L'Île au trésor - Robert Louis Stevenson - E-Book

L'Île au trésor E-Book

Robert Louis Stevenson

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Beschreibung

Extrait : "Comme j'attendais ainsi, je vis s'avancer vers moi un homme qui sortait d'une pièce voisine et dans lequel je reconnus à l'instant John Silver. Sa jambe gauche avait été coupée au niveau de la hanche. Il y suppléait par une béquille dont il se servait avec une habileté surprenante, sautant de côté et d'autre comme un oiseau."

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EAN : 9782335002324

©Ligaran 2014

ILe vieux loup de mer

On me demande de raconter tout ce qui se rapporte à mes aventures dans l’île au Trésor, – tout, depuis le commencement jusqu’à la fin, – en ne réservant que la vraie position géographique de l’île, et cela par la raison qu’il s’y trouve encore des richesses enfouies. Je prends donc la plume, en l’an de grâce 1782, et je me reporte au temps où mon père tenait sur la route de Bristol, à deux ou trois cents pas de la côte, l’auberge de l’Amiral-Benbow.

C’est alors qu’un vieux marin, à la face rôtie par le soleil et balafrée d’une immense estafilade, vint pour la première fois loger sous notre toit. Je le vois encore, arrivant d’un pas lourd à la porte de chez nous, suivi de son coffre de matelot qu’un homme traînait dans une brouette. Il était grand, d’apparence athlétique, avec une face au teint couleur de brique, une queue goudronnée qui battait le col graisseux de son vieil habit bleu, des mains énormes, calleuses, toutes couturées de cicatrices, et ce coup de sabre qui avait laissé sur sa face, du front au bas de la joue gauche, un sillon blanchâtre et livide… Je me le rappelle comme si c’était d’hier, s’arrêtant pour regarder tout autour de la baie en sifflotant entre ses dents ; puis, fredonnant cette vieille chanson de mer qu’il devait si souvent nous faire entendre, hélas !

Ils étaient quinze matelots,
    Sur le coffre du mort ;
Quinze loups, quinze matelots.
    Yo-ho-ho !… Yo-ho-ho !…
    Qui voulaient la bouteille…

Il chantait d’une voix aigre et cassée qui semblait s’être usée à l’accompagnement du cabestan, et frappait comme un sourd à la porte, avec un gros bâton de houx qu’il avait au poing. À peine entré :

« Un verre de rhum ! » dit-il rudement à mon père.

Il le but lentement, en connaisseur, fit claquer sa langue, puis revint à la porte et se mit à examiner d’abord les falaises qui s’élevaient sur la droite, puis notre enseigne et l’intérieur de la salle basse.

« Cette baie fera l’affaire, dit-il enfin, et la baraque me semble assez bien située… Beaucoup de monde ici, camarade ?…

– Pas trop, malheureusement ! répliqua mon père.

– Eh bien, c’est précisément ce qu’il faut !… Holà, hé, l’ami ! reprit-il en s’adressant à l’homme chargé de son coffre, débarque-moi ça en douceur, et l’amarre dans la maison… Je vais rester quelque temps ici… Oh ! je suis un homme tout simple et facile à contenter… Un peu de rhum, des œufs et du jambon, voilà tout ce qu’il me faut, avec une falaise comme celle-là, pour voir passer les navires. Comment je m’appelle ?… Appelez-moi Capitaine, si cela peut vous faire plaisir… Ah ! ah ! je vois ce qui vous chiffonne !… Allons, soyez tranquille, on a de la monnaie. En voilà, tenez… »

Il jeta trois ou quatre pièces d’or à terre.

« Quand ce sera fini et que j’aurai bu et mangé pour ce qu’il y a là, vous me le direz ! »

Un commandant n’aurait pas parlé plus fièrement. À vrai dire, malgré la grossièreté de ses habits et de son langage, il n’avait pas l’air d’un simple matelot, mais plutôt d’un second ou d’un maître d’équipage de la marine marchande, habitué à parler haut et à taper dur.

L’homme à la brouette nous dit que notre nouvel hôte était arrivé le matin même par le coche au village voisin, qu’il avait demandé s’il y avait une bonne auberge pas trop loin de la côte, et qu’entendant dire du bien de la nôtre, apprenant qu’elle était isolée, il l’avait choisie comme résidence. C’est tout ce qu’il fut possible de savoir sur son compte.

C’était un homme extraordinairement silencieux. Il passait toutes ses journées à flâner autour de la baie ou sur la falaise, armé d’un vieux télescope de cuivre. Le soir, il restait assis au coin du feu dans le parloir, buvant du grog très fort. En général, il ne répondait même pas quand on lui adressait la parole, ou, pour toute réponse, il se contentait de relever la tête d’un air furibond en soufflant par le nez comme un cachalot. Aussi prîmes-nous bientôt l’habitude de le laisser tranquille.

Chaque soir, en revenant de sa promenade, il demandait s’il n’était pas passé des marins sur la route. Nous pensions d’abord que cette question lui était dictée par le désir de voir des gens de sa profession ; mais nous ne tardâmes pas à reconnaître que son véritable but était au contraire de les éviter. Quand un matelot s’arrêtait à l’Amiral-Benbow, comme cela arrivait parfois à ceux qui prenaient, pour se rendre à Bristol, la route de terre, notre hôte ne manquait jamais de le regarder par la porte vitrée avant d’entrer dans le parloir. Et tant que l’autre était dans la maison, il avait soin de ne pas souffler mot.

Personnellement, je savais fort bien à quoi m’en tenir sur cette inquiétude toute spéciale que lui causait l’arrivée d’un homme de mer, et je puis même dire que je la partageais, car, fort peu de temps après son arrivée, il m’avait pris à part et m’avait promis de me donner, tous les premiers du mois, une pièce de quatre pence si je voulais « avoir l’œil ouvert et veiller au grain » ; l’arrivée possible de certain marin à une seule jambe m’était particulièrement signalée ; je devais, dans ce cas, courir, sans perdre une minute, avertir le Capitaine de cet évènement. La plupart du temps, il est vrai, quand le premier du mois arrivait, j’étais obligé de réclamer mes gages, et je n’obtenais en réponse qu’un bruit nasal accompagné d’un regard qui me faisait baisser les yeux. Mais, avant la fin de la semaine, j’étais sûr que le Capitaine m’apporterait ma pièce de quatre pence, en me réitérant l’ordre « d’ouvrir l’œil et de signaler au plus vite l’arrivée du marin à une seule jambe  ».

Je n’ai pas besoin de dire à quel point ce personnage mystérieux hantait ma cervelle enfantine. Par les nuits orageuses, quand le vent secouait les quatre coins de la maison et que les vagues venaient se briser sur la falaise avec un bruit de tonnerre, je le voyais sous mille aspects variés et plus diaboliques les uns que les autres. Tantôt la jambe était coupée au genou, tantôt à la hanche. D’autre fois, l’homme devenait une sorte de monstre qui n’avait jamais eu qu’une seule jambe au milieu du corps. Mais le pire cauchemar était de le voir courir et me poursuivre à travers champs en sautant par-dessus les haies. Au total, je payais assez cher ma pièce mensuelle de quatre pence, avec ces rêves abominables.

Mais en dépit de cette terreur que me causait l’idée seule de l’homme à la jambe unique, j’étais beaucoup moins effrayé du Capitaine lui-même que toutes les autres personnes de mon entourage. Parfois, le soir, il buvait plus de rhum que sa tête ne pouvait en porter, et se mettait à beugler ses vieux chants bachiques ou nautiques, sans faire attention à rien de ce qui se passait dans le parloir. Mais, d’autre fois, il faisait donner des verres à tout le monde et forçait les pauvres gens tremblants à écouter des histoires sans queue ni tête ou à l’accompagner en chœur. Bien souvent j’ai entendu vibrer tous les planchers de la maison au chant des « Yo-ho-ho, Yo-ho-ho, – qui voulaient la bouteille ! » Tous les voisins s’y mettaient à tue-tête, car la peur les talonnait ; et c’était à qui crierait le plus fort pour éviter les observations.

C’est que, dans ces accès, notre locataire était terrible. Il faisait trembler la terre sous ses coups de poing pour réclamer le silence ; ou bien il se mettait dans une colère effroyable parce qu’on lui adressait une question, – ou parce qu’on ne lui en adressait pas, – et qu’il en concluait que la compagnie n’écoutait pas son histoire… Il n’aurait pas fallu non plus s’aviser de quitter l’auberge avant qu’il fût allé se coucher en titubant ! Notez que presque toujours ses récits étaient faits pour donner la chair de poule. Ce n’étaient que pendaisons à la grande vergue, coups de couteau, combats corps à corps, tempêtes effroyables, aventures ténébreuses sur les océans des deux mondes. D’après ses propres dires, il avait certainement vécu parmi les plus atroces gredins que la mer ait jamais portés ; et le langage dont il se servait pour décrire toutes ces horreurs était fait pour épouvanter de simples campagnards, comme nos habitués, plus encore peut-être que les crimes mêmes dont ils écoutaient le récit. Cet homme nous glaçait littéralement le sang dans les veines.

Mon père répétait du matin au soir que sa présence finirait par ruiner l’auberge, et que nos plus fidèles clients finiraient par se lasser d’être ainsi brutalisés ; sans compter qu’ils rentraient habituellement chez eux les cheveux hérissés de terreur. Mais je croirais volontiers, au contraire, que ces étranges veillées nous attiraient du monde. On avait peur, et pourtant on prenait goût à ces émotions poignantes. Après tout, le Capitaine mettait un peu d’intérêt dans la vie monotone de la campagne. Certains jeunes gens affectaient même de l’admirer, disant que c’était un « vrai loup », « un vieux marsouin », un de ces hommes qui ont fait l’Angleterre si terrible sur les mers.

Il avait un autre défaut plus dangereux pour nos intérêts : c’est qu’il ne payait pas ses dépenses. Hors les trois ou quatre pièces d’or qu’il avait jetées à terre en arrivant, on ne vit jamais un sou de lui. Les semaines et les mois s’écoulaient ; la note s’allongeait démesurément, et mon père ne pouvait se décider à demander son dû. S’il arrivait qu’il fît en tremblant une allusion lointaine à cette note, le Capitaine se mettait alors à renifler si bruyamment, que mon père se hâtait de battre en retraite. Je l’ai vu se tordre les mains de désespoir après une rebuffade semblable, et je ne doute pas que la peur et l’inquiétude où il vivait plongé n’aient contribué à abréger sa vie.

Pendant tout le temps qu’il resta chez nous, le Capitaine ne fit aucun changement dans sa toilette. À peine acheta-t-il quelques paires de bas à un colporteur. Une des agrafes de son chapeau à trois cornes étant tombée, il laissa pendre le rebord qu’elle relevait, quoique cela fût très incommode quand il faisait du vent. Rien de misérable comme son vieil habit, qu’il rapetassait lui-même dans sa chambre, et qui avait fini par ressembler à une mosaïque.

Jamais il n’écrivait et jamais il ne recevait de lettres. Il ne parlait qu’aux habitués de l’auberge ; encore était-ce uniquement quand il était ivre. Pas une âme vivante ne pouvait se vanter d’avoir vu son coffre ouvert.

Il ne trouva son maître qu’une seule fois. Ce fut vers la fin de son séjour, alors que mon pauvre père était déjà bien avancé dans la maladie qui l’emporta. Notre médecin, le docteur Livesey, venu assez tard dans l’après-midi pour faire sa visite quotidienne, accepta le dîner que lui offrait ma mère ; puis il se rendit au parloir pour y fumer une pipe, en attendant que son cheval arrivât du village, car nous n’avions pas d’écurie. J’y entrai après lui, et je me rappelle combien je fus frappé du contraste que présentait le docteur, propre et soigné dans sa toilette, poudré à frimas, rasé de frais, avec les rustauds qui l’entouraient et surtout avec ce dégoûtant, cet affreux épouvantail de pirate, aux yeux rouges, au teint plombé et aux vêtements sordides, ivre de rhum comme à son ordinaire, et lourdement affalé sur la table.

Tout à coup le Capitaine, relevant la tête, entonna son éternel refrain :

Ils étaient quinze matelots
    Sur le coffre du mort ;
Quinze loups, quinze matelots,
    Yo-ho-ho !… Yo-ho-ho !…

Au commencement, je pensais que le « coffre du mort » devait être celui-là même qu’il avait dans sa chambre, et cette idée s’était longtemps associée à tous mes cauchemars sur le « marin à la jambe unique ». Mais il y avait beau temps que ni moi ni personne ne faisions plus attention aux paroles de cette chanson. Le docteur seul ne la connaissait pas encore. Je remarquai qu’elle était loin de lui faire plaisir, car il leva la tête d’un air assez dégoûté et fut une minute ou deux avant de se remettre à causer avec le vieux Taylor, un maraîcher du voisinage, qui lui parlait de ses rhumatismes.

Cependant le Capitaine sortait par degrés de sa torpeur, sous l’influence de sa propre musique, et enfin il donna un grand coup de poing à la table. Nous connaissions tous ce signal, qui voulait dire : Silence ! Tout le monde se tut, excepté le docteur Livesey, qui continua à parler, de sa voix claire et douce, en tirant de temps à autre une bouffée de sa pipe.

Le Capitaine le regarda d’abord d’un œil flamboyant. Puis il donna un second coup à la table, et, voyant que cet avertissement restait inutile, il cria avec un juron épouvantable :

« Silence, donc, là-bas, à l’entrepont !…

– C’est à moi que vous parlez, Monsieur, » demanda le docteur.

Et le sacripant lui ayant répondu affirmativement :

« En ce cas, Monsieur, reprit tranquillement le docteur Livesey, je n’ai qu’une chose à vous dire : c’est que si vous continuez à boire du rhum comme vous le faites, le monde sera bientôt débarrassé d’un triste chenapan !… »

La fureur du vieux fut terrible. Il sauta sur pieds, tira et ouvrit un coutelas de matelot, et, le balançant dans la paume de sa main, il annonça qu’il allait, sans plus tarder, clouer le docteur à la muraille.

La fureur du vieux fut terrible.

Le docteur Livesey ne sourcilla pas. Il continua à lui parler du même ton, en le regardant par-dessus son épaule, assez haut pour que tout le monde pût entendre, mais avec un calme parfait :

« Si vous ne remettez pas à l’instant ce couteau dans votre poche, je vous donne ma parole d’honneur que vous serez pendu aux prochaines assises… »

Là-dessus, un échange de regards entre eux ; puis le Capitaine, s’avouant battu, refermant son arme et reprenant sa place en grognant comme un chien fouaillé.

« Et maintenant, Monsieur, reprit le docteur, que je sais qu’il y a dans mon district un individu de votre sorte, vous pouvez être certain que j’aurai l’œil sur vous. Je ne suis pas seulement médecin, je suis aussi juge de paix ; qu’il m’arrive sur votre compte une seule plainte, fût-ce au sujet d’une grossièreté comme celle de ce soir, et je vous réponds que vous ne ferez pas de vieux os chez nous !… À bon entendeur, salut !… »

Le cheval du docteur arriva bientôt. Il se mit en selle et repartit. Ce soir-là, et pour huit jours au moins, le Capitaine se tint coi et ne souffla plus mot.

II Chien-noir se montre et disparaît

Peu de temps après cet incident, survint le mystérieux évènement qui devait nous débarrasser du Capitaine, mais non pas, comme on le verra, des conséquences de son séjour. L’hiver était des plus rudes ; les fortes gelées succédaient aux tempêtes, et je sentais bien que mon pauvre père ne verrait pas le printemps ; il baissait de plus en plus ; ma mère et moi, nous avions sur les bras tout le travail de l’auberge et trop de soucis pour penser beaucoup à notre hôte incommode.

Un matin de janvier, il gelait à pierre fendre, et le soleil éclairait à peine le sommet des collines voisines, tandis que dans la baie des petites vagues grises déferlaient sans bruit sur les galets. Le Capitaine s’était levé plus tôt qu’à l’ordinaire et se dirigeait vers la falaise, son coutelas pendu sous les basques de son vieil habit bleu, son télescope sous le bras et son chapeau planté en arrière sur la tête. Je me souviens que je distinguais la vapeur de son haleine et qu’en tournant un rocher il renifla bruyamment comme s’il pensait encore à la leçon que lui avait donnée le docteur Livesey.

Ma mère était occupée auprès de mon père et j’étais en train de mettre le couvert pour le déjeuner du Capitaine, quand la porte du parloir s’ouvrit tout à coup et un inconnu entra.

Ce qui frappait d’abord chez cet inconnu, c’était une pâleur singulière. Je remarquai aussi qu’il lui manquait deux doigts de la main gauche. Il tenait dans la droite un grand coutelas et n’avait pourtant rien de belliqueux dans toute sa personne. Ma première pensée, quand je voyais un étranger, se rapportait toujours au marin à la jambe unique. C’est peut-être pourquoi je notai que celui-ci, sans avoir précisément la mine d’un matelot, avait en lui quelque chose qui sentait l’homme de mer.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service. Il demanda du rhum. Comme je sortais pour en aller chercher, il s’assit sur le bord d’une table et me fit signe d’approcher ; je m’arrêtai, ma serviette à la main.

« Plus près, petit », me dit-il.

Je fis un pas vers lui.

« Ce couvert est sans doute pour l’ami Bill ? » demanda-t-il avec un regard où je crus voir de l’inquiétude.

Je répondis que je ne connaissais pas l’ami Bill, et que ce couvert était destiné à un locataire de la maison, que nous appelions le Capitaine.

« Parbleu ! dit-il, l’ami Bill peut se faire appeler le Capitaine, si cela lui convient !… Il a une balafre sur la joue gauche et il ne boude pas sur la bouteille, hein, mon petit ?… C’est bien cela, n’est-ce pas, une balafre sur la joue gauche ?…. Quand je le disais !… Ah !… ah !… Et donc, l’ami Bill est-il dans la maison ? »

J’expliquai qu’il était sorti.

« Ah ! Et de quel côté est-il allé, mon garçon ?… de quel côté ?… » J’indiquai la falaise ; j’ajoutai que le Capitaine ne tarderait pas à rentrer ; je répondis à quelques autres questions.

« Ah ! dit l’étranger, c’est lui qui va être content de me voir !… » L’expression de sa physionomie n’était rien moins qu’affectueuse, tandis qu’il parlait ainsi. Il me parut qu’il n’avait pas l’air de dire précisément ce qu’il pensait. Mais ce n’était pas mon affaire. Et, du reste, qu’est-ce que j’y pouvais ?…

L’inconnu restait là, flânant dans la salle, et de temps à autre allant vers la porte, mais sans la franchir, et guettant comme un chat qui attend une souris. À un moment, je sortis, et je fis quelques pas sur la route. Aussitôt, je m’entendis appeler, et comme je n’obéissais pas assez vite à cet appel, je vis un horrible changement se produire sur la face couleur de chandelle du nouveau venu. Il m’ordonna de rentrer immédiatement, en jurant de telle sorte que je ne fis qu’un bond. Je ne fus pas plus tôt revenu auprès de lui, qu’il reprit ses manières à la fois doucereuses et ironiques ; il eut même l’obligeance de mettre sa main sur mon épaule en déclarant que j’étais un bon petit garçon et qu’il se sentait pris pour moi d’une véritable tendresse.

« J’ai moi-même un fils de ton âge, ajouta-t-il, et je suis fier de lui. Vous vous ressemblez, ma foi, comme deux frères. Mais la grande affaire pour les garçons, vois-tu, fillot, c’est l’obéissance !… Ah ! l’obéissance !… Si tu avais seulement navigué avec l’ami Bill, je n’aurais pas eu besoin de te répéter un ordre !… Non, sur ma foi !… il n’y avait pas à rire avec lui… Eh ! ma parole, je ne me trompe pas !… le voici justement, l’ami Bill !… avec son télescope sous le bras, que Dieu bénisse !… Mon petit, nous allons entrer là et nous cacher derrière la porte, pour faire une surprise à l’ami Bill !…

Tout en parlant, l’étranger m’avait poussé dans le parloir et s’était mis avec moi derrière la porte d’entrée. Je me sentais assez mal à l’aise et même quelque peu effrayé ; ce qui augmenta mon inquiétude fut de constater que l’étranger avait peur, lui aussi. Il maniait son coutelas, le faisait jouer dans sa gaine, et je l’entendais soupirer en avalant sa salive, comme s’il avait eu une boule dans le gosier.

Enfin, le Capitaine entra, poussant la porte devant lui sans regarder de notre côté ni remarquer notre présence, et il se dirigea vers la table où l’attendait son déjeuner.

« Bill ! » dit alors l’étranger d’une voix qu’il essayait manifestement de faire aussi grosse que possible.

Le Capitaine pivota sur ses talons et nous aperçut. Son visage était devenu subitement livide sous le hâle ; le nez seul restait bleu. On eût dit un homme qui se serait trouvé face à face avec le diable, ou pis encore si c’est possible. C’était une chose sinistre, et qui me fit peine, de le voir ainsi vieillir de vingt ans, et sur le point de défaillir.

« Allons, Bill, tu me reconnais bien, tu n’as pas oublié ton vieux camarade ? s’écria l’étranger.

– Chien-Noir ! murmura le Capitaine avec épouvante.

– Et certainement ! fit l’autre en reprenant son aplomb à proportion du trouble où il voyait notre locataire. Chien-Noir en personne, qui est venu faire visite à son vieux camarade ! Mon pauvre Bill, en avons-nous vu et fait ensemble, depuis le jour où j’ai perdu ces deux doigts-là !… ajouta-t-il en levant sa main mutilée.

– Eh bien… puisque tu m’as déniché, dit enfin le Capitaine d’une voix altérée, me voilà ! Parle, au moins, que me veux-tu ?

– Ah ! je reconnais mon Bill !… toujours droit au but. C’est aussi mon habitude… Je prendrai donc un verre de rhum, si ce cher enfant que j’aime déjà tant veut me l’apporter, et nous causerons de nos petites affaires, en vieux camarades que nous sommes. »

Quand je revins avec le rhum, ils étaient assis tous les deux à la table dressée pour le Capitaine. Chien-Noir avait eu soin de prendre le côté de la porte et se tenait de biais, de manière à surveiller son vieux camarade et à pouvoir battre en retraite, si c’était nécessaire. Il m’ordonna de sortir en ajoutant :

« Tu sais, fiston, ce n’est pas moi qu’on pince par les trous de serrure ! »

Sur quoi je me retirai dans le comptoir, non sans prêter l’oreille de mon mieux pour essayer de saisir quelque chose de leur conversation. Mais pendant assez longtemps j’entendis seulement un chuchotement. Enfin, les voix montèrent à un diapason plus élevé et je distinguai quelques mots. C’étaient principalement des jurons articulés par le Capitaine.

« Non, non, non, et non !… c’est dit, n’est-ce pas ? cria-t-il tout à coup. Allez tous vous faire pendre. »

Il y eut alors un vacarme effroyable de jurons, de vaisselle cassée, de tables et de chaises renversées, puis un froissement d’acier, un cri de douleur, et Chien-Noir passa devant moi, l’épaule en sang, le coutelas à la main, fuyant devant le Capitaine qui courait après lui, et qui lança son arme sur le blessé au moment où il venait de franchir la porte. Heureusement le coup fut paré par notre grande enseigne, l’Amiral-Benbow, où l’on en voit encore la trace, car, si Chien-Noir l’avait reçu, il était fait pour le couper en deux.

Ce fut la fin du combat. Le fugitif, arrivé sur la route, déploya une agilité merveilleuse et, en moins d’une demi-minute, ses talons avaient disparu au tournant du pont. Quant au Capitaine, il contemplait l’enseigne d’un air stupéfait et sans mot dire. Enfin, il passa deux ou trois fois la main sur ses yeux et rentra dans la maison.

« Jim, me dit-il, un peu de rhum… »

Et comme il parlait, je le vis chanceler, puis se retenir au mur pour ne pas tomber.

« Êtes-vous blessé, Capitaine ? m’écriai-je.

– Du rhum ! répéta-t-il. Il faut que je quitte cette auberge à l’instant !… Du rhum !… du rhum !… »

Je courus en chercher. Mais j’étais tout tremblant et je cassai un verre. Je n’avais pas fini d’en remplir un autre, quand j’entendis le bruit d’une chute dans le parloir. Remontant au plus vite, je trouvai le Capitaine étendu tout de son long sur le plancher.

Presque au même instant, ma mère, attirée par les cris et le vacarme de la lutte, descendait l’escalier. Elle m’aida à soulever le Capitaine. Nous nous aperçûmes alors qu’il respirait péniblement et avec une sorte de râle ; ses yeux étaient clos et sa figure livide.

« Mon Dieu !… mon Dieu !… criait ma mère. Quelle honte pour notre maison !… Et le père malade, avec cela !… »

Nous pensions naturellement que le Capitaine avait été blessé, et nous étions assez embarrassés pour le secourir. J’essayai de lui faire avaler un peu de rhum, mais ce fut en vain ; ses dents étaient serrées entre ses mâchoires comme par un étau. Ce fut un grand soulagement de voir arriver, sur ces entrefaites, le docteur Livesey, qui venait faire sa visite quotidienne à mon père.

« Docteur, que faire ?… Où est-il blessé ?… disait ma mère.

– Blessé !… quelle plaisanterie !… Pas plus blessé que moi, je vous assure ! répondit le docteur. C’est tout simplement la bonne attaque d’apoplexie que je lui ai promise…. Remontez auprès de votre mari, mistress Hawkins, et ne lui dites rien de tout ceci s’il est possible. Quant à moi, je vais faire de mon mieux pour rappeler cet intéressant personnage à la vie… Jim, va me chercher une cuvette… »

Quand je revins, le docteur avait déjà déchiré la manche du Capitaine et mis à nu son grand bras musculeux ; de nombreux tatouages en décoraient l’épiderme : « Bonne chance ! » – « Bon vent ! » – « Le caprice de Billy Bones ! » sur l’avant-bras ; près de l’épaule, une potence avec son pendu, fort joliment dessinés, à mon estime.

« L’horoscope du sujet ! dit le docteur en désignant la potence du bout de sa lancette. Et maintenant, monsieur Billy Bones, – puisque ainsi l’on vous nomme, – nous allons voir la couleur de votre sang… Jim, reprit-il, en s’adressant à moi, as-tu peur de voir une saignée ?

– Non, monsieur, répondis-je.

– Eh bien, tiens-moi la cuvette, mon garçon, pendant que je lui fends la veine. »

Il fallut ôter beaucoup de sang au Capitaine avant qu’il ouvrit les yeux. Il parut mécontent en reconnaissant le docteur, mais sa figure se radoucit quand il me vit auprès de lui. Puis, soudain, il pâlit et tenta de se soulever en criant :

« Où est Chien-Noir ?

– Il n’y a pas de Chien-Noir ici, si ce n’est celui qui repose sur votre dos, dit rudement le docteur. Vous avez bu trop de rhum et cela vous a valu l’attaque que je vous avais prédite. Je viens à mon grand regret de vous tirer d’affaire, parce que c’est mon métier. Et maintenant, monsieur Bones…

– Je ne m’appelle pas ainsi ! interrompit le Capitaine.

– C’est le cadet de mes soucis, je vous prie de le croire ! reprit tranquillement le docteur. Bones est, en tout cas, le nom d’un écumeur qui ne vaut pas mieux que vous, et je ne crois faire injure ni à l’un ni à l’autre en vous appelant ainsi, pour abréger… Ce que j’ai à vous dire, le voici : un verre de rhum ne vous tuera pas ; mais si vous en prenez un, vous en prendrez deux, vous en prendrez trois, puis quatre… Et alors vous êtes un homme mort. Mort, entendez-vous ?… Et vous irez où vous savez, comme celui de la Bible… Allons, essayez de vous mettre sur pied : je vous aiderai à monter au lit. »

Soutenu par le docteur et moi, le Capitaine parvint à faire l’ascension de l’escalier et s’étendre sur son lit. À peine sa tête avait-elle touché l’oreiller, qu’elle se renversa comme s’il perdait connaissance.

« Faites bien attention, répéta le docteur. Je m’en lave les mains, désormais. Si vous touchez encore du rhum, c’est la mort ! »

Et il le quitta pour se rendre auprès de mon père, en me prenant par le bras.

« Ça ne sera rien, me dit-il, quand la porte se fut refermée sur nous. Je lui ai tiré assez de sang pour qu’il se tienne tranquille pendant quelques jours. Et s’il peut rester au lit une semaine ou deux, c’est encore ce qu’il y a de mieux à faire pour vous et pour lui. Mais une autre attaque réglerait son compte. »

III La marque noire

Vers midi, je remontai chez le Capitaine avec des boissons rafraîchissantes et les médicaments prescrits par le docteur. Le malade était couché à peu près comme nous l’avions laissé, un peu plus haut peut-être sur son oreiller, et il semblait à la fois affaibli et excité.

« Jim, me dit-il, tu es le seul ici qui vaille quelque chose et j’ai toujours été bon pour toi, tu le sais… Chaque mois, je t’ai donné une belle pièce de quatre pence… Maintenant que me voilà au bassin du carénage, abandonné de tout le monde, tu ne me refuseras pas un verre de rhum, n’est-ce pas, camarade ?

– Vous savez bien que le docteur… » commençai-je…

Mais il me coupa la parole en envoyant le docteur à tous les diables, avec ce qui lui restait de voix dans la gorge.

« Les médecins sont de vieux fauberts, criait-il… Et celui-ci, est-ce qu’il peut rien comprendre aux gens de mer ? je te le demande… Moi qui te parle, je me suis vu dans des endroits où il faisait plus chaud qu’au fond d’un four, où tout le monde crevait de la fièvre jaune, où la terre elle-même se soulevait en forme de vagues par l’effet des tremblements de terre ; est-ce que ton docteur a jamais rien vu de pareil ? Et je me tirais d’affaire grâce au rhum, au rhum tout seul. Le rhum était mon pain, mon vin, mon pays, mon ami, mon tout. Et maintenant que me voilà sur le flanc, comme une pauvre vieille carcasse de navire, on voudrait me priver de rhum… ! Si tu prêtais la main à une chose pareille, Jim, ce serait m’assassiner, ni plus ni moins. Mon sang retomberait sur ta tête, tu peux en être certain, et sur celle de ce veau marin de docteur… »

Ici, tout un chapelet de jurons assortis.

Puis, sur un ton dolent :

« Vois, mon petit Jim, comme mes doigts tremblent. Je ne puis même pas les tenir en place… non, je ne puis pas… Dire que je n’ai pas encore eu une goutte, de toute la journée !… Ce docteur est un idiot, crois-moi. Si tu ne me donnes pas un coup de rhum, je deviendrai fou, voilà tout. Je sens déjà que ça commence. J’ai des hallucinations. J’ai vu le vieux Flint, dans ce coin, derrière toi… Je l’ai vu comme je te vois… Si cela me prend, dame, je ne réponds plus de rien. – On fera de moi un vrai Caïn, là… D’ailleurs, votre satané docteur a dit lui-même qu’un verre ne me ferait pas de mal… Je te donnerai une guinée d’or pour ce verre, Jim… »

Il se montait de plus en plus, et cela m’effrayait pour mon père, qui était bien bas ce jour-là et avait besoin de repos. D’autre part, le docteur avait bien dit qu’un seul verre de rhum ne ferait pas de mal au Capitaine. J’étais seulement offensé qu’il essayât de me corrompre à prix d’or.

« Je ne vous demande pas votre argent, lui dis-je, hors celui que vous devez à mon père. Quant à du rhum, je vous en donnerai un verre, mais pas plus, entendez-le bien… »

Quand je l’apportai, il le saisit avidement et le vida d’un trait.

« Ah !… fit-il, cela va déjà mieux, je t’assure. Et maintenant, camarade, dis-moi un peu combien de temps le docteur prétend que je reste couché sur ce vieux cadre ?…

– Une semaine au moins, lui dis-je.

– Tonnerre !… une semaine !… c’est impossible ! cria-t-il. D’ici là ils m’auront envoyé la marque noire… Les voilà déjà qui rôdent autour de moi, les marsouins ! Tas d’imbéciles, qui n’ont pas su garder ce qu’ils avaient ! Il leur faudrait la part des autres, maintenant. Est-ce ainsi que se comportent de vrais lurons ? je le demande. Que ne faisaient-ils comme moi ? Que ne gardaient-ils leur argent, au lieu de le jeter par les fenêtres ?… Mais je leur jouerai un tour de ma façon, ils peuvent y compter. Croient-ils me faire peur ? J’en ai dépisté de plus malins… »

Tout en parlant, il s’était soulevé sur son lit, et prenant mon épaule pour point d’appui, avec une force qui me fit presque crier de douleur, il essaya de faire quelques pas dans la chambre. Mais ses jambes semblaient être de plomb, et sa voix de plus en plus faible était peu en harmonie avec le sens menaçant de ses paroles. Il s’arrêta et s’assit au bord du lit.

« Ce docteur m’a tué, dit-il. Voilà que j’ai des bourdonnements dans la tête. Aide-moi à me recoucher… »

Avant que j’eusse eu le temps de faire ce qu’il désirait, il était retombé sur son oreiller. Assez longtemps il resta silencieux.

« Jim, reprit-il enfin, tu as bien vu ce marin, aujourd’hui ?

– Chien-Noir ?

– Chien-Noir… C’est un mauvais gredin, vois-tu ; mais ceux qui l’envoient valent encore moins que lui… Écoute-moi un peu, mon petit Jim. Si, pour une raison ou une autre, il m’est impossible de partir, s’ils me prennent au gîte et me remettent la marque noire, rappelle-toi que c’est à mon vieux coffre qu’ils en veulent. Eh bien, alors, ne perds pas une minute. Enfourche un cheval – tu sais te tenir à cheval, n’est-ce pas ? – enfourche le premier cheval venu et va-t’en à bride abattue chez… oui ! chez lui !… chez ce maudit docteur !… Tu lui diras de rassembler le plus de monde qu’il pourra, – les magistrats, la police, tout le tremblement, s’il veut pincer ici, à bord de l’Amiral-Benbow, la bande entière du vieux Flint, ce qui en reste, au moins, mousses et matelots !… Tel que tu me vois, petit, j’étais son second, au vieux Flint, – et seul je connais la cachette… Il m’en a confié le secret à Savannah, à son lit de mort, – comme qui dirait dans l’état où je suis maintenant, comprends-tu ?… Mais pas un mot de tout ceci, à moins qu’ils ne m’envoient la marque noire, ou que tu ne voies rôder par ici soit Chien-Noir, soit le marin à la jambe de bois, lui surtout, Jim !…

– Mais que voulez-vous dire par la marque noire, Capitaine ? demandai-je.

– C’est une sommation de la bande, mon petit. Je t’avertirai s’ils me l’envoient. Mais, en attendant, veille au grain, Jim, et je partagerai tout avec toi, sur mon honneur !… »

Il divagua encore quelques instants. Sa voix devenait de plus en plus faible. Je lui donnai sa potion, qu’il prit comme un enfant, en disant :

« Si jamais un marin a eu besoin de remèdes, c’est bien moi ! » Puis il tomba dans un sommeil lourd, et semblable à un évanouissement ; après quelques minutes je me décidai à redescendre.

Ce que j’aurais fait si les choses avaient suivi le cours ordinaire, je l’ignore. Très probablement, j’aurais tout conté au docteur, car je mourais de peur que le Capitaine ne vint à regretter sa confidence et ne me fit disparaître. Mais il advint que mon pauvre père mourut ce même soir d’une manière tout à fait soudaine, et ce malheur nous fit naturellement oublier tout le reste. Le chagrin qui nous accablait, les visites des voisins, les arrangements à prendre pour les funérailles, sans compter l’auberge qui allait son train accoutumé, tout cela me surmena si bien, que c’est à peine si j’avais le temps de penser au Capitaine, et encore moins celui d’avoir peur de lui.

Il descendit le lendemain matin, prit ses repas comme à l’ordinaire, quoiqu’il eût peu d’appétit, et but, je crois, encore plus de rhum que d’habitude, par la raison qu’il se servit lui-même au comptoir, tout le long du jour, en grommelant et reniflant comme un phoque. Aussi était-il plus ivre que jamais le soir avant l’enterrement. Et ce fut une chose horrible, dans cette maison en deuil, de l’entendre chanter à tue-tête sa vilaine chanson de matelot. Mais tout faible qu’il était, il nous inspirait encore trop de terreur pour qu’on osât lui imposer silence. Seul le docteur, l’aurait pu. Malheureusement, il venait d’être appelé à plusieurs milles de distance, pour un cas urgent, et n’avait pas mis les pieds chez nous depuis la mort de mon père.

J’ai dit que le Capitaine était faible. Le fait est qu’il semblait plutôt perdre ses forces que les regagner. Il se traînait dans l’escalier, allait et venait du parloir à la salle commune, mettait le nez dehors pour flairer l’odeur de mer, puis rentrait en s’appuyant aux murs pour ne pas tomber et s’arrêtant à chaque pas pour reprendre haleine. Il ne me parlait pas plus qu’aux autres, et j’ai toujours pensé qu’il avait perdu le souvenir de sa confidence. Mais son caractère était plus bizarre et plus violent que jamais. Il avait pris l’habitude alarmante de tirer son coutelas, quand il était ivre, et de le placer sur la table à côté de lui. Cependant il s’occupait beaucoup moins des allants et venants que par le passé, s’absorbait dans des rêveries sans fin, et au total ne paraissait pas avoir toute sa tête.

C’est ainsi qu’un soir nous l’entendîmes, à notre grande surprise, fredonner un air qu’il n’avait jamais chanté, une sorte de ritournelle pastorale, datant peut-être des jours de sa jeunesse et de l’époque où il ne connaissait pas encore la mer.

Les choses allèrent ainsi jusqu’au lendemain des funérailles de mon père. Ce jour-là, vers trois heures, par un temps de brouillard et de gelée, je me trouvais sur le seuil de l’auberge, plein de tristes pensées sur cette perte cruelle, quand j’aperçus un homme qui s’avançait assez lentement sur la route. C’était évidemment un aveugle, car, à chaque pas, il tapait devant lui avec son bâton, sans compter qu’il avait sur les yeux une gigantesque visière verte. Il allait tout courbé par l’âge ou la maladie, sous un grand manteau à capuchon, très vieux et déchiré qui le faisait encore plus difforme. Je n’ai jamais vu de physionomie aussi effrayante que cette face sans regard. Il s’arrêta à quelques pas de l’auberge et, élevant la voix sur une sorte de psalmodie monotone, s’adressa à l’espace devant lui :

« N’y a-t-il pas ici quelque bonne âme pour dire à un pauvre aveugle, – qui a perdu la lumière du jour en défendant son gracieux pays, – Dieu bénisse le roi George ! – où, dans quelle partie de ce pays il se trouve en ce moment ?

– Vous êtes devant l’auberge de l’Amiral-Benbow, à la baie de Black-Hill, mon brave homme, répondis-je aussitôt.

– J’entends une voix, une voix jeune, reprit-il sur le même ton. Voulez-vous être assez charitable, mon bon, mon cher petit ami, pour me donner la main et me faire entrer ? »

Je tendis innocemment la main qu’on me demandait d’une manière si insinuante, et je la sentis soudain prise comme dans un étau par cette horrible créature sans yeux. Ma surprise et ma terreur furent si grandes, que je commençai par me débattre pour essayer de me dégager. Mais d’un seul bras l’aveugle me contint et m’attira tout près de lui.

« Maintenant, garçon, conduis-moi au Capitaine, dit-il.

– Monsieur, je n’ose pas, sur ma parole, je n’ose pas, répondis-je.

– Oh !… oh !… ricana l’aveugle, on veut résister ?… Conduis-moi à l’instant ou je te casse le bras… »

Tout en parlant, il me le tordait de telle sorte, que je poussai un cri.

« Monsieur, repris-je, ce que j’en disais n’était que pour vous ! Le Capitaine est tout changé depuis quelques jours… il ne se sépare plus de son coutelas, qu’il tient tout ouvert… Un autre gentleman…

– Assez causé ! Marchons !… » interrompit l’aveugle.

Et jamais voix si dure, si impitoyable, n’avait frappé mon oreille. Je crois bien qu’elle m’effraya encore plus que la torsion de mon bras. Je me sentis dompté. Sans plus de résistance, j’obéis donc et me dirigeai droit vers le parloir, où notre vieux pirate était assis au coin du feu, cuvant son rhum. L’aveugle me suivait de près, serrant toujours mon bras d’une main de fer, et s’appuyant si lourdement sur mon épaule qu’à peine pouvais-je marcher.

« Tu vas me mener tout droit à lui, et, aussitôt qu’il pourra me voir, crie : « Bill ! voici un de vos amis ! » Sinon, gare à ton poignet », ajouta-t-il en me donnant un avant-goût de ce qu’il me réservait.

La douleur et l’épouvante me firent oublier la terreur que m’inspirait habituellement le Capitaine. J’ouvris brusquement la porte du parloir et je répétai les paroles que me dictait l’aveugle.

Le pauvre capitaine tressaillit et d’un seul regard se trouva dégrisé, en possession de toute sa raison. L’expression de sa physionomie me parut en ce moment moins encore celle de la frayeur que celle d’un dégoût mortel. Il fit un mouvement pour se lever, mais n’en eut pas la force.

« Bill, restez où vous êtes ! dit le mendiant. Je n’y vois pas, mais j’ai l’ouïe fine et j’entends si l’on remue le bout du doigt… Les affaires sont les affaires… Tendez votre main gauche… Garçon, prends cette main gauche par le poignet et mets-la près de ma main droite… »

Nous obéîmes tous deux passivement. Je vis alors l’aveugle passer quelque chose, du creux de la main qui tenait son bâton, dans la paume du Capitaine, qui se referma dessus, instantanément.

« Voilà qui est fait ! » reprit l’aveugle.

Et, me lâchant aussitôt, il glissa hors du parloir avec une sûreté de mouvements et une rapidité presque incroyables, sauta sur la route et disparut. J’étais encore immobile de surprise quand j’entendis le tap-tap-tap de son bâton se perdre dans l’éloignement.

Le Capitaine était resté aussi stupéfait que moi. Mais en fin, et presque au même moment, je lâchai son poignet, que je tenais toujours, et il regarda vivement dans la paume de sa main :

« À dix heures ! s’écria-t-il. Nous avons six heures à nous !… nous pouvons encore les rouler !… »

Et il sauta sur ses pieds. Au même instant, il chancela, porta la main à sa gorge, puis s’abattit tout de son long sur le sol avec un bruit sourd. Je courus à lui, appelant ma mère à grands cris. Mais il n’y avait plus besoin de se presser… Le Capitaine venait de tomber mort, foudroyé par l’apoplexie. Chose étrange : je ne l’avais jamais aimé, quoiqu’il eût fini par m’inspirer une certaine pitié ; et pourtant, quand je le vis parti pour toujours, je ne pus retenir mes larmes. C’était la seconde fois que je voyais la mort, et la première faisait encore saigner mon cœur.

Je vis alors l’aveugle passer quelque chose.