L’orpheline de Ti-Carrec - Delly - E-Book

L’orpheline de Ti-Carrec E-Book

Delly

0,0
0,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Sur la route plantée d’ormes qui séparait Coatbez des premières maisons du bourg, Varvara Dourzen passait, tenant par la main sa petite fille. Elle était vêtue d’une robe noire très simple, à manches longues. Ses cheveux coupés, qu’elle laissait repousser, tombaient en frange soyeuse et sombre sur la nuque très blanche. De la fenêtre où se penchaient Mme Dourzen et, derrière elle, son mari, on voyait son profil de pur type caucasien, si parfaitement beau. Elle avait une taille souple, très mince, d’une rare élégance, et une allure légère, ailée, dont la grâce était incomparable.
Hervé Dourzen pensa : « Quelle jolie femme, décidément ! » Mais il garda cette réflexion pour lui. Il avait appris l’art de se taire à propos, depuis qu’il était l’époux de Blanche Corbic, la fille bien dotée d’un marchand de nouveautés enrichi pendant la guerre.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Delly

L’orpheline de Ti-Carrec

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383836926

Première partie

Une Cendrillon bretonne

I

– Voilà encore cette femme ! C’est vraiment honteux de courir ainsi les routes ! Mais qu’attendre d’une personne de cette sorte ?

Mme Hervé Dourzen, là-dessus, prit un air dégoûté en se penchant pour suivre des yeux celle dont elle parlait avec tant de mépris.

Sur la route plantée d’ormes qui séparait Coatbez des premières maisons du bourg, Varvara Dourzen passait, tenant par la main sa petite fille. Elle était vêtue d’une robe noire très simple, à manches longues. Ses cheveux coupés, qu’elle laissait repousser, tombaient en frange soyeuse et sombre sur la nuque très blanche. De la fenêtre où se penchaient Mme Dourzen et, derrière elle, son mari, on voyait son profil de pur type caucasien, si parfaitement beau. Elle avait une taille souple, très mince, d’une rare élégance, et une allure légère, ailée, dont la grâce était incomparable.

Hervé Dourzen pensa : « Quelle jolie femme, décidément ! » Mais il garda cette réflexion pour lui. Il avait appris l’art de se taire à propos, depuis qu’il était l’époux de Blanche Corbic, la fille bien dotée d’un marchand de nouveautés enrichi pendant la guerre.

– Ton cousin Armaël n’a pas dû être long à regretter son sot mariage. Je ne m’étonnerais pas qu’il soit mort de chagrin.

– Mon amie, pourquoi imaginer cela ? Armaël a eu une rupture d’anévrisme...

– C’est elle qui le raconte, mais nous n’y avons pas été voir. En tout cas, il a donné sa démission pour se marier, ce qui lui faisait perdre son avenir. Très probablement, il a dû bien le regretter par la suite, quand la réussite dans les affaires entreprises n’est pas venue... Enfin, ça le regardait, ce garçon. Mais il est fort désagréable pour nous qu’il ait introduit cette personne dans la famille.

Hervé baissa le nez, qu’il avait fort long, en prenant un air contrit, comme chaque fois que sa femme lui faisait sentir qu’après tout les Dourzen, tout nobles qu’ils fussent, n’étaient pas très qualifiés pour se mettre au-dessus des Corbic, lesquels n’avaient pas dans leur honorable famille d’alliance équivoque, comme celle contractée par Armaël Dourzen.

De nouveau, Blanche se pencha à la fenêtre. Son mince visage tacheté de roux frémit de curiosité.

– J’entends une voiture... C’est peut-être lui !

– Retirons-nous un peu, Blanche, il ne faut pas avoir l’air si...

– Si quoi ?

Elle se détournait en attachant ses yeux clairs, impérieux et durs, sur le frais visage placide.

Hervé balbutia :

– Si... si curieux.

– Et pourquoi ne le serions-nous pas, de voir ce nouveau voisin, notre parent... et un personnage important ? Il ne peut qu’en être flatté. En vérité, tu as d’étranges idées, Hervé !

Elle lui tourna le dos et reprit son poste d’observation, juste au moment où, à un tournant de la route, débouchait une voiture conduite par un chauffeur au teint brun, près duquel se tenait un valet de pied présentant le même type malais.

Cette voiture passa devant Coatbez à si vive allure que les yeux perçants de Mme Dourzen ne purent rien distinguer des personnes qui se trouvaient à l’intérieur.

– Quelle folie d’aller si vite ! grommela-t-elle, très vexée.

– Une magnifique voiture ! dit Hervé. As-tu remarqué ces domestiques étrangers ?

– Me prends-tu pour une aveugle ? Ils sont d’ailleurs laids comme des singes. Ce n’est pas moi qui voudrais m’entourer de ces gens-là, comme il le fait, paraît-il. Mais il est un original fieffé, M. le comte de Penanscoët.

– Oui, un étrange personnage. Il y en a eu plusieurs de ce genre, dans la famille.

– Ils ont en tout cas bien réussi à mener leur barque de façon à faire fortune et quelle fortune, celui-là surtout !

Une lueur de convoitise brilla dans le regard de Blanche.

– ... Hervé, tu iras demain à Kermazenc.

M. Dourzen la regarda, un peu effaré, en esquissant un geste de protestation.

– Demain ? Mais il était convenu que ce serait pour dimanche... Cela paraîtrait indiscret... trop pressé...

– Allons donc ! Il y verra un hommage, au contraire. Cet homme, fabuleusement riche, qui est là-bas comme un petit souverain, a l’habitude de cela. D’ailleurs, il trouvera cet empressement tout naturel de ta part, puisque vous êtes parents.

– Heu !... un parent qui ne m’a jamais donné signe de vie...

– Parce que tu n’as pas su t’y prendre, autrefois... tu ne t’es pas rendu sympathique. Je te parie bien que, moi, je saurai l’amadouer, ton comte de Penanscoët, tout original et orgueilleux qu’il puisse être !

Hervé Dourzen ne s’éleva pas contre cette prétention. Il savait de quoi était capable la ténacité de Blanche et ne jugeait pas impossible qu’elle arrivât au but souhaité par sa vanité : avoir ses entrées au château de Kermazenc où venait d’arriver, pour y passer l’été, le comte Ivor de Penanscoët, rajah de Pavala, dans l’île de Bornéo.

Sur la route, au moment où arrivait l’automobile, Varvara s’était reculée vers le fossé, en tenant sa petite fille contre elle. D’un regard machinal, à peine curieux, elle enveloppa la luxueuse voiture, les serviteurs exotiques. Puis elle continua son chemin, du même pas souple et sans hâte. Un pli traversait le front blanc, un autre mettait de l’amertume au coin des lèvres longues et fines. Dans l’ombre des cils noirs un peu baissés, les yeux couleur de turquoise semblaient endormis, sans éclat.

La petite Gwen trottinait à côté de sa mère. Son corps fluet se mouvait à l’aise dans une blouse de flanelle blanche sans garniture. Son visage menu, encadré de courtes boucles d’un blond roux, aurait paru presque laid, sans la beauté des yeux qui avaient les changeantes nuances de la mer et reflétaient la vivacité, l’intelligence précoce de cette âme enfantine.

Bientôt, Varvara quitta la route pour s’engager dans un chemin creux, bordé de chênes noueux. Puis ce fut la lande couverte d’ajoncs, parsemée de blocs granitiques. L’air tiède, maintenant, sentait le sel. Par un sentier qui montait légèrement, pour redescendre bientôt, la jeune femme et l’enfant gagnaient la côte. Derrière elles, le bourg de Lesmélenc disparaissait dans l’ombre du bois qui avait donné son nom à la demeure des Dourzen : Coatbez. Celle-ci, vieux logis gris et massif, se trouvait au contraire en pleine lumière. On distinguait ses fenêtres étroites, son jardin qui montait en terrasses, rejoignant le parc de Kermazenc.

Le beau parc étrange, où la végétation du pays était mêlée à celle des îles lointaines, des contrées exotiques, des forêts d’Amérique connues des Penanscoët, ces nobles aventuriers qui, de leurs voyages, rapportaient la fortune. Le beau parc où une source intarissable répandait son eau pure en des conques de marbre, des canaux de granit, dans l’ombre verte des arbres formant dôme où s’enroulaient les lianes, dans la tiède humidité de cette atmosphère marine qui, en aucun lieu de la côte, n’était aussi propice aux végétations méridionales.

De l’endroit où se trouvait Varvara, on ne voyait pas le château, l’antique demeure rebâtie au début du XVe siècle sur les ruines d’un plus ancien logis, contemporain, prétendait-on, des rois d’Armorique. Personne n’obtenait l’autorisation de le visiter. Ivor de Penanscoët ne faisait en cela que suivre l’exemple de ses ancêtres, qui tenaient jalousement close leur demeure et prisonnières leurs femmes, quelquefois, assurait la tradition.

Yarvara n’avait donc pu connaître Kermazenc, en dépit du désir qu’elle en avait. Ce mystérieux château lui inspirait une curiosité un peu inquiète, dont elle s’étonnait, comme d’une anomalie dans son âme tourmentée, qui se désintéressait de tant de choses.

Le sentier dans la lande aboutissait à une petite maison de granit, tapie dans un creux de terrain où avaient poussé deux chênes, tordus par les rafales. On l’appelait Ti-Carrec. C’était là que logeait Varvara Dourzen avec sa petite fille.

Une servante borgne, portant la coiffe d’Audierne, parut sur le seuil usé.

– Je vais en commission au bourg, madame, dit-elle. Faut-il servir le thé auparavant ?

– Oui, servez, Anne-Marie, répondit la jeune femme de sa voix lente au doux accent slave.

La salle où elle entra était fraîche et toute remplie de la senteur saline qui pénétrait par la fenêtre ouverte. De là, on voyait la mer, aujourd’hui d’un bleu sombre et calme, presque câline dans ses lentes ondulations. Varvara alla vers une table pour y poser son sac. Elle vit là une enveloppe blanche portant son nom, posée bien en évidence. Tandis qu’elle la tenait entre ses doigts, en considérant avec surprise la suscription, d’une écriture inconnue, Anne-Marie entra, apportant le thé. Varvara demanda :

– D’où vient cette lettre ?

– Quelle lettre, madame ?

– Celle que je trouve là sur la table ?

La servante ouvrit très grand son œil unique.

– Je ne sais pas... Personne n’est venu.

– Cependant, elle n’est pas arrivée toute seule ?

– Je ne comprends pas, madame...

Anne-Marie considérait avec un visible ahurissement cette enveloppe mystérieuse. Var-vara fronça les sourcils. De l’impatience et une vague inquiétude se mêlaient en elle.

– C’est bien, nous verrons cela plus tard, dit-elle.

Et son geste congédia la servante, dont la curiosité commençait de faire luire la prunelle.

La petite Gwen s’était assise et, les mains croisées, suivait d’un regard sérieux le mouvement des longs doigts fins qui décachetaient l’enveloppe avec lenteur – presque avec crainte, eût-on dit – et en sortaient un feuillet de papier.

Quelques lignes y étaient inscrites, en langue russe, et d’une autre écriture que celle de la suscription. À peine Varvara eut-elle lu qu’elle laissa échapper un cri sourd. Le sang monta à son visage et elle chancela, en se retenant au dossier d’une chaise.

– Maman !

Gwen s’élançait vers elle, inquiète, effrayée. La jeune femme se redressa, par un violent effort sur elle-même.

– Ce n’est rien... Un petit malaise. Goûte bien tranquillement, Gwen, pendant que je vais me reposer un peu.

Elle sortit de la salle et, d’un pas vacillant, monta l’étroit escalier de pierre, entra dans la chambre très simplement meublée. Là, elle s’affaissa dans un fauteuil. Le sang, maintenant, se retirait de son visage, qui devenait très pâle. Les yeux, dans ce beau visage bouleversé, avaient un éclat fiévreux, des lueurs d’effroi. Les doigts crispés froissaient la feuille, y enfonçaient leurs ongles.

« Lui... lui... ici ! » bégaya la jeune femme.

Et elle perdit presque connaissance, pendant un long moment.

 

II

 

L’origine des Dourzen remontait loin dans l’histoire de Bretagne. À vrai dire, elle se perdait dans une bruine un peu légendaire. Cette famille avait été peu favorisée des biens de ce monde, jusqu’au milieu du XIVe siècle où une branche s’était détachée pour devenir celle des comtes de Penanscoët, possesseurs du domaine de Kermazenc donné à Audic Dourzen par le duc de Bretagne, en récompense d’un service rendu par lui à son souverain. Les autres Dourzen continuèrent de vivre, plus ou moins bien, dans leur demeure de Coatbez, en exploitant quelques terres leur appartenant. Certains, héritant des goûts voyageurs de leurs ancêtres, s’en allaient chercher fortune et aventures à l’étranger. Mais ils en revenaient plus pauvres qu’au départ et voyaient avec une sourde rage les Penanscoët s’enrichir en de semblables voyages, remplir leur logis d’objets rares et magnifiques, leurs coffres de pierreries, de riches étoffes, de broderies merveilleuses provenant de la Chine et du Japon, où ils trouvaient moyen de pénétrer et de sortir indemnes.

L’un d’eux régna pendant quelque temps sur un petit État hindou. Un autre se fit musulman, épousa une Persane, puis la laissa là pour revenir se marier chez lui. Un autre encore, parti pour l’Amérique, fut adopté par une tribu de Comanches et ne reparut plus en Europe. Dans toute la Bretagne, les Penanscoët avaient la réputation de gens fort originaux, orgueilleux, dominateurs et trop portés vers ces aventures lointaines d’où ils revenaient souvent pervertis par l’or et les plaisirs, esprits forts et cœurs sans morale dont les pasteurs spirituels de la contrée déploraient le triste exemple.

Or, les deux frères, Ivor et Riec, suivirent de bonne heure les traces des ancêtres. Ils visitèrent à peu près toutes les parties du globe, mais surtout l’Inde, la Chine, les îles océaniennes. On apprit un jour qu’ils avaient épousé deux sœurs, filles d’un maharajah. On lut encore que Riec était mort l’année suivante, et peu après lui sa femme.

Ivor ne revenait toujours pas en Bretagne, où l’attendait l’héritage paternel. On connut plus tard qu’il avait été désigné par le rajah de Pavala pour lui succéder. Mais son existence restait mystérieuse et s’enveloppait de légende, ce qui expliquait le vif intérêt, la curiosité intense de tout le pays à la nouvelle que cet étrange personnage venait cette année passer l’été en son château de Kermazenc.

Il était accompagné de sa femme, de son fils et d’un Hindou appelé Appadjy, avec lequel il semblait en grande amitié. Sa domesticité, fort nombreuse, était un bizarre mélange de Malais, de Chinois, de Javanais, auxquels commandaient quelques Hindous. Tout ce monde obéissait au geste et semblait tremblant de crainte.

Au lendemain de son arrivée, le comte quitta le château vers dix heures du matin, par la terrasse longeant le bâtiment élevé au XVIIe siècle, qui contenait les principaux appartements. Il passa dans le parterre où fleurissaient les roses et tombaient les gerbes liquides des fontaines de marbre. La journée s’annonçait grise. Quand M. de Penanscoët fut entré dans le parc, il se vit enveloppé d’une pénombre verdâtre où flottait le parfum légèrement capiteux des fleurs des îles lointaines, écloses en ce doux climat. Les arbres formaient un dôme épais, à divers étages, au-dessus du promeneur. L’eau, répandue en abondance par les canaux, apparaissait à tout instant, formant un bassin entouré de granit verdi, tombant en cascatelles sur des roches, entourant une île minuscule où, dans l’entrelacement des arbustes et des lianes, se cachait une antique statue.

M. de Penanscoët marchait sans hâte, un cigare aux lèvres, en fouettant au passage quelques arbustes, du stick qu’il tenait à la main. Il n’était pas très grand, mais mince, presque sec. Le visage maigre et bronzé dénotait le long séjour dans les pays au ciel de feu et aussi l’union, au siècle précédent, d’un Penanscoët avec une femme de Ceylan. Cette coloration du teint formait un contraste étrange avec les cheveux blond-fauve, avec les yeux d’un bleu dur et brillant. Telle quelle, c’était là une physionomie frappante et qui gardait la marque aristocratique de la race, quelle qu’eût été la vie aventureuse d’Ivor de Penanscoët.

Le parc finissait directement sur la grève. Là s’élevait un rocher qu’on appelait, à cause de sa coloration, la Roche verte. Une femme se tenait debout à quelques pas. Elle ne bougea pas à la vue du comte. Celui-ci, en s’avançant, dit avec un accent de sarcasme :

– C’est ainsi que tu m’accueilles, Varvara ?

Elle attachait sur lui un regard d’épouvante. Ses mains se crispaient à sa robe, le long de laquelle tombaient les bras nus.

– Tu croyais en avoir fini avec moi ? Cependant, quand je t’ai chassée, je t’ai dit : « Nous nous reverrons un jour. » Eh bien ! ce jour, le voilà.

– Mon fils ?... Où est mon fils ?

La voix sortait, toute rauque, des lèvres tremblantes de Varvara.

– Son sort ne te regarde pas. Je t’en ai prévenue naguère, il est perdu pour toi. Et maintenant, écoute ceci : je t’avais défendu de te marier, je t’avais dit que, de près ou de loin, tu serais toujours sous ma domination. Or, tu m’as désobéi en épousant Armaël Dourzen.

– J’en avais le droit ! cria-t-elle.

Un sursaut de révolte la secouait. À son visage blême montait un flot de sang et dans les yeux s’allumait une lueur ardente.

– ... Vous me considériez comme une esclave. Mais, moi, je voulais être libre. Vous m’aviez pris mon enfant ; j’étais sans famille, sans fortune. Un honnête homme m’a aimée, m’a offert son nom...

– Et tu as accepté, en te gardant de lui dire... que tu étais déjà ma femme.

– Votre femme ? Votre femme. Misérable imposteur ! Vous osez me railler avec ce mot !

Elle se redressait, frémissante d’indignation, devant le comte impassible, dont un rictus soulevait la lèvre.

– Ah ! dans quelle misère morale m’aviez-vous enlisée ! Qu’aviez-vous fait de moi pour que, en acceptant la recherche d’Armaël, je commette cette faute de lui cacher ce qui l’aurait éloigné de Varvara Tepnine !

– Oui, tu as trouvé cela tout simple, pour acquérir un nom, une situation honorables et la protection d’un époux contre moi, dans la crainte que tu avais de me voir te reprendre. Mais tu ne songeais pas qu’en agissant ainsi, tu condamnais cet homme à mort.

– Qu’est-ce que vous dites ?

Les yeux de Varvara se dilataient, en s’attachant sur la figure étrange où les yeux brillaient d’une lueur presque insoutenable.

– Ce que je veux dire.

– C’est vous qui avez tué mon mari ?

Le cri fut jeté avec un accent d’horreur ; les mains de la jeune femme s’étendirent convulsivement, comme pour repousser M. de Penanscoët.

– Je lui ai simplement fait savoir que, six ans auparavant, Varvara Tepnine avait été mariée par un ministre protestant, dans un hôtel de New-York, et que de ce mariage était né un fils. La nouvelle si imprévue a suffi, chez un homme dont le cœur était malade.

– Ah ! quel abominable...

Les mots s’étranglèrent, devinrent une sorte de râle. Pendant un moment, Varvara parut sur le point de défaillir. M. de Penanscoët la considérait avec un cruel sourire. Il dit froidement :

– Je t’ai prévenue que je me vengerais, après que tu as fui ma demeure. Puis tu as enfreint ma défense en te mariant. Tout cela devait se payer. Maintenant que tu as été châtiée comme tu le méritais, je te pardonne.

Varvara frissonna de tout son corps, comme si ces mots « je te pardonne » avaient pour elle un terrible sens.

– ... Je t’accueillerai, repentante, amoureuse, très humble, et tu reprendras ta vie d’autrefois...

– Ma vie d’autrefois ? Jamais ! Plutôt la mort !

Varvara jetait ces mots avec une énergie qui, tout à coup, semblait la galvaniser.

– ... Je commence à reprendre mon âme, je commence à espérer le pardon de Dieu... et vous voudriez me rejeter dans cet abîme ? Non, non ! C’est fini de cette Varvara que vous avez dupée et qui vous a aimé... cette Varvara toute jeune, innocente encore, dont vous avez flétri l’âme, annihilé pendant quelque temps le sens moral... et qui, maintenant, vous a en horreur !

Elle se tut, haletante, les membres frémissants.

Ivor de Penanscoët eut un étrange sourire.

– Allons, c’est entendu. Tu as choisi toi-même. Adieu, Varvara.

Il tourna les talons. Pendant quelques minutes, Varvara demeura immobile, les traits tendus, avec de la stupéfaction et de l’effroi dans le regard. Puis elle porta la main à son front en murmurant :

– Quoi ? J’ai choisi quoi ?

M. de Penanscoët était rentré dans le parc. Il prit un chemin plus long pour regagner le château, en s’arrêtant au passage pour considérer tel endroit dont la grâce sauvage le séduisait, tel autre dont l’exotisme imprévu lui rappelait sans doute les contrées où s’était passée, jusqu’ici, la plus grande partie de son existence. Comme il atteignait le parterre, des aboiements se firent entendre. Puis une jeune voix s’éleva, harmonieuse, vibrante :

– Bab ! Sofa !

La physionomie du comte, tout à coup, frémit, s’adoucit. Un sourire détendit les lèvres qui appelèrent :

– Dougual !

D’une allée voisine bondirent à la fois un adolescent et deux jeunes chiens. L’enfant devait avoir quatorze ans. Il était mince, très souple dans sa blouse de soie blanche. D’épais et soyeux cheveux fauves coiffaient sa tête fine. Il vint à M. de Penanscoët en disant :

– Vous avez déjà fait une promenade, mon père ?

– Oui, j’ai un peu renouvelé connaissance avec notre vieux parc. Et toi, l’as-tu vu déjà ? Te plaît-il ?

Le comte prenait entre ses mains la tête de son fils et attachait un regard de tendresse idolâtre sur le fin visage, dont le teint avait une légère coloration bronzée, sur les grands yeux foncés, veloutés, d’une frappante beauté.

– Je crois qu’il me plaira beaucoup. C’est différent de tout ce que je connais jusqu’ici ; mais il me semble que je m’y trouverai bien...

– Oui, oui, parce que tu as dans les veines le sang des Penanscoët. Vieille lignée que la nôtre, mon enfant, et qui vaut par certains côtés celle de tes ancêtres maternels, les maharajahs de Bangapore.

– Vous me montrerez les anciennes chroniques de notre famille, père ?

– Quand tu le voudras, mon cher enfant. Tu verras là quels grands voyageurs furent tes ancêtres et comment certains d’entre eux devinrent, à l’étranger, des souverains ou de très hauts personnages.

M. de Penanscoët, en parlant, prenait le bras de son fils et le glissait sous le sien. Ils se dirigèrent vers le château, suivis des chiens, bêtes longues et fines, au pelage brun rayé de fauve, à la tête inquiétante d’animal sauvage. Ils appartenaient à Dougual et ils étaient originaires de Mongolie, où leur race avait presque disparu.

Sur la terrasse, un homme se promenait de long en large. Il était petit, maigre, correctement vêtu à l’européenne. Des yeux noirs vifs et durs brillaient dans le sec visage bronzé. À la vue des arrivants, il interrompit son va-et-vient.

– Tu refais connaissance avec ta propriété, Ivor ?

– Oui... Ce n’est pas désagréable après si longtemps, mon cher Appadjy.

– Kermazenc, dès le premier moment, me plaît beaucoup, dit Dougual.

Il quittait le bras de son père et venait prendre la main que lui tendait Appadjy.

– Le sang des ancêtres parle en toi. Jouis de ton séjour ici, enfant, car nous ne savons quand nous pourrons le renouveler.

– Pourquoi cela ?

– L’année prochaine, nous pouvons être à l’autre bout de la terre.

– L’autre bout de la terre, c’est peu de chose, maintenant.

L’Hindou eut une sorte de sourire, en regardant la jeune physionomie éclairée par les yeux magnifiques, à la fois ardents et rêveurs.

– Évidemment, c’est beaucoup moins qu’autrefois. Mais si nous sommes à Bornéo, par exemple.

– Eh bien ! mon père m’amènera quand même ici.

Le regard du comte – un regard d’orgueilleuse adoration – enveloppa l’adolescent..

– Si tu y tiens, oui, mon enfant... Que vas-tu faire, maintenant ?

– Dire qu’on selle mon cheval. M’accompagnes-tu, Appadjy ?... Et toi, père ?

L’Hindou acquiesça. Mais le comte répondit qu’il avait un courrier à dépouiller. Tous trois disparurent dans l’intérieur du logis.

Alors, de derrière un des ifs taillés qui garnissaient le parterre, surgit un garçonnet d’une dizaine d’années. Il était vêtu de lainage blanc, avec les pieds nus dans des sandales. Ses traits, ses yeux bleus, son teint brun clair, rappelaient de façon frappante le comte de Penanscoët. Mais cet enfant avait des cheveux très noirs, coupés ras. Il se dirigea vers le parc, où il se mit à errer, avec des allures de petit animal sauvage. Il atteignit ainsi la grève, à l’endroit où avait eu lieu l’entretien de Varvara Dourzen et de M. de Penanscoët.

La jeune femme était encore là. Une défaillance l’avait prise, l’avait fait tomber sur le sable. Elle venait de reprendre ses sens quand, à quelques pas d’elle, parut ce petit garçon dont son regard, encore vague, rencontra les yeux surpris, curieux, farouches.

Un sursaut la secoua. Elle se redressa, les prunelles dilatées, le corps frémissant. Elle bégaya :

– Willy... Willy...

L’enfant parut stupéfait. Immobile et muet, il regardait cette femme qui se levait brusquement, qui venait à lui...

– ... Tu es Willy, n’est-ce pas ?... Tu t’appelles Willy ?...

Ses mains se posaient sur les épaules du petit garçon, ses yeux s’attachaient avidement au maigre visage brun. Elle parlait en anglais. Comme l’enfant ne répondait pas et la considérait avec une farouche surprise, elle répéta :

– Dis-moi si tu t’appelles Willy ?

De la tête, il fit un signe affirmatif.

Alors, elle le saisit dans ses bras, couvrit de baisers sa figure en répétant :

– Willy... mon enfant ! Ah ! il ne te prendra plus à moi ! Viens... viens ! Je te cacherai, pour qu’il ne te trouve jamais !