La bibliothèque de mon oncle - Rodolphe Töpffer - E-Book

La bibliothèque de mon oncle E-Book

Rodolphe Töpffer

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Beschreibung

La Bibliothèque de mon oncle est une suite de souvenirs autobiographiques : l'auteur ravive des épisodes de sa jeunesse espiègle à Genève.

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Veröffentlichungsjahr: 2016

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La bibliothèque de mon oncle

Rodolphe Töpffer

Publication: 1832Catégorie(s): Fiction, Roman
A Propos Töpffer:

Rodolphe Töpffer (ou Toepffer), suisse né à Genève le 31 janvier 1799 et mort dans cette même ville le 8 juin 1846, est un pédagogue, écrivain, politicien et auteur de bande dessinée suisse, considéré comme le créateur et le premier théoricien de cet art.

Chapitre1

 

J’ai connu des gens élevés sur le seuil de la boutique de leur père ; ils avaient retenu de ce genre de vie certaine connaissance pratique des hommes, certain penchant musard, le goût des rues, quelque trivialité d’idées, la morale et les préjugés du quartier. On en a fait des avocats, des ministres, et dans chacune de ces vocations ils ont apporté de ce seuil de boutique bien des éléments bons ou mauvais, toujours ineffaçables.

D’autres, en ce temps-là, je veux dire vers quinze ans, avaient leur petite chambre sur une cour silencieuse, sur des toits déserts. Ils y sont devenus méditatifs, peu au fait des affaires de la rue, assez riches d’observations privées sur un petit nombre de voisins. Ils y ont acquis une connaissance de l’homme moins générale, mais plus intime. Combien de fois aussi, privés de tout spectacle, ils ont vécu avec eux seuls, pendant que l’autre, sur son seuil, toujours récréé par la vue de quelque objet nouveau, n’avait ni le temps ni l’envie de faire connaissance avec lui-même. Avocat ou ministre, pensez-vous que celui de la petite chambre n’aura pas une manière autre que celui du seuil ?

Et ce qu’on voit passer de son logis, et les gens qui circulent autour, et les bruits qui s’y entendent, et les objets tristes ou riants qui s’y rencontrent, et le voisinage, et les cas fortuits ? Oh ! que l’éducation est une chose difficile ! Tandis qu’à lumineuse intention, sur le conseil d’un ami ou d’un livre, vous dirigez l’esprit et le cœur de votre fils vers le côté qui vous agrée, les choses, les bruits, les voisins, les cas fortuits conspirent contre vous, ou vous secondent, sans que vous puissiez détruire ces influences ni vous passer de leur concours.

Plus tard, il est vrai, après vingt, vingt-cinq ans, le logement fait peu. Il est triste ou gai, confortable ou délabré, mais c’est une école où les enseignements ont cessé. À cet âge, l’homme fournit sa carrière ; il a atteint ce nuage d’avenir qui, tout à l’heure encore, lui paraissait si lointain ; son âme n’est plus rêveuse et docile : les objets s’y mirent, mais ils n’y laissent plus d’empreinte.

 

 

Pour moi, j’habitais un quartier solitaire [1] . C’est derrière le temple de Saint-Pierre, près de la prison de l’évêché. Par-dessus le feuillage d’un acacia, je voyais les ogives du temple, le bas de la grosse tour, un soupirail de la prison, et, au-delà, par une trouée, le lac et ses rives. Quels beaux enseignements, si j’avais su en profiter ! Combien la destinée m’avait favorisé entre les garçons de mon âge ! Si j’ai mal profité, je tire gloire néanmoins d’être issu de cette école, plus noble que celle du seuil de boutique, plus riche que celle de la chambre solitaire, et d’où devait sortir un poète, pour peu que ma nature s’y fût prêtée.

 

 

Au fait, tout est pour le mieux ; car je me doute qu’à aucune époque les poètes n’ont été heureux. En savez-vous un, parmi les plus favorisés, qui ait jamais pu étancher sa soif de gloire et d’hommages ? En connaissez-vous un, parmi les plus grands, et surtout parmi ceux-là, qui ait jamais pu être satisfait de ses œuvres, y reconnaître les célestes tableaux que lui révélait son génie ? Vie de leurres, de déceptions, de dégoûts ! Et encore, ceci n’en est que la surface ; je m’imagine qu’elle recouvre des troubles plus grands, des dégoûts plus amers. Ces têtes-là se forgent une félicité surhumaine que chaque jour déçoit ou renverse ; ils voient par delà les cieux, et ils sont cloués à la terre ; ils aiment des déesses, et ne rencontrent que des mortelles. Tasse, Pétrarque, Racine, âmes tendres et malades, cœurs jamais paisibles, toujours saignants ou plaintifs, dites un peu ce qu’il en coûte pour être immortel !

Ceci est l’effet et la cause. C’est parce qu’ils sont poètes qu’ils éprouvent ces tourments ; c’est parce qu’ils éprouvent ces tourments qu’ils sont poètes. De cette lutte qui se fait en eux jaillit, comme l’éclair de la nue, cette lumière qui nous frappe dans leurs vers ; la souffrance leur révèle les joies, les joies leur apprennent la souffrance, leurs désirs vivent à côté de leurs déceptions ; de ce riche chaos, de ces fécondes douleurs naissent leurs sublimes pages. Ainsi ce sont les vents orageux qui tirent de si doux sons de cette harpe solitaire.

Je m’étonne donc moins d’avoir ouï dire à un homme de sens qu’il vaut mieux être l’épicier du coin que le poète du monde ; Giraud, que Dante Alighieri.

 

 

Cette idée que je me fais du poète, elle est si vraie, que voyez, je vous prie, à quoi prétendent tout d’abord ceux qui aspirent à cette vocation. N’est-ce point à ce trouble, à ces peines, à ce riche chaos, si possible ? Ainsi que l’on singe la vertu par des paroles de sainteté, ils singent, eux, la poésie par des paroles de tristesse, d’angoisse, d’ineffables douleurs ; ils souffrent dans leurs vers, ils gémissent dans leurs vers, ils y traînent à vingt ans un reste éteint de vie décolorée, ils y meurent : presque tous commencent par là. Ah ! mon ami, il n’est pas si facile que tu penses d’être triste, malheureux, affligé ; d’être tourmenté de désirs, fasciné d’extase ; de décolorer sa vie, de mourir comme Millevoye ! Ôte donc ton masque, que nous voyions ta face réjouie. Pourquoi, pourquoi, mon gros camarade, ne pas suivre ta nature ? Quel avantage si grand trouves-tu donc à passer pour gémissant et plaintif, pour mort et jamais enterré ?

 

 

Au reste, quand je parle de fécondes douleurs, je n’entends point dire par là que tout grand poète gémit et pleure nécessairement dans ses vers, mais, au contraire, que ses plus riantes extases recouvrent d’amers déplaisirs. Alors même qu’il nous entraîne dans un aimable Élysée, alors même qu’il peint la beauté sous ses plus célestes traits, c’est le vide de la terre qui le fait déployer son essor vers ces hauteurs fortunées : il est peintre de la santé, parce qu’il est malade ; de l’été, parce qu’il erre sur les glaces ; des eaux fraîches, parce que tout est aride alentour. Le malheureux goûte quelques instants d’ivresse, et il nous fait boire à sa coupe. Pour nous le nectar, pour lui la lie.

Mais voici qu’à ce propos je découvre une pensée honteuse qui se cache derrière un repli de mon cerveau, c’est la pensée que je suis bien aise, pour mes plaisirs, qu’il ait existé de ces âmes souffrantes… que des infortunés aient vécu de peines durant de longues années, pour laisser quelques pages, quelques strophes qui me charment, qui m’émeuvent un instant ! Profond égoïsme du cœur, cruauté du plaisir qui s’immole tout à lui-même ! Mais aussi… Racine épicier ! Virgile détaillant !… Non, je n’ai pas encore assez de sens ; sur mon crâne chenu n’ont pas passé assez d’années encore. Un jour viendra, et trop tôt, où plus sensé, non moins égoïste, je tiendrai ce propos devant les jeunes hommes. Et la pensée que je radote, s’élevant dans leur cerveau, s’épandra sur leur front, et ne s’arrêtera que sur leurs lèvres.

 

 

Il y a dans le cerveau beaucoup de ces pensées honteuses qui se cachent par pudeur, qui se taisent crainte de se faire honnir, qui parfois, venant à surgir hors de leur cachette, font circuler la rougeur sur les fronts honnêtes. Un jour, un homme fit une battue dans son propre cerveau ; il en sonda les replis ; il chercha dessus, dessous ; il visita les plus obscurs recoins, et, de ce qu’il trouva, fit un livre, le livre des Maximes, miroir fidèle où l’homme se voit bien plus laid qu’il ne croyait l’être.

Le duc, en cela, avait suivi la maxime de Socrate, qui exhorte l’homme à regarder dans son cerveau. Ѓυώϋτ αιαντόν (c’est du grec) ne signifie pas autre chose. Pour moi, je doute fort s’il y a beaucoup à gagner dans cette habituelle contemplation. Sur bien des choses, vaut mieux s’ignorer soi-même. Certains, à se connaître mieux, deviendraient pires. Tel, voyant son champ ingrat au bon grain, prend l’idée de tirer parti des mauvaises herbes.

 

 

Aussi je ne regarde plus tant dans mon cerveau, mais ce m’est un passe-temps des plus récréatifs que de lorgner dans celui des autres. J’y applique la loupe, le microscope, et vous ne sauriez croire ce que j’y découvre de petites particularités curieuses, sans compter les grosses qui se voient à l’œil nu, et les monstruosités qui frappent à distance. Bien fou Gall, qui prétend juger du contenu par le contenant, du goût d’une orange par ses aspérités, d’un onguent par la boîte. Moi, j’ouvre et je goûte ; j’ôte le couvercle et je flaire.

Imaginez-vous que tous les cerveaux sont faits de même ; j’entends qu’ils ont tous le même nombre de loges, contenant les mêmes germes, ainsi qu’en toute orange même nombre de pépins habitent même nombre de loges pareillement disposées. Mais voici que bientôt, de ces germes, les uns avortant, les autres se développant outre mesure, il résulte des disproportions d’où éclatent ces différences de caractères qui font les hommes si dissemblables.

Ce qui est curieux, c’est qu’il y a un de ces germes qui n’avorte jamais, qui s’alimente de rien comme de beaucoup, qui prend sa croissance l’un des premiers, et décroît le dernier de tous ; si bien que, celui-là mort, on peut être assuré que tout le reste de l’homme a cessé de vivre : c’est celui de la vanité. Je tiens ceci d’un visiteur de morts, lequel m’a confié que, pour sa part, il s’en tenait à ce signe, le regardant comme plus sûr que tout autre ; en sorte qu’appelé auprès d’un défunt, il s’assurait tout d’abord qu’il n’y eût plus envie aucune de paraître, aucun soin de son air, de sa pose, nul souci du regard des autres ; auquel cas, sans même tâter le pouls, il donnait son permis ; et que, pour avoir toujours pratiqué cette recette, il était convaincu de n’avoir jamais envoyé en terre un vivant, ce que, disait-il, font souvent ses confrères, lesquels s’en tiennent au pouls, au souffle, et autres signes incomplets.

Il prétendait, ce visiteur, que ce n’est pas tant selon la condition, la richesse ou la profession, que ce bourgeon-là varie ; que, si quelque chose influe, ce serait plutôt l’âge. Dans l’enfance, il n’est pas le premier à se montrer ; dans la jeunesse, il n’est pas le plus gros ; mais, dès vingt ans, c’est un tubercule respectable et vorace, qui s’alimente de tout.

 

 

J’oublie que c’est de mon logis que je voulais parler. J’y coulais dans une paix profonde les riants loisirs de ma première adolescence, vivant peu avec mon maître, plus avec moi-même, beaucoup avec Eucharis, avec Galathée, avec Estelle surtout.

Il y a un âge, un seul à la vérité, et qui dure peu, où les pastorales de M. de Florian ont un charme tout particulier ; j’étais à cet âge. Rien ne me semblait aimable comme ces jeunes bergères ; rien de naïf comme leurs phrases précieuses et leurs sentiments à l’eau de rose ; rien de champêtre, de rustique comme leurs élégants corsages, comme leurs gentilles houlettes à rubans flottants. À peine trouvais-je aux plus jolies demoiselles de la ville la moitié de la grâce, de l’élégance, de l’esprit, du sentiment surtout, de mes chères gardeuses de moutons. Aussi leur avais-je donné mon cœur sans réserve, et ma novice imagination se chargeait de le leur garder fidèle.

Enfantines amours, premières lueurs de ce feu qui, plus tard, pénètre, étreint, embrase !… Que de charme, que de riant et pur éclat dans ces innocentes prémices d’un sentiment si fécond en orages !

 

 

Le malheur de cette passion-là, c’est que je n’osais pas m’y livrer avec sécurité ; et ceci, à cause d’un entretien très grave que j’avais eu tout récemment avec mon maître. C’était à propos de la belle conduite de Télémaque dans l’île de Calypso, alors qu’il quitte Eucharis pour la vertu, laquelle conduite nous traduisions ensemble en fort mauvais latin :

 

Et il précipita Télémaque dans la mer…

 

Et Telemachum in mare de rupe praecipitavit, venais-je de traduire, lorsque M. Ratin, c’était mon maître, s’avisa de me demander ce que je pensais de ce procédé de Mentor.

Cette question m’embarrassa fort, tant je savais déjà qu’il ne faut point blâmer Mentor devant son précepteur. Cependant, au fond, je trouvais que Mentor s’était comporté, en cette occasion, d’une façon brutale.

« Je pense, répondis-je, que Télémaque fut bien heureux d’en être quitte pour avoir bu l’onde amère.

– Vous ne comprenez pas ma question, reprit M. Ratin. Télémaque était amoureux de la nymphe Eucharis ; or l’amour est la passion la plus funeste, la plus méprisable, la plus contraire à la vertu. Un jeune homme qui aime s’adonne au relâchement et à la mollesse ; il n’est plus bon à rien qu’à soupirer auprès d’une femme, comme fit Hercule aux pieds d’Omphale. Le procédé du sage Mentor était donc le plus admirable entre tous pour arrêter Télémaque sur les bords de l’abîme. Voilà, ajouta M. Ratin, ce que vous auriez dû me répondre. »

 

 

C’est de cette façon indirecte que j’appris que mon cas était grave, et que j’avais déjà bien dévié de la vertu ; car j’aimais Estelle tout aussi évidemment à mes yeux, que l’autre, Eucharis. Je résolus donc, à part moi, de combattre un sentiment si coupable, et qui pouvait tôt ou tard m’attirer quelque catastrophe, à en juger du moins d’après l’admiration que M. Ratin professait pour le procédé de Mentor.

Le discours de M. Ratin m’avait fait d’ailleurs une grande impression, bien moins pourtant par ce que j’en pouvais comprendre que par ce que j’y trouvais d’obscur et de mystérieux. En même temps que, pour être sage et ne pas tomber dans l’abîme, je réprimais une bien innocente ardeur, mon imagination s’attachait aux paroles sinistres de M. Ratin pour en pénétrer le sens et pour y chercher des révélations.

Ce fut là mon premier amour. S’il n’eut pas de suite, vu sa nature tout imaginaire, la façon dont il fut refoulé par le discours de M. Ratin a imprimé à mes autres amours certains traits que l’on pourra reconnaître dans les récits qui suivront.

 

 

Cette prison dont j’ai parlé n’a qu’une seule fenêtre qui donne de mon côté. En général, les prisons ne sont pas riches en fenêtres.

Cette fenêtre est percée dans une muraille d’un aspect noir et triste. Des barreaux de fer empêchent le prisonnier d’avancer la tête au dehors ; et un appareil extérieur, qui lui dérobe la vue de la rue, ne laisse pénétrer dans le fond de sa retraite qu’un peu de la lumière du ciel. Je me souviens que la vue de ce soupirail ne m’inspirait alors que terreur et colère. C’est qu’en effet, dans une société que je me figurais tout entière composée d’honnêtes gens, il me paraissait infâme que quelqu’un s’y permît d’être assassin ou voleur ; et la justice, qui protégeait des gens parfaits contre des monstres, m’apparaissait comme une matrone saintement sévère, dont les arrêts ne pouvaient être trop terribles. Depuis, j’ai changé : la justice m’est apparue moins sainte ; ces gens parfaits ont baissé dans mon estime ; et dans ces monstres j’ai reconnu trop souvent les victimes de la misère, de l’exemple, de l’injustice… Alors la compassion est venue tempérer la colère.

L’esprit des enfants est absolu, parce qu’il est borné. Les questions, n’ayant pour eux qu’une face, sont toutes simples ; en sorte que la solution en paraît aussi facile qu’évidente à leur intelligence plus droite qu’éclairée. C’est pour cela que les plus doux d’entre eux disent parfois des choses dures, que les plus humains tiennent des propos cruels. Sans être de ces plus humains, cela m’arrivait souvent ; et, quand je voyais conduire un homme en prison, toute ma sympathie était pour les gendarmes, toute mon horreur pour cet homme. Ce n’était ni cruauté ni bassesse ; c’était droiture. Plus vicieux, j’aurais détesté les gendarmes, plaint l’homme.

Un jour, j’en vis passer un qui alluma toute mon indignation. C’était le complice d’un atroce assassin. Entre eux deux, ils avaient tué un vieillard pour s’emparer de son argent ; puis, aperçus par un enfant au moment du crime, ils s’étaient défaits de cet innocent témoin par un second meurtre. Le camarade de cet homme avait été condamné à mort ; mais lui, soit habileté dans la défense, soit quelque circonstance atténuante, était condamné seulement à une réclusion perpétuelle. Au moment où, près d’entrer dans la prison, il passa sous ma fenêtre, il regardait les maisons voisines avec curiosité. Ses yeux ayant rencontré les miens, il sourit comme s’il m’avait connu !

Ce sourire me fit une impression sinistre et profonde. Pendant toute la journée rien ne put le chasser de ma pensée. Je résolus d’en parler à mon maître, qui saisit cette occasion pour me faire une remontrance sur le temps considérable que je perdais à regarder dans la rue.

 

 

C’était, quand j’y songe, un drôle d’homme que mon maître : moral et pédant, respectable et risible, grave et ridicule, en telle sorte qu’il me faisait une impression à la fois vénérable et bouffonne. Tel est pourtant l’empire de l’honnêteté, l’ascendant des principes, lorsque la conduite est en accord avec eux, que, malgré l’effet vraiment risible que me faisait M. Ratin, il avait sur moi plus d’influence que tel maître bien plus habile, ou bien plus sensé, mais en qui j’aurais surpris le moindre désaccord entre les préceptes qu’il me donnait à suivre et ceux qu’il suivait lui-même.

Il était pudibond à l’excès. Nous sautions des pages entières de Télémaque, comme contraires aux bonnes mœurs, et il prenait soin de me prémunir contre toute sympathie pour l’amoureuse Calypso, m’avertissant que je rencontrerais dans le monde une foule de femmes dangereuses qui lui ressemblent. Cette Calypso, il la détestait ; cette Calypso, bien que déesse, c’était sa bête noire. Quant aux auteurs latins, nous n’avions garde de les lire ailleurs que dans les textes expurgés par le jésuite Jouvency ; encore enjambions-nous bien des passages que ce pudique jésuite avait crus sans danger. De là l’épouvantable idée que j’étais porté à me faire d’une foule de choses ; de là aussi l’épouvantable frayeur que j’avais de laisser voir à M. Ratin mes plus innocentes pensées, si seulement elles avaient quelque teinte amoureuse, quelque lointain rapport avec Calypso, sa bête noire.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Cette méthode enflamme plus qu’elle ne tempère ; elle comprime plus qu’elle ne prévient ; elle donne des préjugés plutôt que des principes ; son premier effet surtout est d’altérer presque infailliblement la candeur, cette fleur délicate qu’un rire flétrit, que rien ne relève.

Au surplus, M. Ratin, tout farci de latinité et d’ancienne Rome, mais bon homme au demeurant, était plus harangueur que sévère. À propos d’un pâté d’encre, il citait Sénèque ; à propos d’une espièglerie, il me proposait Caton d’Utique pour exemple ; mais une chose qu’il ne pardonnait pas, c’était le fou rire. Cet homme voyait dans le fou rire les choses les plus singulières, l’esprit du siècle, l’immoralité précoce, le signe certain d’un avenir déplorable. Sur ce point il pérorait avec passion, interminablement. J’attribue ceci à une verrue qu’il avait sur le nez.

Cette verrue était de la grosseur d’un pois chiche, et surmontée d’une petite houppe de poils très délicats, très hygrométriques aussi : car j’avais remarqué que, selon l’état de l’atmosphère, ils étaient plus roides ou plus bouclés. Il m’arrivait souvent, durant mes leçons, de la considérer le plus naïvement du monde, comme un objet curieux, sans aucune idée de moquerie ; j’étais, dans ces cas-là, brusquement interpellé, et tancé vertement sur ma distraction. D’autres fois, plus rarement, une mouche voulait obstinément s’y poser malgré l’impatiente colère de mon maître, qui pressait alors l’explication, afin qu’attentif au texte, je ne m’aperçusse point de cette lutte singulière. Mais cela même m’avertissait qu’il se passait quelque chose, en sorte qu’une curiosité irrésistible me faisait lever furtivement les yeux sur son visage. Selon ce que j’avais vu, le fou rire commençait à me prendre, et, pour peu que la mouche insistât, il devenait irrésistible aussi. C’est alors que M. Ratin, sans paraître concevoir le moins du monde la cause d’un pareil scandale, tonnait contre le fou rire en général, et m’en démontrait les épouvantables conséquences.

 

 

Le fou rire est néanmoins une des douces choses que je connaisse. C’est fruit défendu, partant exquis. Les harangues de mon maître ne m’en ont pas tant guéri que l’âge. Pour fou rire avec délices, il faut être écolier, et, si possible, avoir un maître qui ait sur le nez une verrue et trois poils follets :

 

… cet âge est sans pitié !

 

Réfléchissant depuis à cette verrue, je me suis imaginé que tous les gens susceptibles ont ainsi quelque infirmité physique ou morale, quelque verrue occulte ou visible, qui les prédispose à se croire moqués de leur prochain. Ne riez pas devant ces gens-là : c’est rire d’eux ; ne parlez jamais de loupe ni de bourgeon : c’est faire des allusions ; jamais de Cicéron, de Scipion Nasica : vous auriez une affaire.

C’était le temps des hannetons. Ils m’avaient bien diverti autrefois, mais je commençais à n’y prendre plus de plaisir. Comme on vieillit !

Toutefois, pendant que, seul dans ma chambre, je faisais mes devoirs avec un mortel ennui, je ne dédaignais pas la compagnie de quelqu’un de ces animaux. À la vérité, il ne s’agissait plus de l’attacher à un fil pour le faire voler, ni de l’atteler à un petit chariot : j’étais déjà trop avancé en âge pour m’abandonner à ces puériles récréations ; mais penseriez-vous que ce soit là tout ce qu’on peut faire d’un hanneton ? Erreur grande : entre ces jeux enfantins et les études sérieuses du naturaliste, il y a une multitude de degrés à parcourir.

J’en tenais un sous un verre renversé. L’animal grimpait péniblement les parois pour retomber bientôt, et recommencer sans cesse et sans fin. Quelquefois il retombait sur le dos : c’est, vous le savez, pour un hanneton un très grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras par l’espace, dans l’espoir toujours déçu de s’accrocher à un corps qui n’y est pas. « C’est vrai que les hannetons sont bêtes ! » me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d’affaire en lui présentant le bout de ma plume, et c’est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte ; de telle sorte qu’on pourrait dire, avec Berquin, qu’une bonne action ne reste jamais sans récompense. Mon hanneton s’était accroché aux barbes de la plume, et je l’y laissais reprendre ses sens pendant que j’écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu’à ceux de Jules César, qu’en ce moment je traduisais. S’envolerait-il, ou descendrait-il le long de la plume ? À quoi tiennent pourtant les choses ! S’il avait pris le premier parti, c’était fait de ma découverte, je ne l’entrevoyais même pas. Bien heureusement il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l’encre, j’eus des avant-coureurs, j’eus des pressentiments qu’il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, parvenu à l’extrémité du bec, trempe sa tarière dans l’encre. Vite un feuillet blanc… c’est l’instant de la plus grande attente !

La tarière arrive sur le papier, dépose l’encre sur sa trace, et voici d’admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l’abaisse tout en cheminant ; il en résulte une série de points, un travail d’une délicatesse merveilleuse. D’autres fois, changeant d’idée, il se détourne ; puis, changeant d’idée encore, il revient : c’est une S !… À cette vue, un trait de lumière m’éblouit.

Je dépose l’étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d’encre ; puis, armé d’un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon qu’il écrive lui-même mon nom ! Il fallut deux heures ; mais quel chef-d’œuvre !

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, dit Buffon, c’est… c’est bien certainement le hanneton !

 

 

Pour diriger cette opération, je m’étais approché du jour. Nous achevions la dernière lettre, lorsqu’une voix appela doucement :

« Mon ami ! »

Je regardai aussitôt dans la rue. Il n’y avait personne.

– Ici ! dit la même voix.

– Où ? répondis-je.

– À la prison. »

Je compris que ces paroles, sorties du soupirail, m’étaient adressées par le scélérat dont l’affreux sourire m’avait tant bouleversé. Je reculai jusque dans le fond de ma chambre.

« N’aie pas peur, continua la voix, c’est un brave homme qui te parle…

– Coquin ! lui criai-je, si vous continuez à me parler, je vais avertir le factionnaire là-bas ! »

Il se tut un moment.

« En passant l’autre jour dans la rue, reprit-il, je vis votre figure, et je vous attribuai un cœur capable de plaindre une victime infortunée de l’injustice des hommes…

– Taisez-vous ! lui criai-je encore, scélérat, qui avez tué un vieillard, un enfant !…

– Mais vous êtes, je le vois, aveuglé comme les autres. Bien jeune, pourtant, pour déjà croire au mal ! »

Il se tut à l’ouïe d’une personne qui passait dans la rue. C’était un monsieur vêtu de noir. J’ai su depuis que c’était un employé aux pompes funèbres.

Lorsque cet homme se fut éloigné :

« Voilà, dit-il, le respectable aumônier de la prison. Celui-là sait, Dieu merci, que mon cœur est pur et mon âme sans tache ! »