L'homme du ressentiment (annoté) - Max Scheler - E-Book

L'homme du ressentiment (annoté) E-Book

Max Scheler

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Beschreibung

  • Texte révisé suivi de repères chronologiques.
« Si nous nous servons ici du mot « ressentiment », ce n’est pas par prédilection pour la langue française, mais parce que l’allemand n’en offre pas d’équivalent. Aussi Nietzsche lui a-t-il donné droit de cité dans un sens technique. 
Dans son acception courante, en français, je découvre deux aspects : d’une part, l’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre » qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité. Cette rumination, cette reviviscence continuelle du sentiment, est donc très différente du pur souvenir intellectuel de ce sentiment et des circonstances qui l’ont fait naître. C’est une reviviscence de l’émotion même, un re-sentiment.
En second lieu, le mot suggère aussi tout un aspect de négation et d’animosité».
Max Scheler.

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L'HOMME DU RESSENTIMENT

MAX SCHELER

VERSION 8 MARS

Copyright © 2023 Philaubooks, pour ce livre numérique, à l’exclusion du contenu appartenant au domaine public ou placé sous licence libre.

ISBN : 979-10-372-0249-9

Table des matières

Note préliminaire

1. Phénoménologie et sociologie du ressentiment.

2. Ressentiment et jugement moral

3. Ressentiment et morale chrétienne

4. Ressentiment et humanitarisme

5. Du ressentiment et de quelques autres transmutations de valeurs dans la morale moderne.

1. Valeur du travail personnel et de l’acquisition propre.

2. Le subjectivisme des valeurs.

3. Subordination des valeurs de vie aux valeurs d'utilité.

1. L’utile et l’agréable.

2.Valeur d'utilité et valeur de vie.

1. L'être vivant, somme de parties.

2. Organe et Outil.

Repères chronologiques

Couverture

Note préliminaire

Autre est le procédé psychologique qui consiste à abstraire des états intérieurs de la vie mentale certains touts complexes, à les réduire en éléments « simples », et à les faire varier artificiellement afin d’en déterminer les conditions et les effets ; autre le procédé, de description et d’explicitation, qui suit les divers touts d’expérience sensible (intérieure et extérieure), tels qu’ils se présentent d’eux-mêmes dans l’ensemble de l’expérience vécue, et qui, par conséquent, ne sont pas le pur produit d’une « synthèse » ou d’une « dissociation » artificielle.

D’une part, psychologie de construction synthétique, d’explication, selon une méthode plus propre aux sciences de la nature ; de l’autre, psychologie d’analyse intelligente et descriptive1. Les « unités » psychologiques de celle-là sont posées par construction : il ne leur est pas essentiel d’être saisies dans un même acte d’expérience ; aussi bien leurs éléments peuvent-ils appartenir à des actes d’expérience vécue tout autre.

Ainsi, toutes les données sensibles présentes ensemble et au même moment dans le champ de ma conscience appartiennent à des ensembles d’expérience vécue très différents les uns des autres (de voir ma feuille de papier, d’être assis, de me trouver dans cette chambre, d’écrire, etc.). Je puis, au choix, les saisir comme des touts, ou, au contraire, décomposer ces ensembles en éléments plus simples.

En outre, il y a des données d’induction dont je ne suis pas conscient, mais qui pourront être établies par l’observation de certaines successions de cause à effet entre termes posés par construction : ainsi, l’équilibre de mon corps et les sensations qui l’accompagnent dépendent de certaines impressions auditives normales qui correspondent à l’équilibre d’un gyroscope.

De même, tel acte de saisie vécue, la vue de ce livre par exemple, ne contient pas comme tel tout ce que cette vue comporte de sensations et de souvenirs. La seule présence de fait de ces éléments n’empêche pas par elle-même qu’ils ne soient appréhendés dans l’unité de cette saisie vécue.

Par ailleurs, tel état que notre première méthode estimera fort complexe pourra fort bien se présenter comme quelque chose de simple, en tant qu’il est donné dans l’unité d’un même acte d’expérience vécue. Telle amitié, tel amour, telle souffrance, telle réaction d’ensemble contre mon milieu à tel moment de mon enfance, chacun de ces « touts » présente, au point de vue de cette méthode, un contenu des plus hétérogènes, sensations, représentations, raisonnements, jugements, actes d’amour et de haine, sentiments, états d’âme, etc., qui, pris en eux-mêmes, se situent dans le temps objectif tout autrement que ne les groupe l’expérience vécue (selon l’état de veille ou de sommeil, de santé ou de maladie, etc.).

Phénoménologiquement, tels qu’ils se présentent, ce n’en sont pas moins des unités d’expérience vécue : ce qui m’est donné dans la vie, ce qui meut mon agir et mon faire, ce sont bien ces unités comme telles, et non pas une causalité de pur object. Je puis sans doute décomposer chacune de ces unités vécues en sous-unités, parler de tel incident, de telle situation, au sein de telle amitié, d’un certain regard, d’un certain sourire, etc.

Mais ces sous-unités n’en sont pas moins, elles aussi, des unités d’expérience ; leur unité et leur sens viennent de ce qu’elles sont saisies dans un même acte vécu, non d’une dissociation ou d’une synthèse artificielle. Il s’agit toujours de parties unes, de sous-unités, jamais d’éléments à partir desquels la pensée pourrait reconstruire l’unité de l’expérience totale. Les parties et les totalités auxquelles on aboutit par chacune de ces méthodes ne pourront jamais coïncider entre elles, jamais leurs résultats ne pourront se recouvrir. Quant à leurs rapports derniers, du point de vue philosophique, nous n’avons pas à nous en occuper ici.

C’est une totalité de cet ordre, totalité d’expérience et d’action vécues que nous allons examiner ici en étudiant le ressentiment. Si nous nous servons ici du mot « ressentiment », ce n’est pas par prédilection pour la langue française, mais parce que l’allemand n’en offre pas d’équivalent. Aussi Nietzsche lui a-t-il donné droit de cité dans un sens technique.

Dans son acception courante, en français, je découvre deux aspects : d’une part, l’expérience et la rumination d’une certaine réaction affective dirigée contre un autre » qui donnent à ce sentiment de gagner en profondeur et de pénétrer peu à peu au cœur même de la personne, tout en abandonnant le terrain de l’expression et de l’activité. Cette rumination, cette reviviscence continuelle du sentiment, est donc très différente du pur souvenir intellectuel de ce sentiment et des circonstances qui l’ont fait naître. C’est une reviviscence de l’émotion même, un re-sentiment.

En second lieu, le mot suggère aussi tout un aspect de négation et d’animosité. À cet égard, le mot allemand qui conviendrait le mieux serait le mot Groll, qui indique bien cette exaspération obscure, grondante, contenue, indépendante de l’activité du moi, qui engendre petit à petit une longue rumination de haine ou d’animosité sans hostilité bien déterminée, mais grosse d’une infinité d’intentions hostiles.

1Cf. les pénétrantes considérations de K. Jaspers sur la distinction à établir entre l’explication et l’explicitation des unités de la vie psychologique, dans son Einleitung in die Psychopathologie, 1913.

1

Phénoménologie et sociologie du ressentiment.

Dans le petit nombre des découvertes modernes au sujet de la genèse du jugement de valeur, il faut compter la découverte du ressentiment par Frédéric Nietzsche ; c’est là, à coup sûr, un approfondissement, quand même on démontrerait la fausseté de l’application qu’il en a faite, notamment à la morale chrétienne, notamment à l’amour chrétien qu’il tenait pour « la fine fleur du ressentiment ».

* * *

« Or, voici ce qui s’est passé : sur le tronc de cet arbre de la vengeance et de la haine judaïque — la plus profonde et la plus sublime que le monde ait jamais connue, de la haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs, une haine qui n’eut jamais sa pareille sur la terre — de cette haine sortit quelque chose de non moins incomparable, un amour nouveau, la plus profonde et la plus sublime de toutes les formes de l’amour : et d’ailleurs, sur quel autre tronc cet amour aurait-il pu s’épanouir ?...

Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il se développa sous forme de négation de cette soif de vengeance, comme antithèse de la haine judaïque. Non, tout au contraire. L’amour est sorti de cette haine, s’épanouissant comme sa couronne, une couronne triomphante qui s’élargit sous les chauds rayons d’un soleil de pureté, mais qui, dans ce domaine nouveau, sous le règne de la lumière, et du sublime, poursuit toujours encore les mêmes buts que la haine : la victoire, la conquête, la séduction, tandis que les racines de la haine pénétraient, avides et opiniâtres, dans le domaine souterrain des ténèbres et du mal.

Ce Jésus de Nazareth, cet évangile incarné de l’amour, ce «  sauveur » qui apportait aux pauvres, aux malades, aux pécheurs, la béatitude et la victoire n’était-il pas précisément la séduction dans sa forme la plus sinistre et la plus irrésistible, la séduction qui devait mener, par un détour à ces valeurs judaïques, à ces rénovations de l’idéal ? Le peuple d’Israël n’a-t-il pas atteint, par la voie détournée de ce Sauveur, de cet apparent adversaire qui semblait vouloir disperser Israël, le dernier but de sa sublime rancune ? »

« La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose, dès l’abord, un «  non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est «  différent » d’elle, à ce qui est son «  non-moi » : et c’est ce non qui est son acte créateur. Ce renversement du coup d’œil appréciateur, ce point de vue nécessairement inspiré du monde extérieur, au lieu de reposer sur lui-même, appartient en propre au ressentiment : la morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un monde opposé et extérieur : il lui faut, pour parler physiologiquement, des stimulants extérieurs pour agir : son action est foncièrement une réaction. »

« Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux… C’est une rumeur circonspecte, un chuchotement à peine perceptible, un murmure sournois qui part de tous les coins et recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. Un mensonge doit transformer la faiblesse en mérite, cela n’est pas douteux, il en est comme vous l’avez dit. »

« Après.

« Et l’impuissance qui n’use pas de représailles devient par un mensonge, la «  bonté » ; la craintive bassesse, «  humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait, «  obéissance » (c’est-à-dire l’obéissance à quelqu’un dont ils disent qu’il ordonne cette soumission : ils l’appellent Dieu). Ce qu’il y a d’inoffensif chez l’être faible, sa lâcheté, cette lâcheté dont il est riche et qui chez lui fait antichambre, et attend à la porte inévitablement, cette lâcheté se pare ici d’un nom bien sonnant et s’appelle «  patience », parfois même « vertu », sans plus ; « ne pas pouvoir se venger » devient « ne pas vouloir se venger » et parfois même le pardon des offenses (« car ils ne savent ce qu’ils font — nous seuls savons ce qu’ils font »). On parle aussi de « l’amour de ses ennemis » et l’on sue à grosses gouttes1. »

Tels sont les principaux passages où Frédéric Nietzsche développe son étonnante thèse. Admettons pour le moment ce lien entre le ressentiment et les valeurs chrétiennes, afin de pénétrer plus complètement le tout d’expérience que ce terme dénote.

À la place d’une définition verbale, efforçons-nous d’en donner sommairement une description concrète.

Le ressentiment est un auto-empoisonnement psychologique, qui a des causes et des effets bien déterminés. C’est une disposition psychologique, d’une certaine permanence, qui, par un refoulement systématique, libère certaines émotions et certains sentiments, de soi normaux et inhérents aux fondements de la nature humaine, et tend à provoquer une déformation plus ou moins permanente du sens des valeurs, comme aussi de la faculté du jugement. Parmi les émotions et les sentiments qui entrent en ligne de compte, il faut placer avant tout : la rancune et le désir de se venger, la haine, la méchanceté, la jalousie, l’envie, la malice.

Le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment. Le mot « ressentiment » indique à lui seul qu’il s’agit d’un mouvement affectif qui a son point de départ dans la saisie de l’état affectif d’une autre personne, qu’il s’agit bien d’une ré-action. Et pour constater que le désir de vengeance appartient bien à cette classe, on n’a qu’à l’opposer à des tendances directes et actives, soit d’hostilité, soit d’amitié. Le désir de vengeance implique offense ou injure préalable.

Mais notons bien que, dans le cas qui nous occupe, ce désir ne se confond aucunement avec une tendance à la riposte ou à la défense, même accompagnée de colère, de rage ou d’indignation. La bête capturée qui mord le chasseur ne cherche pas à se venger.

De même, la riposte immédiate à un coup de poing ne constitue pas une vengeance. Pour qu’il y ait véritablement vengeance, il faut, à la fois, un « temps » plus ou moins long, pendant lequel la tendance à riposter immédiatement et les mouvements de colère et de haine qui lui sont connexes soient retenus et suspendus ; d’autre part, que l’acte même de la riposte soit reporté à un moment et à une occasion plus propices (« attends un peu, la prochaine fois ! ») ; et que ce qui retient la riposte immédiate soit la prévision d’une issue défavorable sous-tendue par un sentiment très marqué d’« incapacité », d’« impuissance ».

Nous voyons dès maintenant que la vengeance est, en soi, fondée sur un sentiment d’impuissance ; qu’elle est toujours, et avant tout, le fait d’un « faible » (quelle que soit la forme que prenne sa faiblesse) ; aussi, en son essence, ne comporte-t-elle jamais le sentiment que l’on agit « du tac au tac » et ne se présente-t-elle jamais simplement comme une réaction accompagnée d’émotion.

Ce sont ces caractères qui font du désir de vengeance un terrain si propice à la croissance du ressentiment2. La langue allemande rend finement les différences. De la rancune à la méchanceté (Hâmischkeit) en passant par le mécontentement (Groll), la jalousie (Scheelsucht), l’envie (Neid), il y a comme un progrès du sentiment et de la tendance dans le sens du ressentiment proprement dit.

Mais c’est encore dans la rancune et dans l’envie que cette espèce d’hostilité trouve le plus facilement un objet déterminé. Elles ne naissent, en effet, que dans certaines conditions, visent des objets bien déterminés et disparaissent en même temps que ces conditions.

Le désir de vengeance tombe avec l’accomplissement de la vengeance, ou encore du fait que celui dont on veut se venger est puni, même s’il se punit lui-même, ou encore du fait d’une juste réparation. De même, l’envie disparaît-elle lorsque le bien que j’envie à quelqu’un devient ma propriété.

Pour la jalousie, c’est dans un tout autre sens qu’elle vise un objet déterminé ; sa naissance et sa mort ne suivent pas des conditions déterminées, car ici, on recherche précisément dans les choses et chez les hommes les éléments et les valeurs qui permettent à l’envie de se satisfaire. La mise en valeur et en lumière, l’agrandissement qui signale à l’attention les aspects négatifs des choses et des hommes, du fait même qu’ils se trouvent dans un même objet unies à des valeurs positives, la durée même de ces moments négatifs, et la fine complaisance qui l’accompagne, tout cela constitue ici une sorte de moule d’expérience dans lequel pourront se couler les éléments les plus divers. C’est dans cette forme ou structure que, d’emblée, s’élabore toute l’expérience concrète, vécue, particulière du jaloux. C’est cette forme qui choisit et réalise cette expérience entre toutes les expériences possibles.

La naissance de l’envie n’est donc pas que l’effet de cette expérience ; celle-ci s’élabore indépendamment des maux et des nécessités, des avantages ou des inconvénients que présente tel objet d’expérience d’une façon plus ou moins directe ou plus ou moins actuelle. Dans la « malignité », la tendance à dénigrer a gagné en profondeur et en intériorité, mais demeure toujours prête à jaillir et à se trahir par des signes involontaires, telle façon de sourire, par exemple.

De même, il y aura un passage semblable de la simple « joie maligne » à la « méchanceté », qui cherche toujours de nouvelles occasions de « joie maligne » et est déjà moins liée à des objets déterminés. Mais, rien de tout cela n’est ressentiment. Ce ne sont que des moments de l’évolution de ses sources.

Vengeance, envie, jalousie, malignité, joie maligne, méchanceté n’entrent dans l’élaboration du ressentiment que faute d’un dépassement moral (constitué, par exemple, dans le cas de la vengeance, par un vrai pardon) ou d’un acte vraiment expressif des sentiments que l’on éprouve (ricaner, montrer le poing, etc.) ; et seulement lorsque cet acte ou ce signe a été retenu par un sentiment d’impuissance qui l’emporte. Le rancunier que sa rancune pousse à l’action et qui se venge ; le haineux qui fait du mal à son ennemi, ou qui au moins lui dit « sa façon de penser » ou la dit à des tiers ; l’envieux qui s’applique à acquérir l’objet, de son envie, par l’effort, le mensonge, le crime ou la violence ; tous ceux-là ignorent le ressentiment.

Pour qu’il puisse exister, il faut que ces sentiments soient doués d’une virulence particulière et s’accompagnent du sentiment de l’impuissance où l’on est de les traduire en actes, de telle sorte qu’ils « aigrissent », du seul fait de la faiblesse physique ou morale, ou par la peur, ou l’angoisse qu’inspire la personne à laquelle on en a. Le terrain où il prend naissance, à lui seul, fait du ressentiment le propre des serviteurs, des commandés, de ceux qui se cabrent en vain sous l’aiguillon de l’autorité.

Dans tous les autres cas où il se manifeste, il s’agit soit d’un « transfert », du fait de cette contagion psychologique à laquelle le poison infectieux du ressentiment se prête tout particulièrement, soit d’un instinct propice à la gestation du ressentiment qui, violemment refoulé, ne trouve à s’employer qu’en « empoisonnant » et en « aigrissant » la personnalité. Un domestique mal traité, s’il lui est donné de se plaindre à l’office, échappe par là à cet « empoisonnement » qui est le fait du ressentiment, et auquel il succombe s’il lui faut « faire bon visage » (comme le dit une locution expressive) et enfouir dans son cœur ses sentiments de dépit et de haine.

Examinons maintenant de plus près ces divers points de départ de la genèse du ressentiment.

Plus la rancune devient proprement recherche de vengeance, plus l’impulsion à se venger tend vers un ensemble d’objets indéterminés, n’ayant de commun qu’un seul aspect et d’autre part, moins cette impulsion trouve à se satisfaire sur un objet unique et à s’y terminer, plus aussi la tendance à se venger conduit au ressentiment. Une rancune persistante et jamais assouvie peut aboutir au dépérissement et à la mort3, surtout lorsque le sentiment « d’avoir raison », qui lui est connexe, et qui fait défaut dans l’accès de colère ou de rage, revêt la dignité de la notion de « devoir ».

Est-on en quête de vengeance, on recherche tout aussitôt instinctivement, c’est-à-dire sans acte volontaire conscient, tous les faits susceptibles de fournir une occasion de vengeance ; ou encore, grâce à un processus d’illusion systématique, on découvre une intention blessante à des paroles ou à des actes qui en sont totalement dépourvus. Une excessive susceptibilité est souvent le signe d’un caractère vindicatif.

C’est le désir de vengeance qui se cherche des occasions de percer. On ne s’arrête, en fait, que sur ce qui peut l’assouvir. Mais la recherche de la vengeance tend à se transmuer en ressentiment, dans la mesure même où est différé l’exercice de la vengeance qui rétablirait l’offensé dans le sentiment de sa valeur, de son « honneur », de la « satisfaction » auquel il a droit, et d’autant plus fortement que ce refoulement en vient à porter sur l’expression imaginative intérieure, ou même sur la tendance à se venger. C’est dans ces conditions que vient germer une tendance à la calomnie, où la détente est due à l’illusion.

D’autres éléments interviennent encore à titre de conditions.

De soi, la rancune tend d’une façon croissante à se réserver et à se refouler ; c’est déjà visible dans le fait de retenir la riposte immédiate, en raison de l’impuissance. Le proverbe le dit bien : la vengeance est un plat qui se mange froid. Cæteris paribus, c’est l’attitude du sexe faible. Mais il est aussi de sa nature de postuler l’égalité entre l’offensé et l’offenseur4.

L’esclave qui a une nature d’esclave, ou qui se sent et se sait esclave, n’éprouve point de rancune quand son maître l’injurie pas plus que le domestique que l’on reprend, ou l’enfant que l’on corrige. Par contre, de grandes prétentions intérieures contenues, une grande fierté, hors de proportion avec la situation sociale que l’on occupe, sont particulièrement propices à l’éveil de la rancune.

La conséquence qu’en tirera le sociologue est d’une grande importance : plus il y aura d’écart entre la condition juridique des divers groupes sociaux donnée par le système politique ou par la tradition d’une part, et leur puissance réelle, de l’autre, plus sera forte la charge d’explosif spirituel. Cela ne dépend pas de l’un ou de l’autre facteur pris isolément, mais de leur écart. Il y aurait peu de ressentiment dans une démocratie qui, socialement autant que politiquement, tendrait à l’égalité des richesses. Il y en aurait aussi peu, l’histoire le montre bien, au sein d’une société ordonnée selon le système des castes, par exemple tel qu’il existait aux Indes, ou dans un système social nettement différencié.

Le ressentiment doit donc se trouver au maximum dans des sociétés comme la nôtre où des droits politiques, et à peu près uniformes, c’est-à-dire une égalité sociale extérieure officiellement reconnue, coexistent à côté de très considérables différences de fait, quant à la puissance, à la richesse, à la culture, etc. Société dans laquelle chacun a le « droit » de se juger autant qu’un autre, mais en est en fait incapable. Voilà, indépendamment des caractères et des sentiments des individus, de quoi garantir l’existence d’une importante charge de ressentiment dans la structure même d’une société.

Mais voici un élément nouveau : la rancune tend au ressentiment dans la mesure même où son objet est un état de choses continu, permanent, ressenti comme « injure » permanente et qui échappe à la volonté de l’offensé ; c’est-à-dire dans la mesure même où cette injure se présente comme une fatalité. Le cas limite est celui d’un individu ou d’un groupe qui considère son existence même et son état comme un motif suffisant de vengeance. C’est le cas des individus affligés d’une malformation physique, surtout lorsqu’elle est très apparente.

Le ressentiment de l’infirme est bien connu ; de même celui de l’anormal, du simple, de l’idiot, etc. L’extraordinaire ressentiment des Juifs, que Nietzsche souligne avec raison, est entretenu par la conjonction de l’extraordinaire orgueil national de ce peuple (le « peuple élu ») d’une part, avec, de l’autre, un mépris, une oppression millénaires qui ont fini par apparaître à ses yeux comme une fatalité ; et, plus récemment, dans une certaine mesure, par la conjonction d’une égalité de droits de pure forme et d’un ostracisme de fait. L’instinct du gain, si exaspéré chez ce peuple, est certainement dû, abstraction faite de ses dispositions naturelles et de quelques autres facteurs, à ce désordre du sentiment personnel qui a fini par lui devenir normal ; c’est ce qui lui sert de contrepoids pour la méconnaissance dont la société frappe le sentiment qu’il a de sa valeur.

De même, le développement des mouvements ouvriers et la nature de leurs manifestations révèlent avec quelle force le prolétariat éprouve que son existence même et le caractère en quelque sorte fatal de sa condition « crient vengeance ».

Plus une oppression sociale de quelque durée est jugée « fatale », moins on veut, moins on peut, délivrer les forces capables de changer réellement l’état des choses ; et plus la pure critique de « l’atmosphère » tend à devenir une fin positive. Cette espèce de critique, que l’on pourrait appeler « critique du ressentiment », implique qu’une amélioration des conditions censées intolérables, ne donne jamais satisfaction (c’est l’effet propre de la critique constructive), mais, au contraire, provoque du mécontentement, en tant qu’elle va à l’encontre de la joie croissante que l’on éprouve à tout détester et à tout nier purement et simplement.

On peut dire d’un certain nombre de nos partis politiques d’aujourd’hui que rien ne les met si fort en colère que de voir un autre parti réaliser une part de leur programme et qu’on leur gâte le plaisir d’orgueil que leur fournit leur « opposition de principe » quand on invite tel de leurs membres à collaborer d’une façon constructive à l’action politique.

La « critique de ressentiment » a en propre de ne pas « vouloir » sérieusement ce qu’elle prétend vouloir ; elle ne critique pas pour détruire le mal, mais se sert du mal comme de prétexte à invectives. Qui ne connaît dans nos parlements tels députés dont les critiques ne sont si absolues et si intransigeantes que par l’assurance qu’ils ont de n’être jamais ministres ? C’est lorsque ce recul devant la puissance — qui s’oppose à la volonté de puissance — est devenu habituel, normal, que le ressentiment devient le ressort de la critique. Inversement, l’expérience montre que la critique d’un parti politique perd son venin, sitôt que ce parti est appelé à collaborer positivement au gouvernement de l’État5.

L’envie, la jalousie et la rivalité constituent d’autres sources de ressentiment. L’envie, au sens ordinaire du mot, naît du sentiment d’impuissance qui vient s’opposer à l’effort que nous faisons pour acquérir telle chose, du fait qu’elle appartient à autrui. Mais ce conflit de l’effort et de l’impuissance ne provoque l’envie que s’il s’exprime en un acte d’hostilité ou en une attitude haineuse à l’égard du possesseur de cette chose ; par suite, que si le possesseur et sa possession se présentent à notre illusion comme la cause de notre douloureuse privation.

Cette illusion, qui réussit à nous présenter notre impuissance à acquérir l’objet de notre désir, sous l’aspect d’une activité positive allant à l’encontre de notre effort6, ménage une certaine détente. Ce sentiment d’impuissance, cette illusion portant sur sa cause, sont essentiels à l’envie. Le seul regret de ne pas posséder ce qu’un autre possède et ce que je désire, ne suffit pas, en soi, à la faire naître, puisque aussi bien ce regret peut me déterminer à l’acquisition de la chose désirée ou d’une chose analogue, par le travail, l’achat, la violence ou le vol. L’envie ne naît que si l’effort requis pour mettre en œuvre ces moyens d’acquisition échoue en laissant un sentiment d’impuissance.

On se trompe donc absolument quand on prétend mettre l’envie, avec tels autres éléments psychologiques (la cupidité, l’ambition, la vanité), au nombre des forces instinctives qui ont fait avancer la civilisation.

L’envie n’aiguillonne pas notre volonté d’acquérir ; elle l’énerve. Car c’est précisément lorsqu’il s’agit des valeurs et des richesses qui ne s’acquièrent pas (et qui, par conséquent, nous servent de point de comparaison) qu’elle est le plus apte à provoquer du ressentiment.

Plus l’envie est impuissante, plus elle est redoutable. Aussi l’envie la plus riche en ressentiment potentiel est-elle dirigée contre l’être, contre l’existence même d’une personne, l’envie qui ne cesse de murmurer : « Je puis tout te pardonner ; sauf d’être ce que tu es ; sauf que je ne suis pas ce que tu es ; sauf que « je » ne suis pas « toi ». Cette envie porte sur l’existence même de « l’autre » ; existence qui, comme telle, nous étouffe, et nous est un « reproche » intolérable.

Il est, dans la vie des grands hommes, des moments critiques où des sentiments contraires, d’affection et d’envie à l’égard d’une personne dont les grandes qualités forcent l’admiration, alternent selon un rythme très rapide, avant qu’ils ne s’arrêtent à celui-ci ou à celui-là. C’est pour eux que Goethe a dit : « Devant de grandes qualités, l’unique salut est l’amour. » Les rapports d’Antonio et du Tasse7 lui ont servi à exprimer cet état d’oscillation.