Passé décomposé - Yannick Letty - E-Book

Passé décomposé E-Book

Yannick Letty

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Beschreibung

Chacun porte en lui une part de secret qu’il garde enfouie…

Margot en est intimement persuadée lorsqu’elle se lance dans la quête de ses origines et remonte le fil ténu de la mémoire, au milieu des ruines de la ville où elle a toujours vécu. Mais ce mystère conduit parfois au massacre et au meurtre. Et, bien malgré elle, épaulant ses anciens collègues policiers, Margot se retrouve sur la piste de véritables monstres, fruits de terribles secrets plongeant leurs racines dans les pires moments du passé. Projetée parmi ces êtres d’apparence anodine, qui parfois nous ressemblent, il lui faudra pour survivre, déceler ceux qui tuent ou enlèvent des femmes dans les desseins les plus sordides… Mais peut-être que le plus inquiétant n’est pas là…

Un thriller haletant avec comme toile de fond des secrets de famille

EXTRAIT

Maurice Le Borgne se frotta les yeux, puis referma le dossier qu’il lisait pour la vingtième fois en deux jours. C’était assez pour ce soir. Il allait se lever mais soudain, le regard trouble, il sortit une photo d’un tiroir et contempla longuement la jeune fille bronzée qui posait. Dix-sept ans, presque dix-huit…
Il soupira. Il devait se dépêcher. Il avait promis à Josette qu’il serait à la maison avant minuit pour fêter la nouvelle année… Mais il y avait cette fille, elle le hantait… L’étage était silencieux. Josette attendait surement. Les petits étaient devant la télé à regarder une cassette et Sabrina, l’ainée, restait surement enfermée dans sa chambre. Elle avait demandé à passer la nuit du 31 avec des copains, mais il avait refusé. Il la trouvait trop jeune. Dix-sept ans. Comme Karine sur la photo… Il n’avait pas vu le temps passer. Son boulot le prenait tant, que les enfants grandissaient sans qu’il s’en aperçoive. Les premiers mois bien sûr, il voyait les transformations. Mais tout à coup le bébé se mettait à marcher à quatre pattes, bientôt il ne fallait plus qu’un doigt pour le faire traverser la maison sur ses jambes et un jour, on devait déjà l’amener à l’école.

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Ähnliche


À mes parents, pour toutes les clés qu’ils m’ont données…

NORD-OUEST FINISTÈRE

CHAPITRE PREMIER

Maurice Le Borgne se frotta les yeux, puis referma le dossier qu’il lisait pour la vingtième fois en deux jours. C’était assez pour ce soir. Il allait se lever mais soudain, le regard trouble, il sortit une photo d’un tiroir et contempla longuement la jeune fille bronzée qui posait. Dix-sept ans, presque dix-huit…

Il soupira. Il devait se dépêcher. Il avait promis à Josette qu’il serait à la maison avant minuit pour fêter la nouvelle année… Mais il y avait cette fille, elle le hantait… L’étage était silencieux. Josette attendait sûrement. Les petits étaient devant la télé à regarder une cassette et Sabrina, l’aînée, restait sûrement enfermée dans sa chambre. Elle avait demandé à passer la nuit du 31 avec des copains, mais il avait refusé. Il la trouvait trop jeune. Dix-sept ans. Comme Karine sur la photo… Il n’avait pas vu le temps passer. Son boulot le prenait tant, que les enfants grandissaient sans qu’il s’en aperçoive. Les premiers mois bien sûr, il voyait les transformations. Mais tout à coup le bébé se mettait à marcher à quatre pattes, bientôt il ne fallait plus qu’un doigt pour le faire traverser la maison sur ses jambes et un jour, on devait déjà l’amener à l’école.

Maurice avait toujours réussi à se débrouiller pour être là le jour de la rentrée, mais c’était pour Sabrina, la grande, qu’il gardait le souvenir le plus aigu, le plus douloureux, au creux de l’estomac. Ils étaient là Josette et lui, plantés au milieu de la cour. Sabrina ne pleurait pas. Elle ne disait rien. Trop sérieuse tout à coup, elle regardait les bâtiments autour d’elle, la fresque colorée… Il fit rapidement le calcul : Josette avait vingt-six ans, lui trente-quatre. Soudain il s’était trouvé vieux par rapport à tous ces autres parents qui attendaient aussi. Ou peut-être était-ce seulement ce qu’il pensait maintenant… Josette était jolie avec sa grosse natte de cheveux noirs, sa robe rouge au-dessus du genou et son bronzage de vacances qui lui donnait un air d’Espagnole épanouie… Les maîtres et les maîtresses avaient tapé dans leurs mains… Il avait été soulagé de constater qu’il n’y avait plus de cloche ou de sonnerie comme à son époque. La maîtresse de Sabrina paraissait gentille. Petite section première année. Il y avait une autre femme un peu plus âgée : la dame de service, qui souriait elle aussi. Les inscriptions étaient faites depuis plusieurs jours. La maîtresse tenait par la main un enfant qui n’arrêtait pas de pleurer. Les autres plus ou moins dociles rentraient dans la classe. Maurice n’arrivait pas à lâcher la main de Sabrina. Il y avait cette étendue de goudron… et puis la porte aux montants bleus. Certains enfants tenaient leurs doudous. Aujourd’hui, ils pourraient les garder, puis il faudrait les déposer dans leur casier à l’entrée de la classe.

L’étendue de goudron était comme un océan noir, un gouffre infranchissable.

Josette s’était penchée. Elle avait embrassé la petite et elle avait murmuré : A midi. Maurice n’avait pas bougé, il n’avait pu rien faire. Il avait simplement écarté les doigts et senti la petite main qui s’en allait. Il fixait la porte, la maîtresse qui tenait la poignée.

– Bonjour Sabrina.

La porte s’était refermée. Il revoyait les jambes potelées.

– Maurice !

Josette avait glissé sa main dans la sienne. Ils étaient retournés à la voiture. Il était incapable de parler. Il devait la déposer en ville avant de rejoindre son boulot. Elle allait au marché. Il lui en voulait de ne pas avoir gardé la petite, de ne pas avoir craqué. De ne pas avoir dit que l’école ça pouvait attendre un mois ou deux… Mais soudain il avait entendu un bruit. Josette pleurait.

– Je suis bête, hein ?

Elle souriait. Maurice avait posé ses doigts sur sa main. Sans rien dire…

Il revoyait la petite robe bleue de Sabrina. Elle avait grandi. Elle avait dix-sept ans.

Et ce soir, il y avait la photo de cette jeune fille sur son bureau. Si jolie… Qui occupait toutes ses pensées, nuit et jour. Parce qu’elle avait disparu. Et son métier de flic était de la retrouver… Son estomac se serrait. Elle était si semblable à Sabrina… Karine, disparue la nuit de Noël sans laisser aucune trace, aucune piste… Le mec qui avait fait ça, n’avait jamais tenu une petite fille par la main pour l’emmener à l’école. Le mec ou les mecs… Il n’en savait rien.

Il claqua le tiroir, referma son bureau… Il avait cinq minutes pour oublier tout ça. Il imagina la famille qui l’attendait. Josette avait peut-être mis sa nouvelle robe rouge…

En passant en voiture devant la place Saint-Martin, il aperçut un fourgon de police stationné au pied de l’église. Mais perdu dans ses pensées, ou bien à cause du casque que le gars portait, il ne reconnut pas le type encadré par ses confrères.

Beaucoup plus tard, il repenserait à cet instant : que serait-il arrivé s’il l’avait identifié et était immédiatement intervenu ?

– C’est nous les maîtres ici, c’est nous qui faisons la loi !

Emgann avala sa salive.

– T’as peut-être pas remarqué, mais les temps ont changé. C’est plus les morveux qui commandent ! T’es à Brest ici !

Emgann baissa les yeux. Un bon flic est un flic mort !

Il sentit son estomac se crisper. Il ne pouvait pas gueuler ça ! Pas aujourd’hui. Même si l’autre con continuait à le gonfler… Cinquante euros parce que, soi-disant, il n’avait pas marqué le stop ! Il avait pourtant bien foutu le pied à terre ! Mais ces deux connards prétendaient qu’il ne s’était pas arrêté.

– Le feu arrière ne marche pas ! feula le chef avec un sourire façon Sarko trouvant un collégien corse en train de chier sur son paillasson.

Emgann accéléra fébrilement faisant vrombir le moteur de son vieux 103 suspendu sur sa béquille.

– C’est un faux contact ! Tout à l’heure, il fonctionnait.

Il tapa sur le capot de plastique rouge. Merde ! L’ampoule était grillée !

Le sourire du flic s’élargit encore. Un clone de Sarkozy ! Ses dents rayaient le plancher ! Avec la moisson des derniers jours, la promotion se profilait. Le regretté ministre propulsé Président par la vertu du matraquage universel, viendrait, en personne, lui remettre la médaille du meilleur flic de France !

– T’as une ampoule ?

– Hein ?

– T’as pas entendu ? T’as une lampe de rechange ?

– Ben, non…

– Faut que tu en trouves une sinon on immobilise le véhicule.

– On est le 31 décembre, bougonna Emgann. À cette heure, il n’y a plus rien d’ouvert.

– T’as vraiment pas de chance ! Alors t’attaches ta pétrolette à la barrière là-bas ! Et t’as intérêt de payer l’amende sous trois jours, sinon c’est quatre-vingt-dix euros !

– Quatre-vingt-dix !

– C’est ça : un neuf et un zéro !

Emgann contourna le fourgon 806 rutilant et attacha son vieux Peugeot derrière les buissons qui bordaient le porche néogothique de l’église Saint-Martin.

– T’inquiète pas ! Tu ne te la feras pas piquer, on est là pour la nuit…

Bande de cons ! Mais qu’est-ce qu’ils fichaient dans le coin ? Ils n’étaient quand même pas là pour surveiller la sortie de la messe de minuit ! Attention, messieurs dames, pas d’agitation ! on arrête les cantiques et on sort sans précipitation ! Z’êtes sûrs que vous n’avez rien consommé de suspect ? Pas de petite hostie blanche qui emporte au ciel ? Ah merde, ce n’était pas Noël ! Il n’y avait pas de messe de minuit le 31 décembre… Ni personne pour prier pour les pauvres mecs qui cherchaient une ampoule de rechange pour leur mobylette.

Le casque sous le bras, il s’éloigna vers la rue Jean Jaurès mais avant de disparaître, il se retourna une dernière fois. Les deux flics le fixaient en se fendant la pêche.

Un bon flic est un flic mort !

Il jeta un coup d’œil autour de lui, comme si quelqu’un, ou un dieu omniscient, avait pu lire dans ses pensées et les exécuter… Mais il n’y avait personne. La rue était déserte. Ses yeux montèrent vers l’horloge sur le clocher. Minuit moins le quart. Dans quelques minutes, la ville sortirait de sa léthargie. Les bagnoles klaxonneraient. Les gens sortiraient du ciné en se souhaitant bonne année… Bon sang ! Minuit moins le quart ! Il allait louper son coup ! Il se mit à courir et dévala la rue Jean Jaurès en pensant que décidément la municipalité ne s’était pas foulée cette année, pour les lumières… Ça n’avait plus l’air de fête de son enfance… Mais est-ce qu’avec l’âge, les guirlandes ne pouvaient être autre chose que des ampoules accrochées sur des carcasses métalliques pissant la rouille ? Chaque année à l’approche de Noël, il attendait comme un gosse de voir les nouvelles décorations. Place de Strasbourg, rue Jean Jau, rue de Siam, il s’enfilait l’axe principal de Brest en Mob jusqu’au pont de Recouvrance… La féerie avait disparu. Mais comment pouvait-il en être autrement ? Il avait vingt-trois ans et non plus neuf ou dix… Non, il savait très bien que ce n’était pas l’âge. Il savait très bien depuis quand il n’y avait plus de féerie à Noël et qu’il n’y en aurait sans doute plus jamais.

Vas-y Emgann, verse ta petite larme ! Continue à te regarder le nombril et une fois de plus, tu vas tout rater !

Il piqua un sprint et déboucha place de la Liberté. Enfin ! La vaste esplanade s’ouvrait en contrebas tel un gigantesque bassin asséché qu’une vingtaine de geysers jaillissant de la rive en pente essaieraient en vain de remplir. Balançant leurs jets colorés vers le ciel, ils semblaient jouer à celui qui pisserait le plus haut. Avec ce froid, ils allaient finir par geler en colonnes de toutes les couleurs ! Se marrant tout seul, Emgann imagina la vingtaine de stalagmites dressées devant la mairie comme des godemichés géants sur le comptoir d’un sex-shop ! Les mémés de la rue de Siam en avaleraient leurs dentiers !

À bout de souffle, il dévala la pente de l’esplanade plus vaste que la place Saint-Pierre de Rome et épuisé se remit à marcher. Sur sa gauche, un manège baroque à l’Italienne s’immobilisa au son des dernières notes d’une boîte à musique. Un jeune couple tout sourire, en descendit portant un gamin de dix-huit ou vingt mois dans les bras… Le premier rejeton de la famille Ricorée… Mais sans attendre, le machiniste éteignit la lumière et aussitôt le gosse se mit à hurler. Les parents essayèrent de le calmer, en lançant par-dessus son épaule des regards offusqués au type qui, parfaitement indifférent, tendait les élastiques d’une vieille bâche de plastique sur la dorure du kiosque. Le gosse gueulait de plus en plus fort. Le père haussa le ton, puis la mère, et ils finirent tous deux par s’engueuler… La famille Ricorée avait du plomb dans l’aile !

Minuit moins dix ! Emgann se précipita vers la grande roue. Les nacelles étaient vides. Il n’y avait plus personne. Mais tout à coup il aperçut une silhouette devant la cabane des billets. Le vieux mec fermait les volets. Trop tard, c’était foutu ! Encore un coup foireux ! Année de merde. Maudits flics ! Il n’arrivait jamais à rien.

– S’il vous plaît ! C’est fermé ?

Le vieux se retourna découvrant un visage buriné barré d’une épaisse moustache blanche.

– J’aurais voulu faire un tour…

Le bonhomme se gratta consciencieusement les fesses et l’air perplexe, dévisagea l’espèce de branque aux cheveux longs qui le regardait avec un air de gosse déçu.

– On va me couper le jus…

– Tout de suite ?

– Je ne sais pas… T’as peut-être le temps de faire un tour…

Le visage du garçon se crispa curieusement.

– C’est combien ?

– Deux euros, fit le vieux en faisant tinter les pièces dans sa musette. Tu me paieras en descendant, si tu ne restes pas coincé…

Emgann serra les mâchoires. C’était maintenant ou jamais. Le vieux lui tourna le dos et s’approcha des manettes. Les jambes flageolantes, il le suivit et glissa la main dans sa poche. Le bonhomme se pencha vers sa machine. Emgann prit sa respiration. Un, deux…

– Je peux monter aussi ?

Surpris, les deux hommes firent volte-face. Tombée du ciel, une fille les fixait derrière ses lunettes à gros carreaux.

Merde ! Elle allait tout faire rater !

– Moi je veux bien, marmonna le machiniste, mais vous grimpez tous les deux dans la même nacelle.

La fille paraissait essoufflée. Mal à l’aise, elle se retourna plusieurs fois en attendant qu’Emgann se décide à répondre. Sans doute était-ce l’inquiétude de se savoir jaugée… Pourtant lorsque leurs regards se croisèrent de nouveau, il crut y voir une réelle angoisse… À moins qu’elle ne fût simplement complexée par ses gros verres de lunettes qui exhibaient comme un corps nu, les sphères bleutées de ses yeux.

– Vous vous décidez ? bougonna le vieux. Dans deux minutes, il n’y aura plus de jus.

Résigné, Emgann hocha la tête. Il courba l’échine, passa la barrière et se laissa tomber dans la nacelle. Aussitôt la fille s’assit près de lui et la roue s’ébranla.

Les haubans vibraient sous de courtes rafales de vent glacé. Les mains crispées sur la barre de protection, Emgann gardait les yeux rivés sur les lumières de l’immeuble en face. Depuis dix minutes, la roue s’était immobilisée, leur nacelle suspendue dans le vide au moment où elle entamait sa descente.

La fille se retourna brusquement. Elle ne cessait de bouger, regardait tout autour : devant, derrière, sur les côtés, dessous… Elle ne pouvait pas rester tranquille !

– Tu fais quoi dans la vie ? demanda-t-elle soudain.

Piège…

– Je… Je… Je déménage.

– Tout le temps ?

Merde, elle allait croire qu’il était SDF !

– Les… Les gens !… Je déménage les gens.

– Tu es déménageur, quoi !

– C’est… C’est ça.

Du coin de l’œil, il vit que la fille jaugeait ses épaules de ses yeux bleus terriblement indécents. Il voulut préciser qu’il n’y avait pas besoin d’être taillé comme un colosse pour le type de déménagements qu’il faisait, mais il ne sentit pas le courage d’entrer dans des explications et parfois, il y avait des nanas qui réprouvaient ses activités… Comme s’il pouvait se permettre d’avoir des états d’âme ! Il fallait bien vivre ! De toute façon, il était incapable d’ouvrir la bouche sans se mettre à claquer des dents.

– Tu crois qu’il en a pour longtemps ? demanda-t-elle en se penchant brutalement pour regarder en bas.

Emgann haussa les épaules.

– Remarque, la vue n’est pas mal d’ici…

Elle se mit debout et à moitié juchée sur le siège, scruta le bas de Siam sans paraître s’apercevoir qu’elle faisait gîter dangereusement la nacelle.

– Tu… Tu devrais rest… rester assise.

– Tu as froid ? Tu claques des dents.

– Un peu…

– Alors il faut que je te serve de coupe-vent ! rit-elle en se laissant tomber sur la banquette de plastique.

Emgann se força à sourire. Il ne pouvait pas avouer que c’était de trouille qu’il grelottait. Pourtant il était vrai que ça caillait.

– Il va peut-être neiger ! dit-elle en montrant le ciel noir chargé de nuages.

Il ne manquerait plus que ça ! Il tombait cinq centimètres de flocons tous les quatre ou cinq ans et il faudrait que ça arrive justement aujourd’hui ! Tout foirait ! Il avait pourtant répété plusieurs fois le scénario dans sa tête, il était venu trois jours de suite faire des repérages, il avait tout prévu ! Mais il avait fallu que cette fille se pointe et maintenant, cette panne d’électricité !

Suspendu dans cette maudite nacelle bloquée à quinze ou vingt mètres du sol, il se retenait de hurler !

– Y’a plus de jus !

C’était ce que d’en bas, le vieux avait crié quand la roue s’était immobilisée. Il ne fallait pas qu’ils s’affolent, il allait la faire descendre doucement, en manuel… Mais ce con n’avait pas trouvé le levier. Quelqu’un lui avait piqué la barre d’acier qui permettait de virer les engrenages cran par cran !

– Attendez !

Il leur avait gueulé de ne pas s’affoler, qu’ils n’avaient qu’à se serrer l’un contre l’autre pour se tenir chaud. Il allait voir à la mairie. Il y avait peut-être une permanence ou un gardien qui remettrait le jus.

Un 31 décembre ! À minuit ou presque !

À côté, la fille semblait prendre plaisir à la situation.

– Tu as vu le monument aux morts ? En sautant, on pourrait se mettre debout sur la colonne !

– Debout sur…

Emgann ferma les yeux. C’était une colonne de granit de plus de vingt mètres de haut avec deux tranchées creusées à sa base pour faire passer les piétons sous l’avenue. De loin, elle avait l’allure d’un mât de trimaran posé sur des flotteurs de béton. Il n’osait s’imaginer perché sur le replat sommital, la rue de Siam s’ouvrant devant lui comme un gouffre…

– Ça ne va pas ? Tu es malade ?

Il secoua la tête sans parvenir à rouvrir les yeux.

– Au fait, c’est quoi ton prénom ? Moi c’est Adèle.

Il respira plusieurs fois. La jeune femme lui semblait de plus en plus étrange. Lorsqu’elle avait surgi de la nuit, elle paraissait timide, apeurée, tétanisée malgré son sourire. Et maintenant qu’ils étaient bloqués depuis une demi-plombe dans cette damnée nacelle, elle était véritablement euphorique. Comme si la panne transformait sa soirée en fête, quand pour lui c’était la Berezina…

– Et toi ?

– Moi ?

– Ton prénom ? répéta-t-elle en riant.

Bon sang, il décrochait complètement… Et cette maudite trouille qui ne le lâchait pas ! Quelle idée aussi de vouloir maîtriser aujourd’hui sa phobie du vide ! Sans témoin, sans personne pour l’aider : ce devait être son exploit personnel, le signal qui allait lui permettre de s’arracher à la spirale de coups sordides qui l’emportait. Son départ pour une nouvelle vie !

Année de merde… Jusqu’au bout ! Parce que d’une seconde à l’autre il n’allait pas pouvoir s’empêcher de hurler de trouille…

Dans un effort suprême, il rouvrit les yeux et, ses mains broyant le garde-fou, se tourna lentement vers la jeune femme.

– Emgann, lâcha-t-il dans un souffle.

Derrière les épais verres de lunettes, le regard bleu un peu trouble, scrutait son visage.

– Emgann ?

– Combat… Ça veut dire combat en Breton. C’est mon père qui…

Il se sentait le roi des cons, le pauvre Emgann, avec son prénom guerrier, tout tremblant de peur parce qu’il était à plus d’un mètre du sol !

– On devrait s’embrasser, fit Adèle en riant. Pour se souhaiter une bonne année… Il est minuit passé.

S’embrasser ! Cette fille était folle ! Il allait devoir bouger, lâcher la barre, se pencher deux ou trois fois pour lui faire la bise ! Impossible ! Même si à travers les épais verres de myope, les yeux bleus l’enveloppaient de leurs iris flous…

Ce fut elle qui l’embrassa alors qu’il faisait claquer ses lèvres dans le vide, près de ses cheveux.

– Que tes vœux se réalisent, Emgann !

Un bon flic est un flic mort ! Le slogan éclata de nouveau dans son crâne. Il le chassa aussitôt, effrayé que la jeune femme puisse lire ses pensées et y découvre son abominable secret.

– Toi aussi Adèle, murmura-t-il. Meilleurs vœux…

– Ohé !

La jeune femme se pencha vivement au-dessus du vide. Le vieux était revenu.

– J’ai trouvé personne !

– Ce n’est pas si haut. On doit pouvoir descendre en accrochant les barreaux.

Déjà elle s’était mise debout sur le siège et testait la solidité de ses prises.

– Ne bougez surtout pas ! Si ça se remet en route, vous irez direct en bas.

Emgann manqua se briser les dents à serrer les mâchoires.

– J’ai appelé les pompiers ! cria le vieux. Ils seront là dans cinq minutes !

Adèle sembla vouloir poursuivre ses acrobaties, mais tout à coup elle se figea, les yeux rivés sur les buissons quinze mètres plus bas, et s’assit brutalement… Son humeur joyeuse avait disparu, mais Emgann tendu vers les fenêtres éclairées de l’autre côté de la place, ne parut pas s’en apercevoir… Des silhouettes s’embrassaient autour d’une table, des enfants lançaient des confettis et des serpentins de papier, les klaxons résonnaient dans les rues…

Soudain il aperçut la lumière bleue clignotante du camion de pompiers surmonté d’une grande échelle qui s’engageait sur la place. Il n’osait imaginer de quelle façon il allait commencer l’année.

CHAPITRE II

Minuit depuis quelques minutes.

La nouvelle année… Bernadette ouvrit la fenêtre. Elle habitait la maison de ses parents tous deux décédés depuis quelques années, au-dessus de leur ancienne épicerie, la dernière du village. Elle sortit sur le petit balcon et y tira une chaise. Il faisait froid. De l’autre côté de la place, deux projecteurs éclairaient le clocher de l’église. Elle chassa machinalement quelques flocons qui voletaient devant ses yeux et leva la tête. La corde amarrant la guirlande “Joyeuses Fêtes” au travers de la rue, pendait mollement sous l’avancée d’ardoises au-dessus du balcon. Les rafales de vent la faisaient battre contre le volet.

Bernadette releva sa robe au-dessus de ses genoux. Elle grimpa sur la chaise et dressée sur la pointe des pieds, fit un nœud sommaire. Satisfaite, elle contempla les toits du village. Puis montant en équilibre sur la rambarde de fer, elle passa son cou dans la boucle et se laissa tomber dans le vide. Une fraction de seconde, son regard se figea sur le poteau électrique juste en face. Elle n’était pas folle.

Son sourire disparut. La guirlande oscilla.

Sous l’avancée du balcon, elle n’était plus qu’une sorte de pantin accroché au-dessus de la rue : un étrange Père Noël fatigué du voyage.

Les gars avaient l’habitude. Adèle était descendue la première acceptant à peine d’enfiler le harnais de sécurité que les pompiers avaient emporté. Emgann ne se rappelait plus comment il était parvenu en bas, ni combien de temps ça avait pris. Ces types-là étaient peut-être des magiciens ?… Il ne voulait plus rien savoir. Il était sur le plancher des vaches, chancelant comme un bambin faisant ses premiers pas quand la veille il s’était imaginé sautant de joie ou ému comme un cosmonaute descendant de la lune… À présent, il tentait de filer à l’Anglaise. Il était gelé. Sa mob était enchaînée à Saint-Martin et vu l’amende qu’il avait attrapée, il ne pouvait plus se permettre de dépenser un radis pour égayer sa soirée.

– Emgann ?

Putain ! Elle n’allait pas le décrocher !

– T’es pressé ?

Il haussa les épaules.

– Je t’invite à boire un verre ?

Soudain elle parut remarquer le casque qu’il avait récupéré devant la cabine du vieux.

– Tu es à moto ?

– À moto ?

Adèle se mit à rire en montrant son heaume de compétition.

– Ah ! Ma moby… moto !

Elle riait de plus en plus belle.

– Elle est… en panne.

– Alors, tu viens ? insista la jeune femme en jetant un coup d’œil derrière elle.

Tant pis pour les quelques euros qu’il avait encore en poche.

– Où va-t-on ?

– Chez moi, si tu veux… Ce n’est pas très loin. Je suis à pied, moi aussi.

Il comprit qu’elle avait simplement peur de se balader toute seule dans la ville. Elle préférait être raccompagnée… Malgré lui il acquiesça. Il lui devait bien ça.

Soulagée, elle lui prit le bras.

– Par-là, fit-elle en traversant la place.

Emgann se laissa guider en essayant d’oublier sa véritable descente de croix, tandis qu’Adèle jouait les insouciantes, mais ne pouvait s’empêcher de scruter la nuit par-dessus son épaule. Bientôt, ils contournèrent le mur gris d’une école et débouchèrent rue de la République.

– C’est ici, dit-elle en s’arrêtant devant un immeuble vieillot.

– Je crois que je vais y aller…

La jeune femme blêmit, mais Emgann était décidé à rentrer. Il exécrait les récompenses et était encore suffisamment lucide pour ne pas croire au coup de foudre.

– Viens au moins prendre un verre. Ça me ferait plaisir…

À cet instant un claquement de portière la fit sursauter. Elle recula dans l’ombre mais surprenant le regard d’Emgann posé sur son visage, se reprit aussitôt. Son sourire était désarmant. Pourtant il était certain qu’elle avait vraiment peur.

– Si tu es sûre que je ne te dérange pas…

Sans répondre, elle poussa la porte du petit immeuble. Tout était silencieux. Elle chercha à tâtons l’interrupteur. Clang ! Une antique minuterie se mit en route propulsant brutalement son balancier qui à présent allait et venait, faisant pénétrer son doigt dans l’orifice d’un électroaimant. Clic, clac, clic, clac. L’impulsion donnée, le mouvement s’atténuait peu à peu jusqu’à l’extinction finale… Clic, clac… Emgann songea au retardateur d’une bombe dans les films d’Hitchcock. Nul autre bruit. Les habitants de la maison, s’il y en avait encore, n’avaient plus l’âge de faire la fête… Une lumière faiblarde éclairait le vieil escalier de bois ciré qui grinçait à chaque marche. Ça sentait le vieux.

– C’est une grand-tante qui me loue son appartement au troisième, murmura Adèle comme lisant dans ses pensées.

Emgann se prépara religieusement à la visite du musée, mais au dernier étage, la jeune femme ouvrit la porte, traversa une grande pièce dans l’obscurité et après un dernier coup d’œil dans la rue, tira les rideaux et fit la lumière.

Il se figea.

Pour la première fois, il voyait le visage d’Adèle en pleine lumière.

Adèle… Perdu dans ses pensées Emgann soupira. Elle était vraiment belle. Un peu ronde avec un visage fin et des yeux impossibles à fixer, tant il avait l’impression de surprendre son intimité… tant son regard malhabile le troublait, l’ébranlait comme une caresse trop aiguë à laquelle il ne pouvait échapper qu’en se sauvant… C’était plus fort que lui. Chaque fois que leurs regards se croisaient, il croyait coller son œil au trou d’une serrure et de l’autre côté, apercevoir un autre œil qui lui masquait, lui laissait imaginer, la peau nue, les cheveux dénoués, un parfum, une odeur.

Il reposa son verre, et malgré son désir de rester, se mit debout, cherchant encore ses mots pour partir, et fit mine d’examiner les livres sur les étagères.

Adèle se leva aussi. Elle s’approcha de la fenêtre, écarta le rideau. Emgann la vit se troubler.

– Tu ne veux pas manger quelque chose ? demanda-t-elle en passant dans le coin cuisine.

Il ne répondit pas. Ce n’était pas une question. Ou si peu.

Sans attendre, elle ouvrit le frigo et se mit à réchauffer le contenu d’un plat dans une marmite. Il s’approcha à son tour de la fenêtre, écarta doucement le rideau, sonda la nuit, la rue…

– Emgann ?

Adèle était juste derrière lui. Il ne l’avait pas entendue. Elle le regardait d’un air étrange. Elle passa les mains autour de sa nuque. Elle avait posé ses lunettes. Ses yeux… Il crut recevoir une vague en plein visage. La poitrine d’Adèle était contre la sienne, ses cuisses se collaient à ses cuisses. Elle l’embrassait. Il était submergé. Ses sensations s’emmêlaient. Durant longtemps, il était resté avec la même fille et sans qu’il en prenne conscience, l’empreinte de son corps mince s’était gravée en lui. Brusquement, comme une eau débordante, Adèle emplissait de sa sensualité généreuse la mémoire de ces formes. Le souvenir de l’une se mêlait à l’autre. Il glissa les mains sous son chandail, aussitôt saisi par la douceur, la chaleur de sa peau. Ses doigts ne savaient plus s’ils devaient s’immobiliser, comme on s’affale dans un rayon de soleil, ou explorer toujours plus loin, plus profond.

Le téléphone sonna.

Emgann s’écarta maladroitement mais bien qu’elle ait tressailli, Adèle le retint. La sonnerie perçait le silence. La jeune femme emprisonnait sa nuque, ses lèvres. Cinq, six, sept, huit. Emgann ne pouvait s’empêcher de compter. L’appel semblait de plus en plus fort. Treize, quatorze. Adèle pressait son ventre contre le sien. Elle plaquait les mains sur ses tempes. Il sentait son odeur enivrante. Sa bouche enveloppait sa bouche. Dix-huit, dix-neuf. Il trouva l’agrafe dissimulée sous le lien d’étoffe. Il ne respirait plus. Ses doigts affolés ne parvenaient à rien. Vingt et un… La sonnerie cessa. Le silence paraissait plus profond, leurs souffles plus sauvages.

Lorsque la sonnerie reprit, ils étaient enlacés sur le sol. Un par un, leurs vêtements venaient de glisser fébrilement. Cinq, six, sept… Agacée, Adèle se leva et traversa la pièce totalement nue. Elle se pencha pour arracher la prise téléphonique mais se ravisant, elle décrocha.

– Allô ?…

Un instant figée, elle se tut. Puis peut-être par pudeur, se tourna vers le mur. Elle écoutait, ne disait rien. Son doigt jouait nerveusement avec le fil. Étendu sur le tapis, Emgann la regardait. Il ne voyait pas son visage mais sentait la tension des muscles de son dos et de ses épaules nus. Sans doute avait-elle froid. Elle ne disait toujours pas un mot. Il la regardait là, tout près. Dans quelques secondes elle viendrait le rejoindre… La lumière ocre caressait sa peau, creusait des ombres magiques sur ses fesses. Il se laissa aller sur le sol, mais soudain il entendit un bruit suspect venant de la cuisine. Il se leva d’un bond. Sans méfiance, se précipita…

Adèle entendit un cri de douleur, le vacarme d’une lutte.

Le corps de Bernadette pendait dans le vide au-dessus de la rue. Plusieurs personnes étaient passées sans le voir. Il aurait suffi de lever les yeux, de tourner la tête vers sa fenêtre… ou de remarquer au bord du trottoir, la chaussure échappée de son pied.

Mais nul ne la vit.

Pourtant quelqu’un savait.

CHAPITRE III

Marguerite s’éveilla en sursaut. Le téléphone sonnait. Un instant elle crut que c’était le réveil, mais par un interstice entre les volets, elle vit qu’il faisait jour… Bon sang, elle ne s’était pas levée ! La librairie… Arrête Margot ! C’est le premier janvier, tu ne bosses pas aujourd’hui. La fête chez Klervi s’était prolongée jusqu’à l’aube.

Elle réussit à se mettre debout et traversa la pièce au radar. Dix heures. Elle n’avait dormi que deux heures. Les yeux à peine entrouverts, elle manqua s’étaler. Elle avait oublié les copains qui dormaient un peu partout.

– Excuse-moi…

Un grognement sortit de sous un tas de couvertures mais s’éteignit aussitôt se mêlant aux ronflements qui emplissaient l’appartement. Le téléphone qui continuait à sonner à tout va, semblait vouloir leur faire payer leurs excès de la nuit. Maudite invention ! Elle enjamba encore une ou deux masses informes et décrocha.

– Allô, Mademoiselle Coadou ? C’est Madame Avezou à l’appareil. Je vous téléphone parce qu’il faudrait venir vite ! Il y a votre Papa… Je crois qu’il est en train de faire des bêtises !

– Mon…

– Votre Papa ! Il est tout tourneboulé ! Il faudrait faire vite, j’ai laissé mon mari seul avec lui !

– Qu’est-ce qui… ?

– Oh, je ne peux pas vous expliquer ! Je retourne là-bas. Venez vite !

Marguerite raccrocha à son tour. Son cœur cognait. Elle attrapa des vêtements et finissant de s’habiller, traversa l’appartement en espérant ne pas écraser une tête ou d’autres organes sensibles dissimulés dans la pénombre. Elle hésitait à prévenir Klervi, l’amie qui occupait la moitié de la maison. Elle ouvrit la porte de l’appartement de l’autre côté du couloir. Ici aussi tout le monde dormait… Elle attrapa une craie et écrivit sur l’ardoise accrochée au mur : Mon père n’est pas bien, je file chez lui.

Elle dévala les escaliers et déboucha sur le trottoir face à la mer, entre sa librairie et le bar de Klervi. Sa voiture était garée plus loin sur le quai. Elle s’élança. Qu’était-il arrivé ? Votre Papa est en train de faire des bêtises ! Elle sentit son estomac se broyer. Avait-il recommencé à boire ? Il y avait deux ou trois ans seulement qu’il avait réussi à s’arrêter. Il lui fallait une volonté énorme pour tenir… Elle se retint de crier, elle ne parvenait pas à ouvrir sa portière. Elle tremblait… Par-dessus le capot, elle aperçut le bateau de son père mouillé au milieu du bassin. Il y avait plusieurs jours qu’il n’était pas sorti. Elle lui avait offert ce vieux canot quand elle était revenue de Paris… Après douze ans de silence, ils s’étaient retrouvés presque par hasard, alors qu’elle enquêtait sur une série de meurtres de jeunes femmes. C’était sa première véritable enquête brestoise en tant qu’inspectrice de police, mais aussi la dernière. Alors qu’elle s’égarait sur des pistes troubles et sombrait peu à peu, son père avait réapparu. Ils avaient réussi à se parler, à se voir de nouveau, et il l’avait… Elle cogna sur la portière. Calme-toi, Marguerite ! Elle réussit enfin à enfiler la clé et à ouvrir. Elle démarra aussitôt. Doucement ! Des gamins essayaient leurs nouveaux patins au milieu de la rue déserte… Faire des bêtises… Pourvu qu’il n’ait pas essayé de… Pas lui ! Ce n’était pas possible. Pas un suicide… Elle s’était promis de passer aujourd’hui. C’était le premier janvier. Elle ne l’avait pas vu depuis début décembre. La librairie lui prenait tout son temps. Elle ne l’avait même pas vu garer sa mobylette au bord de la cale pour partir pêcher. D’ailleurs, était-il venu ? Et depuis combien de temps s’étaient-ils réellement parlés ? Depuis… Depuis ce jour où il avait tenté de lui expliquer l’ouragan, l’océan déchaîné, les arbres qui tombaient, le suicide de sa mère… Par la suite, ils avaient toujours soigneusement évité le sujet. Bien sûr, ils avaient beaucoup conversé, discuté de choses sérieuses ou futiles. Ils s’étaient même parfois de nouveau disputés. Mais le seul sujet vraiment important, le seul qui était entre eux tant comme une déchirure qu’un lien occulte, ils ne l’avaient jamais plus abordé…

Sa mère avait disparu le 17 octobre 1987. Toute la nuit la tempête avait ravagé la Bretagne. Des vents de plus de deux cents kilomètres à l’heure, avaient rasé les forêts, soufflé les toitures, mis le chaos dans les ports où à l’aube, mêlés à toutes sortes d’épaves, les bateaux s’enchevêtraient sur les quais… Le matin, elle était passée chez ses parents pour voir si tout allait bien, alors que depuis des mois tout allait mal… Quelques ardoises s’étaient envolées, des branches encombraient l’allée… Sa mère avait disparu. Lui était ivre. Ils s’étaient disputés… Il l’avait tuée… L’idée s’était immiscée en elle. Elle avait dix-huit ans. Elle ne connaissait rien de la vie, rien du quotidien, rien de ce qui peut ronger un couple… La police aussi avait soupçonné son père, avant de décider qu’il était impossible qu’il ait pu faire disparaître le corps. Toutes les routes ou presque étaient coupées, les voisins n’avaient rien vu, rien entendu. Et pourtant…

Elle déboucha enfin sur le plateau du Guelmeur. La maison était construite au bord de la falaise surplombant le port et les chantiers navals.

Une épaisse fumée noire s’élevait au-dessus du toit.

Maurice roula précipitamment sur le côté. Le bruit des pas dans le couloir l’avait averti. La porte s’ouvrit brusquement projetant un rai de lumière aveuglante.

– Papa, Maman ! C’est l’heure de se lever !

Les deux petits s’approchèrent du lit. Maurice ferma les yeux et fit mine de dormir.

– Allez, il est tard ! On apporte le petit-déjeuner !

– Houa ! Ça, c’est gentil !

Maurice attrapa les deux enfants et les serra contre lui. Josette en profita pour enfiler rapidement sa chemise de nuit.

– Tu étais toute nue, Maman ? fit Julie la voix chargée de soupçon.

– Je… J’étais tellement fatiguée que j’ai oublié de mettre ma chemise.

– Et Papa ? Il était fatigué lui aussi ?

– …

– Le petit-déjeuner ! annonça Lizig en entrant un plateau à la main.

Les parents s’assirent soulagés. Ils venaient d’échapper de justesse à un interrogatoire en règle…

Bientôt toute la famille se regroupa autour du lit parental… Même Sandra, restée un peu en retrait dans un fauteuil.

Le petit-déjeuner fini, Josette se leva pour encadrer la toilette. Resté seul, Maurice somnola un peu, avant tout à coup de voir ressurgir le sourire de Karine figé sur papier glacé.

Où était-elle ? Et où étaient les trois autres femmes disparues en l’espace de deux mois dans les environs de Brest ? Karine était la plus jeune. Était-ce pour cela qu’il était si inquiet ? Que pouvaient-elles avoir en commun, à part de vivre seules et pratiquement sans attache ? La plus âgée avait quarante-huit ans, les autres vingt-sept et vingt-neuf ans… C’était tellement inhabituel que le profileur, imposé par la mode sévissant dans les commissariats, refusait jusqu’ici d’évoquer une série. Pour lui, avec ses quarante-huit ans et son physique trop banal, la femme de Landerneau ne correspondait pas au portrait-type qu’il avait ébauché à partir des deux autres. Or il en fallait trois pour parler de série… Et depuis, l’âge de Karine l’avait encore plus déstabilisé. Même pas dix-huit ans ! Totalement focalisé sur cette disparité, jamais évoquée lors de ses stages de formation aux USA, Arthur Guinot, the great profiler, refusait obstinément de lier les quatre disparitions. Pourtant Maurice était certain d’être sur une seule et même affaire. D’ailleurs le commissaire Le Goff, qui venait de reprendre du service plus ou moins retapé après son cancer de la gorge, était bien d’accord avec lui. Et même si les indices étaient maigres, la solitude de ces quatre femmes les transformait en proies faciles. De qui ? Là était la question… Alors comme il n’y avait aucune trace de cadavres, pour l’instant on parlait d’enlèvements. Mais il était impossible de savoir vers où se tourner, parce que tant par leur aspect physique que par leurs occupations ou leur niveau intellectuel, ces femmes étaient tellement différentes ! Il restait cette fêlure qu’il croyait déceler chez chacune, et cette solitude bien réelle.

Soudain Josette entra dans la chambre et referma la porte à clé. Maurice entendit le bruit de ses pieds nus sur le parquet puis la chemise de nuit qui crissait et tombait sur le sol… Il entrouvrit les yeux mais Josette se glissa immédiatement sous les draps et il sentit la fraîcheur de son corps nu contre lui.

– Tu crois qu’ils vont nous laisser tranquilles ? murmura-t-il encore hésitant.

– Sandra est partie avec eux jusqu’au Vallon… Le temps que l’on prépare le repas.

La fumée venait de l’arrière de la maison. Margot se précipita vers la barrière. Madame Avezou la guettait :

– Oh, mon Dieu ! Mademoiselle Marguerite, il est comme fou ! Mon pauvre Pascal essaie de le contenir, mais pensez donc, il n’a plus l’âge ! Je crois qu’il faudrait appeler la police… J’ai peur qu’il fasse brûler tout le quartier !

– Plus tard ! cria Marguerite en écartant la vieille femme.

Elle contourna la maison. Les flammes s’élevaient dans le jardin à plus de cinq mètres de hauteur. Poursuivi par le pauvre Avezou, Jean Coadou y balançait tout ce qui passait à sa portée. Il avait jeté tous les meubles dans le jardin et les avait brisés un à un. Marguerite reconnut le bahut vernis de la salle, les fragments de l’armoire de la chambre, des vêtements, des papiers, le formica de la cuisine… Le feu se déchaînait à la moindre rafale de vent. Coadou y flanqua une énorme boîte de carton et recula aussitôt refoulé par les flammes. Le paquet se consuma instantanément, comme désintégré par la chaleur effroyable qui se dégageait du brasier. Il attrapa un tiroir. Un instant, le vieux Monsieur Avezou hésita à s’interposer, mais apercevant Marguerite, il renonça et les bras ballants regarda le meuble finir sa course au milieu des flammes. Déjà Coadou s’emparait d’une boîte métallique bleue.

– Papa !

Trop tard. La boîte de crêpes dentelles contenant les photos de famille tomba dans le brasier. Marguerite tenta de s’approcher, mais les flammes démentielles la repoussèrent. La peinture se calcinait déjà sur le fer. La boîte se tordait. Elle empoigna un pied de la table de cuisine pulvérisée dans l’allée et malgré la chaleur réussit à frapper d’un moulinet le petit coffret de fer. Le couvercle sauta. Les photos s’éparpillèrent. Certaines furent aussitôt happées par les flammes, les autres voletèrent dans l’air ou bien coincées dans le fond de la boîte échouèrent parmi les débris de mobilier renversés dans l’herbe. Margot se précipita. Le vent risquait à tout moment de pousser les rescapées dans le feu. Les images racornies étaient encore brûlantes, mais les attrapant au vol, elle les serrait contre elle, puis se jetant au sol, elle ramassa les autres une à une, avant d’extirper les dernières encore coincées dans le fond de la boîte fumante.

Coadou brusquement calmé contemplait sa fille à genoux dans l’herbe. Quelques secondes avaient suffi pour qu’elle ne soit plus qu’une pauvresse, le visage et les mains noircis, salie, fragile, les yeux rougis de détresse.