L'homme aux sept vies - Alma Scott - E-Book

L'homme aux sept vies E-Book

Alma Scott

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Beschreibung

En cette fin de dix-septième siècle, Adrien Revol, apothicaire protestant, est contraint de fuir son village provençal en abandonnant son jeune fils. Ses aventures tumultueuses l’entraîneront de l’Ancien monde vers le Nouveau. Tour à tour esclave d’un boucanier impitoyable, joaillier, pirate, chasseur de trésors, espion et même drapier, Adrien parviendra-t-il à assouvir sa vengeance et à trouver la paix ?

Une histoire de secrets, d’intrigues, de trahisons mais aussi d’amitié et d’amour.

"L’homme aux sept vies" est une aventure historique captivante, un voyage à travers le temps et les émotions, un roman qui vous tiendra en haleine jusqu’à la dernière page

À PROPOS DE L'AUTRICE




Linguiste de formation et passionnée d’histoire, Alma Scott écrit des romans d’aventures qui mêlent faits historiques et destins particuliers

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Du même auteur

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AlmaScott

L’HOMME AUX SEPTVIES

Lieux

Saint-Domingue, actuel Haïti et île de la Tortue

(carte pages 4 et5)

Vaucluse :

Lourmarin : échoppe de David Revol.

Lauris : domaine du chevalier de Lauris.

Entre Lauris et Cadenet : maison de la famille Revol.

Cadenet : Bastide de Marius Audibert, père deDiane.

Personnages principaux :

Adrien Revol : huguenot qui vient de terminer ses études d’apothicaire.

Don Enrique de Cordoba : noble Espagnol.

Edmond : huguenot, ami d’Adrien.

Ignacio : truchement (interprète).

La Serre : pirate.

Personnages secondaires :

Clarisse d’Archembault : filleule de monsieur de Cussy.

Marius Audibert : habitant de Cadenet, négociant en huile.

Diane Audibert : fille de Marius.

Juan Calderon Lopez : joaillier à Madrid.

Soledad Calderon Dupuis : fille de Juan Calderon et de Jeanne Dupuis.

Chevalier de Lauris : noble désargenté.

Docteur Desportes : médecin catholique.

Etienne Juste : savonnier à Marseille.

Norbert Leroy de Burel : ex-fiancé de Clarisse.

Pradin : ancien boucanier, habitant de Saint-Domingue.

David Revol : père d’Adrien, joaillier.

Jaume Revol : fils d’Adrien et de Suzanne.

Rachel Revol : sœur d’Adrien.

Suzanne Revol : épouse d’Adrien.

Personnages historiques Page441

Les mots marqués du signe ✱ dans le texte renvoient aux notes historiques qui figurent pages 443 et suivantes.

Vaucluse, France 1681-1685

Prologue

David Revol, joaillier talentueux, aurait voulu que son fils lui succédât, mais celui-ci rêvait de tout autre chose.

Très jeune, Adrien s’intéressa aux simples et tenta des expériences aux réactions parfois surprenantes qui enchantaient sa sœur aînée et affolaient sa mère. Quand il fut capable de concevoir l’avenir, il voulut devenir apothicaire. Son père, fier de ce fils si désireux de percer les secrets de la nature, l’envoya à Montpellier, dès l’âge de dix-sept ans, pour qu’il y fasse son apprentissage. La ville jouissait d’une renommée universelle comme centre pour l’instruction de ceux qui se destinaient à l’art de la pharmacie. Quatre ans plus tard, Adrien terminait son compagnonnage à Marseille, chez un Suisse huguenot.

Son père n’avait toutefois pas renoncé à ses projets et espérait toujours, qu’une fois son intérêt pour la pharmacie épuisé, son fils réintégrerait le giron familial et prendrait sa succession.

Celui-ci accepta donc un apprentissage factice pour préserver l’illusion de son père que son art ne mourrait pas avec lui. Il consacra des heures à apprendre les arcanes du métier, sans se douter qu’ils joueraient un rôle décisif dans sa vie. Pourtant, David Revol n’était pas de taille à lutter contre Nicolas Lemery1 et Adrien, insensible à ses sarcasmes sur Fleurant2, soumis à la loi des bonnets pointus, se préparait à subir les épreuves pour être admis maître apothicaire-épicier.3 Il se concentrait sur le chef-d’œuvre4 à réaliser pour sa maîtrise.

1 1645-1717. Chimiste apothicaire français.

2 Apothicaire du Malade Imaginaire.

3 Titre accordé par ordonnance de 1638, les plaçant ainsi entre deux ennemis : la Faculté de médecine et les épiciers qui en profitaient pour exploiter des débits de drogues sans avoir eu à accomplir de longues études ni à subir d’examen.

4 Épreuve pratique finale pour accéder à la maîtrise d’apothicaire

1

Adrien retira le panneau de bois qui fermait l’échoppe familiale. Le soleil de septembre s’attarda sur les gemmes, en faisant jaillir des reflets irisés. Il s’installa à la grande table pour terminer de polir une croix huguenote que son père mettait au point avec un ami nîmois✱.

–Je sors quelques instants pour aller chez Abel, un religionnaire5 venu du Poitou. Il a des nouvelles importantes à nous livrer. Tenez la boutique en mon absence et veillez à ce que ce petit coquin de Jaume ne mette pas trop de désordre.

–Ne vous inquiétez pas, Père, Suzanne va venir le chercher dans une demi-heure tout au plus. Je l’ai à l’œil.

Un petit bonhomme de deux ans trottinait dans la boutique, essayait d’ouvrir les tiroirs, testait les poignées de porte et se hissait sur la pointe des pieds pour attraper les jolis cailloux scintillants. Jaume avait les yeux bleus et les cheveux blonds bouclés de sa mère, mais tenait sa joie de vivre d’Adrien. Dans un élan de tendresse, il prit l’enfant dans ses bras et le fit tourbillonner, déclenchant ses cris de joie et ses rires.

–Vous allez le rendre malade à le secouer ainsi. Vous feriez mieux de lui lire le Saint Livre.

Adrien reposa le bambin et se tourna vers sa femme avec une moue qui en disait long. En agissant ainsi, il avait conscience de la contrarier, mais il ne pouvait s’en empêcher ; la voir lutter contre la colère était une façon de lui insuffler un semblant devie.

Suzanne, dans sa mise comme dans son comportement, incarnait la rigueur calviniste. Il n’y avait jamais eu de passion entre eux, tout au plus un respect mutuel qui s’était transformé en indifférence devant la tiédeur de sa foi et son impuissance à le ramener dans le chemin vertueux. Elle s’était efforcée de dissimuler sa rancœur et avait partagé sa vie sans frémissement. Lui avait un temps espéré que sa maternité les rapprocherait ; il n’en fut rien : sa foi continua de l’accaparer tout entière.

Elle emmena l’enfant, laissant Adrien à ses réflexions.

Son père revint une heure plus tard, l’air sombre et l’allure accablée.

–Vous voilà bien pâle, Père. On dirait que vous avez vu un fantôme.

David se laissa tomber sur un tabouret et regarda son fils sans levoir.

–Vous sentez-vous bien, Père ? Voulez-vous que j’aille quérir votre médecin ?

–Que nenni, mon fils. Le mal dont je souffre n’a point de remède. Il est causé par le venin de l’intolérance.

–Je vous en conjure, dites-moi ce qui s’est passé.

Adrien imagina quelque tracasserie du curé ; il était loin de se douter de la violence du cataclysme qui allait les emporter.

–J’ai rencontré un frère qui revient du Poitou. Il se cache chez Abel avant de rejoindre de la famille dans les Cévennes ; il a vécu l’enfer. Donnez-moi un verre d’eau s’il vous plaît, j’ai la bouche sèche.

Le voyant défaire sa cravate pour respirer plus librement, Adrien crut à une attaque d’apoplexie. Pourtant, au fond de lui, une sourde inquiétude lui fit craindre une bien plus grande catastrophe. Il prit la cruche et remplit un gobelet ; des gestes simples accomplis dans la quiétude, qu’en son for intérieur il savait menacée.

–Fermez la boutique, ce que je vais vous dire ne doit pas être entendu.

Adrien s’exécuta sans hâte, effrayé de ce qu’on allait lui révéler. Son père avait surmonté avec fortitude les deuils de deux de ses enfants et de sa femme, les restrictions de plus en plus sévères imposées aux religionnaires pour les inciter à se convertir, et la concurrence acharnée d’orfèvres catholiques, aussi, la terreur qu’il percevait dans ses yeux en était-elle plus déconcertante. Dans la pénombre de l’échoppe, il lui livra son histoire, à voix basse, comme si le panneau de bois ne suffisait pas à repousser les indiscrets.

–De Marillac, l’intendant du Poitou, a donné ordre à un régiment de dragons, venus prendre leurs quartiers d’hiver, de s’installer chez nos coreligionnaires et de vivre à leurs dépens jusqu’à ce qu’ils abjurent.✱

Plus pour se rassurer que par conviction, Adrien essaya d’argumenter.

–Je ne veux pas croire que le roi s’en prenne ainsi à son peuple. Certes nos droits ont rétréci comme peau de chagrin, mais la persuasion n’a-t-elle pas prévalu jusqu’à ce jour ?

–Il semble que le temps de la raison soit révolu. Sans doute encouragé par Louvois6, le roi est déterminé à en finir avec « l’hérésie de Calvin » et à propager la foi catholique dans tout le royaume. Ceux qui résistent sont ses ennemis.

–Votre colère vous pousse à amplifier les débordements d’une soldatesque désœuvrée.

–N’en croyez rien, mon fils. Ces missionnaires bottés sont trop déterminés pour agir seuls. Après avoir vidé une maison de toutes ses victuailles et de tous ses écus, ils en vendent les meubles, rudoient ses occupants, leur faisant subir toutes sortes de sévices que la décence m’empêche de vous rapporter. Plus ils résistent, plus long est leur calvaire. Leur trépas n’est pas une délivrance ; ceux qui meurent sans les sacrements sont traînés sur une claie7 et jetés dans les champs ou, pire encore, exhumés pour subir ce supplice. Le seul moyen d’échapper à cette terreur est d’abjurer.

–Ou de fuir, comme cet homme que cacheAbel.

–À condition qu’on leur en laisse le temps et qu’ils aient un endroit où aller. Les conversions se font en nombre.

–De bouche seulement.

–Certes, mais elles vont par milliers, dit-on, et donnent au roi l’occasion de s’arroger le titre de défenseur de la Foi. Nous allons être, à notre tour, victimes de ces dragons.

–Vous voilà bien pessimiste. Rien ne dit que ces comportements ignominieux se répéteront dans tout le royaume. Le roi n’a pas intérêt à ruiner les protestants, sinon qui paiera l’impôt ? Votre position est bien assise au sein de notre communauté ; si j’étais vous, je prendrais les menaces catholiques pour ce qu’elles sont : des rodomontades. J’en veux pour preuve l’échec des missions successives en Provence. Rien ne pourra ébranler notre foi et, par là même, notre influence, surtout ici en Luberon où nous sommes si nombreux. Que dit le pasteur ?

–Que Dieu nous protégera et que nous ne devons pas céder à la panique.

–Je suis de son avis. L’édit de Nantes nous protège depuis bientôt quatre-vingt-dix ans.✱ Il n’a pas été révoqué, que je sache ?

Depuis cette funeste journée, Adrien ne put se débarrasser d’une sournoise appréhension qui le poussait à étreindre son fils sans raison et à savourer chaque instant de bonheur tranquille comme si ce fût le dernier. Sa foi avait beau ne pas être aussi profonde que celle de sa femme, la perspective de la renier sous la menace lui était insupportable. Était-ce l’effet de son esprit rebelle qui se soumettait avec réticence ? Il n’aurait su le dire, mais l’abjuration, même de bouche, lui apparaissait comme une défaite. Ses affres se calmèrent quand le roi, contraint par la pression des nations européennes, rappela les troupes mettant ainsi fin à la dragonnade.

5 Ici, membre de la religion protestante.

6 Ministre de la guerre de Louis XIV.

7 Treillis d’osier à claire-voie.

2

Un second malheur, plus immédiat encore, vint ternir l’existence réglée dont Adrien avait appris à se satisfaire : sa femme tomba malade.

Une fièvre intermittente l’anéantissait à intervalles réguliers ; elle se vidait dans de grands arrachements qui la laissaient sans force. Adrien, qui ne quittait pas son chevet, avait refusé la présence du médecin et ses sempiternels remèdes : la saignée et le clystère8. Il soigna sa femme avec des tisanes de sa fabrication et des linges frais pour atténuer sa fièvre. Depuis ce jour, le docteur Desportes lui voua une inimitié allant bien au-delà de la lutte habituelle entre deux professions parfois rivales. Dès qu’elle allait mieux, Suzanne lisait sa bible de chevet pour y trouver la parole de Dieu et lapaix.

–Songez à reprendre des forces, plutôt que de vous épuiser dans ces lectures austères.

–Comment pouvez-vous blasphémer ainsi ? Il faut écouter ce que Dieu a à nous dire avec un cœur accueillant. Le vôtre ne sait pas s’ouvrir à Sa parole. C’est pour cela qu’Il ne vous parle pas et que vous ne ressentez pas sa présence. Quelle force traverse les pages de vos traités savants, dites-moi ? Vous aideront-ils à trouver Dieu et à vaincre les forces du mal ? Je suis sereine, car je sais qu’Il viendra me délivrer et m’accueillera dans l’émerveillement de Sa maison, s’il doit en être ainsi.

Il aurait aimé lui rétorquer que le Seigneur n’avait jamais prêché l’ignorance et que le Saint Livre ne la guérirait pas, mais il se tut, ne voulant pas ajouter le chagrin à son calvaire.

Sa mort mit fin à une relation désincarnée. Adrien la pleura avec entêtement comme pour se persuader qu’il l’avait vraiment aimée.

Selon la coutume protestante, on l’ensevelit sans cérémonie, sans cloches, sans la présence du pasteur. Le nombre de personnes autorisées à assister aux funérailles étant limité à dix,9 seuls les membres de sa famille l’accompagnèrent à sa dernière demeure avant de se réunir au temple pour méditer sur le sens de cette mort et commencer ainsi leur deuil.

Par tradition et par respect pour la mémoire de sa femme, Adrien éleva son fils dans la foi calviniste, n’osant pas en faire un irréligieux.

Lorsqu’il ne travaillait pas à son chef-d’œuvre, Adrien se livrait à des expériences de chimie et, plus d’une fois, affola ses voisins en déclenchant des explosions avec du salpêtre ou en déversant sur la chaussée des liquides méphitiques qui, bien qu’inoffensifs, avaient un aspect démoniaque.

–Prenez garde, mon fils. On vous fait une réputation de sorcier.

Depuis l’arrestation de Vanens,✱ les révélations au sujet d’un monde de magiciens et de devineresses s’étaient succédé jusqu’à la mort de La Voisin sur le bûcher. La Cour des Poisons avait mis à jour l’implication de personnalités très proches du monarque dont la marquise de Montespan. La province avait suivi les épisodes de cette affaire avec un certain retard qui, tout en tempérant la portée des révélations, amplifiait le travail de l’imagination et les commentaires.

–Vous exagérez toujours, père. Les voisins se sont-ils plaints ?

Depuis les événements du Poitou, son père s’alarmait de tout, il avait perdu sa belle confiance et était persuadé que tout le monde leur en voulait.

–Pas encore, mais vous savez pertinemment que la manipulation de produits pharmaceutiques est réglementée par édit.10

–Ils ne font preuve d’aucune animosité à mon encontre.

–Votre récent veuvage vous protège… Et l’aide que vous leur apportez aussi, sans doute, ajouta-t-il à contrecœur.

–Pure charité. Ces malheureux n’ont, pour la plupart, pas de quoi payer le médecin.

–Est-ce une raison pour vous substituer à lui et les soigner gratuitement ? Croyez-vous que le docteur Desportes apprécie votre « charité » ?

–Je ne crains pas ce pleutre, plus rompu aux honneurs qu’aux avancées de sa science ! Il n’osera pas m’affronter.

–Vous avez tort ; il ne se privera pas de tirer parti du climat de méfiance ; il ne cache pas, en outre, sa sympathie pour la Compagnie de la Propagation de laFoi.11

Le docteur Desportes n’osa en effet pas affronter directement Adrien et préféra s’en remettre à la rumeur et à ses compagnons inséparables : la calomnie et le mensonge.

Ses perfidies furent d’abord dirigées vers sa personne joviale et donc peu sérieuse, puis vers sa religion et enfin vers son veuvage qu’il avait, disait-on, facilité en privant sa défunte épouse des secours de la médecine et en lui administrant des poudres inventées par des sorciers du Nouveau Monde. Il avait de surcroît eu recours à l’opium pour atténuer la vigilance de la pauvre femme.

Adrien avait tout d’abord traité son ennemi par le mépris, persuadé que des attaques aussi grossières discréditaient leur auteur. L’inquiétude arriva lorsqu’on détourna le regard pour éviter de le saluer. La peur le gagna quand il découvrit, un matin, sa porte maculée de sang de bœuf et apprit qu’on l’accusait d’invoquer Satan. La jalousie du docteur Desportes, soutenue par le contexte religieux qui encourageait la chasse aux Huguenots, allait anéantir ses espoirs d’ouvrir boutique dans la région.

Pourtant, contre toute raison, il espérait encore. Il refusait de céder à la panique et de fuir vers un pays du Refuge,✱ malgré l’interdiction. De nombreuses années plus tard, il s’interrogeait toujours sur son incapacité d’alors à anticiper le grand malheur qui allait fondre sur eux. Il avait fait preuve d’une faiblesse coupable en négligeant les multiples signes annonciateurs. Était-ce une confiance excessive ou l’incapacité de renoncer à ses rêves qui l’avaient cloué ainsi dans l’attente d’un châtiment inéluctable ? Après tant d’aventures et tant d’années, il ne se reconnaissait pas dans l’indécis d’alors.

8 Lavement.

9 Édit de 1664 : nombre d’assistants réduit à 10 personnes.

10 L’édit du 30 août 1682 interdit toute pratique de magie noire ou de divination et réglemente sévèrement les manipulations de produits pharmaceutiques.

11 Proche parent de la Compagnie du Saint Sacrement, cetteassociation de particuliers participe activement à l’œuvre de conversion sous la houlette des Dominicains et des Capucins.

3

La réputation d’Adrien ayant résisté à la sournoiserie du docteur Desportes, il s’entêtait à croire qu’il ouvrirait boutique dans la même rue que son père. Hélas, les dernières nouvelles tempéraient son optimisme. Après les sages-femmes,12 ce fut au tour des médecins huguenots de ne plus pouvoir exercer. L’arrêt de mort des apothicaires était d’ores et déjà signé ; c’était une question de jours, d’heures peut-être.13

Pour l’heure, il secondait son père et le remplaçait en cas de besoin.

–Je pars livrer une émeraude montée en bague chez le chevalier de Lauris.

–Vous semblez soucieux,Père.

–C’est le troisième bijou qu’il me commande et il ne m’a pas encore payé les deux premiers.

–Mais pourquoi diantre avez-vous accepté ce travail ? Si vous ne réclamez pas votre dû, il n’y a aucune raison pour que cela cesse.

–Vous ne connaissez pas le chevalier ! Tout miel en surface et fiel à l’intérieur.

–Voilà que vous tenez des propos d’apothicaire à présent ! Quant au chevalier, je ne demande qu’à faire sa connaissance. Donnez-moi la bague, je vais la lui livrer et je me fais fort de recouvrer votre créance.

–Adrien, ne vous mettez jamais en position de faire de cet homme votre ennemi.

–Je ne crains point son titre.

Adrien regretta cette critique implicite du respect de son père pour les gens titrés, quelle que soit leur réputation, aussi l’adoucit-il par une remarque : mais vous connaissez votre affaire mieux que moi ; je suis convaincu que vous ferez le nécessaire.

Adrien laissa vagabonder ses pensées et, comme toujours, elles se focalisèrent sur Jaume. Quatre années après le trépas de sa mère, le garçonnet de six ans était un enfant vif et indépendant. L’affection de son père, de son grand-père et de sa tante l’avait aidé à surmonter cette épreuve. Contrairement à son père, il ne manifestait aucune inclination pour la science. Il aimait courir les bois, débusquer les lapins dans leur terrier, jouer avec les enfants du village. Adrien le voyait s’épanouir avec fierté sans influencer ses choix d’avenir, même s’il aurait aimé qu’il montre du goût pour une future occupation.

Adrien se demandait à présent si, comme bon nombre de religionnaires, il n’était pas temps de fuir dans un pays du Refuge. Il s’interrogeait sur le choix de la destination : la Suisse que l’on disait submergée par les transfuges huguenots, les Provinces Unies14 ou la Prusse ? Peut-être devrait-il choisir un pays plus lointain dont il connaissait la langue comme l’Angleterre ou même les Colonies d’Amérique. Persuadé que leur salut était dans la fuite, il ne pourrait pourtant jamais abandonner les siens. Or sa sœur, qui venait de se fiancer, refusait de quitter la région et, si elle restait, son père resterait aussi.

Préoccupé, il n’entendit pas la porte de l’échoppe s’ouvrir. La silhouette d’une femme s’encadra dans l’embrasure, nimbée de la douce lumière de cette fin d’été qui, la plaçant à contre-jour, en faisait une apparition mystérieuse. Adrien chercha en vain à distinguer ses traits. Quand elle entra dans la boutique, il reconnut la fille d’un négociant pour qui son père avait, à deux reprises, taillé des pierres brutes. Subjugué par sa beauté si soudainement révélée, il restacoi.

–Allez-vous me laisser ainsi, debout sur le seuil de votre porte, Monsieur le joaillier ? Elle s’adressait à lui sur un ton de moquerie souligné par un léger sourire qui dessinait une fossette sur sajoue.

Adrien se ressaisit et la conduisit jusqu’à un fauteuil.

–Que puis-je pour vous, Madame ?

–Une broche pour attacher mes mousselines. Tout en parlant, elle sortit d’une pochette, attachée à sa ceinture, une émeraude et deux petits diamants de Golconde d’une eau parfaite. J’espère que vous trouverez là de quoi me satisfaire. Veuillez, s’il vous plaît, me faire une proposition de monture originale. Je reviendrai demain.

–Je n’aurai pas le temps de réfléchir à un dessin d’ici demain, car j’ai une commande à terminer, mais je pourrai vous faire une proposition dans deux jours.

Elle parut déçue et une jolie moue fit réapparaître sa fossette.

–Soit ! Après-demain donc, mais je compte sur vous pour vous faire pardonner ce délai.

Adrien lui signa un reçu ; elle sortit, laissant flotter dans l’échoppe des effluves de jasmin qu’il tenta d’emprisonner en fermant la porte. Il savait qu’il aurait dû dissiper le malentendu et la renvoyer vers son père, mais, soit par étourderie, soit par crainte de la décevoir, il décida de l’éblouir.

Le surlendemain, il lui présenta des motifs qu’il n’avait eu aucune peine à concevoir. Il lui avait suffi d’imaginer Diane Audibert dans un halo tantôt immaculé, tantôt rose ou vert amande pour que sa main produise des arabesques enchâssant avec élégance l’émeraude et les diamants.

Diane admira son travail, le félicita et, un mois plus tard, lui fit parvenir une invitation à une réception donnée par son père à l’occasion de la nouvelle récolte d’huile sur son domaine de Cadenet. Ce fut la première de nombreuses autres ; Adrien fut souvent convié chez Marius Audibert, un catholique peu soucieux des affaires de religion. Dès qu’il avait pris conscience de l’intérêt de sa fille pour le jeune apothicaire – tous savaient à présent qu’il n’était pas joaillier –, il avait pris ses renseignements. Il savait qu’à la mort de son père, Adrien hériterait de sa boutique, de ses terres et de plusieurs fermes en location. Pour Marius Audibert, les considérations matérielles prenaient toujours le pas sur les spirituelles. Il ne doutait pas que le jeune homme, qui lui donnait l’impression d’avoir la tête sur les épaules, n’hésiterait pas à renier sa foi dans l’intérêt de tous. Il ne répugnait donc pas à se montrer en sa compagnie, lui offrant de ce fait la protection de sa position dans la société vauclusienne.

12 1680.

13 Les médecins avaient été visés le 6 août 1685 et les chirurgiens et apothicaires le 15 septembre 1685.

14 Les sept provinces du nord des Pays Bas espagnols. Elles ont formé un état indépendant en 1581 quand elles ont voté la déchéance de Philippe II. L’Espagne a reconnu leur indépendance en mai 1648 (traité de Münster).

4

Subjugué par la beauté de Diane, Adrien fut conquis par sa personnalité, en tout point opposé à celle de sa feue épouse. L’une était habitée par sa foi, l’autre considérait ses obligations religieuses comme un prolongement de sa vie sociale. Aller à la messe lui donnait l’occasion d’étrenner de nouvelles toilettes, de rencontrer ses relations, de jouir de l’influence de sa famille. Elle participait à des actions charitables pour imiter ses amies et visitait l’hospice par devoir. Suzanne était austère et réservée, Diane saisissait toutes les occasions de briller, dans sa mise, ses manières ou par la vivacité de son esprit. Son caractère bien trempé lui donnait sur son père un ascendant qui, aux dires de tous, lui conférait le pouvoir de le mener par le bout dunez.

Tout en elle séduisait le jeune homme : son physique sans défaut, son élégance, sa gaieté, sa féminité exacerbée et sa fougue peu commune. C’était elle qui, la première, avait pris sa main ; elle qui l’avait encouragé à l’embrasser, elle encore qui l’attirait dans les endroits obscurs de la bastide pour se presser contre lui et l’affoler. Ses comportements transgressifs le ravissaient et lui laissaient entrevoir des délices inconnues.

Après plusieurs mois, il avait encore du mal à se convaincre d’avoir été distingué parmi la foule de jeunes gens empressés qui gravitaient autour d’elle. Il tremblait quand elle souriait à l’un d’entre eux et voyait dans chaque homme un rival potentiel. Ce sentiment nouveau de jalousie, à la fois troublant et excitant, aux antipodes de la morne fidélité de jadis, était à la fois source de tortures dans les moments de doute et de félicité quand Diane le rassurait. Cette instabilité affective le perturbait, mais il n’aurait, pour rien au monde, voulu y mettrefin.

Visiteur régulier de la bastide, Adrien côtoyait la bourgeoisie influente ainsi que quelques hobereaux15 qui cherchaient à se placer en séduisant la fille du maître de maison. À deux ou trois reprises, il avait rencontré le chevalier de Lauris qui le toisait avec de grands airs comme s’il avait été un de ses laquais. Les forfanteries de ce paon le laissaient de marbre. Dans ces occasions, il repensait à ses dettes accumulées chez son père et d’autres commerçants huguenots dont il ne se privait pas de profiter, en dépit de la haine qu’il leur vouait. Quand il comprit qu’il ne parviendrait pas à impressionner Adrien, le chevalier le battit froid, quittant une pièce quand il y entrait ou se détournant lorsqu’il prenait la parole.

Diane, flattée qu’un gentilhomme, fût-il désargenté, lui prête attention, s’amusait de cette rivalité et l’utilisait pour raviver les sentiments pourtant bien ardents d’Adrien. Elle faisait mine de prendre les attaques du chevalier pour de simples taquineries, alors qu’elles étaient destinées à flétrir sa réputation et à liguer les catholiques de la région contrelui.

Adrien ne craignait pas cet homme, mais ne négligeait pas les dégâts causés par ses persiflages. Il avait appris que le chevalier était très proche du docteur Desportes et membre protecteur, comme son père avant lui, de la Compagnie de la Propagation de la Foi, une institution qui œuvrait à la conversion des mécréants huguenots avec l’aide de magistrats du parlement d’Aix. Il s’ouvrit de ses inquiétudes à Diane :

–Le chevalier a juré ma perte et, si vous ne mettez un terme à ses propos perfides, je vais avoir tant d’ennemis qu’il me sera impossible de m’en garder.

–Billevesées ! Ne voyez dans ses piques que les marques de sa jalousie à votre encontre. Elle jouait de son éventail, l’ouvrant et le fermant pour ne laisser apparaître que ses yeux enjôleurs. Vous devriez être flatté qu’un gentilhomme me porte de l’attention !

–Il ne se conduit pas en gentilhomme ; il excite la haine des catholiques qui, dans le contexte actuel, ne demande qu’à s’embraser.

–Peut-être devriez-vous…

Diane n’avait pas poursuivi et avait mis fin à ce début de désaccord en l’attirant à l’écart et en l’embrassant avec passion. Il s’était, comme toujours, laissé rassurer et avait feint d’ignorer les provocations du chevalier et les regards farouches de sesamis.

15 Gentilshommes de petite noblesse vivant dans leurs terres.

5

Marius Audibert, en bon producteur, connaissait tout de l’huile d’olive : ses concurrents, les quantités produites et importées, les cotations du marché, les échantillons, les commissionnaires et les marchands de savon. Il était estimé à la Loge où se déroulaient les transactions et jouissait de la confiance de ses confrères ; sans elle, il n’aurait pas pu obtenir les financements essentiels à son négoce. Selon la production, les arrivages, les événements, les saisons, il faisait le nécessaire pour engranger un maximum de bénéfices. Pendant les mois de travail des savonniers, il leur vendait toute sa recense16 au meilleur prix ; le carême17 était l’occasion d’écouler la surfine, la mi-fine ou la mangeable selon les moyens de chacun. Toute l’année, ses affaires étaient florissantes et, eût-il été tenté par un profit encore plus grand, en mélangeant son huile à des huiles de Messine ou de Trieste qu’il l’aurait encore vendue. Mais Audibert se vantait haut et fort de ne point manger de ce pain-là et de respecter son huile, l’huile d’Aix, la plus réputée de Provence.

Quand Adrien arriva, des charretiers chargeaient des dames-jeannes et des bouteilles rangées dans des caissettes en bois et les muletiers attendaient la fin du remplissage des outres de cuir. Audibert supervisait les opérations de la fenêtre de la grande salle qui lui servait de bureau. Il rabrouait ici, encourageait là, vociférait, câlinait, sans se rendre compte qu’il gênait le travail de ses commis. Affairés derrière leurs écritoires, ils tentaient de tenir à jour les registres comptables qui encombraient la pièce.

–Ah ! Adrien ! Vous voilà enfin. Que s’est-il passé, diantre ? Vous êtes tout crotté. J’ai bien cru que vous n’arriveriez jamais. Nous allons nous mettre en retard.

Sans lui laisser le temps de se justifier, Audibert quitta son poste de vigie et dévala l’escalier pour le rejoindre. Diane, malgré l’heure matinale, guettait l’arrivée de son promis et le devança :

–Mon cher, qui voudrait de vous ainsi boueux ? Il est hors de question que vous partiez avec mon père dans cet état. Elle avait pris son air buté qui avait un temps séduit Adrien. C’est la première fois que vous allez rencontrer quelques-uns de ses plus importants clients ; vous ne pouvez lui faire… Elle se mordit la lèvre, retenant de justesse l’injure qu’elle allait proférer. Suivez-moi, nous allons remettre un peu d’ordre dans votremise.

–Les récentes pluies ont transformé les routes en bourbier ; je serai dans un pire état quand j’arriverai à Marseille.

–Vous prendrez donc la voiture !

–Votre père m’a demandé de superviser les charrettes ; je chevaucherai à leurcôté.

–Mais vous allez perdre trop de temps. Vous n’arriverez pas avant la fin de la journée et… Elle rebroussa chemin et traversa la cour en direction de son père qui s’était éloigné pour donner des ordres. Adrien les rejoignit ;

–Voilà, tout est arrangé. Marcellin supervisera le transport et vous voyagerez en carrosse avec monpère.

Si au début de leur relation, Adrien avait admiré le caractère bien trempé de Diane et s’était amusé de son influence sur son père, il avait de plus en plus de mal à accepter ses entêtements. Ne se sentant pas l’âme d’un béni-oui-oui, il éprouvait une vague inquiétude à la perspective des inévitables disputes dont leur vie conjugale serait émaillée. Mais comme toujours, le baiser ardent qu’elle lui donna dans l’escalier eut raison de ses réticences. Il emprunta un habit ayant appartenu à son défunt frère et se mit en route.

***

Marius Audibert soignait Étienne Juste pour qu’il continue à résister à l’achat des huiles de Crète et d’Italie. Il lui rendait régulièrement visite pour entretenir l’amitié, disait-il, et lui vendre son huile qui donnait un savon plus pur et plus parfumé.

Les contours des bâtiments du quartier de la Rive Neuve disparaissaient derrière les épaisses fumées s’échappant des cheminées de plusieurs savonneries.

Les hautes murailles d’enceinte de l’établissement d’Étienne Juste apparurent soudain. Une porte monstrueuse avalait les charrois chargés de lignite de Gardanne, de soudes du Languedoc ou d’Alicante et de salicornes de Camargue.

À l’intérieur, les murs nus incrustés de projections verdâtres et la lumière chiche qui se faufilait par les rares ouvertures d’aération créaient une ambiance austère. Tout était concentré sur la fabrication, comme si la moindre fioriture eût distrait les ouvriers de leur labeur. Sous le regard de la Vierge, les hommes s’activaient par petits groupes, en s’invectivant dans un mélange de provençal, d’espagnol et d’italien qui résonnait sous l’immensité des voûtes.

Adrien et Marius Audibert contournèrent les gigantesques chaudrons en partie enterrés. Des ouvriers, tout dégoulinants de sueur, penchaient leurs trognes luisantes par-dessus les margelles de pierre, pour puiser la pâte frémissante dans des godets emmanchés au bout de longues perches. Elle se soulevait en crachant des fumerolles dont l’odeur âcre vous prenait à la gorge et hantait vos narines bien longtemps après votre départ.

Les deux hommes montèrent dans les étages pour se rendre dans les appartements du maître-savonnier. C’était un grand homme dont le visage buriné racontait les années de labeur au-dessus des chaudrons. Il tendit à Adrien une grosse patte rugueuse, vigoureuse et franche.

Étienne Juste le fit descendre dans la salle des piles où l’on stockait l’huile d’olive que l’on faisait cuire plusieurs jours d’affilée avec des alcalis et des sels dans d’immenses citernes enterrées. Sa fierté faisait plaisir à voir. Seul détenteur des procédés de saponification, il prenait soin de ne point trop en dire tout en étant suffisamment exhaustif pour qu’Adrien comprenne la complexité de son métier. Il reconnaissait ce sentiment qu’il éprouvait, lui aussi, quand il expliquait à un profane les manières de son art. Ce fut Marius Audibert qui le libéra :

–Il est temps pour nous de prendre congé, Étienne. Vous êtes invité avec votre famille à la fête que je donne dans un mois pour célébrer les fiançailles de ma chère Diane et d’Adrien.

16 Huile de recense : huile qu’on obtient en pressant les grignons (mélange de noyaux d’olive et de pulpe déjà pressée), après leur mélange avec de l’eau bouillante. L’huile de recense est employée dans la savonnerie.

17 Carême : période de jeûne et d’abstinence qui dure quarante jours du mercredi des Cendres à Pâque. On ne mange ni viande ni plat à base de graisse animale, mais du poisson, des fruits, des légumes et de l’huile d’olive.

6

Entre les oliviers parés de rubans, des torches fichées en terre illuminaient l’allée menant à la grande bastide ocre où l’on fêtait ce soir-là les fiançailles de Diane et d’Adrien.

Les attelages déposaient les invités devant la porte cochère dont les battants, grands ouverts, dévoilaient un escalier de pierre à la rampe en fer forgé, noyée sous les lys tressés en guirlandes. Leur odeur entêtante saisissait les arrivants dès le perron et les accompagnait jusqu’à deux salles en vis-à-vis. Dépouillées des meubles les plus encombrants, elles étaient dédiées à la conversation et à la danse.

Marius Audibert, dressé de toute sa petite taille, allait d’un groupe à l’autre, et s’entretenait avec de grands gestes avec ses amis catholiques, pour la plupart issus du monde du commerce. Il était très honoré que le seigneur de Mérindol, évêque de Marseille, ait accepté son invitation. Le prélat voyait sans doute d’un très mauvais œil ces fiançailles entre une catholique et un protestant, aussi Audibert s’évertuait-il, dans son attitude déférente et ses sous-entendus appuyés, à l’assurer que cette situation allait bientôt se régler : sa fille saurait ramener dans le giron de l’Église un huguenot respecté dont la conversion aurait un impact bénéfique sur les entêtés qui refusaient de se soumettre.

Pour l’heure, l’évêque assurait à une cour menée par le chevalier de Lauris que le temple de Mérindol serait détruit, car l’exercice du culte réformé ne saurait être autorisé dans les seigneuries ecclésiastiques.

Quelques religionnaires avaient été invités, amis proches de David Revol ou artisans et commerçants reconnus. Ils réprouvaient ce luxe ostentatoire et ces orgies de musique, reflets des cérémonies papistes. Comme l’huile et l’eau, les deux groupes ne se mélangeaient pas. Dans un face-à-face pesant, les catholiques, pourtant inférieurs en nombre, affichaient la satisfaction et la condescendance des futurs vainqueurs, les Huguenots, eux, commentaient à voix basse les événements des Cévennes.

La certitude d’être les derniers dragonnés✱ et cette certitude amplifiait leur terreur. On leur avait conté la torture du Poitou, de la Guyenne, du Languedoc, des Cévennes, du Dauphiné et du Vivarais. On leur avait narré l’invasion des habits rouges au cri de « Tue ! Tue ou bien signez », les humiliations, les viols, les sévices, les calvaires individuels et collectifs. Ignorants, ils n’auraient pas tremblé autant, mais l’imagination de leurs supplices à venir les paralysait en les confrontant à leur impuissance. Ils allaient vers le pire, résignés et tremblants. Le feu, la brûlure, l’estrapade, la suspension par les parties les plus molles de leur corps, la soldatesque déchaînée occupaient toutes leurs conversations et transformaient la fête de fiançailles en célébration d’un massacre à venir.

Adrien dénoua sa cravate pour la troisième fois ; sa sœur Rachel vint à son secours et la noua pourlui :

–Ne sois pas si nerveux !

–Et toi, si triste, ma sœur. Pourquoi tant de mélancolie ?

–Je ne me sens pas à l’aise parmi tous ces papistes. Ils nous regardent de travers et médisent de nous. Ils ne sont jamais satisfaits. On dit que même ceux qui se sont réunis18 subissent leur suspicion. Ils profitent de la mascarade de leur confession pour leur faire avouer où ils cachent leur bible. Leurs curés encouragent la délation et rapportent à la justice les aveux extorqués sous le sceau du secret.

–Pourquoi seraient-ils malveillants ? Ne m’ouvrent-ils pas les bras pour m’accueillir en leur sein ?

–Billevesées ! Pas un des nôtres ne s’est converti par conscience. Ils y ont été contraints pour ne pas perdre leur emploi ou leurs fils, ou y ont été incités par l’argent. Pellisson brocante les consciences !✱ Ces fiançailles sont une folie, Adrien. Ne sais-tu pas que les mariages entre huguenots et papistes sont censurés, reconnus comme non valides et que tes enfants seront déclarés illégitimes ! Tu sais bien qu’ils sont convaincus que de telles unions les exposent à la tentation perpétuelle de la conversion. Que t’ont-ils demandé en échange ? D’abjurer ?

–Que nenni ! Souviens-toi de Madeleine Savournin. Quand elle a épousé Louis d’Albette19, il lui a laissé l’entière liberté d’exercer sa foi. Diane et moi sommes du même niveau social ; notre union ne posera pas de problème.

–Cette femme a non seulement ravi ton cœur, mais elle t’a aussi privé de ta raison. Tu sais très bien que ceux qui font les lois n’ont de cesse de supprimer toutes nos marques honorifiques. Notre niveau social ne nous garantit point l’égalité de traitement.

Les dénégations farouches d’Adrien dissimulaient mal sa gêne. Il savait que sa sœur avait raison ; quant à l’attitude de Diane… La veille même, ne lui avait-elle pas fait comprendre sans le moindre détour qu’il était temps de renoncer à la doctrine de Calvin s’il voulait avoir une chance de succéder un jour à son père ? Elle avait poussé l’indélicatesse jusqu’à lui suggérer qu’avec sa notoriété, sa conversion pourrait lui rapporter dans les cinquante livres.✱

–Je méprise ceux qui renient leur foi pour de l’argent comme ce pasteur20 qui a abjuré le jour de Pâques et je m’étonne que vous puissiez m’insulter de la sorte ; quant à ce qui est de succéder à votre père, je n’en ai nulle ambition ; j’ai déjà un métier.

–Que vous ne pouvez pas exercer.

–Pas ici, certes, pas à présent, mais lorsque les choses seront rentrées dans l’ordre…

–Mon doux ami, vous savez très bien que la situation ne peut qu’empirer. J’ai entendu dire que les dragons vont arriver en Provence. J’espère que vous nous épargnerez l’humiliation de leur installation chez vous. Sachez que mon père ne saurait accorder ma main à un protestant et je compte sur vous pour ne pas lui faire l’affront de persister dans l’erreur après cette soirée. Il a pris un risque énorme en vous introduisant dans notre société, malgré votre héré… religion ; ne le trahissez pas, ne me décevez pas. Si vous ne voulez pas vous convertir pour de l’argent, sans doute y songerez-vous pour le salut de votre âme, grâce à l’indulgence plénière qui vous sera accordée21.

Bien plus subtile qu’elle ne voulait le laisser paraître, Diane n’ignorait pas que les protestants ne croyaient pas au purgatoire, mais elle savait aussi que la foi mal assurée d’Adrien l’amenait à remettre en question le salut de sonâme.

Depuis plusieurs mois, il doutait de sa loyauté ; ce soir-là, au moment même où leur relation était officialisée, il sut qu’il s’était fourvoyé en s’amourachant d’elle. Elle ne lui offrirait pas la tolérance et la compréhension espérées. En femme de tête, elle avait planifié son avenir avec soin ; il n’était qu’une étape sur le chemin de son ambition. Elle l’épouserait parce qu’il succéderait un jour à son père et que la réunion de leurs biens hérités leur assurerait une place de choix dans la société provençale. Elle n’avait cure de ses attachements, de ses aspirations et de ses convictions et n’hésiterait pas à le sacrifier s’il résistait à sa volonté.

Un goût amer lui gâta le reste de la fête à laquelle il assista sans être vraiment présent. Il observa avec froideur le manège du chevalier : il courtisait Diane, encouragé dans ses avances. Sans doute avait-elle, elle aussi, pris conscience que les choses ne se dérouleraient peut-être pas comme elle les avait imaginées et, en femme prévoyante, œuvrait à son avenir.

Pourtant, au cours de la soirée, en prenant part aux conversations feutrées des protestants de l’assemblée, Adrien réalisa la futilité de ses préoccupations. Alors que tant de vies étaient en jeu, les sentiments de Diane à son égard devenaient dérisoires. Pris d’une inquiétude irrépressible, il demanda à sa sœur de rentrer chez eux pour s’assurer que Jaume était en sécurité.

***

Quelques mois plus tard, ses funestes pressentiments se réalisèrent : les apothicaires protestants furent interdits d’exercer leur profession et trois régiments de dragons✱ traversèrent la Provence, remportant le plus souvent, dès leur apparition, le ralliement de villages entiers.

Les protestants s’en allaient en foule pour faire leurs abjurations dès qu’on annonçait l’arrivée des dragons ; leur empressement était si grand que parfois les églises ne pouvaient contenir tous les convertis.✱ Les notaires enregistraient les conversions par dizaines sur des actes envoyés à l’intendant Morant afin qu’il puisse montrer au roi le succès de sa politique.

Pour s’éviter le logement, les sept cent quatre-vingt-neuf religionnaires de Mérindol abjurèrent,22 avant même l’arrivée des soldats, tant la rumeur avait répandu la terreur. Quant au chevalier, il crachait son mépris sur tous ces convertis de bouche qu’il traquerait jusqu’à leur faire avaler leur bible.

Ne pouvant loger à Mérindol où tous les habitants étaient devenus catholiques en une journée, les dragons furent redirigés vers Lauris.

18 Convertis.

19 Personnages réels habitant Lourmarin, mariés en 1678.

20 Guillaume Morand : Pasteur qui abjura à Tarascon le 22 avril 1685 et reçut une pension de 400 livres.

21 Les nouveaux convertis bénéficiaient d’une remise de peines présentes et à venir dans l’au-delà, garantie de ne pas séjourner en purgatoire.

22 20 octobre 1685.

7

Bien qu’informé de l’avancée du régiment du maître de Camp Général, Adrien ne s’attendait pas à le voir s’installer dans son village. Le matin même, il avait discuté de la conduite à adopter avec son père qui refusait d’abjurer. Pour des raisons différentes, Adrien partageait sa détermination. L’un agissait par conviction, la foi de l’autre se trouvait renforcée par la persécution et le rejet de Diane. Ils étaient en désaccord sur un autre point : Adrien était persuadé de la nécessité impérieuse de partir, son père voulait résister en martyr. Faute de pouvoir le convaincre, il s’était entendu avec sa sœur : Rachel partirait avec lui et l’aiderait à veiller sur Jaume. Ils avaient convenu de faire fléchir leur père le soir même pour le persuader de les accompagner. En attendant qu’il rentre d’une course chez un fournisseur, Adrien avait emmené Jaume cueillir des champignons.

Le père et le fils cherchaient les têtes rebondies sous l’épais tapis de feuilles qui étouffait leurs pas. Jaume courait pour les soulever et riait aux éclats lorsqu’il s’y enfonçait jusqu’à mi-mollet.

–Tais-toi Jaume et couche-toi.

Jaume, croyant qu’il s’agissait d’un jeu inventé par son père, s’empressa de désobéir et de fuir en direction du sentier. Adrien le poursuivit et le plaqua au sol. Interdit par cette violence inattendue, le garçonnet faillit éclater en sanglots. Adrien lui posa la main sur la bouche et lui fit signe d’écouter. Des bruits de sabots, des cliquetis de ferraille et un chant militaire annonçaient la proximité des dragons. Le régiment passa si près que l’odeur de sueur et d’alcool flotta jusqu’à eux. Le père et le fils restèrent tapis sur l’humus jusqu’à ce que le chant ne soit plus audible ; alors Adrien souleva l’enfant et se précipita vers son cheval, attaché à un chêne. Plutôt que de se rendre chez eux pour prévenir sa sœur et son père, il préféra mettre Jaume à l’abri, aussi coupa-t-il à travers bois en direction de la bastide de Marius Audibert. Son fils serait momentanément en sécurité chez le négociant où nulle compagnie ne viendrait le chercher.

Adrien ignorait si le père de Diane accepterait de protéger Jaume, mais, s’il rechignait à le faire, il comptait sur sa fille pour plaider sa cause. N’ayant pas d’alternative, il voulut se rassurer : sa fiancée avait beau être frivole, elle comprendrait l’importance de sa requête.

Arrivé à la bastide, il confia Jaume à une servante et alla retrouver Marius Audibert dans la bibliothèque.

–Il me faut retourner chez mon père. Je vous confie Jaume, nous repasserons le chercher dans quelques heures.

Marius Audibert fronça les sourcils ; Adrien allait devenir un fugitif hors la loi, passible de la peine de galère. Il ne chercha pas les mots pour le ramener à la raison et recueillit le fardeau qu’il lui confiait, non par conviction, mais par embarras face à la conduite à adopter dans une telle situation. Diane, alertée par le bruit, les rejoignit et assista, livide, à la fin de la scène comme s’il se fût agi d’un cauchemar.

–Jaume, je dois m’absenter, mais je vais revenir te chercher tout à l’heure. Je te confie à monsieur Audibert et à sa fille. Soissage.

Le garçonnet, encore effrayé par la vue des soldats et leur fuite en forêt, s’agrippa à sa redingote et le supplia de ne pas l’abandonner. Adrien le rassura puis le poussa dans les bras d’Audibert qui le maintint fermement par les épaules.

Diane, abasourdie par ce cadeau empoisonné, vit disparaître Adrien dans un nuage de poussière. Elle pria pour que sa conduite ne leur attire point d’ennuis et qu’il revienne chercher sonfils.

***

Pendant qu’Adrien mettait Jaume à l’abri, les dragons entrèrent dans le village.

Le jour même, cinquante-quatre personnes abjurèrent devant le vicaire ; le notaire local rédigea les actes avec cinq prêtres et le premier consul pour témoins. Quand on se rendit compte que la famille Revol manquait à l’appel, on dépêcha une dizaine de dragons chez eux pour s’assurer qu’ils n’étaient point empêchés.23

Adrien trouva son père aux cent coups.

–Rachel a disparu, Adrien. Elle est partie au marché et n’est pas rentrée. Va à sa rencontre, je ne voudrais pas qu’il lui arrive malheur. Quand tu l’auras retrouvée, nous partirons. Je vais préparer quelques affaires.

–Mais si les dragons…

–Ils sont tous rassemblés au village pour superviser les conversions. Il leur faudra du temps pour venir jusqu’ici. Vavite.

Peu après le départ d’Adrien, les dragons arrivèrent chez David Revol. Un capitaine bedonnant aux joues couperosées, lui présenta le billet de logement de son régiment. Comme David le regardait sans se décider à le lire, espérant sans doute en nier la réalité, le gros soldat le lui arracha des mains et le lut d’une voix tonitruante :

« Louis, Roi de France et de Navarre, Quatorzième du nom, à ses loyaux et aimés sujets, salut. Il nous a plu d’enjoindre à ceux de la religion prétendue réformée de se réunir au plus vite à la vraie foi catholique et romaine. Pour ce, David Revol devra loger une compagnie du maître de Camp Général tant qu’il ne sera pas converti et avec lui ses enfants et serviteurs. »

–Je vis seul, il n’y a rien à prendreici.

–Où sont tes enfants et le fils de ton fils ?

Le vieil homme frissonna.

–Ils sont partis aux champignons.

Après un bref conciliabule, les dragons entrèrent sabre au clair au cri de « Tue ! Tue ! Ou bien signez. » Trois mots pouvaient lui épargner la torture, mais David refusa de les prononcer ; à présent qu’il se savait perdu, il n’avait pas l’intention de céder. Le capitaine, ulcéré par ce seul échec le long d’un périple pavé de conversions en masse, se déchaîna contre ce vieil entêté. Ses provisions seraient consommées, ses meubles vandalisés, son linge déchiré, sa maison souillée, ses poules dévorées, ses enfants violentés.

Adrien dut renoncer à rechercher sa sœur ou à retourner chez son père ; les dragons étaient partout, secondés par une milice catholique, montée à la hâte par le chevalier de Lauris. Pour passer inaperçu, il avait laissé partir son cheval. Il ne put pas davantage aller chercher Jaume. L’idée de l’abandonner sans lui dire au revoir ni lui promettre qu’il reviendrait le chercher le mettait à la torture, mais il lui fut impossible d’approcher la bastide de Marius Audibert.

Adrien s’enfuit donc, coupable, honteux, déchiré entre l’amour de son fils pour qui il devait rester en vie et la tendresse pour son père, trop fier pour abjurer. Il retarda sa fuite aussi longtemps qu’il le put, espérant croiser sa sœur et l’emmener, mais en vain. Il se raccrocha à l’espoir ténu qu’elle aussi avait pu partir.

Il resta terré trois jours, puis retourna chez lui, plein d’espoir et de crainte. Les dragons avaient déserté leur maison, mais avaient pris la peine d’effacer le D et le V gravés au-dessus du seuil.24 Le beau mas de pierre était saccagé, les fenêtres arrachées, la cheminée en partie détruite, la rampe de l’escalier s’était effondrée sur le sol de la salle, écrasant sous son poids la grande table de chêne. Les pièces étaient jonchées de débris de meubles et de lambeaux de tissus. Adrien erra parmi les ruines de sa jeunesse, à la recherche d’un indice pour découvrir ce qui était arrivé à son père et à sa sœur. Il s’agenouilla sous les vestiges de l’escalier et dégagea une latte du plancher, encore intact à cet endroit. Il enfonça le bras dans une cache secrète, en retenant son souffle. Si la bible familiale n’était plus là, c’est que son père ou Rachel avaient fui. Quand il sentit la reliure de cuir sous ses doigts, il perdit tout espoir. Il prit le Saint Livre, celui que les Revol s’étaient transmis de père en fils, celui qui avait guidé leurs prières et alimenté leur foi et le mit dans sa besace, puis se ravisa : cette bible le trahirait plus sûrement qu’une dénonciation. Il l’enveloppa donc dans plusieurs épaisseurs de tissus ramassés ici ou là et, pour finir la protégea avec un lambeau de tablier en cuir, avant de l’ensevelir au pied du cyprès, à l’endroit même où reposaient sa mère25 et sa femme. Il fit le serment de revenir la chercher et s’enfuit pour échapper aux galères, avec pour seul bagage une besace à moitié vide et un couteau pour déterrer les champignons.

Espagne, Madrid 1665-1685

23 Aucune exaction n’eut en fait lieu ; les dragons séjournèrent deux jours à Lauris puis poursuivirent leur route.

24 D.V : Dieu Voulant : signale une maison protestante.

25 Depuis qu’ils n’avaient plus de cimetières, les huguenots enterraient leurs morts chez eux.

8

Juan Calderon Morales pressa le pas pour rattraper son maître. Ce n’était pas sa première visite au palais pourtant, il se sentait intimidé par les circonstances de cette entrevue : la réalisation d’un bijou commandé par la reine Marie-Anne d’Autriche pour l’intronisation de son fils Charles II, âgé de quatre ans. Il appréciait sa chance d’œuvrer pour un joaillier fournisseur de la souveraine et vénérait ce maître qui lui permettait de côtoyer les grands.

Juan était un homme heureux, tout lui souriait : un métier épanouissant, une femme adorée qui n’avait pas hésité à abandonner la France pour l’épouser et, comble de bonheur, une fille d’un mois. Aussi blonde que sa mère, ses yeux hésitaient encore à afficher leur couleur, mais le fixaient avec une curiosité concentrée qui le faisait fondre d’amour. Il sourit benoîtement à l’évocation de sa félicité et pénétra par une porte de service dans le couloir conduisant aux appartements royaux.

À leur entrée, la souveraine congédia d’un geste pressé la dame qui poussait le fauteuil monté sur roulettes de son fils, pas assez rapidement toutefois pour que Juan n’ait le temps de croiser les grands yeux vides de l’enfant et de remarquer son menton saillant couvert de bave. Il regarda s’éloigner la silhouette rachitique, noyée dans de somptueux atours, avec un pincement au cœur. Était-ce la gratitude d’avoir une enfant en parfaite santé, ou la prise de conscience du poids que le pouvoir déposait sur ces frêles épaules, mais Juan, ému aux larmes, dut prendre sur lui pour cacher son trouble.

Cette rencontre le marqua à jamais et, plusieurs années plus tard, alors que le souverain était devenu un homme grand et laid, il revoyait toujours ce visage enfantin et ses beaux yeux étonnés.

–Mon maître, le roi… Juan, craignant de se faire houspiller, cherchait les mots justes pour interroger son maître. Je n’ai pu m’empêcher de remarquerque…

–Quoi ? Vous n’avez rien vu, m’entendez-vous ? Si vous voulez continuer à être admis au palais, gardez vos remarques par-deversvous.

Juan se le tint pour dit et ne pipa mot ; c’est auprès de la femme du joaillier, une bourgeoise bavarde, tout enflée de l’importance de son époux, qu’il se renseigna :

–Ah ! Vous avez rencontré El Hechizado26 à ce que j’entends et vous avez du mal à vous en remettre. Est-il vrai qu’il est aussi laid que ce qu’on le dit, qu’il a une face longue comme carême, le menton qui lui tombe sur la poitrine et une langue si grosse qu’elle ne tient pas dans sa bouche ?

–Oh, je l’ai à peine croisé ; je n’ai pas eu le temps de le dévisager. Juan ressentit cette curiosité malveillante comme une attaque personnelle.

–On dit qu’il a des crises qui le font se tordre et baver comme un crapaud ! C’est le signe du diable, je vous le dis. Il paraît qu’il ne sait toujours pas marcher ! Vous rendez-vous compte ? ! À quatre ans ! Mon José, il marchait à tout juste un an ; si Dieu ne l’avait pas rappelé à lui, il serait monté en selle à deux, dit-elle en se signant. Et sa sœur, la paresseuse, s’est mise debout à quinze mois et a trotté comme une petite femme. Vous l’avez vu marcher, vous ? Et ses yeux, comment ils sont ses yeux ?

–Fort beaux, ma foi ! Couleur de turquoise.

–Il est ensorcelé, je vous le dis et la couleur de ses yeux n’y changerarien.

Juan ne parla plus jamais de Charles II à qui que ce soit pour ne point le trahir, mais toutes les informations glanées ici ou là concordaient : le roi était un monstre faible d’esprit qui mourrait jeune et ne pourrait pas régner ; c’était d’ailleurs sa mère qui assurait la régence et décidait detout.

Quand le talent de son maître et son entregent en firent le joaillier en titre du roi, Juan rencontra le souverain de plus en plus souvent. L’enfant avait dû sentir l’élan qui le portait vers lui, car, chaque fois qu’il le voyait, il saisissait sa main et la portait à sa joue humide.

À quatorze ans, Charles fut déclaré en âge de régner, mais sa mère garda un œil sur le pouvoir. Ce fut ensuite le fils bâtard de Philippe IV, son père, Juan José d’Autriche qui lui tint la bride courte, avant que sa femme, Marie-Louise d’Orléans, et ses ministres n’assurent sa surveillance. Le pauvre jeune homme, peut-être pour s’affranchir de ces étouffantes tutelles, se lança dans des achats compulsifs de joyaux, encouragés par son inconscience de la valeur de l’argent.

Le maître de Juan, à l’instar de beaucoup d’autres, profita de cette frénésie dépensière et s’engraissa sans vergogne aux dépens du trésor royal et de l’Espagne. Juan essaya timidement de refréner l’ardeur dispendieuse de Charles II, sans offusquer son maître qui aurait pris ombrage que l’on fasse ainsi obstacle à son enrichissement, fût-il éhonté. Il était persuadé que le monarque aurait été aussi heureux avec du chocolat, dont il raffolait, qu’avec des pierres exorbitantes, mais les efforts de Juan furent vains : Charles II continua à dilapider son héritage avec entêtement, pour la plus grande satisfaction de son maître.

Il ne profita hélas pas longtemps de sa cupidité ; une attaque d’apoplexie, sans doute due à la trop bonne chère et aux excès divers dans lesquels il s’était complu, l’emporta. Ses deux enfants ayant fait d’avantageux mariages et ne témoignant aucun intérêt pour la joaillerie, ce fut à Juan, son meilleur assistant, que sa veuve proposa de reprendre l’affaire, à condition qu’il continue à lui assurer un train opulent.

Bien qu’aisé, Juan n’avait pas la somme nécessaire pour reprendre le commerce, aussi se tourna-t-il vers le roi pour lui exposer son dilemme.

–Majesté, nous ne nous verronsplus.

–Pourquoi ? demanda Charles II en français, langue qu’il maniait plus facilement que le castillan.

–Le trépas de mon maître me laisse sans occupation.

–Mais non ! Vous êtes mon joaillier. Le roi ne savait faire que des phrases simples qui auraient pu sembler brutales à tout autre queJuan.

–Je n’ai pas la somme pour racheter son échoppe.

–Combien voulez-vous ? Juan n’en crut pas ses oreilles : voilà que le roi se faisait prêteur.

 Un million de réaux, c’est assez ? 

–Votre Majesté, c’est bien trop ! Une somme bien plus modeste suffira largement.

Et c’est ainsi que Juan devint joaillier et débiteur du roi, une situation aux multiples dangers.

26 Ce surnom d’Ensorcelé reflète la croyance populaire de l’époque selon laquelle les troubles physiques et mentaux étaient causés par de la sorcellerie ou par une possession démoniaque. Charles II était très grand (1,92 m), affligé de crises invalidantes, d’un déficit de parole et d’hallucinations visuelles.



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