L'Homme fatal - Yannick Letty - E-Book

L'Homme fatal E-Book

Yannick Letty

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Beschreibung

Un thriller implanté dans un décor de Dolce vita

Italie, été 2009. L’inspecteur Massimo Pietramorta sort anéanti de sa dernière enquête. Rien ne peut être pire… La mort de son neveu Giulano, dans des circonstances effroyables, balaye ses dernières certitudes. Il croit sombrer lorsqu’il découvre que le jeune scientifique est soupçonné d’assassinat. Puisant dans ses dernières ressources, Pietramorta s’oppose à la police officielle et se lance à corps perdu dans sa propre enquête pour tenter de réhabiliter la mémoire de son neveu. Mais le danger est partout et, bientôt, l’une de ses proches est victime d’un mystérieux attentat. En proie à un terrible sentiment de culpabilité, Pietramorta s’acharne pourtant. Confronté à de puissants intérêts occultes, doutant de tout et de tous, il va suivre ses pistes, de l’Italie aux confins arctiques de l’Europe … jusqu’aux frontières de sa vie.

Le combat d’un oncle pour sauver l’honneur de son neveu, envers et contre tout

EXTRAIT

Carla n’était pas là…
Carla était en retard.
Giulano s’était éloigné de la piazza del Duomo et faisait les cent pas dans la pénombre qui cernait le palais Pretorio. La nuit qui tombait apportait un peu de douceur mais, seulement vêtu d’un tee-shirt blanc et d’un pantalon de toile, le jeune homme était en nage.
Carla n’arrivait pas.
Il regarda une nouvelle fois sa montre. Ou plutôt, leva le poignet et posa ses yeux sur le cadran. Les aiguilles, l’une avançant vers le dix et l’autre ayant allègrement dépassé le huit, ne voulaient plus rien dire. Les minutes, les heures n’avaient plus de sens. Des bouffées incontrôlables d’angoisse et de jalousie le submergeaient.
– Carla… appelle-moi, je t’en supplie !
Le jeune homme étreignait son téléphone comme autrefois ses aïeux serraient leur chapelet ou leur crucifix levé vers le ciel.
– Je t’en prie, Carla…
Il composa une nouvelle fois le numéro.
Rien…
Seulement un répondeur. La voix désincarnée de Carla qui lui demandait de laisser un message.
D’un coup de pied furieux, il démantibula le bas d’une gouttière et le projeta contre le mur. Il ne pouvait plus contenir sa rage. La peur et la jalousie lui faisaient perdre la raison. Soudain perdant tout contrôle, il poussa un long cri et frappant du poing la muraille de calcaire, y laissa la trace sanglante de ses phalanges éclatées. Des larmes lui coulaient sur les joues mais la douleur, irradiant dans le bras et la nuque, sembla lui faire retrouver ses esprits.
Il était tout à fait calme à présent. Lucide, presque froid.
Il jeta un coup d’oeil dans l’obscurité de la via Mazzini. Personne…
Il était stupide. Pourquoi attendait-il ?
Il porta la main à sa bouche et suça le sang qui coulait. Si Carla ne venait pas, il irait à sa rencontre…

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE 

- « Son dernier polar L’Homme fatal le confirme et renouvelle son genre. » - Sillage

A PROPOS DE L’AUTEUR

Yannick Letty est brestois. Océanologue de formation, il a exercé plusieurs métiers avant de se lancer dans l’écriture.

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Ähnliche


Le petit furet éternua plusieurs fois.

L’homme ouvrit la cage. L’animal se méfiait, il se cacha, il n’aimait pas cette présence. Mais il sentait plus loin l’odeur de ses congénères. Il sortit prudemment de son terrier de bois, passa le museau dans l’ouverture tubulaire.

Rien ne bougeait.

Il avança.

La main gantée s’abattit sur ses reins.

Il essaya de mordre mais, du pouce, l’autre lui plia la nuque vers l’avant. Il sentit l’aiguille se poser sur l’arrière de son crâne, s’enfoncer au niveau du cervelet. Son corps se cabra, ses pattes se raidirent. Encore quelques soubresauts.

L’homme posa l’animal sur le carrelage blanc.

CHAPITRE PREMIER

Carla n’était pas là…

Carla était en retard.

Giulano s’était éloigné de la piazza del Duomo et faisait les cent pas dans la pénombre qui cernait le palais Pretorio. La nuit qui tombait apportait un peu de douceur mais, seulement vêtu d’un tee-shirt blanc et d’un pantalon de toile, le jeune homme était en nage.

Carla n’arrivait pas.

Il regarda une nouvelle fois sa montre. Ou plutôt, leva le poignet et posa ses yeux sur le cadran. Les aiguilles, l’une avançant vers le dix et l’autre ayant allègrement dépassé le huit, ne voulaient plus rien dire. Les minutes, les heures n’avaient plus de sens. Des bouffées incontrôlables d’angoisse et de jalousie le submergeaient.

– Carla… appelle-moi, je t’en supplie !

Le jeune homme étreignait son téléphone comme autrefois ses aïeux serraient leur chapelet ou leur crucifix levé vers le ciel.

– Je t’en prie, Carla…

Il composa une nouvelle fois le numéro.

Rien…

Seulement un répondeur. La voix désincarnée de Carla qui lui demandait de laisser un message.

D’un coup de pied furieux, il démantibula le bas d’une gouttière et le projeta contre le mur. Il ne pouvait plus contenir sa rage. La peur et la jalousie lui faisaient perdre la raison. Soudain perdant tout contrôle, il poussa un long cri et frappant du poing la muraille de calcaire, y laissa la trace sanglante de ses phalanges éclatées. Des larmes lui coulaient sur les joues mais la douleur, irradiant dans le bras et la nuque, sembla lui faire retrouver ses esprits.

Il était tout à fait calme à présent. Lucide, presque froid.

Il jeta un coup d’œil dans l’obscurité de la via Mazzini. Personne…

Il était stupide. Pourquoi attendait-il ?

Il porta la main à sa bouche et suça le sang qui coulait. Si Carla ne venait pas, il irait à sa rencontre…

CHAPITRE II

L’inspecteur Massimo Pietramorta déposa le dossier sur le secrétaire d’acajou du commandant Marcuola et sortit. Il repassa à son bureau, ferma les tiroirs et l’armoire de fer à clé puis, attrapant sa veste, s’engouffra dans l’escalier de service et descendit comme un somnambule.

Dossier clos.

Il était fatigué, épuisé. Depuis plusieurs jours, il ne dormait plus à cause de cette maudite affaire d’enfants estropiés et tués. Mais elle était terminée. Finie… Ce soir, il était en vacances.

Il se passa la main sur le visage. Il avait chaud, l’air était lourd. Il remonta l’immense couloir à damier de marbre blanc et serpentine vert sombre qui traversait de part en part les bâtiments de la questure de Turin puis sortit sur le seuil.

Merde ! Il pleuvait !

L’orage qui menaçait depuis le début de l’après-midi venait d’éclater et les gouttes épaisses et drues faisaient gicler la crasse accumulée depuis des semaines de canicule. Le ciel couleur d’asphalte écrasait les toitures et, comme ployés sous les tirs de balistes infernaux, les immeubles semblaient se serrer tels des légionnaires dans une tortue grise et austère… La ville faisait le gros dos. Sur la chaussée graisseuse, les voitures roulaient phares allumés bien qu’il ne fût qu’un peu plus de vingt heures en plein mois de juillet !

Massimo ferma les yeux. Lui qui rêvait de prendre un verre sur une table tirée sur le trottoir au fond d’une ruelle ! Le tonnerre résonnait dans sa poitrine. Les éclairs s’approchaient. Sous ses paupières closes, les cadavres des gosses mutilés réapparaissaient comme de nouveau révélés par la lumière des flashs.

Il secoua la tête, roula sa veste en boule et s’élança sous la pluie. Sa voiture était sur le parking derrière la questure mais, lorsqu’il y parvint, sa chemise était trempée et ses mocassins transformés en baignoires semblaient vouloir prendre leur indépendance.

Il lança sa veste sur le siège de sa petite 127 et, se précipitant à l’intérieur, se heurta violemment la tête.

Il ne s’était pas loupé ! D’un coup d’œil dans le rétroviseur, il vit qu’il s’était ouvert l’arcade sourcilière. Du sang tâchait sa chemise… Et la machine à laver qui était définitivement morte !

Depuis plus d’un mois, il reculait le moment où il allait devoir en acheter une autre… Rien que la vue des zones industrielles lui filait le cafard. De là à s’imaginer franchissant les portes d’un de ces hangars bariolés, dédiés au dieu de la consommation… Il regarda sa montre. Basta ! Cap sur la banlieue et ses entrepôts paradisiaques. De toute façon, sa soirée était foutue et personne ne l’attendait plus…

Il récupéra le corso Palermo.

Comme chaque soir, les voitures avançaient à touche-touche. Tout le monde ici, roulait en BMW ou en Audi… La ventilation de la petite Fiat n’arrivait pas à dégager la buée. Malgré la pluie, il entrouvrit sa vitre et, les yeux rivés sur le pare-brise, chercha machinalement à brancher la radio avant de se rappeler au contact des fils dénudés, qu’il n’en avait plus. Un petit malin avait pris le risque de tordre sa portière en plein jour pour piquer son vieux poste qui ne valait pas un kopeck.

Nouveaux éclairs. Les cadavres ressurgissaient…

Il se concentra sur sa machine à laver. Une quatre kilos lui suffirait à présent… mais peut-être valait-il mieux prendre une cinq. Et surtout un essorage performant.

Encore tenté de faire demi-tour, il quitta la tangenziale et se gara sur le parking d’une grande surface d’électroménager. Il flottait plus que jamais… Tant pis ! Il courba l’échine, piqua un sprint et emporté par son élan, manqua percuter les portes de verre coulissantes. Fermeture à 20h30 ! Il fallait faire vite !

La fille de service à l’accueil le dévisagea curieusement. Sans doute était-il vraiment tard. Mais ce fut en voyant son reflet dans une vitrine qu’il comprit : il avait l’air d’un gigolo ! Sa chemise trempée faisait saillir ses pectoraux et la pluie lui avait plaqué les cheveux en arrière. Heureusement la fille n’avait pas vu ses godasses déformées par la flotte… Des doigts, il ébouriffa sa tignasse noire et essaya discrètement d’écarter le tissu humide de sa peau…

Mais c’était bien inutile, le magasin était désert.

Il trouva les lave-linge à l’autre bout du hall, alignés comme des pierres tombales au bord d’une allée. Il parcourut plusieurs fois le rayon en déchiffrant les caractéristiques des engins, avant de s’avouer vaincu. Quel charabia ! Il ne voulait pas une bête de course carénée Lamborghini mais une machine qui lavait les fringues ! Résolu à appeler un vendeur, il fit un tour d’horizon. Personne… Le hall d’exposition baignait dans la lumière des néons tel un aquarium vide. La fille de l’accueil avait disparu… Il savait qu’il n’aurait pas le courage de revenir. Il se mit sur la pointe des pieds et finit par l’apercevoir qui remplissait des formulaires avec un couple de clients. Aussitôt il se dirigea vers le box mais d’une moue agacée, la fille lui fit signe de patienter. Derrière elle, un mur d’écrans TV multipliait à l’infini les informations du soir. Il s’en approcha désœuvré… La vedette féminine du journal et sa ribambelle de clones minaudaient face aux caméras. L’Irak et le Soudan entraient en douceur dans tous les foyers… Dans le box, les clients s’éternisaient. Ils allaient repartir avec un écran plasma, persuadés que c’était le must, et attendaient le coup de grâce avec le sourire… Tout ça pour bouffer de la télé à la sauce Berlusconi !

Il se retourna, immédiatement happé par un ballet d’images étranges sur les écrans. Que se passait-il ? Des rubans fluorescents jaunes et gris flottaient dans la nuit. Un crime… Dans un jardin public… La caméra planquée au deuxième ou troisième étage d’un immeuble filmait en plongée depuis une fenêtre. À l’arrière, on apercevait les silhouettes casquettées des policiers. À ce moment l’opérateur zooma et, par-dessus la remorque d’un camion, on distingua une grille à gros barreaux de fer et, sur la gauche, serré contre une haie, un corps empalé sur des hampes dont les pointes acérées ressortaient dans le dos tachant de sombre le tee-shirt blanc…

La scène multipliée par dizaines était insoutenable, pourtant Massimo s’approcha pour mieux voir. À l’arrière dans l’obscurité du jardin, il apercevait un groupe de flics agglutinés autour d’un corps étendu sur le sol et, à cet instant, un nom de ville s’inscrivit en sur-brillance : « Trento »…

Une frayeur irraisonnée lui ferma les yeux. Il savait que le pire était arrivé. Son corps l’avait compris, même si son cerveau le niait encore. Son estomac, ses intestins se nouaient. Son cœur cognait… Cette silhouette… Les lignes de ces membres et de cette nuque figés dans leur atroce agonie… Son instinct les avait reconnus quand sa raison refusait de les voir. Il tremblait, il n’aurait pas la force de le supporter…

Giuliano…

Il rouvrit les yeux.

Mal rasé, le regard noir, le visage de son neveu le fixait d’un air sombre, comme si au moment du cliché il avait su que son destin était scellé. Puis dans un fondu enchaîné où leurs traits apparurent un instant mêlés, le visage d’une femme vint remplacer celui de Giulano. Belle, émouvante, elle respirait la vie et l’intelligence. Enfin dans une bascule élégante, le monteur fit glisser les deux portraits tandis que la caméra, fouillant toujours la nuit, épiait les policiers juchés sur des échelles, qui s’affairaient près du cadavre empalé.

Brutalement, les mille visages clonés de la présentatrice réapparurent sur le mur d’écrans muets et de ses mille bouches aux lèvres humides, elle conta au monde la sauvagerie du crime et la fuite de l’assassin stoppée par une justice immanente.

La lumière du hall s’éteignit. Mais enfermé dans ce palais des glaces monstrueux, couvert de lèvres pulpeuses, Massimo ne s’en aperçut pas.

Giulano était mort… C’était de sa faute…

– Scusi !

Pietramorta ne parut pas entendre. Son neveu, cent fois dupliqué, semblait le regarder depuis un autre monde.

– Signor ?

Massimo sentit qu’on lui touchait le bras et, lorsqu’il tourna enfin la tête, il vit le visage de la vendeuse se transformer sous ses yeux, bouleversée par l’image de sa propre douleur.

CHAPITRE III

Il faisait nuit, Pietramorta était entraîné sur l’autoroute comme dans un fleuve en crue. Milano, Bergamo, Brescia… Les phares l’éblouissaient. Les flots croisés de véhicules paraissaient ne jamais vouloir se tarir.

Giulano était mort par sa faute.

Les voitures le dépassaient, les camions le frôlaient.

Il avait voulu être un oncle modèle, comme Zio Giuseppe l’avait été pour lui…

Quand sa sœur, Isabella, l’avait appelé à l’aide, il avait tout fait pour que Giulano quitte Reggio de Calabre et vienne étudier dans le Nord.

Isabella était dépressive. Elle n’y arrivait plus. Elle élevait seule ses deux enfants depuis que son mari l’avait abandonnée sans laisser d’adresse, quinze ans auparavant.

Tant qu’ils avaient été petits, il n’y avait pas eu de problème. Mais à l’adolescence Giulano avait commencé ses bêtises et, peu à peu, il lui avait échappé.

Alors Massimo était intervenu. Il connaissait l’influence qu’il avait sur son neveu. Tout gamin, alors que son hyperactivité désemparait sa mère, il lui avait appris la plongée sous-marine lors de vacances à Lipari et, une autre année, ils avaient escaladé le Stromboli en pleine nuit, pour voir les coulées de lave rougeoyante s’en aller vers la mer… Le garçon revenait transformé, calme, presque raisonnable, mais ça ne durait pas.

Deux ans auparavant, Isa avait appelé au secours parce que la police venait de débarquer chez elle en annonçant que son fils avait été arrêté après le cambriolage d’une maison, sur la côte, près de Catanzaro.

Massimo était descendu aussitôt et, l’affaire terminée, il avait réussi à convaincre Giulano de laisser tomber ses fréquentations et ses trafics de Reggio. Son neveu était doué, il lui avait trouvé une école de sciences qui lui plaisait, à Trente, au pied des Dolomites. Une petite ville sans histoire, comme ils s’amusaient à le dire, et surtout à treize cents kilomètres de ses mauvaises influences.

Deux ans après, il croyait avoir gagné.

Et maintenant Giulano était mort…

Il fit une embardée et les essieux d’un semi-remorque lancé à pleine vitesse passèrent à quelques centimètres de sa carrosserie. Il ne l’avait pas vu arriver. Tremblant de frayeur, il se gara sur une minuscule aire d’arrêt d’urgence et sortit de sa voiture.

La pluie avait cessé. Il apercevait les étoiles.

Le téléphone sonnait quand la veille, il était rentré chez lui. Depuis plus d’une heure, Isabella cherchait à le joindre. Elle était complètement hystérique. Elle venait de découvrir le visage de son fils à la télé. Personne ne l’avait avertie. On disait qu’il avait tué son amie. Il l’avait poignardée et, en s’enfuyant, s’était empalé sur la grille de leur école.

Isa craquait, elle était perdue, incapable de raisonner.

Le cœur serré, il avait compris que sa sœur sombrait dans la folie, qu’elle ne s’en sortirait jamais. La douleur était trop forte, elle prenait le dessus. Incapable de la calmer, il avait obtenu qu’elle lui passe sa fille.

Dina n’avait que dix-sept ans mais il lui avait demandé de faire venir le docteur pour qu’il atténue la souffrance de sa mère. De son côté, il allait s’occuper de Giulano. Il reviendrait avec lui. Ils l’enterreraient à Casalnuovo près de Zio Giuseppe…

Un monstrueux coup de klaxon lui fit ouvrir les yeux. Il marchait sur la route, pris dans les phares d’un énorme camion. D’un bond, il se jeta sur le côté et se recroquevilla parmi les détritus au pied de la muraille de barrières de sécurité. Sa culpabilité l’étouffait. Insupportable.

Depuis ce maudit journal télévisé, plusieurs fois il avait posé la main sur son arme de service et avait imaginé en appliquer le canon sur son crâne. Une seule chose l’avait retenu. Étrange… À cause de ce moment où la vendeuse de télés s’était approchée. Elle lui avait touché l’épaule et lorsqu’il l’avait regardée, son visage de poupée blonde s’était transformé. Ils étaient restés un moment sans rien dire et, tout à coup, alors qu’il sentait son cerveau se désintégrer sous la douleur, elle lui avait touché la main.

– Je dois fermer… avait-elle dit en la serrant un instant.

Il avait hoché la tête et elle l’avait suivi jusqu’à la porte d’entrée.

Dans le sas, un vigile en combinaison noire attendait, un molosse posté à ses pieds.

Pietramorta s’était retourné. La fille était accroupie devant la porte vitrée et bloquait la serrure. Elle l’avait regardé. Puis comme une aile de papillon se déplie, elle avait légèrement ouvert les doigts de sa main gauche appuyée sur le verre.

Encore maintenant, c’étaient les doigts de cette fille qui le retenaient de prendre son arme.

CHAPITRE IV

Il faisait encore nuit quand il arriva à Trente. Il était épuisé. Les rues étaient désertes. Il trouverait le poste de police plus tard… Il se gara près de la gare ferroviaire et après quelques pas, s’allongea sur un banc de bois, un peu à l’écart sur la piazza Dante. Il ferma les yeux. La route défilait sous ses paupières. Les trépidations du moteur résonnaient dans son crâne. Les hampes de la grille venaient le hanter comme les mâchoires d’une idole monstrueuse…

Un choc sur la poitrine l’arracha au sommeil. Ébloui par le soleil, il se leva d’un bond et fit face à deux adolescents à l’air mauvais qui croyant avoir affaire à un poivrot sans défense, l’avaient pris pour cible avec leurs canettes de bière.

Réalisant leur méprise, ils partirent en courant mais, de rage, Massimo s’élança derrière eux à travers le jardin. Ses pas lourds martelaient le sol, pourtant la hargne et la tension accumulée lui firent rapidement gagner du terrain. Pris de panique, le plus jeune s’affala dans l’herbe, à bout de souffle, mais Pietramorta l’évita d’un bond et continua sa poursuite… Pas question de céder. Devant, l’autre était presque un adulte… Il multipliait les feintes, fatiguait savamment l’adversaire. Exaspéré, Massimo se sentait faiblir. Alors, dans un élan irraisonné, il se jeta en avant, l’agrippa aux chevilles et le plaqua au sol.

– C’est pas moi ! C’est pas moi qui ai eu l’idée !

– C’est ta petite sœur ?

– C’est Silvio…

– Lève-toi ! gronda Pietramorta en lui agrippant le maillot. On va chez les flics !

– Pour ça !

Le garçon devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. Ses cheveux ras et un piercing à l’arcade sourcilière lui donnaient un air de brute mais il n’en menait pas large.

– En route ! Je te suis !

Ils parcoururent ainsi plus d’un kilomètre le long de trottoirs encombrés de badauds qui flânaient au milieu des étalages de boutiques. Marchant devant, le garçon n’osait se retourner et Massimo envisageait de le laisser continuer seul, quand le jeune gars stoppa devant l’entrée de l’immeuble de police aux fenêtres grillagées.

– Pietra !

Massimo se retourna étonné. Une femme entre deux âges lui faisait face avec un sourire radieux.

– Tu ne me reconnais pas ?… Valeria Lucarelli.

– Val !

Pietramorta dut faire un effort pour retrouver les traits de la jeune inspectrice qu’il avait connue une douzaine d’années auparavant. Son visage paraissait s’être affaissé et ses yeux verts étaient embués d’un voile de tristesse.

– Excuse-moi ! Je ne m’attendais pas ! bredouilla-t-il confus. Comment vas-tu ?

– Bien ! Je vais bien ! C’est merveilleux de te revoir ! Mais que fais-tu ici ? Je croyais que tu passais toutes tes vacances dans ta Calabre natale !

Elle lui prit le bras, avant de le relâcher brutalement comme si elle prenait conscience d’une présence.

Pietramorta se retourna. Il vit le garçon qui attendait au gardeà-vous devant le poste de police.

– Tu veux vraiment rentrer là-dedans ? menaça-t-il.

Le jeune le regarda l’air hébété.

– Donne-moi ton nom !

– Mon nom ? Euh… C’est Giorgio… Armani.

– Tu te fous de moi ?

– Je vous jure ! C’est ma mère, elle trouvait ça chic !

– Fous le camp !

Le garçon ne bougea pas. La sueur perlait sur ses cheveux ras.

– Tu n’as pas compris ? Barre-toi ! Mais si je te reprends, je te jure que tu ne pourras pas monter ces marches tout seul !

Le gars n’hésita plus. Il s’éloigna rapidement.

– Tu viens prendre un café ? proposa Valeria après avoir jeté un coup d’œil à travers les vitres crasseuses du poste de police.

Il n’osa pas refuser et la suivit dans une série de rues piétonnes débouchant sur une grande place noire de monde à cause du marché. Là, ils se frayèrent un chemin jusqu’à la terrasse d’un café et passèrent commande.

– Tu crains le soleil ? plaisanta-t-il en la voyant s’asseoir à l’ombre d’un pilier de pierre.

– Pas du tout ! rit-elle en se penchant vers lui. Mais je ne tiens pas à me faire voir, je devrais être au bureau ! D’autant plus que nous avons une sale affaire sur les bras. Tu en as dû en entendre parler ! Un cinglé qui a poignardé sa copine avant de se vautrer sur les piques d’une grille rouillée… Qu’y a-t-il ? Tu fais une drôle de tête…

– Le garçon, c’est… c’était mon neveu.

– Quoi ?

– Giulano… C’est le fils de ma sœur, Isabella.

– Mon Dieu ! C’est terrible !

Elle posa la main sur le bras de Massimo mais la retira aussi vite, comme si tout à coup elle craignait de se compromettre avec le parent d’un meurtrier.

– Nous avons essayé de joindre sa famille toute la journée d’hier ! dit-elle atterrée.

– Isa rentre tard. Elle a appris la nouvelle par la télé.

– C’est atroce ! Elle a vu ces images…

Elle se tut. Le serveur, un vieil homme à la peau parcheminée et aux cheveux blancs, apportait les cafés.

– Je veux savoir ce qui est arrivé, souffla Pietramorta quand le vieux s’éloigna.

– Tu as vu les informations…

– Je m’en fous ! Tout ce que veulent ces maudits journalistes, c’est du saignant… Et pour ça, ils ont été servis.

Valeria ne répondit pas. Le reproche était évident.

– Je veux comprendre, martela-t-il.

– Il n’y a rien à comprendre ! s’emporta-t-elle. Il a eu un coup de folie… Il a tué sa petite amie et dans sa fuite, il a…

– Impossible ! Ça ne lui ressemble pas.

– Qu’est-ce qui ne lui ressemble pas ? Tu sais très bien que les trois quarts des meurtriers n’ont jamais auparavant montré de signes particuliers de violence. En tout cas, pas plus que le reste de la population. Et de plus, il avait un casier.

– Je n’ai pas dit que c’était un ange ! Mais sa violence, il la retournait toujours contre lui-même. Jamais contre les autres ! Tout môme, quand il était en colère, il se cognait la tête contre les murs ou cassait ses jouets. Encore, vers quinze ans, je l’ai vu s’enfermer et se priver de repas.

– Massimo… se reprit Valeria. Je ne veux pas te faire de mal, mais ça montre un certain déséquilibre et qu’il avait des pulsions violentes.

– Jamais contre les autres !

– Alors il considérait sans doute que Carla était son jouet ! cingla Valeria.

Pietramorta se cabra. Il ferma les yeux. Ses muscles se crispaient, ses mâchoires se serraient douloureusement.

– Excuse-moi, dit la jeune femme.

– C’est de ma faute, parvint-il à articuler. Ce n’est pas raisonnable. Nous étions si proches, je ne peux pas imaginer qu’il l’ait tuée… Il a fait plus de conneries que tous les gosses de son âge réunis, mais je t’assure qu’il n’a jamais frappé personne et, avec les filles, il n’a jamais dérapé. C’était un romantique, il croyait au grand amour.

Il se tut. Il sentait la faiblesse de ses arguments. Plus l’amour était fort, plus la déception était terrible. Il en savait quelque chose…

– Je voudrais simplement savoir ce qui s’est passé, répéta-t-il.

Valeria regarda sa montre.

– Je ne peux pas rester, s’excusa-t-elle, mais si tu veux, on se retrouve ici à midi. Je ferai mon possible pour venir.

Elle se leva sans lui laisser le temps de répondre.

– De ton côté, si tu pouvais passer à la morgue, ajouta-t-elle en griffonnant une adresse sur sa carte professionnelle. Je sais que je te demande beaucoup…

Elle le contempla un instant puis pencha la tête vers lui comme si elle voulait lui murmurer autre chose, mais soudain elle se retourna et partit en courant.

Il la regarda disparaître au milieu des promeneurs et, sentant l’abattement le gagner, vida son café. Valeria non plus n’avait pas fini le sien. Il tourna la tasse et y porta les lèvres, incapable de savoir si c’était la caféine ou la trace de rouge qui l’avait attiré.

Il tendit la main et attrapa un journal qui traînait sur la table à côté. Il n’avait pas osé avouer à Valeria qu’il ne connaissait de l’affaire que des images muettes et quelques mots devinés sur les lèvres d’une présentatrice.

« Justice immanente à Trente ! » Masquant de la main les photos, il parcourut la série d’articles consacrés à l’affaire et parvint assez vite à se faire une idée de ce qui s’était passé.

Le jeudi soir à 21 heures, Carla et Giulano avaient rendez-vous dans un café du centre-ville. Ne voyant pas son amie arriver, le garçon, visiblement très énervé, était parti à sa rencontre et l’avait attendue dans les jardins de l’Institut de Sciences, situé à l’écart de la ville, où ils étaient tous deux étudiants. Quand ils s’étaient retrouvés, la discussion avait été houleuse. Des témoins avaient entendu des éclats de voix peu avant 22 heures. Mais ce n’était qu’à 23h15, qu’un appel anonyme avait signalé la présence d’un cadavre sur la grille de l’école qui longeait la via Venezia. En arrivant sur place, quelques minutes plus tard, la police avait découvert un second corps poignardé dans les buissons, à une vingtaine de mètres à l’intérieur du mur d’enceinte.

– Vous vous intéressez à l’affaire ? demanda le serveur aux cheveux blancs débarrassant le plateau.

Pietramorta leva les yeux sans répondre.

– Je m’excuse, fit le vieil homme, je me mêle de ce qui ne me regarde pas. Mais comme je vous ai vu avec l’inspecteur Lucarelli, j’ai pensé que vous étiez de la police…

Il tapota les portraits des deux jeunes gens qui faisaient la une de la Stampa.

– C’est une histoire moche, n’est-ce pas ? Dans les journaux, ils disent un café du centre-ville, mais c’est chez nous qu’ils avaient rendez-vous… Moi, je les connaissais bien. Ils venaient souvent. Enfin, je veux dire en période scolaire, parce qu’on ne les avait pas vus depuis un moment. Sans doute à cause des vacances.

– Ils avaient rendez-vous ici ?

– Vers 21 heures… En tout cas, Giulano est arrivé vers 20h45, en demandant si Carla était là, et à 21h15, il était parti.

– Il faut combien de temps pour aller à l’Institut ?

– En marchant vite, une bonne demi-heure.

– Il n’avait pas de voiture ?

– Non. Et elle non plus. Ils n’en voulaient pas, ils étaient plutôt tendance écolos… On les voyait de temps en temps à vélo, mais si Giulano avait eu le sien, jeudi soir, je l’aurais vu. Il le posait toujours ici, bien en vue contre le pilier.

– Ils étaient comment, tous les deux ?

– Vous voulez dire l’un avec l’autre ?

Pietramorta hocha la tête.

– Comme des amoureux ! Quelquefois, ils passaient des heures, serrés l’un contre l’autre, à se dire des mots doux et à s’embrasser. Et parfois, ils se faisaient la tête ou même ils se disputaient.

– Violemment ?

– Oh ! ça faisait des grands gestes et les yeux noirs, et ça parlait fort ! Mais jamais plus… Malheureusement, je sais bien que ça ne veut pas dire grand-chose…

CHAPITRE V

L’employé souleva le drap.

Pietramorta l’entendit reculer puis s’asseoir sur une chaise métallique qui grinça sur le sol carrelé tandis qu’il restait figé près du chariot.

Giulano…

Un visage d’homme aux traits durcis par la souffrance… La mort l’avait rendu adulte, pourtant Massimo ne parvenait à voir qu’un enfant privé de vie.

Il se rappelait sa main tenant la main du gamin alors que harnachés de leurs scaphandres de plongée, ils s’enfonçaient dans l’eau sombre de Lipari.

Les doigts du petit se crispaient sur les siens…

Il sentit les larmes couler sur ses joues. Il s’approcha, serra une dernière fois les phalanges sans vie.

Quoi que Giulano ait pu faire, sa mort avait été horrible.

Un sanglot s’échappa bruyamment de sa gorge. Il caressa doucement les doigts de son neveu, tout à coup surpris de les sentir si robustes, rugueux…

Retrouvant son instinct de flic, il les examina et vit que la peau de la main droite était déchirée ou éclatée sur les phalanges… Giulano s’était battu. On avait nettoyé la blessure mais à l’évidence, il s’était violemment cogné ou était tombé peu de temps avant sa mort. Les articulations de l’index et de l’annulaire étaient particulièrement abîmées. Pris d’un doute, il écarta le tissu et découvrit les terribles plaies causées par les hampes au niveau du sternum et sur le côté droit. Elles avaient été sommairement recousues mais il ne trouva nulle part d’autres traces de coups.

Il remonta le drap, comme il l’avait fait tant de fois quand Giulano était enfant, puis il lui caressa les cheveux.

Aussitôt l’employé s’approcha pour emporter le brancard mais Pietramorta l’arrêta et demanda à voir Carla Consolo.

– Je ne sais pas si je peux. Il faudrait demander une autorisation.

– C’était l’amie de Giulano. Elle faisait partie de la famille et, malgré ce qui s’est passé, je voudrais lui faire un dernier adieu.

Le gars haussa les épaules.

– Vous êtes de la police. Je pense que je peux vous faire confiance.

Il revint bientôt avec un second chariot et, tendu par l’appréhension, Pietramorta le vit dégager le visage de la jeune femme.

Sa beauté le frappa aussitôt.

Accaparé par le sinistre portrait de Giulano exhibé par la télé, il avait à peine regardé celui de Carla. Et voici qu’elle surgissait à son tour. Elle paraissait simplement endormie, pâle. Il s’approcha, mal à l’aise de ne pas lui avoir prêté plus attention et, encore maintenant, de vouloir avant tout essayer de disculper Giulano. Il se pencha, comme pour prier, mais prenant garde à ne pas faire d’ombre, chercha en vain la moindre trace de coup sur le visage de la jeune femme et dans ses cheveux…

Il aurait fallu examiner tout le corps.

Jetant un coup d’œil derrière lui, il vit que l’employé attendait un peu en retrait, balançant d’un pied sur l’autre.

Le gars s’impatientait. Sans doute craignait-il que quelqu’un n’arrive car il alla jusqu’à la porte d’entrée, regarda à travers le hublot et revint en poussant un soupir insistant.

– Vous pouvez l’emporter, fit Massimo en pensant malgré lui que Giulano ne lui en voudrait pas de l’utiliser ainsi.

Le type s’empara aussitôt du chariot et dès qu’il disparut par la porte à battants, Pietramorta écarta le tissu et inspecta le corps de la jeune femme.

Une plaie de deux centimètres environ avait été recousue sous le sein gauche… presque au même endroit que celles de Giulano. Il examina les bras, les épaules, les clavicules, les hanches, mais ne trouva aucune autre trace de violence, hormis un léger hématome sur le haut de la cuisse et une éraflure au coude qui provenaient sans doute de sa chute.

Tout à coup, Massimo entendit du bruit dans le couloir principal. Il eut à peine le temps de remonter le drap et de singer une nouvelle prière, que la porte s’ouvrit.

– Qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?

Un couple d’une cinquantaine d’années le regardait d’un air soupçonneux… Les parents Consolo !

– Je… Je suis l’oncle de Giulano.

Il sentit leur regard se durcir.

– Je suis venu les voir, continua-t-il. Je voulais…

– Vous n’avez rien à faire auprès de notre fille ! éructa Consolo. Nous ne voulons pas de la pitié de la famille de son assassin ! La mère de ce criminel a déjà eu l’audace de nous téléphoner ce matin ! Totalement folle ! Elle voulait qu’on pardonne à ce salaud ! Je lui ai raccroché au nez. Mais vous pourrez lui dire que nous ne pardonnerons jamais, ni à elle, ni à son fils ! Carla était notre seule enfant. Nous ne voulions pas qu’elle fréquente ce vaurien ! Elle n’a pas voulu nous écouter…

À ce moment, l’employé entra et devint écarlate en apercevant le couple.

– Fichez le camp ! cracha Consolo à l’adresse de Pietramorta. Quant à vous, trembla-t-il en se retournant vers le gardien, je peux vous affirmer que vous allez devoir chercher une autre place !

– C’est de ma faute, intervint Massimo. J’ai insisté et comme je suis policier, Monsieur n’a pas voulu désobéir.

– Policier ? Un Calabrais comme son assassin de neveu ! Je répète depuis des années que l’Italie court à sa perte ! Mais tant que nous n’aurons pas fait le ménage et renvoyé tous ces maudits parasites du Sud chez eux…

– Votre tristesse fait peine à voir, l’interrompit Massimo, son visage devant celui de Consolo. Je vous laisse à votre chagrin !

Il retrouva avec soulagement la lumière du jour. Il avait l’impression de sortir de prison. Il se sentait vidé, hagard. Sans doute était-ce pour cela qu’il ne s’aperçut pas que quelqu’un l’observait depuis l’ombre d’un porche.

Il longea un vieux mur ocre et, retrouvant sa petite Fiat garée en plein soleil, en ouvrit grand les portières dans l’espoir de rafraîchir un peu l’habitacle.

Sa tête bourdonnait, ses mains tremblaient. Plus loin, la rue se terminait en impasse et deux ou trois acacias faisaient de l’ombre sur une petite place déserte.

Laissant les portières béantes, il marcha jusque-là et, attiré par un clapotis, découvrit une fontaine incrustée dans le mur d’une vieille maison. Il s’approcha. Un filet d’eau coulait dans une vasque de pierre blanche.

Il but longuement, s’aspergea le visage et les cheveux.

– Elle est bonne, fit une voix derrière lui.

Surpris, il se retourna et découvrit une minuscule vieille en chemisier et tablier noirs qui l’observait appuyée sur son balai.

– Elle vient de la montagne…

Il hocha la tête.

– Tu as du souci ?

Pietramorta la regarda étonné.

– Ça se voit ! dit-elle sans lui laisser le temps de répondre. Tu es fatigué.

Il leva les mains en signe de dénégation, mais les laissa retomber.

– Tu peux t’asseoir, dit-elle en montrant une chaise de paille tirée sur le pas de sa porte. Tu ne me déranges pas.

Il pensait s’éloigner, mais la vieille lui tourna le dos et se mit à balayer les dalles de la petite place. Vaincu, il se posa sur l’antique siège et, rassuré de ne pas l’entendre gémir sous son poids, renversa la tête dans la fraîcheur du mur et ferma les yeux.

La cour était un havre de paix. L’odeur de la lessive qui séchait, venait lui caresser les narines et bientôt, le bruit doux du balai sur la pierre acheva de le calmer.

Giulano n’était pas coupable. Le garçon s’était trouvé là au mauvais moment. Quelqu’un d’autre avait tué Carla.

Il revoyait le café de la piazza del Duomo. À 21h15, Giulano en était sorti et s’était rendu à l’Institut des Sciences. Vu son excitation, il s’était dépêché et sans doute était-il sur place à 21h45. À cet instant, il avait entendu une altercation dans le jardin et, reconnaissant la voix de son amie, il avait coupé au plus court en escaladant la grille mais, dans sa précipitation, il était tombé.

Massimo secoua la tête. Quelque chose le tracassait. Un détail qu’il avait aperçu… Il se força à se remémorer les images du journal télévisé, repassant chaque séquence jusqu’à la vision effroyable du corps martyrisé de Giulano où sa mémoire se bloquait…

Il refusait de revoir cette scène atroce, il la repoussait dans les limbes de ses souvenirs…

Il dut la faire revenir par fragments. Le trottoir sombre. Le muret supportant la grille. Quelques buissons dépassant entre les barreaux et, sur le faîte, la silhouette cassée de Giulano… Son visage tourné en direction de la rue donnait l’impression qu’il avait glissé en prenant la fuite. Pourtant ça ne voulait rien dire. Peut-être avait-il dérapé en se retournant pour chercher un appui pour entrer…

Les empreintes ! Il fallait espérer que Valeria et son équipe avaient fait des relevés sur les barreaux. Leur orientation serait déterminante…

Un violent coup de klaxon l’arracha à sa somnolence.

– Il arrive, il arrive !

La vieille faisait de grands signes de son balai au conducteur d’une BMW que la portière de la Fiat empêchait de passer.

Pietramorta se leva brusquement.

– Ne te presse pas, fils. Celui-là croit que le monde est à lui parce qu’il a une grande voiture. L’argent, toujours l’argent ! Il n’y a plus que cela qui compte… Tu as résolu ton problème ?

– Pas encore.

– Alors reviens quand tu veux…

Lorsqu’il démarra, la vieille le regardait appuyée sur son balai. Il lui fit signe de la main et tout à coup plus léger, s’engagea sur le corso Vittorio Emmanuel.

Onze heures. Il avait encore du temps avant son rendez-vous avec Valeria… Il traversa la ville et s’éleva au flanc de la montagne parmi de grandes villas entourées de vignes.

À la sortie d’un virage, il découvrit l’Institut des Sciences niché au milieu de grands arbres, sur un promontoire dominant la vallée. Les bâtiments dégageaient une impression de puissance, soulignée par la présence d’un dôme abritant un observatoire astronomique qui couronnait l’édifice principal. L’ensemble s’inspirait des imposantes constructions de la fin du dix-neuvième siècle qui accueillaient les institutions scientifiques les plus réputées, mais la sobriété de ses lignes et le béton brut en faisaient un centre ostensiblement tourné vers le troisième millénaire.

Pietramorta ne put s’empêcher de l’associer aussitôt aux constructions soviétiques fantasmées par Bilal dans ses bandes dessinées… À moins que ce ne fût fasciste…

Il contourna le parc, dépassa l’entrée principale et longeant la grille, parvint sur une petite place qui dominait l’école sans avoir repéré le lieu où s’était déroulé le drame. Intrigué, il fit demi-tour, revint lentement sur ses pas, et s’arrêta au niveau de la limite basse du jardin. Bien sûr, c’était logique. Venant de la ville, Giulano n’avait pas dépassé l’entrée. Presque en face, se trouvait un immeuble de trois étages dont les balcons donnaient sur la rue. C’était bien là. La caméra de télévision était sûrement placée là-haut, au troisième niveau.

Il se gara à l’endroit où l’avant veille se trouvait le semi-remorque aperçu à l’écran et, la bouche sèche, s’approcha de la grille.

Rien ne rappelait le drame qui s’était déroulé moins de quarante-huit heures auparavant, mais en passant la tête entre les barreaux, il vit un large périmètre limité par un ruban fluorescent, toujours interdit à l’intérieur du jardin.

Il descendit le long du trottoir, puis remonta en essayant de se représenter les lieux de nuit… Le muret, d’une soixantaine de centimètres de haut, supportant la grille, était doublé côté parc, de touffes de buissons qui s’interrompaient par endroits… Giulano grimpait la côte en courant. Il était essoufflé. Soudain des cris retentissaient. Reconnaissant la voix de Carla, il se précipitait, escaladait la grille et, alors qu’il se tournait pour descendre, son pied dérapait… Tout cela était plausible. Mais s’il voulait innocenter Giulano, Massimo savait qu’il devait trouver le véritable coupable.

Il continua son chemin et franchit l’entrée sans apercevoir de concierge ou de garde. Le campus était presque désert. Seules quelques voitures étaient garées sur de petits parkings dissimulés entre les arbres. Tout autour, le jardin profondément vallonné était sillonné d’allées qui disparaissaient dans les frondaisons.

Il descendit dans une petite combe puis gravit un escalier de pierre avant de retrouver le chemin qui longeait la grille d’enceinte. Ici, le bruit de la ville et la chaleur torride de la vallée paraissaient bien loin. Le temps semblait suspendu. Mais brutalement, une large tâche sombre dans la terre poussiéreuse le ramena à la réalité… Carla s’était vidée de son sang, au milieu de ce cercle de rubans fluorescents, tandis que Giulano agonisait une douzaine de mètres plus loin, empalé sur les pointes rouillées de la grille.

Il regarda le soleil à travers les branchages. Les larmes lui montaient aux yeux. Ce meurtre ne devait être pour lui qu’une affaire de plus à résoudre. Carla et Giulano étaient morts. Rien ne les ferait revivre. Il ne devait penser qu’aux vivants… À sa sœur. À sa nièce, Dina, qui essayait de ne pas laisser sa mère plonger dans la folie. Il devait comprendre. Il devait sentir ces lieux, ce jardin, cette ville, comme quelqu’un d’ici.

Il scruta les alentours. Que faisait Carla à cet endroit, à une heure si tardive ? D’ici, on apercevait à peine la coupole de cuivre vert du bâtiment principal dépassant au-dessus de grands pins noirs. Les étudiants n’avaient qu’une centaine de mètres à faire pour se sentir loin de tout. Même en plein jour… De l’autre côté, la rue qui bordait l’enceinte paraissait très peu fréquentée. Seules, une ou deux voitures étaient passées depuis son arrivée et il n’avait vu aucun piéton.

Qui avait pu entraîner Carla dans ce coin à cette heure ?

CHAPITRE VI

Valeria Lucarelli fit un signe de la main lorsque Pietramorta passa devant le café de la piazza del Duomo. Il était douze heures vingt. La terrasse était remplie de monde. Il se faufila entre les tables et s’assit en s’excusant.

– Je n’ai qu’une demi-heure, fit Valeria sans réussir à masquer son agacement. J’ai commandé une salade…

– Je peux repartir.

– Pietra ! Toujours aussi susceptible… Je voulais simplement te dire que je ne pourrais pas rester. Tu sais très bien que je suis contente de te revoir.

Elle avait prononcé ces derniers mots comme une hôtesse d’accueil dans une banque ou une agence immobilière.

Massimo la regarda sans répondre. Valeria et lui s’étaient côtoyés pendant plus d’une année, au cours de leur formation d’inspecteur, sans jamais être amis. L’occasion ne s’était pas présentée. Ils étaient simplement restés collègues. Leur diplôme obtenu, elle avait été nommée à Bologne, lui à Naples. Tout aurait pu s’arrêter là. Mais juste avant de plier définitivement bagage, ils s’étaient rencontrés par hasard à la caisse d’un supermarché. Après quelques mots de circonstance, ils avaient décidé d’aller au cinéma ensemble et avaient fini la soirée chez elle. Pendant les trois jours suivants, ils ne s’étaient pas quittés. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient voulu se mentir : leur relation durerait trois jours, elle ne survivrait pas à la séparation. Il en avait gardé un souvenir ému…

À présent Valeria était de l’autre côté de la table comme une étrangère. Ou plutôt comme une collègue aimable.

Bien sûr après quinze années, alors qu’il n’avait pas réussi à la reconnaître, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui sautât au cou. Mais il aurait aimé un petit signe. Un regard…

– Massimo !

Pietramorta sortit de sa rêverie. Le garçon attendait debout près de lui.

– La même chose que la signora… bredouilla-t-il.

– Ça ne va pas ? demanda Valeria quand le garçon s’éloigna.

– Fatigué.

– Tu es passé à la morgue ?

– Oui.

– Tu veux toujours que je te donne tous les détails ?

Il acquiesça. La jeune femme eut encore un moment d’hésitation, puis secoua la tête.

– Comme tu veux, soupira-t-elle. Avant-hier, jeudi à 23h12, nous avons reçu un appel nous avertissant qu’un homme était planté sur la grille de l’Institut des Sciences. Le type précisait qu’il l’avait vu en passant en voiture via Venezia. D’après le numéro, l’appel provenait d’une cabine du centre-ville, près de la gare. Quand l’agent de garde lui a demandé pourquoi il n’avait pas cherché à porter assistance à la victime, le gars s’est énervé. Il a dit qu’il avait vu que l’homme était mort, c’était évident, et qu’il voulait simplement faire son devoir. Puis il a raccroché.

Pietramorta hocha la tête et la laissa poursuivre.