter à boire un verre après la fermeture ?

Il haussa les épaules.

–Dites-moi au moins votrenom.

–Xavier Latour. Alors, acceptez-vous mon offre ?

–Je ne pense pas, je suis fatiguée, et je voudrais aller me reposer maintenant, merci quand même.

Cet homme avait un culot qui lui déplaisait fortement. Cette mise en scène à la nuit tombée, cette approche si directe, avait quelque chose d’effrayant. Combien d’histoires sordides de ce genre avait-elle déjà entendues ?

–Vous ne me faites pas confiance ?

Sur ses gardes, elle ne répondit pas et adopta un regard neutre pour ne pas donner à voir son trouble.

–Bonsoir, monsieur.

–Bonsoir, mademoiselle.

Il la regarda s’éloigner en descendant les ruelles piétonnes. Il soupira. Que faire ? Une boule d’anxiété le prenait à la gorge. Il se sentait si peu à la hauteur de cette mission…

Eva monta dans sa voiture le plus calmement possible. Elle s’y s’enferma. Elle inspira profondément, pour calmer le stress qui l’envahissait. Qui était cet homme ?

***

Elle prit le combiné. Un appel manqué de la part de sa mère. Elle s’en occuperait plus tard, pour l’heure il y avait plus important. Elle chercha un numéro dans le répertoire et le composa. On décrocha.

–Tu te souviens du client de ce matin ? s’exclama-t-elle sans même dire bonsoir.

–Oui, répondit Jérémy un peu surpris.

–Il était là à la sortie de la boutique tout à l’heure, il m’a invitée à boire un verre. 

–Et alors ?

–Il m’a attendue.

–Tu devrais être contente, il t’a trouvée mignonne !

–Jérémy, ce type me fait flipper.

–C’était juste une invitation à boire un verre.

–Écoute, un gars qui m’attend toute la journée alors qu’il aurait pu m’inviter ce matin, c’est déjà bien flippant de base. Mais tiens-toi bien… Il a demandé si le « E » de « E&J » voulait dire « Eva Luna », lâcha-t-elle d’un ton tranchant comme si elle jetait un pavé dans la marre.

Le silence résonna au bout dufil.

–Ok, ça c’est flippant, répondit enfin le jeune homme.

En effet, elle n’utilisait plus son nom complet depuis des années maintenant. Il apparaissait uniquement sur sa carte d’identité, qui ne quittait pas son portefeuille. Eva Luna Chassain. Même si Luna était un prénom qu’elle trouvait objectivement joli, elle estimait qu’il ne lui allait pas. Il avait des sonorités et une signification trop féminines, et les deux prénoms combinés amplifiaient cet effet. Ainsi, elle communiquait uniquement la première partie de son prénom, bien que celui-ci ne lui convienne pas plus. Il fallait s’en contenter, et dépasser la gêne qu’elle ressentait lorsqu’on la prénommait. Elle soupira, retira ses chaussures et s’affala sur son canapé.

–Quelqu’un que tu connais lui a sûrement parlé de toi, et c’est pour ça qu’il est venu à la boutique, tenta Jérémy.

–J’ai un mauvais pressentiment.

–Te fais pas de soucis.

–Tu as sûrement raison… Merci Jéré, à demain.

–Ciao bella.

Elle raccrocha et entreprit de rappeler sa mère. Elle attendit longtemps avant qu’elle ne décroche.

–Tu en mets un temps pour rappeler…

Sa voix était tremblante.

–J’étais au travail. Si c’était urgent, tu pouvais m’appeler sur mon portable. Ça va ? Tu as l’air bizarre.

–Je… J’ai perdu ton numéro de portable.

–Il est enregistré dans ton téléphone maman.

–Oui c’est vrai, mais tu sais bien que je ne suis pas douée avec ces trucs-là. Je voulais te dire que…

Il y eut un silence.

–Passe-moi Johanna, dit doucementEva.

Il y eut un silence puis une voix retentit à l’autre bout dufil.

–Bonsoir Eva, j’allais partir.

–Excuse-moi. Je voulais juste savoir comment elle allait.

–Pas fort… Quand je suis arrivée ce matin elle était en train de faire une crise de panique, elle marmonnait des choses incompréhensibles. Ce n’est pas la première fois mais ça faisait un moment qu’elle n’en faisait plus. Je suis inquiète. Tu sais, je ne suis pas là pour la surveiller en permanence. Elle serait mieux dans un établissement adapté.

–Le psychiatre a dit que ça n’était pas nécessaire et puis on en a déjà discuté, j’aimerais qu’elle reste chez elle.

–Comme tu voudras. Il faut que je te laisse. Bonne soirée.

Elle laissa le combiné. Le silence sefit.

–Maman ?

Rien.

–Maman ? Tu eslà ?

–Oui, finit-elle par répondre.

–Ça va aller ?

–Oui.

***

Le soir suivant, Eva fermait la boutique à l’heure habituelle. Elle jeta un coup d’œil à droite et à gauche, un peu stressée. Elle vit alors se dessiner le chapeau de l’homme dans la pénombre. Il s’approcha, arborant le même air énigmatique que la veille. Il la salua et lui proposa de nouveau de boire un verre avec lui. Elle refusa catégoriquement.

–Comment vous convaincre ? insista-t-il.

–Il faut savoir laisser tomber. Non, c’est non ! C’est presque du harcèlementlà…

Il inspira profondément, tentant de masquer son anxiété et son irritation.

–Le problème est que je ne peux pas laisser tomber. Je dois vous parler.

Le cœur d’Eva tambourina dans sa poitrine et dans ses tempes. Elle se demandait sérieusement si elle devait partir en courant ou bien appeler au secours.

–Et pourquoi donc ? demanda-t-elle sèchement. J’ai dit non, laissez-moi tranquille, allez draguer quelqu’un qui en a envie !

Il la regarda avec des yeux ronds, comme stupéfait.

–Il y a méprise. Vous êtes charmante, certes, mais ce n’était pas le but premier de mon invitation.

Eva commençait vraiment à prendre ce type pour un psychopathe. Elle lui tourna le dos et s’éloigna d’un pas pressé. Il la rattrapa et la retint par le bras gauche. Elle entreprit de se débattre.

–N’ayez pas peur, je ne vous veux aucunmal.

–Mais vous êtes malade !

Un couple s’approcha de la scène.

–Tout va bien mademoiselle ? demanda l’homme.

Xavier Latour lâchaEva.

–Tout va bien, répondit-il à sa place.

Elle remercia d’un hochement de tête les personnes qui venaient d’intervenir et pressa de nouveau le pas vers sa voiture. Une fois de plus, il était sur ses talons.

–Eva Luna ! appela-t-il.

Son cœur battait la chamade.

–Comment connaissez-vous mon nom ?! hurla-t-elle enfin.

–J’ai connu votre grand-mère maternelle.

Elle s’immobilisa.

–Il y a quelques jours, sur son lit de mort, elle m’a chargé de vous retrouver. Je le lui ai promis, vous comprenez.

Figée par la stupeur, elle bégaya :

–Ça… ça n’a aucun sens, ma grand-mère est morte avant ma naissance !

Xavier Latour secoua doucement latête.

–Non, elle est morte il y a dix jours.

Eva pensa soudain à l’état psychologique de sa mère et elle en eut la nausée.

–Je ne peux pas vous croire, bafouilla-t-elle et elle s’engouffra dans sa voiture pour démarrer aussisec.

Il ne tenta pas de la retenir cette fois. Il en avait déjà assez fait pour ce soir. La suite viendrait naturellement.

***

Elle gara sa voiture en bas de l’immeuble. Elle tenta de calmer ses nerfs ; ses mains tremblaient sur le volant. Elle prit de grandes et profondes inspirations. Doucement, l’angoisse retomba et elle s’apaisa un peu. Elle finit par quitter sa voiture pour monter au troisième étage. L’appartement était calme et les faibles bruits de la télé dans la chambre du fond se faisaient entendre. Elle s’y rendit et trouva sa mère allongée contre une pile d’oreillers. Johanna venait probablement de s’en aller. Myriam sourit en voyant sa fille. Elle éteignit latélé.

–C’est gentil de venir mevoir.

–Maman, commença-t-elle et elle setut.

Comment parler de ça avec sa mère sans déclencher une crise ?

–Parle-moi de ta mère, s’il te plait.

Myriam fronça les sourcils et se tassa sur sa pile d’oreillers.

–Pourquoi ?

–Comme ça.

–Je n’aime pas en parler.

–Je sais.

–Elle est morte il y a longtemps.

–Quand ?

–Je ne saisplus.

–Comment s’appelait-elle ?

Myriam détourna le regard.

–Elisabeth.

–Je sais, mais… Elisabeth comment ?

–Naftali. Laisse-moi maintenant.

Elle gémit.

–J’ai mal, dit-elle, j’ai mal. Donne-moi mes cachets.

Elle se tenait l’avant-bras gauche. Le membre fantôme se rappelait souvent à elle, d’autant plus quand elle était fragile psychologiquement. Lorsque les traumatismes se réveillaient, sa main disparue semblait brûler de douleur, comme si elle était encore là et qu’elle prenait feu. Eva se précipita et remplit un verre d’eau puis l’amena avec un cachet à sa mère. Elle n’insistaplus.

***

10h13. Dling dling. La porte du magasin s’ouvre. Jérémy soupire de soulagement.

–Où étais-tu ? J’essaye de te joindre depuis huit heures, Eva !

–Désolée.

–Qu’est-ce qu’il ya ?

–…

–C’est ta mère ?

–Oui. Elle ne va pas très bien en ce moment, et en plus je l’ai contrariée hier soir.

–Pourquoi ?

–Je voulais en savoir plus sur ma grand-mère. Elle ne voulait pas en parler et ça lui a déclenché les douleurs habituelles.

Elle ne mentionna pas à Jérémy ce que Xavier Latour lui avait révélé la veille au soir.

***

Le massif des Morges1. C’était le lieu de naissance de sa mère. Mais comment le village s’appelait-il exactement ? Un nom d’arbre. Le… le… Ça commençait par un C elle en était sûre. Le… Le Châtaigner ! C’était ça ! Elle chercha le numéro de la mairie sur internet et appela.

–Mairie du Châtaigner, bonjour.

–Allô bonjour, je vous appelle à propos du décès d’Elisabeth… Naftali.

–Veuillez patienter.

Quelques minutes plus tard, quelqu’un d’autre la prenait au téléphone.

–Allô bonjour.

–Bonjour, je vous appelle à propos du décès d’Elisabeth… Naftali, répéta-t-elle toujours en hésitant sur le nom de famille.

–Quel est votrenom ?

–Eva Naftali. Enfin… Eva Luna Chassain.

–Quel est votre lien de parenté avec Elisabeth Naftali ?

Eva marqua un court silence. Les mots qu’elle allait prononcer lui semblaient si étranges.

–Ma grand-mère.

Ce lien de parenté lui paraissait tellement théorique. Elle ne pouvait s’imaginer la femme que sa grand-mère avait été… Myriam ne parlait presque jamais de sa propre mère. Elle appartenait à un lointain passé brumeux.

–Toutes mes condoléances, lui répondit-on. Je cherche les informations dans le logiciel si vous voulez bien patienter.

Il y eut un silence.

–Allô madame ?

–Oui.

–J’ai l’acte de décès sous les yeux, c’est bien ça que vous vouliez ?

–Oui.

Réponse automatique. Que pouvait-elle bien dire d’autre ?

–Vous pourrez venir le chercher à la mairie avec une pièce d’identité.

–Euh… D’accord. Dites-moi…

–Oui ?

–Quelle est la date exacte du décès ?

–Le 12 février, madame, il y a onze jours.

–Je vous remercie, répondit-elle et sa voix se brisa.

Son interlocutrice ne pouvait réaliser l’invraisemblance de cet échange. Eva la salua. Elles s’apprêtaient toutes les deux à raccrocher, quand la secrétaire de la mairie s’exclama :

–Madame, attendez !

–Oui ? réponditEva.

–Puis-je prendre vos coordonnées ? Le notaire vous contactera dans la journée.

–Le... notaire ?

–Oui pour l’héritage. Personne n’a réussi à joindre la famille de la défunte jusque-là, c’est un miracle que vous m’appeliez.

Eva dicta son numéro de portable.

–Je vous remercie madame, et encore toutes mes condoléances.

Eva raccrocha, sous le choc. Ce Xavier Latour disait donc vrai. Pourquoi sa mère avait-elle menti sur son passé ? Que savait réellement Eva sur Myriam, à part qu’elle avait brutalement quitté son village natal il y a vingt-six ans ? Elle ressentait une sorte de colère et de ressentiment parce qu’on lui avait caché l’existence de cette grand-mère, bien en vie, pendant tant d’années. Quelles en étaient les raisons ? Et pourquoi Xavier Latour cherchait-il absolument à la retrouver ? Ce n’était pas un homme mandaté par la mairie ni le notaire, de toute évidence, il l’avait dit lui-même : sa grand-mère avait chargé Latour de la retrouver. Il se tramait autre chose. Mais quoi ?

Elle rumina ces pensées durant les heures suivantes, ayant du mal à se concentrer sur quoique ce soit. Elle ne pouvait qu’attendre l’appel du notaire, sans rien faire, et elle se sentait impuissante... Heureusement, le notaire rappela dans la journée comme prévu. Une fois les présentations faites, il rentra rapidement dans le vif du sujet.

–Votre grand-mère n’ayant pas fait de testament, l’héritage revient à ses enfants. J’aurais donc besoin de joindre vos parents.

–Mon père est décédé et je suis légalement responsable pour ma mère.

–Ah ! Vous serez donc mon interlocutrice. J’aurais besoin de vous rencontrer au plus vite, de nombreux documents doivent être signés rapidement. Nous étions bloqués.

–Quand l’enterrement a-t-il eu lieu ?

–Le 15 février, madame.

–Qui l’a payé ?

–Monsieur Xavier Latour a avancé les frais.

Eva resta un moment perplexe.

–Est-ce que vous avez son numéro ?

–Oui bien sûr. Attendez, je vous le dicte.

Aussitôt après avoir raccroché, elle composa le numéro de Xavier Latour. Elle ne savait que penser de cet étrange personnage. Elle était à la fois reconnaissante qu’il eut payé l’enterrement, et furieuse du comportement qu’il avait eu avec elle.

–Allô ?

–Eva Luna Chassain à l’appareil, dit-elle sèchement. Je vous remercie d’avoir payé l’enterrement de ma grand-mère, je vous rembourserai au centime près dès que j’aurai l’argent. Il aurait été plus intelligent de m’expliquer tout cela clairement. En attendant, je vous prie de ne plus me harceler.

–Eh, doucement. Je ne veux pas être remboursé. Je veux vous voir. J’aurais eu du mal à vous expliquer la situation clairement, premièrement car elle est très compliquée, deuxièmement car vous ne m’en auriez pas laissé le temps !

–Monsieur Latour, vous n’avez donc pas conscience que votre comportement et votre façon de m’aborder ont été particulièrement effrayants pour moi.

Il y eut un silence.

–Je vous prie de m’excuser si j’ai paru menaçant, finit-il par dire.

–Je vous rembourserai, insista Eva. Au revoir.

Elle appela Jérémy dans la foulée. Elle lui annonça qu’elle prenait une semaine de congé car sa grand-mère était décédée et qu’elle devait signer des papiers à quatre heures de TGV de Paris.

–Mais ta grand-mère n’est pas morte avant ta naissance ? s’exclama-t-il.

Fatiguée à l’avance de devoir éclairer cette situation noueuse, elle s’adonna au mensonge et expliqua qu’il s’agissait de son autre grand-mère. Jérémy était confus car il avait le souvenir que celle-ci aussi était déjà décédée et qu’Eva n’avait plus aucuns grands-parents vivants, mais il n’insista pas. Elle lui raccrocha presque au nez. Elle n’avait pas du tout envie de lui expliquer la situation, bien qu’elle soit très proche de lui. Elle sentait que cette affaire méritait de la prudence et de la discrétion.

Le lendemain, elle sautait dans le premier train pour Manléry. Elle y loua une voiture et commença la pénible ascension qui la conduirait jusqu’au massif des Morges.

Elle n’y avait jamais mis les pieds. Ses parents avaient jadis quitté le massif et coupé les ponts avec toute sa famille, lui avait-on expliqué un jour. Peu de temps après, son père était mort dans un accident de voiture, quelques mois avant la naissance d’Eva. Le même accident dans lequel sa mère avait perdu sa main – l’année où était censée être morte sa grand-mère décédée ce 12 février…

De ces évènements terribles – les traumatismes familiaux et l’accident de voiture -, sa mère avait gardé d’importantes séquelles psychologiques. Trouble de stress post-traumatique, anxiété généralisée, grave dépression… Elle avait séjourné régulièrement dans des hôpitaux spécialisés ; ainsi, Eva avait passé la majeure partie de son enfance en famille d’accueil. Il y avait des jours meilleurs et d’autres très difficiles… Des jours où sa mère allait plutôt bien et où il était possible d’avoir une conversation calme avec elle pourvu qu’on n’évoque pas de sujets sensibles et déclencheurs, et d’autres où elle enchaînait les crises.

Pour échapper à ces réflexions désagréables, Eva monta le volume de la radio alors que Mowgli’s Road2 se jouait. Elle avait envie de couvrir le bruit de ses pensées.

Après d’innombrables tournants, elle finit par arriver en vue d’un panneau indiquant « Le Hameau », où se trouvait la maison natale de sa mère. Situé sur la commune du Châtaignier, il ne comportait pas plus de six maisons, dont seulement trois n’étaient pas encore de vieilles demeures vides et abandonnées. Les longues bâtisses étaient imposantes. De grands toits pentus surplombaient des murs de granit qui donnaient à l’ensemble un aspect brut. Tout autour, la nature régnait. Loin de Paris, les arbres dominaient et les montagnes surplombaient le hameau.

Un homme en doudoune attendait sur un parking enneigé, debout à côté de sa voiture. Elle se gara, enfonça son bonnet sur sa tête, remit son anorak et se regarda un instant dans le rétroviseur. Il ne restait plus grand-chose de son élégance habituelle sous les épaisseurs nécessaires pour affronter le froid. Elle cacha alors derrière son écharpe le bas de son visage dont elle détestait secrètement les formes fines. À quoi bon souffrir son reflet puisqu’elle était de toute façon dans cet accoutrement, loin des rues de Montmartre ? Elle se décida enfin à sortir de sa voiture.

–Il fait froid hein ? lui sourit le notaire. La maison de votre grand-mère se situe en bas, dit-il avec son accent du coin, en désignant un chemin étroit non déneigé qui descendait en pente raide vers une destination invisible. Je vous déconseille de descendre en voiturelà !

Comme Eva restait de marbre, il remisa son sourire et lui serra la main sobrement.

–Voici les clés, dit-il, toujours avec son accent dépaysant. Je vous laisse vous installer et trier les affaires. Vous passerez bien demain à mon bureau pour les papiers.

Il lui tendit sa carte et un trousseau de clés.

–Merci.

–Les voisins vous ont mis le poêle et l’électricité en route hier.

–D’accord, merci.

–Bon et ben, bonne journée.

–Merci, vous aussi. À demain.

Il commença à s’éloigner mais il sembla se raviser. Il se tourna vers elle, et ajouta, avec un clin d’œil entendu :

–On est contents de vous avoir ici, vous savez !

Et il s’éloigna. Qu’avait-il voulu dire parlà ?

***

Les murs étaient de granit clair, le toit recouvert de neige, les volets bleus en bois fermés. Un trottoir en béton gris protégé par une avancée du toit entourait la maison. Elle y tapa ses bottes pour en faire tomber la neige puis entra. Elle se retrouva dans un salon carrelé de blanc aux murs tapissés de papiers peints marron et rouge avec des fleurs jaunes à la mode des années 70-80 qui rapetissait la pièce et lui donnait un air vieillot. Elle posa son sac de voyage. À gauche, il y avait une porte qui donnait sur une première chambre, qu’elle trouva presque vide avec pour unique mobilier un vieux lit double. Face à la porte d’entrée du salon se trouvait la porte de la cuisine. Lorsqu’elle y entra, une vague de chaleur la réchauffa. Le poêle trônait, énorme, près du mur qui communiquait avec le salon et face à une table de bois massif. C’était en fait une vieille cuisinière très large dans laquelle il y avait un emplacement pour faire chauffer des plats. La cuisine communiquait avec la seconde chambre à coucher, décorée de la même manière que le reste de la maison. En face du lit, une grande armoire en bois. Elle l’ouvrit. Le bois grinça. L’armoire contenait des habits et un étage de cartons tout en haut. Elle retourna dans la cuisine et s’assit à la table, en face du feu, pour se réchauffer. Elle essaya d’imaginer quel genre de personne avait pu vivre dans cette maison. Elle n’avait pas des goûts exquis en matière de décoration en tout cas. Après un instant de silence respectueux où elle n’osait pas bouger, elle se leva et sortit son pique-nique de son sac de voyage. Il était treize heures vingt et elle avait rudement faim. Après avoir dévoré son sandwich, elle décida d’aller faire les courses pour la semaine. Elle trierait les affaires plus tard.

À son retour, elle aperçut une voiture supplémentaire garée sur le parking. Elle supposa qu’il s’agissait des voisins qui lui avaient remis le chauffage et l’électricité. Il serait de bon goût d’aller les remercier, même si, il fallait l’avouer, elle n’était pas d’humeur à échanger des banalités. Malgré tout, la politesse la plus basique le lui imposant, elle frappa à leur porte. Des bruits de pas sur le parquet résonnèrent à l’intérieur puis la poignée tourna. Un homme blond aux yeux bleus perçants lui ouvrit en se grattant la barbe.

–Qu’est-ce que vous faites ici vous ?! s’écria-t-elle.

–J’ai pris le train du matin, répondit Latour en haussant les épaules.

Eva fut d’abord interloquée, puis son visage se durcit rapidement.

–Vous m’avez suivie ! s’exclama-t-elle.

–C’est vous qui m’avez suivi, répondit-il en levant les yeux au ciel. Je rentrais chez moi, je n’avais plus rien à faire à Paris puisque vous n’y étiez plus.

Elle soupira.

–Vous entrez boire un café ? s’enquit-il, en essayant d’arborer un air plus sympathique mais qui paraissait forcé.

–Non merci. Je cherchais les voisins qui avaient mis le chauffage.

–Ce sont les Labelle, la maison d’en face, dit-il en désignant la bâtisse de l’autre côté de la route, face au parking. Ils n’ont pas l’air d’être là. Alors ce café ? reprit-il d’un air désinvolte.

–J’ai du tri à faire, répondit-elle sèchement.

Elle n’avait absolument aucune envie de poursuivre cet échange avec lui.

–Oui, bien sûr je comprends. Bon rangement dans ce cas. Et j’espère que votre maman va bien, dit-il en refermant la porte.

Elle la bloqua avec son pied.

–Qu’est-ce que vous avez dit ?!

Le visage d’Eva était plus fermé que jamais.

–Quoi ?

–Vous connaissez ma mère aussi ?

–Non. Pas vraiment.

–Qu’est-ce que ça veut dire ?

Xavier leva les yeux au ciel. Elle ne savait pas très bien s’il faisait cela parce qu’il avait gaffé ou si c’était une technique de pur sadisme. Il la regarda de nouveau et sourit.

–Ça m’est arrivé de la croiser.

–Quandça ?

–Quand elle habitait encore ici, évidemment ! Vous avez fini votre interrogatoire ?

–Vous êtes gonflé, c’est l’hôpital qui se fout de la charité !

Elle s’en alla, passablement énervée. Tout ce que dégageait cet homme la repoussait et lui faisait ressentir instantanément une vague d’irritation intérieure. Son air hautain et supérieur, ses manières rustres, l’image énigmatique qu’il se donnait, son comportement complètement indélicat et déplacé… Elle respira un bon coup tout en descendant le chemin et tenta d’éliminer Xavier Latour de ses pensées.

En arrivant de nouveau chez sa grand-mère, elle se résolut à ouvrir méthodiquement tous les cartons et à trier les affaires d’Elisabeth. Elle passa plus d’une heure à mettre dans un grand sac poubelle tout un tas de babioles inutiles qu’elle allait bazarder. Que pouvait-elle bien faire d’une vieille poterie lézardée, ou encore d’un bouquin poussiéreux aux pages jaunies prêt à tomber en miette ? Hop, à la poubelle ! Soudain, au fond du carton, son regard s’arrêta sur deux objets. Un pendentif avec une étoile dont la chaîne était emmêlée et un vieil album photo. Elle prit le collier et entreprit de le démêler. Quand ce fut fait, elle observa attentivement le pendentif en essayant d’imaginer sa grand-mère avec autour du cou. Il y avait une étrange émotion à tenir cette étoile devant ses yeux. Elle la posa délicatement à côté d’elle et se pencha sur l’album photo. Intriguée, elle l’ouvrit. Les pages de l’album étaient vides ; le plastique était abimé, signe qu’il y avait eu des photos à cet endroit. C’était comme si on avait jeté les clichés à la poubelle pour effacer une partie de l’Histoire. Elle feuilleta l’album rapidement pour vérifier qu’il n’y avait vraiment aucune photo. Se faisant, elle en trouva une perdue au milieu des pages. Une rescapée. Qui avait survécu au Temps. Elle la regarda avec un je-ne-sais-quoi dans le cœur, une sorte de pincement froid. La Myriam de la photo n’avait que quatorze ou quinze ans mais on la reconnaissait très bien, même de profil. Une femme d’environ une quarantaine d’années était en face d’elle, souriante, lui tenant la main. C’était Elisabeth, Eva en était certaine. Elle portait autour du cou le collier qu’Eva avait déposé à côté d’elle. Pleine d’émotion, elle reprit l’étoile dans sa main et la serra fort. Son regard se porta de nouveau sur la photo. Mère et fille y partageaient un moment de complicité. Pour la première fois, Eva Luna voyait Myriam en possession de ses deux mains. Eva caressa alors le papier brillant. Une tache de vin s’étendait sur la totalité de sa main, identique à celle possédée par sa grand-mère et samère.

1Ce lieu est fictif.

2 Mowgli’s Road est une chanson de Marina (and the Diamonds).

Épisode 2 : Elisabeth

Troublée, Eva prit la photo et la rangea dans son portefeuille. Ella jeta l’album vide à la poubelle. Elle avait l’intention de se débarrasser de tout le reste au plus vite pour rentrer à Paris. Elle allait vendre la maison. Que faire d’autre ? Cette histoire familiale avait été enfouie pendant si longtemps. Elle n’en faisait pas partie. Elle n’avait pas été élevée ici, n’avait pas connu cette grand-mère, et tout cela était perdu à jamais. Alors, le désir de renier cette part d’elle-même la poussait à fuir. Elle n’avait qu’à régler les problèmes administratifs, vider la maison et s’en aller.

Le lendemain, chez le notaire, elle s’acquitta des signatures nécessaires à la succession. En fin d’après-midi, elle prit une heure pour y voir plus clair dans ses comptes. L’argent de l’héritage suffisait à rembourser Xavier Latour. Ce qui restait serait placé sur le compte en banque de sa mère, qu’elle gérait elle-même. Il en irait de même de l’argent issu de la vente de la maison. Eva pourrait ainsi faire des économies sur son salaire, puisqu’elle pourrait en partie payer les dépenses relatives à Myriam avec l’argent de sa grand-mère.

***

On était déjà mercredi et la vieille bicoque n’était pas encore vide. Cela lui prenait plus de temps qu’elle ne l’avait pensé. Il fallait s’activer car en plus de bazarder tous les bibelots, il fallait aussi jeter l’ensemble des meubles. Vu leur état de vieillesse et leur laideur, les revendre était impossible.

Alors qu’elle grimpait la pente, un grand sac poubelle à la main, une voiture se gara sur le parking, et une famille en descendit. Elle les salua.

–Bonjour, dit la femme, vous êtes la petite-fille d’Elisabeth, n’estpas ?

C’était une grande femme d’environ trente-cinq ans aux cheveux châtains légèrement ondulés. Elle mit sa main en visière pour se protéger les yeux du soleil hivernal et lança un sourire amical à Eva. Celle-ci acquiesça.

–Nous sommes les Labelle, nous habitons ici, dit-elle en désignant la maison d’en face. Je m’appelle Lucie, voici mon mari Hanz et nos enfants Léane et Liam. 11 et 13 ans, précisa-t-elle en souriant avec un air de complicité et en ébouriffant les cheveux auburn du garçon.

–Ah ! s’exclama Eva en souriant. Je voulais justement vous remercier pour le chauffage et l’électricité mais je n’arrivais pas à vous croiser !

–Oh, ne vous en faites pas, c’est rien.

Elle chassa l’air d’un geste de lamain.

–Bon courage pour le rangement en tout cas, et si vous avez besoin d’aide, n’hésitezpas !

–Merci beaucoup. Quand je viderai les meubles, je pense que je vais avoir besoin de bras supplémentaires.

Eva, dont la stature était peu imposante, eut un petit rire entendu.

–Vous remplacez le mobilier ? C’est vrai que c’était vieillot.

–Je ne remplace pas, je jette seulement. Je vendrai sans les meubles.

Lucie et Hanz semblèrent soudain tomber desnues.

–Parce que vous allez vendre ? demanda vivement Lucie.

–Oui. Je n’ai pas besoin de cette maison. J’ai déjà un appartement à Paris plus celui de ma mère. Ça me feraittrop.

Les Labelle arboraient un air tout à fait perplexe. Eva se demandait bien ce qui était si étrange dans le fait de vouloir revendre cette vieille bicoque sans intérêt. Ce n’était pas comme si elle comptait venir passer des vacances en famille dans lecoin…

–Je pensais que vous vous installeriez dans la région… se hasarda l’homme.

–Non, non. Je repars dimanche matin.

Elle eut un sourire forcé, ne sachant pas bien comment clôturer cet échange insolite. Eva se dirigea vers le conteneur qui se trouvait sur le parking pour y jeter sa poubelle. Ainsi, ces voisins réagissaient eux aussi de manière déconcertante… Elle se demandait pourquoi. Ils semblaient tous attendre quelque chose d’elle, espérer qu’elle agisse différemment. Ils savaient tous indéniablement quelque chose qu’elle ignorait. Tout se savait dans les petits massifs comme celui-ci... Elle envisagea un instant de les confronter pour tirer cela au clair, mais elle se ravisa. Avait-elle vraiment envie de savoir ? L’ignorance semblait être une douce solution. En terminer avec ce maudit massif et rentrer à Paris, reprendre sa vie… Elle repassa devant la voiture et ses occupants.

–Bonne journée, dit-elle avec un air détaché avant de redescendre.

Les quatre Labelle semblaient ne pas comprendre.

–Je vais tirer ça au clair, dit soudain Lucie. Vous autres, allez vous mettre au chaud.

Les enfants et leur père se dirigèrent vers leur maison et rentrèrent. Lucie Labelle, quant à elle, alla frapper vivement à la porte de Xavier Latour. Il vint lui ouvrir, un pinceau à la main vêtu de sa blouse de travail.

–Salut, dit-il. Tu entres ?

Il s’écarta du seuil et laissa entrer une Lucie au visage contrarié et soucieux.

***

Après avoir passé la journée à ranger, Eva se dit qu’une bonne balade lui ferait du bien. Elle s’équipa de vêtements chauds et quitta le hameau en suivant une petite route déneigée qui grimpait à travers bois. Pas une seule voiture en vue. Le calme absolu.

Après une quinzaine de minutes, elle arriva sur un replat. Quelques maisons se tenaient là, derrière un panneau qui indiquait « Les Chamois ». Les décombres noircis d’une bâtisse brûlée donnaient à ce hameau désert un air lugubre. Elle profita de la présence d’un petit muret pour s’y asseoir et se reposer quelques minutes. Elle sortit de sa poche la photo et la contempla. Tout comme ces poutres carbonisées gisant au sol, le récit de son passé s’était effondré tragiquement. Cette image en était le seul vestige. Alors qu’elle avait toujours les yeux baissés sur cette bribe du passé, elle entendit des pas qui se rapprochaient. Elle ne releva pas la tête. Les pas s’arrêtèrent à sa hauteur.

–Une sacrée tache de naissance, lui dit la voix grave de Latour.

Elle le regarda. Il avait les yeux brillants. Un feu follet illuminait son iris. Elle fut captivée par son regard pendant quelques secondes. Cette lueur surnaturelle fut fugace et disparut immédiatement. Une illusion ? Reprenant ses esprits, elle détourna lavue.

–Mais la tienne est la plus étendue, reprit-il. Je me permets de te tutoyer, nous sommes voisins aprèstout.

–Je ne m’installe pas ici.

–Si tu regardes bien la photo, reprit-il sans prêter attention à sa remarque, tu noteras que la tâche est légèrement différente. Une marque unique, en somme.

–Qu’est-ce que ça peut vous faire ? s’impatienta Eva.

Elle se leva et rangea la photo dans sa poche.

–J’ai du rangement à faire, si vous voulez bien.

***

Eva feuilleta brièvement le carnet qu’elle avait trouvé sous le matelas. Un journal intime. Une sorte d’excitation malsaine lui parcourait l’échine. Quels secrets cachait donc cette vieille femme qui avait été sa grand-mère ? Malheureusement, seules quelques pages étaient griffonnées à l’encre bleue. Le reste du carnet était vierge. Elle le referma puis caressa la couverture en cuir vert forêt. Enfin, délicatement, elle tourna la premièrepage…

« 15 décembre

Je ne vais pas passer l’hiver. Je le sais. Je peux le sentir. Oh, je pourrais savoir exactement quand je vais mourir, mais je crois que je n’en ai pas envie. Ma défunte mère me disait toujours que ce n’est pas ce genre de question qu’il faut se poser lorsque l’on vit. Et maintenant, je vais bientôt la rejoindre. Cela pourrait me réconforter, mais je suis inquiète pour l’avenir de la communauté. Il n’y a personne d’autre pour prendre ma place. Je n’ai pas le choix, je vais devoir retrouver Myriam. Mon enfant…

J’ai demandé à Xavier d’entamer des recherches, car je n’ai pas la force de le faire moi-même. Je sais qu’elle est partie à Paris, se fondre dans la masse humaine. J’espère qu’elle n’a pas changé de nom… »

Glissé après ce passage se trouvait une vieille carte postale. Le Sacré-Cœur. Elle la retourna. Rien d’écrit. Vide. Le cachet de la poste indiquait le 27 septembre 1997, précisément la date de naissance d’Eva. Pourquoi sa mère avait-elle envoyé une carte postale vierge ce jour-là ? Un signe de vie ? Une annonce muette ? Quels secrets les deux femmes cachaient-elles ?

« 17 décembre

Non, elle a conservé son nom. J’ai son numéro de téléphone. Je n’ose pas. Pas après toutes ces années. Elle m’apparaît maintenant comme une étrangère.

15 janvier

Quand j’ai entendu sa voix au téléphone, la semaine dernière, mon cœur de mère a battu tellement fort dans ma poitrine que j’ai cru que je n’arriverai pas à parler. J’ai prononcé son prénom… Je crois qu’elle a tout de suite reconnu ma voix, malgré les années écoulées. Le silence à l’autre bout de la ligne était éloquent. Je n’avais pas envie de tourner autour du pot. Je lui ai annoncé ma mort imminente, je lui ai dit qu’il fallait qu’elle revienne, pour nous, pour eux…

Après un nouveau silence, elle a émis une plainte glaçante. Elle s’est mise à hurler que son moignon lui faisait mal. Puis j’ai entendu à l’autre bout du fil une voix féminine lointaine. Et soudain, quelqu’un a pris le combiné et s’est adressé à moi, me questionnant avec véhémence : qui étais-je pour avoir mis sa mère dans cet état ? Muette, je regardais fixement ma main gauche. « Mon moignon » ? Je commençais à tout comprendre… Prise d’une nausée abominable, j’ai raccroché et suis allée vomir dans la salle debain…

Après ça, je suis restée assise sur le carrelage, prise de vertiges. Moignon. Ce mot tournait dans ma tête et ma tête tournait avec lui. J’ai vomi une seconde fois. Puis j’ai repensé à la femme qui avait pris le téléphone. « Ma mère », avait-elle dit. Myriam avait donc une fille. Tout n’était pas perdu alors. »

Eva avait des difficultés à respirer. Elle reconnaissait ses propres paroles couchées sur le papier. Elle se souvenait de cet évènement. Sa mère avait été hystérique pendant plus de deux heures sans pouvoir expliquer ce qu’il lui arrivait, et elle avait dû appeler en urgence le SAMU alors qu’elle continuait à divaguer en hurlant des propos incompréhensibles. Finalement, on lui avait administré des calmants et la crise était passée.

« 28 janvier

Myriam avait toujours voulu une fille. Je me souviens de cette conversation comme si c’était hier. Elle savait déjà comment elle l’appellerait. Eva Luna. Alors je suppose que c’est sonnom.

C’est bien. J’ai senti de l’honnêteté quand j’ai entendu sa voix. Elle sera à la hauteur.

J’ai parlé à Xavier. Il dit qu’il va me la ramener. Qu’il va nous la ramener. J’ai confiance en lui.

12 février

J’ai à peine la force d’écrire. Ma dernière heure est arrivée. Je ne pourrai former Eva Luna, mais Xavier a passé les dernières semaines à écouter le maigre filet de voix qu’il me reste. Il est à mon chevet jour et nuit, il refuse de me laisser avant que je parte. Il m’a promis qu’il irait la chercher à Paris, il dit qu’il a l’adresse de Myriam. »

Des pages blanches suivaient ses confessions. « Il dit qu’il a l’adresse de Myriam ». Elle se leva brutalement, sortit en claquant la porte et monta le chemin presque en courant. La rage lui brûlait les tempes. Elle arriva essoufflée par l’effort et la colère. Sans plus attendre, elle tambourina à la porte. Il ouvrit. Sans lui laisser le temps de comprendre, elle éclata.

–Enfoiré ! hurla-t-elle en brandissant le journal sous sonnez.

Xavier la regardait, interloqué.

–Comment vous avez osé ? Vous ne croyez pas que ma mère a assez de problèmes comme ça ! Je comprends maintenant ce qui l’avait mis dans cet état !

Il s’écarta de la porte pour la laisser entrer.

–Si tu veux bien entrer pour en discuter calmement.

Elle entra en lui donnant volontairement un coup d’épaule comme si la place pour passer lui manquait.

–Qu’est-ce que vous lui avez fait !? Vous l’avez brutalisée ?

–Mais non enfin ! Je lui ai juste demandé où te trouver à plusieurs reprises ! Mais rien que de me voir la terrorisait.

Il écarta les bras innocemment.

–Quel genre de salaud êtes-vous pour oser entrer chez elle, vous permettre de lui parler et d’insister alors qu’elle n’est pas en état ? Sale connard !

Xavier était de marbre. Elle le fusillait du regard. Il se détourna pour regarder par la fenêtre.

–Je n’avais pas le choix, répondit-il, il fallait que je te retrouve. Sais-tu au moins comment ta mère a perdu sa main ?

–Dans un accident de voiture, répondit-elle enfin d’une voix étouffée.

–C’est faux, dit-il en se retournant. Tout ce que tu penses savoir estfaux.

Sa voix grave était devenue plus gutturale encore. Eva sentait les larmes lui monter auxyeux.

–Vous mentez !

–Non. Je sais comment ta mère a perdu sa main… et comment ton père est mort.

–Taisez-vous ! Je ne veux rien entendre !

Elle était sous le choc et dans le déni. Elle se dirigea vers la porte encore ouverte. Il la referma avant qu’elle ne l’ait atteinte.

–Laissez-moi partir.

–Tu n’es pas en état. Assieds-toi.

–Je ne resterai pas une minute de plus dans cette maison.

Il se rapprocha d’elle mais elle recula et se retrouva acculée contre le mur de l’entrée.

–Calme-toi, dit-il en la prenant par les épaules.

Il y avait de nouveau dans les yeux de Xavier ce feu qui brûlait. Elle se calma contre son gré, fascinée par cette illusion dorée qui dansait dans le regard de l’homme. Elle était envahie d’une torpeur dans laquelle elle ne voulait pas sombrer. Elle essayait de lutter contre le calme qui la dominait. Elle se débattait dans la fascination dont elle était prisonnière ; elle n’arrivait pas à détacher son regard de celui de Xavier. Elle était plongée dans cet or liquide. Elle allait s’y noyer. Au prix d’un effort surhumain, Eva réussit enfin à détourner les yeux, attrapa un tournevis qui traînait sur la console de l’entrée et le lui enfonça dans le ventre. Perplexe, il étouffa un cri en portant la main à son abdomen. Elle sortit en courant.

Épisode 3 : Entre chien etloup

Elle descendit en courant le chemin, ouvrit la porte de la maison en tremblant, récupéra son sac dans lequel elle fourra en hâte quelques affaires, attrapa ses clés de voiture et sortit aussi vite qu’elle le put. Elle remonta la pente en courant en passant par la forêt, de peur qu’il n’emprunte lui aussi le chemin. Elle se précipita dans sa voiture et démarra en trombe. Le soleil se cachait déjà derrière la montagne. On était entre chien et loup.

Elle réfléchit un instant à son geste. C’était de la légitime défense. Il allait s’en prendre à elle, n’est-ce pas ? Elle n’avait pas eu le choix. Oui, de la légitime défense. Elle appuya à fond sur l’accélérateur et sa voiture vrombit dans le tournant.

***

Xavier arracha le tournevis qu’il avait dans le ventre. Il était passablement énervé. Il hotta son tee-shirt troué et ensanglanté, le jeta à la poubelle avec un geste d’agacement et se dirigea vers la salle de bain pour se nettoyer comme s’il allait simplement se laver les dents après une mauvaise soirée. Soudain, il entendit un bruit de moteur. Il revint dans le séjour et vit la voiture d’Eva qui s’éloignait. Il soupira et sortit en vitesse, torse nu dans le froid hivernal. Il ne prit pas sa voiture, mais s’engagea dans la forêt.

***

Eva allait atteindre le col du massif. La panique ne s’estompait pas. Personne ne la suivait. La barre rocheuse de la montagne s’était teintée d’un rose tranquille qui faiblissait progressivement. Les tournants se succédaient, dans le silence majestueux de la forêt d’épicéas qui s’assombrissait.

Le dernier tournant avant le col apparut à l’horizon. Elle serait bientôt sortie de cet enfer. Eva jeta un coup d’œil dans le rétroviseur : toujours personne. Elle s’engagea dans le tournant. Lorsqu’elle redressa le volant, elle aperçut une voiture grise garée sur le bas-côté. Trois hommes étaient là. L’un d’eux avait la tête dans le capot ouvert. Un second guettait la route, la main en visière. Lorsqu’il la vit, il fit un rapide commentaire au troisième et agita le bras pour lui faire signe. Comme elle ne ralentissait pas, il se mit en travers de la route en gesticulant. Elle pila et ouvrit la fenêtre, agacée.

–Nous sommes en panne, expliqua-t-il. Un peu d’aide serait la bienvenue.

Elle jeta un nouveau coup d’œil furtif dans le rétroviseur, angoissée par cet arrêt inopiné.

–Je n’y connais rien, répondit-elle sur un ton semi-désagréable, désolée.

Aussi sec, elle s’apprêta à fermer sa vitre et à appuyer sur l’accélérateur. Alors, il passa sa main dans la voiture, lui prit la tête, et la lui cogna contre le volant.

***

Elle se réveilla à l’arrière d’une voiture. Il faisait presque complètement nuit. Quelques lueurs du crépuscule éclairaient encore l’horizon au loin, à travers les arbres qui bordaient le côté gauche de la route. À droite s’étendait une paroi rocheuse. Les sens d’Eva étaient troublés. Que s’était-il passé ? Elle se rendit compte qu’elle était bâillonnée et ligotée. Elle se mit à crier derrière son bâillon.

–Maintenant on va l’entendre geindre pendant tout le trajet, s’exclama l’homme qui se trouvait à côté d’elle. T’aurais pas pu l’assommer plus fort !?

–T’es malin toi, répondit celui qui se trouvait sur le siège passager, tu voulais que je la tue ou quoi ?

–Fermez-la ! s’exclama le conducteur en guise de réponse en frappant le volant d’exaspération.

Il accéléra. La voiture serpentait à toute allure sur la roue de montagne qui quittait les Morges. Eva ne voyait pas bien, son champ de vision était tout brouillé de rouge. Elle sentait ses cheveux plaqués par le sang qui dégoulinait de son front. Elle aperçut le regard furtif que lui jetait le conducteur dans le rétroviseur à travers le voile pourpre. C’était un homme brun à la barbe mal rasée d’une quarantaine d’années. Il semblait préoccupé. Il détourna rapidement ses yeux du rétroviseur.

Lorsqu’il baissa de nouveau les yeux vers la route, deux points dorés brillaient en face de lui. Il enfonça la pédale de frein, mais trop tard. La voiture percuta le corps qui roula sur le toit, fut projeté à plusieurs mètres derrière et retomba sur ses deux jambes, alors que le véhicule dérapait et s’encastrait dans la paroi rocheuse côté passager. Les air-bags à l’avant se déclenchèrent. La tête de l’homme à l’arrière cogna contre la vitre qui se lézarda. Eva avait d’abord été projetée contre la portière gauche quand le véhicule avait fait une embardée puis vers la droite alors qu’il percutait la paroi. Sa ceinture s’était bloquée. Son épaule gauche déboitée pendait lamentablement. L’homme à sa droite se redressa essuya d’un geste furieux son front maculé de sang. Eva se sentait perdre conscience. Mais, l’homme n’était déjà plus dans la voiture.

Dans un craquement d’os invraisemblables, l’homme au crâne rouge avait bondi hors du véhicule, qui semblait avoir vomi un monstre.

Le conducteur de la voiture, reprenant ses esprits, perça les air-bags. Puis, il s’extirpa du véhicule en trainant derrière lui par le bras son autre complice encore sous le choc de l’accident. Une fois dehors, il poussa ce dernier devant lui pour qu’il aide son camarade à affronter Xavier. Une multitude de paires d’yeux dorés sortirent alors des fourrés.

Le conducteur en profita pour tirer Eva de la voiture et lui remboîter l’épaule. Son regard était illuminé d’un charme ocre. Sa mâchoire s’agrandit en craquant et ses dents plongèrent dans la chair de sa victime qu’il abandonna contre le capot. Eva glissa le long de la carrosserie qu’elle zébra de sang. La scène lui apparaissant à présent renversée, elle eut le temps d’apercevoir la fuite des trois kidnappeurs qui disparurent sous fond de nuit étoilée. Puis, les étoiles s’éteignirent.

***

Elle écoute sa respiration haletante à mesure qu’elle court à travers les arbres. Oui, elle court. Elle en a l’impression du moins. Elle croit voir tout de façon très nette. Elle croit voir plus loin que d’habitude. Et ces sensations sous ses pieds quand elle foule le sol de neige, sur sa peau lorsque le vent la caresse… rien n’est pareil. Tout est amplifié. Tout va plus vite. Son cœur bat plus vite et plus fort. Ce n’est pas elle, ces sensations ne lui appartiennent pas. Elle n’est pas dans son corps. Quand elle en a la certitude, elle panique. Elle veut sortir de ce corps ; s’enfuir. Mais le corps lui ordonne de se taire. Elle ignore comment, il ne lui a pas parlé, elle n’a rien entendu, mais elle le sait.

***

Eva se réveilla en sueur dans un lit inconnu. Elle n’avait pas les idées claires, ne sentait aucune douleur mais une grande fatigue. Elle s’assit, et fut prise de vertiges, qui passèrent au bout de quelques secondes. Elle se leva doucement et se tint debout au pied du lit. Un miroir était accroché au mur juste en face. Son front avait été recousu, et un bandage visible sous son tee-shirt lui couvrait l’épaule droite. Elle se rapprocha du miroir mais se prit les pieds dans un goutte-à-goutte rudimentaire et s’affala par terre. Elle s’aperçut alors qu’elle avait une perfusion dans le bras, qui venait d’être arrachée par la chute.

La porte s’ouvrit et on la releva, on la fit se rassoir et on lui cala des oreillers derrière ledos.

–Ne te lève pas, dit-il.

Elle ne répondit rien, elle était sonnée. Il lui raccorda sa perfusion.

–Des antidouleurs et des nutriments, expliqua-t-il. C’est Lucie qui a installé ça, elle est infirmière.

–Pourquoi… commença-t-elle. Qu’est-ce que… Pourquoi je ne suis pas à l’hôpital ?

–Chut. Repose-toi.

Elle passa sa journée à demi-consciente. Dans le sommeil, le corps étranger persistait à l’attraper. Il hantait ses rêves, marchait dans son esprit. Sa présence colorait ses songes emprunts d’angoisses, imprégnait toutes les images de ses rêves pour les tourner en cauchemars.

***

Le lendemain, à son réveil, Eva se sentait beaucoup mieux bien qu’encore faible. Elle n’avait plus de perfusion au bras. Elle se leva, enfila une paire de baskets et un pull qui se trouvaient à sa disposition, et sortit de la chambre. Dans le salon, Xavier modelait une sculpture. La terre rouge semblait prendre petit à petit forme humaine, mais elle était encore si peu définie qu’on aurait dit un monstre disgracieux.

–Bonjour, dit-il, sans lever les yeux de la bête rouge sur laquelle il passait ses doigts humides.

Elle ne répondit pas. Il continua à modeler en silence. Cette activité le détendait. Il ressentait une profonde quiétude lorsque ses mains étaient ainsi occupées, lorsqu’il ne pensait qu’aux mouvements précis de ses doigts.

Eva regardait autour d’elle, le regardant lui aussi, en essayant d’évaluer le niveau de danger de la situation. Que faire ? Était-elle prisonnière ? Avait-elle une chance de s’enfuir ?

Il finit par demander, sans prendre la peine de faire une phrase :

–Faim ?

–Non.

Il lui désigna un fauteuil dans un coin, elle s’assit silencieusement.

–Que s’est-il passé hier ? finit-elle par demander.

Il releva enfin la tête, et s’essuya les mains avec un chiffon humide.