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"Nouvelles et mélanges de Töpffer, Rodolphe est un recueil d'histoires captivantes et d'œuvres variées qui vous plongeront dans l'univers créatif et imaginatif de l'auteur suisse Rodolphe Töpffer.Considéré comme l'un des pionniers de la bande dessinée, Töpffer a révolutionné le monde de la narration visuelle avec ses histoires illustrées. Ce livre regroupe certaines de ses nouvelles les plus célèbres, ainsi que des mélanges d'écrits et de dessins qui reflètent son talent polyvalent.Chaque nouvelle est une véritable aventure en soi, avec des personnages attachants et des intrigues captivantes. Que ce soit à travers les péripéties d'un voyageur intrépide, les tribulations d'un amoureux maladroit ou les réflexions profondes sur la société, Töpffer sait captiver son lecteur avec son style d'écriture unique et son sens aigu de l'observation.Les mélanges, quant à eux, offrent un aperçu fascinant de l'esprit créatif de Töpffer. À travers des dessins humoristiques, des caricatures et des commentaires satiriques, il explore différents aspects de la vie quotidienne, de la politique et de la société de son époque. Ces mélanges sont à la fois divertissants et révélateurs, offrant un regard perspicace sur le monde dans lequel Töpffer vivait.Nouvelles et mélanges de Töpffer, Rodolphe est un livre qui ravira les amateurs de bande dessinée, les passionnés de littérature et tous ceux qui apprécient une bonne histoire bien racontée. Plongez dans l'univers créatif de Töpffer et laissez-vous emporter par son talent narratif et artistique exceptionnel.
Extrait : ""La vallée de Servoz est la première qui se présente au sortir de celle de Chamonix. Si les neiges ont disparu des cimes voisines, si les prés ont repris leur verdure, si le soleil du soir dore les rochers qui l'enserrent, cette vallée est riante bien que sauvage. Quelques cabanes y sont éparses, et parmi elles, une petite auberge, où j'arrivai le 12 juin au soir."""
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Seitenzahl: 455
Veröffentlichungsjahr: 2015
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La vallée de Servoz est la première qui se présente au sortir de celle de Chamonix. Si les neiges ont disparu des cimes voisines, si les prés ont repris leur verdure, si le soleil du soir dore les rochers qui l’enserrent, cette vallée est riante bien que sauvage. Quelques cabanes y sont éparses, et parmi elles, une petite auberge, où j’arrivai le 12 juin au soir.
On peut sortir de cette vallée de bien des façons. Certains en sortent par la grande route, c’est le plus simple ; mais, dans ce temps-là, jeune, et de plus touriste, je dédaignais cette plate façon de sortir des vallées. Un touriste veut des cimes, veut des cols, veut des aventures, des dangers, des miracles ; pourquoi ? c’est sa nature. Ainsi qu’un âne n’imagine pas qu’on aille, du moulin au four, autrement que par le plus court, le plus plat, le meilleur chemin ; ainsi un touriste n’imagine pas davantage qu’on aille de Servoz à Genève autrement que par le plus long, le plus ardu, le plus détestable chemin. Les commis-voyageurs, les marchands de fromage, les financiers, les vieilles gens font comme l’âne ; les gens de lettres, les artistes, les Anglais et moi, nous faisons comme le touriste.
C’est pourquoi, dès que je fus arrivé dans la petite hôtellerie de Servoz, je m’informai de la nature des cols et passages. On me parla du Col d’Anterne : c’est une gorge étroite, resserrée entre les pics des Fiz et les bases du mont Buet ; le sentier est difficile, la cime âpre et décharnée… je vis que c’était mon affaire, et je résolus de m’y engager le lendemain sur les traces d’un bon guide. Par malheur, il n’y a point de guides dans l’endroit, et l’on ne put que m’indiquer un chasseur de chamois qui pourrait, disait-on, m’en tenir lieu ; mais il se trouva que cet homme était déjà engagé par un touriste anglais, qui voulait se rendre à Sixt par la même route que je me proposais de prendre.
Ce touriste, je l’avais vu sur le seuil de l’auberge, à mon arrivée. C’était un gentleman de bonne mine, d’une mise aussi propre que recherchée, et de manières très distinguées, car il ne me rendit point le salut que je lui adressai en passant : c’est, chez les Anglais bien élevés, un signe de bon ton, d’usage du monde. Toutefois, quand j’eus appris que le seul homme de l’endroit qui pût me guider au Col d’Anterne se trouvait déjà engagé par ce touriste, je revins auprès de celui-ci, fort désireux de l’amener à me permettre de me joindre à lui pour passer le Col, en payant de moitié le chasseur de chamois.
L’Anglais était assis en face du Mont-Blanc, que d’ailleurs il ne regardait pas. Il venait de bâiller ; je bâillai aussi, en signe de sympathie ; après quoi, je crus devoir laisser s’écouler quelques minutes, pendant lesquelles Milord ayant eu le temps de se familiariser avec ma personne, je me trouverais ensuite comme présenté, comme introduit à lui. Lorsque le moment me parut propice : Magnifique ! dis-je à demi-voix, et sans m’adresser encore à personne, sublime spectacle !…
Rien ne bougea, rien ne répondit. Je m’approchai : Monsieur, dis-je fort gracieusement, arrive sans doute de Chamonix ?
– Uï
– J’en suis moi-même parti ce matin.
L’Anglais bâilla une seconde fois.
– Je n’ai pas eu, Monsieur, l’avantage de vous rencontrer en route ; il faut que vous ayez passé par le Col de Balme ?
– No.
– Par le Prarion, peut-être ?
– No.
– J’y arrivai hier par la Tête-Noire, et je me propose de passer demain le Col d’Anterne, si toutefois je puis trouver un guide. Vous avez pu, me dit-on, vous en procurer un ?
– Uï…
Uï ! no ! le diable l’emporte ! disais-je au-dedans de moi-même. Sot animal ! Puis, me décidant à brusquer l’affaire : Y aurait-il de l’indiscrétion, Monsieur, dans le cas où je ne pourrais me procurer un guide, à vous demander la permission de m’associer à vous, en payant le vôtre de moitié ?
– Uï. Il y avé de l’indiscrétion.
– En ce cas, je n’insiste point, lui dis-je. Et je m’éloignai tout enchanté de ce colloque intéressant.
C’est une heure charmante, en voyage, que celle du soir, lorsque dans une contrée solitaire et sauvage, on erre doucement, à l’aventure, sans autre soin que de voir ce qui se présente, que de converser avec le passant, que d’amener à point un appétit que la marche a déjà aiguisé, et que le repas qui s’apprête va bientôt satisfaire. Tout en me promenant, je me dirigeai sur un rocher couvert de ruines : on l’appelle le Mont Saint-Michel. Deux chèvres y broutaient, qui s’enfuirent à mon approche, me laissant maître de la place, où je m’assis auprès de jeunes aunes qui croissent en ce lieu.
Ce n’est point ici une aventure dont je dispose les circonstances. Ne vous attendez à rien, je vous prie, lecteur. J’étais assis, c’est tout. Mais c’est beaucoup, je vous assure, à cette heure et dans ce lieu. La vallée est déjà dans l’ombre ; mais, du côté où elle s’ouvre sur le Mont-Blanc qui est tout voisin, une resplendissante lumière éclaire et colore les glaces de cette cime majestueuse, dont les dentelures se découpent avec magnificence sur un sombre azur. À mesure que le soleil s’abaisse, l’éclat se retire par degrés des plateaux de glace, des transparents abîmes ; et quand, de la dernière aiguille, disparaît la dernière lueur, il semble que la vie ait cessé d’animer la nature. Alors les sens, jusqu’à ce moment charmés, attentifs, et comme enchaînés à ces sommités, se ressouviennent de la vallée ; la joue sent fraîchir le souffle du vent, l’oreille retrouve le bruit de la rivière, et des hauteurs contemplatives l’esprit redescend à songer au souper.
Un pâtre était venu chercher les chèvres. Au retour, je fis route avec lui. Ce bon homme avait certaines notions sur le Col d’Anterne, et je lui eusse certainement proposé de me servir de guide le lendemain, sans l’extrême pusillanimité que je croyais remarquer en lui. Les gens, encore, disait-il, mais les messieurs ! non. La neige est haute, en dessus ! Pas huit jours qu’il y a péri deux cochons : ceux de Pierre ; et sa femme aussi, qui les ramenait de la foire de Samoins. Deux cochons tout élevés ! Si encore elle les avait vendus, l’argent se serait retrouvé ! Je vous dis, que c’est un mauvais passage en juin. » Je lui soutins, sur la foi de mon itinéraire, que le Col d’Anterne est au contraire un passage très facile, puisqu’il n’est élevé que de 7086 pieds au-dessus du niveau de la mer ; tandis que la limite des neiges éternelles est à 7812 pieds. Et comme la force de mon argumentation ne me parut pas avoir convaincu le pâtre, je pris mon crayon, et faisant, sur la couverture même de l’itinéraire, une soustraction victorieuse, je démontrai que nous avions encore, à partir du sommet du Col, 726 pieds de roc nu, par conséquent sans neige ni glace.
– Mâ s’y fiaz ! dit-il dans son patois. Vos chiffres, je m’y connais pas ; mais tenez : il y a deux ans d’ici, dans ce même mois, un Anglais y est resté. C’était le fils. Je vis son père tout en pleurs et en deuil. On lui fit fête chez Renaud, on lui mit devant des noix sèches, de la viande, du bouché ; rien n’y fit. C’est son fils qu’il voulait. On l’eut trente-six heures après, mais c’était le cadavre.
Il me parut évident que cet homme faisait quelque confusion de noms, car l’itinéraire était positif, et la soustraction péremptoire. Au surplus, je voulais un peu de dangers, et en supposant que le pâtre n’eût fait que représenter, avec l’exagération d’un esprit timide, des choses au fond vraies en quelque degré, il se trouvait que le Col d’Anterne était le col qui me convenait tout particulièrement entre les cols. Je persistai donc dans mon projet de le traverser ; sans guide, puisque je n’en trouvais point, mais avec le secours de mon excellent itinéraire, et en ayant soin de partir peu de temps après l’Anglais, de manière à suivre de loin ses traces.
En rentrant à l’hôtel, je trouvai le souper servi. Une petite table était dressée pour moi ; plus loin, Milord avait la sienne, où il mangeait en compagnie d’une jeune demoiselle, sa fille, que je n’avais point encore vue. Elle était belle, éblouissante de fraîcheur, et ses manières présentaient ce mélange de grâce et de roideur qu’on rencontre souvent chez les jeunes Anglaises qui appartiennent aux classes aristocratiques. Comme je sais l’anglais, j’aurais pu profiter de leur conversation, sans toutefois y prendre part ; mais elle se borna à l’échange de quelques monosyllabes qui exprimaient un dédain rempli de dignité, au sujet du service des gens, de la qualité des mets, ou de l’équivoque propreté des ustensiles. Ces mets eux-mêmes étaient singulièrement choisis, et plus singulièrement répartis. Mademoiselle s’était fait servir un large beefsteak, et ses jolies lèvres ne dédaignaient point de livrer passage à quelques rasades d’un vin que je jugeai devoir faire partie de la provision de voyage. Pendant ce temps, Milord s’occupait de se préparer un thé qui devait constituer tout son repas. Il mettait à cette opération ce soin minutieux, cette importance grave que sait y mettre un Anglais comme il faut ; et, bien que toute la maison fût sur pied à l’occasion de ce thé, prête à tout faire, prête à se mettre au feu pour que ce thé fût parfait, Milord accueillait toute la maison avec cette humeur roide qui, souvent aussi, caractérise l’Anglais de qualité, en voyage, à l’auberge, et sur le continent.
Sur la fin du souper, le guide entra : Holà ! hé ! dites donc, Monsieur, il nous faut partir de grand matin. Je viens d’examiner le temps : vers midi nous pourrions avoir de l’orage. C’est mauvais par là-haut, à cause des neiges. Et puis, c’est pas l’ombrelle de celle demoiselle qui la tirerait de là !
Cette façon cavalière de s’exprimer choquait visiblement Milord. Avant de répondre, il entama avec sa fille un colloque en anglais. Pour la clarté du récit, je reproduis ce colloque dans cette sorte d’idiome qu’emploient entre eux les Anglais, lorsqu’ils conversent en français.
Milord à sa fille : Cette guide avé iune très irréverencious manière.
– Il me paraisse iune stiupid. Dise à lui que je ne voulé paartir que si la ciel n’avé pas iune niuage.
Milord au guide : Je ne voulé paartir que quand la ciel n’avé pas iune seule niuage.
– Eh bien, c’est pas ça ! répartit le guide. De grand matin il y aura des nuages, je vous en préviens ; et tout de même il faut partir de grand matin. Laissez donc, nous connaissons le temps et les endroits, nous autres !
Milord à sa fille : C’été iune fourbe. Au guide : Je dise à vos, que je ne voulé paartir que quand la ciel n’avé pas iune iunique niuage.
– Comme vous voudrez, ça vous regarde. Je parie que le ciel sera découvert vers neuf heures ! Une supposition : vous partirez à neuf heures, mais je vous dis que vers midi il veut faire de l’orage, et à midi nous serons justement au milieu des neiges ; au lieu de cela, si nous parlons de grand matin, à midi nous sommes à Sixt, et vienne la tourmente alors !
Milord à sa fille : C’été iune fourbe. Comprené-vous le chose, Clara ? Il connaisse qu’il faisé mauvais temps démain, et il voulé nous engager à commencer le journée de grande matin, parce que, plus tard, il faisé le pluie, et il perde son agent.
– Je croyé aussi.
– Ces hommes été tute remarquabelment voleurs !
– Tute. Ordonné lui voter volonté ; il été bien attrapé !
Milord au guide : Mon ami, je distingué paafaitement bien voter estratadgem ! Je ne voulé paartir que quand la ciel il n’avé pas plus de niuage que siur cette, plate… (à Clara) : How do you say plate, Clara ?
Clara : – Assiette.
–… que sur cette assiette… Entendez-vos !
– J’entends, j’entends ; mais c’est une bêtise. Tenez, laissez-moi vous amener Pierre. Avec ses deux cochons que ça lui a coûté !…
– Je défendé vos d’amener des cochons…
– C’est pour faire voir à Monsieur…
– Je défende vos !
– Comme vous voudrez.
– Je défende, diabel !
Le guide sortit, et de cette façon je ne pus, contre mon usage, décider dès la veille l’heure du départ. Je penchais à croire le guide sincère dans ses assertions, mais n’ayant pas voix en chapitre, je dus me contenter d’associer ma destinée à celle de Milord, et c’est dans cette résolution que j’allai me coucher.
Les guides ont leurs idées. Malgré les ordres qu’il avait reçus, celui-ci vint au petit jour faire vacarme, pour réveiller Milord et le presser de partir. Milord, déjà blessé dans ses plus intimes susceptibilités par la façon bruyante dont s’y prenait le chasseur pour réveiller son monde, sortit du lit, vint mettre le nez à la fenêtre, et voyant le ciel tout couvert de nuages, ne put contenir sa vive indignation : Vos été iune fourbe, Mosieur ! iune fourbe ! criait-il au guide, de derrière sa porte ; je connaisse voter estratadgem ! je connaisse !… je déclaré encore iune fois que je ne parte pas s’il y avé iune sieule iunique niuadge dans tute la circumférence de la firmamente !… Allé vos-en ! Tute suite ! Tute !
Le guide se retira en grommelant, mais sans trop comprendre le motif d’un si brusque accueil. Du reste, ses prédictions météorologiques ne tardèrent pas à se réaliser. Dès huit heures, le soleil perça le dais de nuages qui avait jusque-là plané sur la vallée, et bientôt, ayant dissipé les vapeurs devenues plus légères, on le vit briller dans un ciel parfaitement pur. Alors seulement Milord et sa fille, se décidant à partir, montèrent sur leurs mulets, qui, sellés et bridés, attendaient depuis plus de deux heures devant l’auberge, en compagnie du guide. Un troisième mulet portail leur valise à Sixt, par une route moins longue et plus facile. Environ vingt minutes après leur départ, ayant chargé sur mon dos mon petit havresac, je partis à pied sur leurs traces.
Cette montagne, que nous gravissions, est pittoresque, intéressante. Jusqu’à mi-hauteur, ce sont des croupes magnifiquement boisées : d’abord des noyers, puis les hêtres mêlés aux sapins, bientôt les premiers bouleaux, dont le tremblant feuillage couronne des troncs sveltes et argentés ; enfin, les rochers des Fiz. Ce sont des roches qui s’élancent vers la nue, plus élevées, plus menaçantes à mesure qu’on s’en approche ; et formant une vaste chaîne qui court du côté de Sallanche, où elle se termine par la majestueuse aiguille de Warens. Ces roches sont vermoulues, minées par les eaux ; elles ont formé, par des éboulements successifs, dont le plus récent eut lieu dans le siècle passé, ces croupes aujourd’hui boisées, parsemées de riants pâturages, mais qui recouvrent des corps d’hommes, des hameaux, des pays entiers. De loin en loin, quelques hardis chasseurs ont escaladé les Fiz ; ils disent que sur cet âpre sommet on trouve un lac sombre, profond, dont on raconte, dans la contrée, des choses merveilleuses.
Le dernier village que l’on dépasse, lorsqu’on monte depuis Servoz, c’est le village du Mont. Frappé du délabrement qui régnait dans ce petit hameau, où je n’apercevais ni habitants, ni bestiaux, j’y fis halte auprès, d’une fontaine ; mais personne ne parut à qui je pusse demander la cause d’une solitude si profonde. Si je l’eusse pu, un triste désenchantement eût accompagné ma curiosité satisfaite ; en effet, dès le lendemain, en entrant à Bonneville, notre cocher m’indiquait du doigt la prison qui recelait tous les malheureux habitants de ce village.
C’est une histoire funeste. Ce hameau, comme les autres de la vallée, avait sa part de biens et de vertus ; comme dans les autres, le travail, la simplicité des mœurs y faisaient régner l’ordre, une modique aisance ; les générations s’y succédaient, obscures, mais unies et paisibles. Cependant quelques-uns, à la fin des guerres de l’Empire, revenus dans leurs foyers, y rapportèrent des habitudes d’oisiveté, d’ivrognerie ; ils y enseignèrent comment ailleurs on délaissait l’église, comment on s’y moquait du curé ; ils dirent que les Savoyards sont en estime à Paris, qu’en peu d’années ils y recueillent, pour des services point rudes, une grosse somme d’argent ; en sorte que plusieurs, séduits, s’expatrièrent, pour revenir après quelques années. Ils rapportaient la grosse somme, mais, en même temps, des vices inconnus, un libertinage honteux, la science et le besoin de la débauche. Déjà auparavant le dédain des vieilles maximes, le mépris des rustiques usages, des pratiques religieuses, avaient préparé le sol : la corruption y germa, prit racine, s’étendit, pénétra jusqu’au cœur de tous ces foyers ; l’intempérance, la maladie, la misère, comme autant d’ulcères, rongèrent ces familles jadis saines et aisées, et au bout de peu d’années, cette petite société, ruinée par l’abandon des habitudes d’ordre et de labeur, et unie seulement par le lien du vice et du besoin, formait contre la propriété des communes voisines un abominable complot. Ils s’appropriaient des bestiaux, ils contestaient des titres, ils prétendaient à des terrains, jusqu’à ce que, amenés devant la justice, ils gagnassent leur cause au moyen du faux témoignage, auquel ils s’étaient engagés tous, solidairement, par un exécrable serment. Le terme était enfin venu de ces crimes : les pères et les mères avaient été jetés dans les cachots ; et leurs enfants, orphelins, flétris, dispersés, mangeaient autour des cabanes, ou sur le pavé des villes, le pain amer de l’aumône.
Heureusement, je ne savais point ces choses. Assis auprès de la fontaine, j’en admirais le cristal, les mousses éclatantes ; je me figurais que ces bonnes gens que je ne voyais pas sous le porche des maisons, autour des étables, travaillassent dans la forêt, ou fissent paître au loin leurs nombreux bestiaux. Comment, dans ces lieux écartés, sous ces aimables ombrages, se peindre une peuplade dévorée par ces plaies qui rongent la populace des grandes villes ! Comment renoncer, au sein des hautes Alpes, à ce charme d’innocence, que l’on vient y chercher comme dans un inviolable asile ! Et pourtant, bien des fois déçue, l’illusion renaît sans cesse, parce que, pour nous, hommes des villes, cette grande nature nous émeut, ce silence des montagnes nous parle, notre cœur s’élève, s’épure, il semble reprendre sa primitive innocence, et bientôt ne concevant plus le mal, les vices, les abjectes passions, il va prêtant à toutes choses ce charme qui l’enivre.
Je l’éprouvais, ce charme, dans toute sa pureté, et davantage à mesure que je m’élevais. Cependant, vers onze heures, quelques nuages planaient au-dessus des gorges profondes ; le Mont-Blanc avait cet aspect mat qui laisse les arêtes du roc se dessiner toutes noires sur une blancheur terne, et du côté du sud le vent soufflait par froides bouffées. Je songeai aux prédictions du guide, mais seulement pour rire du bon milord qui, afin de ne pas donner dans un piège imaginaire, s’en était tendu un très réel à lui-même. De temps en temps, quand le taillis était moins épais et la pente plus escarpée, je voyais les deux mulets au-dessus de ma tête. Milord et sa fille cheminaient sans mot dire, lorsque le guide, qui conduisait à la main le mulet de la jeune Miss, s’étant arrêté pour lui montrer quelque chose, il s’ensuivit une sorte d’altercation.
Il faut savoir que les guides, en cet endroit, montrent au voyageur une tache, de couleur ferrugineuse, qui se voit à une grande hauteur contre la paroi des Fiz. Ils appellent cette tache l’Homme des Fiz, parce qu’ils prétendent qu’elle a la forme et l’aspect d’une culotte jaune, tandis que, tout autour, d’autres apparences complètent, selon eux, la figure du géant. C’est cette curiosité que le guide indiquait du doigt à la jeune Miss ; mais, pour lui montrer l’homme, il lui désignait la culotte. L’on sait tout ce que ce mot a d’inconvenant pour des oreilles anglaises ; aussi une expression de haute pruderie se peignit-elle sur le visage de la jeune personne, tandis que Milord laissait voir sur le sien les signes de la plus comique indignation.
– Ici en haut, à gauche, répétait le guide, une culotte jaune ?
Je défende vos, guide, de dire cette mote !
– C’est que Monsieur ne la voit pas. Tenez, juste au bout de mon bâton… une culotte jaune ?
Ici la jeune Miss redoubla de pudique malaise, et Milord outré de cette récidive : Vos été iune malproper, Mosieur ! j’avé dite à-vos de ne pas prononcer cette sale mote ! Je payé vos, c’été vos d’avoir de l’obédience ! (à sa fille) Piqué la miulette, Clara,
La caravane reprit sa route. Le guide, simple chasseur de chamois, guide seulement par occasion, et point au fait, comme le sont ceux de Chamonix des mœurs et coutumes, comprenait toujours moins à qui il avait affaire. Mais au fond, soucieux seulement de son salaire, il n’insista pas ; et mettant à sa bouche une énorme pipe, bien bourrée de tabac, qu’il venait de sortir de sa poche, il se mit à battre le briquet…
Clara à Milord : Oh ! le détestabel perfiume, si cette gaaçon voulé fiumer son pipé !
Milord à Clara : Je n’avé pas connoissé iune si intolérabel homme ! Au guide : Je défende vos, guide, de fiumer, pourquoi ; mon file il craigne le perfiume,…
– – C’est pas du perfium, c’est du bon tabac, et puis du bon !
– C’est iune perfiume mauvaise, je défendé vos
– Eh bien tenez, la bête est sûre, je marcherai derrière…
Clara : Oh !… ne quitté pas lamiulette !!
Milord : Ne quitté pas !… Ohe ! what fellow We have it there ! Je défendé vos de fiumer ! Si vos fiumé, je refiusé ; absoliument de payer vos !
– Ah ! ben ! ceux-là !… vaut mieux mener les bêtes à la foire ! dit le guide, en remettant sa pipe dans sa poche. Voyons, avançons ! ajouta-t-il. Le temps se brouille ; il s’agit de passer les neiges.
Effectivement le ciel s’était de nouveau entièrement chargé de nuages ; toutes les cimes étaient cachées, et le vent déjà plus violent, faisait tourbillonner la poussière des ravins. Nous montions depuis près de trois heures, et néanmoins le haut du col paraissait encore éloigné. Depuis que nous avions atteint le bas des rochers des Fiz, en même temps que nous laissions derrière nous les dernières traces de végétation, ces rochers, que nous commencions à tourner nous dérobaient la vue de la vallée de Servoz. La scène était donc changée : à gauche, des rocs verticaux ; à droite, les bases du Buet, toutes de glaces et de pierres nues ; autour de nous, une contrée déserte et morne, dont l’aspect n’était varié que par les blanches plaques de neige qui se montraient à chaque instant plus nombreuses, pour devenir bientôt continues.
Milord à Clara : J’avé la suspicion que cette drôle ne connoissé pas la true chemin ?
– J’avé aussi, répondit Clara, avec un air d’inquiétude.
Milord : Vos mené nous dans iune mauvaise chemin, guide ?
– Ici ! c’est pas de quoi se plaindre. Attendez donc d’être en haut. Avançons, avançons !
Clara à Milord : Oh ! je craigné beaucoup, mon père !
– Avançons, avançons ! Vous n’avez pas voulu m’écouter hier ; c’est à savoir maintenant comment nous nous en tirerons.
– Je voulé ritorner ! ritorner absoliument !!! s’écria la jeune Miss très effrayée.
– Impossible, Mamselle. Mais c’est sûr qu’il vaudrait mieux pour nous que nous fussions à cette heure de l’autre côté.
– Arrêtez la miulette, guide, arrêtez ! dit Milord.
Le guide, tout préoccupé, ne tint compte de cette injonction. Arrêtez ! répéta la jeune Miss. Arrêtez ! répéta Milord, tute suite ! tute !!!
Le guide, sans s’arrêter et sans répondre, regardait attentivement le ciel en arrière de nous. C’est mauvais, dit-il. Puis, arrêtant brusquement les mulets : Monsieur, Mamselle, il faut descendre.
– Descender !!! s’écrièrent-ils tous les deux à la fois.
– Et vite ! Retourner, c’est impossible. Voici la tourmente qui nous prend à dos : le vent nous l’amène grand train. Nous n’avons qu’une chance, c’est qu’elle ne nous attrape pas. Le col est loin encore, si nous y voulons passer, nous sommes péris avant d’y arriver. Il faut grimper cette rampe à gauche, elle abrège ; au-delà nous sommes en dehors du vent. À bas ! les mulets trouveront leur route. À bas donc !
Le sang-froid de cet homme imposa à Milord, en même temps que ses paroles lui causaient une grande inquiétude. Il descendit sans mot dire ; alors je m’approchai. La jeune Miss était toute tremblante. Sans demander permission, je lui aidai à descendre de sa monture, tout en lui adressant quelques paroles rassurantes. Quand son père vit ses pieds délicats s’enfoncer profondément dans la neige, un mouvement d’effroi se peignit sur son visage. – Guide, dis-je aussitôt à l’homme qui accrochait en toute hâte les étriers à la selle des mulets, c’est à vous de nous tirer d’ici. On m’a parlé de votre courage, de votre force ; vous êtes Félisaz, le plus habile chasseur de la vallée : nous nous confions à vous. Me tournant ensuite vers Milord : N’ayez pas de crainte, Monsieur. Je suis fort aussi ; habitué aux montagnes. Entre ce brave homme et moi, nous soutiendrons Mademoiselle, vînt-elle à fléchir sous l’excès de la fatigue. – Oblidgé, me répondit-il, tout distrait par une vive émotion.
Moins troublé que l’Anglais, je n’étais pas moins inquiet. Les récits du pâtre, que j’avais à peine écoutés la veille, se présentaient à mon imagination, et me faisaient juger notre situation très périlleuse. Cet homme m’avait raconté dans tous leurs détails les circonstances qui avaient accompagné la mort du jeune Anglais, celle de la femme de Pierre ; il me semblait les voir se reproduire toutes avec une effrayante vérité ! La malheureuse, arrivée près du sommet avec sa compagne avait manqué de forces pour s’enfuir, et, au bout de quelque temps, elle avait péri enveloppée dans la tourmente : c’est un vent qui, s’engouffrant dans les anfractuosités de ces gorges étroites, y tourbillonne avec violence, en déplaçant d’énormes masses de neige, sous lesquelles demeurent ensevelis tous les objets sur lesquels il promène ses fureurs. Or, c’était un tourbillon de cette sorte qui, s’élevant derrière nous, comme du fond de la vallée, semblait devoir nous atteindre avant peu d’instants. Dès que le guide l’avait aperçu, et bien avant que nous pussions nous douter du danger, il ne l’avait plus quitté des yeux mesurant, avec sagacité sa distance, pressentant sa direction, et jugeant, avec un coup d’œil aussi sûr que prompt, qu’il fallait, pour ne pas périr, escalader au plus vite la pente qu’il venait de nous montrer.
Nous nous y engageâmes. À peine libres, les mulets s’étaient enfuis avec vitesse, la tête haute et les naseaux au vent. Guidés par leur instinct, ils avaient quitté le sentier par lequel nous étions venus, et, se jetant sur la gauche pour s’éloigner de la trombe, ils s’enfonçaient dans une gorge obscure, où bientôt nous les perdîmes de vue. Avançons ! arrivons ! criait sans cesse le guide. Mais la pente était si roide que, sans la neige qui se tassait sous les pieds, il eût été impossible au plus agile chasseur de s’y tenir debout. Malgré cette circonstance favorable, nous avancions à peine, troublés plutôt que soutenus par les pressantes injonctions du guide. La jeune Miss comprimant sa frayeur pour ne pas ajouter à l’effroi qui semblait enchaîner son père, faisait des efforts inouïs pour s’élever ; mais ses forces s’y consumaient, et déjà, après avoir, par une réserve naturelle ; manifesté quelque embarras en acceptant l’appui de ma main, elle en était à se suspendre à mon bras, à me laisser le plus souvent le soin de la soutenir, de la porter presque. Épuisé moi-même, et me croyant à chaque instant arrivé au dernier terme de mes forces, le danger extrême que courait cette jeune demoiselle ranimait mon courage, et je tentais encore un effort. Enfin, elle atteignit au haut de la pente. Nous l’y laissâmes, car son père réclamait tous nos secours.
Une circonstance singulière avait ajouté à la détresse de ce pauvre monsieur. Pendant qu’il cherchait à diminuer la roideur de la pente en faisant des contours en zigzag, ses pas l’avaient conduit sur un bloc de roche, caché sous la neige, et posé, comme il arrive quelquefois, en équilibre. Le poids du corps avait fait un peu basculer cette masse énorme, et la frayeur de Milord avait été si soudaine et si vive, qu’incapable de la surmonter, il s’était laissé tomber sur ses genoux tremblants. Son visage était pâle et défait ; sa fille, qui, du haut du col, venait de l’apercevoir dans cet état, poussait des cris de désespoir, et nous-mêmes nous ne savions que résoudre. Laissez-moi, nous dit-il ; et sauvez mon enfant ! – Alors le guide : Courage ! mon brave Monsieur, ce n’est rien ; et s’adressant à moi : Portons-le ! Nous réunîmes nos efforts, et avec des peines infinies, nous atteignîmes au sommet.
Il y avait sur ce sommet un espace de quelques pieds, qui, sans cesse balayé par le vent, se trouvait dépouillé de neige. C’est là que nous nous trouvions réunis tous les quatre. La tourmente approchait toujours. – Il ne faut pas vieillir ici, dit le guide. Je prends le monsieur : c’est le plus lourd ; vous, Mamselle. Nous n’avons plus qu’à descendre, mais par-dessus vingt pieds de neige. Vous autres, mettez vos pas où j’aurai fait les miens. N’oubliez pas ça, c’est pour éviter les trous qui sont à l’entour des rocs. Courage ! mon brave monsieur ; courage ! Mamselle. C’est rien ! Voici qui va vous revenir…
En disant ces mots, le guide avait tiré de sa poche une vieille gourde en cuir, qui contenait encore quelques gouttes d’une mauvaise eau-de vie du pays. — À la guerre comme à la guerre, dit-il ; et en même temps il présentait la bouteille aux lèvres de la jeune Miss. Celle-ci goûta la liqueur, et rendit la gourde avec un sourire de reconnaissance. Le guide y fit ensuite boire Milord ; puis il me la passa. Elle était légère. À vous, guide, lui dis-je. — Buvez seulement, répartit-il, en s’apprêtant à partir ; c’est à peine si vous y trouverez de quoi. Puis, regardant au-dessus de sa tête : En route ! s’écria-t-il soudainement, et comme surpris en voyant l’état du ciel. La trombe en effet, semblable à une immense colonne, s’avançait obliquement, et déjà sa partie supérieure, surplombant sur la place où nous étions, nous masquait les sommités des Fiz à notre gauche.
La petite goutte de liqueur avait un peu ranimé nos forces ; nous commençâmes à descendre. Mais, dès les premiers pas, il se présenta des obstacles insurmontables. La neige, sur ce revers, abritée contre le vent froid qui régnait de l’autre côté, était amollie ; nous y enfoncions jusqu’à la ceinture. Bientôt les robes de la jeune Miss, entièrement détrempées par le contact de cette neige, en se collant à ses jambes, la glaçaient de froid, et empêchaient d’ailleurs tous ses mouvements. À chaque moment elle se trouvait arrêtée, sans que je pusse, vu la nature de l’obstacle, la soulager en rien. Le guide s’en aperçut et aussitôt, s’apostrophant lui-même : Bête que tu es !… c’est en haut qu’il fallait parler. Pardi ! il faut que Mamselle fasse comme les femmes du pays, de ses jupes une culotte !… La situation, depuis quelques heures, avait bien changé. Aussi la jeune Anglaise, non sans embarras, à la vérité, mais cette fois sans fausse pruderie, mit la main à l’œuvre, et ramenant par-derrière l’extrémité antérieure de sa robe, elle l’y fixa avec une épingle, se faisant ainsi une sorte de pantalon bouffant, qui lui permirent de faire quelque espace de chemin avec plus d’aisance.
Pour Milord, le soin de sa fille le préoccupait tout entier. Oblidgé ! me disait-il à chaque pas, oblidgé ! Mon Dieu ! mon Dieu ! Guide, été-ce encore longtemps comme cela ? – Tenez, lui répartit le guide, nous sommes sauves, mais regardez donc là où nous devions passer !
À ces paroles du guide, nous nous séparâmes les uns des autres comme par un commun mouvement, et tournant nos yeux de ce côté, nous regardâmes en silence. La trombe s’y brisait avec un fracas épouvantable. D’immenses traînées de neige, frappant sur les rocs, rejaillissaient par les airs et le vent, ressaisissant ces gerbes égarées, les heurtait les unes contre les autres, en sorte qu’on voyait comme une vaste nuée soudainement déchirée par tous les vents déchaînés. Au spectacle de ces horreurs, Milord croyant à peine sa fille échappée à la plus affreuse mort, se retourna vers elle, pénétré d’une émotion profonde et comme pour la serrer dans ses bras… ; mais, émue elle-même, et saisie par le froid, cette jeune fille venait de perdre connaissance.
Je me dépouillai aussitôt de mon habit dont j’enveloppai cette jeune demoiselle, puis je la soulevai dans mes bras, pendant que son père tirait de mon havresac quelques hardes, dont nous entourâmes ses jambes et ses pieds glacés. Elle rouvrit les yeux, et rougit en se voyant dans mes bras – Cela va déjà mieux, dis-je à Milord ; reprenez, Monsieur, le bras du guide, et marchons. Je porterai Mademoiselle jusqu’à ce que nous soyons en meilleur gîte. En cet instant la jeune Miss dit d’une voix faible : Merci, Monsieur… marchez, mon père, je vous en prie ; et passant son bras autour de mon cou, elle s’y retenait pour me rendre moins lourd le fardeau de sa personne. – Puisque c’est comme ça, dit le guide, tirons à droite ; je sais une baraque. Effectivement, au bout de vingt minutes, ce brave homme nous trouva un mauvais chalet, dont la cheminée seule perçait l’épaisse couche de neige sous laquelle il était enterré. Ces cabanes sont fort basses ; le guide déblaya la neige, fit un trou à la toiture, descendit le premier, reçut la jeune fille de mes bras dans les siens, et bientôt nous fûmes tous ensevelis dans cette demeure, dont les parois étaient des poutres noires, enfumées, et le plancher un humide terreau, dont la nature indiquait assez le séjour qu’y avaient fait les troupeaux l’été précédent.
Sans cette misérable demeure, qui nous fut si précieuse, il est difficile de prévoir ce que serait devenue notre jeune compagne. À la tourmente, qui avait éclaté avant de nous atteindre, avait succédé une pluie froide, mêlée de neige, dont les gouttes serrées piquaient le visage, gênaient la vue, et bornaient notre horizon à quelques pas, en telle sorte que le guide lui-même n’avait plus d’autre indice pour nous conduire que la pente de la montagne : c’était le reste de la tempête qui passait sur nos têtes. D’ailleurs, bien que la jeune Miss fût légère, il m’eût été absolument impossible de la transporter plus loin ; et de son côté, le guide ne pouvait me succéder dans mon office, sans abandonner la conduite de notre petite caravane au milieu d’une route dont les difficultés et les dangers réclamaient toute son attention, et toute la liberté de ses mouvements. C’est ce que ce brave homme avait pressenti avant nous, quand il s’était écrié brusquement : Je sais une baraque ! Dès que nous y fûmes entrés, il en ébranla la porte, la souleva sur ses gonds, puis, l’inclinant convenablement et de façon qu’elle nous présentât le côté le moins humide, j’étendis par-dessus tout ce que recelait mon havresac, et nous y déposâmes la jeune Miss. Milord, silencieux, mais en proie à une forte agitation intérieure, soutenait de l’un de ses bras la tête de sa fille, pour qu’elle ne reposât pas sur le bois ; et de l’autre, il ramenait sur son corps refroidi tout ce qui nous restait de vêtements secs.
Pendant ce temps, Félisaz avait choisi parmi les tavillons intérieurs de la toiture le petit nombre de ceux que n’avaient pas encore atteints les dégels du printemps, et les ayant mis en tas sur quelques brins de paille recueillis un à un, entre les poutres, sous les solives du chalet, il sortit son briquet de sa poche et se prit à dire en regardant Milord : – Craignez rien. C’est pas pour ma pipe, c’te fois ! À ce mot, qui, à l’insu du pauvre chasseur, renfermait un bien cruel reproche, un trait de vif regret pénétrant jusqu’au cœur de l’Anglais, fit refluer la rougeur sur ses joues. Sa bouche resta muette, mais son regard exprimait la honte, toujours touchante chez un homme d’âge, et je pus y lire qu’il ne se pardonnait pas d’avoir été dur envers cet homme, à qui il se voyait maintenant redevable des jours de sa fille.
Déjà la flamme pétillait au foyer ; nous nous approchâmes. À cette douce chaleur, la jeune Miss semblait revenir à la vie, les couleurs reparaissaient sur son beau visage ; peu à peu ses membres déroidis lui permettaient de plus faciles mouvements, et ses premières paroles, toutes remplies de reconnaissance pour nos soins, lui donnaient un air de grâce charmante, quand déjà sa beauté brillait d’un éclat inattendu, au milieu de cette noire demeure, et à la claire flamme du bienfaisant foyer. Pour Milord, assuré désormais que sa fille lui était rendue, il passait en ce moment, de l’angoisse la plus vive, à l’émotion de la plus puissante joie, et les larmes ruisselaient sur son visage avant qu’il eût encore pu prononcer une seule parole. De temps en temps ; quittant la main de sa fille, il serrait la mienne, il serrait cette du guide, et cet homme lui, répondait avec simplicité : Je vous disais bien, mon bon monsieur, c’est rien !… Non, courir de grands dangers, voir pendant deux heures comme prochaines, comme présentes, les atteintes de la mort, ce n’est point acheter à trop haut prix ces moments sans pareils, où l’espérance renaît au sortir de l’angoisse, où le bonheur reparaît soudainement dans toute sa chaude vivacité, où la joie du cœur déborde, se répand au-dehors, se confond dans la joie de tous et de chacun. J’oublierai bien des folles joies, bien des riants plaisirs que j’ai cueillis sur le sentier de la vie, mais jamais mon cœur ne perdra le souvenir de cette heure passée avec trois étrangers, dans un chalet enfumé, au sein des neiges et au bruit de la tempête !
Le guide, toujours actif et prévoyant, avait fabriqué auprès du feu une sorte d’étendage, où il suspendait et retournait nos vêtements ; ceux de la jeune Miss s’étaient séchés sur sa personne, et déjà remise sur son séant, elle assurait pouvoir partir. Par le trou que nous avions fait à la toiture, et que Félisaz avait agrandi pour fournir à l’entretien de notre feu, un rayon de soleil qui se fit jour en cet instant, acheva de nous rendre la sécurité. – Signe de froid, dit le guide, la neige portera. C’est égal ; mes souliers ne seront pas de trop sur les pierres ! Il désignait ainsi une sorte de semelles en bois qu’il venait de tailler avec son couteau, pour l’usage de la jeune Miss, dont la chaussure délicate, et déjà fort endommagée, n’était en état de résister ni à l’humidité des neiges, ni, plus bas, aux aspérités du sentier. Pendant que nous achevions nos préparatifs de départ, il se mit à les lui ajuster lui-même, et bientôt nous quittâmes le chalet après avoir éteint le feu avec de la neige.
La soirée était belle, mais quel attrayant éclat lui donnaient à nos yeux les heures qui venaient de s’écouler ! Combien la douce splendeur du soir était en accord avec cette sérénité qui succédait dans nos âmes à tant de sinistres agitations ! Nous marchions ensemble, heureux de ne plus craindre, et néanmoins unis encore par le récent souvenir d’un danger commun, et d’un commun dévouement. La jeune Miss s’appuyait sur mon bras ; son père l’avait voulu lorsque par discrétion elle s’y refusait : dans ses idées, c’était un égard qui m’était dû ; dans les miennes, c’était un procédé auquel j’attachais autant de prix que j’y trouvais de secret plaisir. Au bout de trois quarts d’heure, nous fûmes hors des neiges. – Maintenant, s’écria Milord avec transport, j’été heureuse, bien beaucoup heureuse ! et je rende grâces à Dieu !… Puis s’adressant à moi : Vos été mon ami, Monsieur ! Je n’avé pas d’auter chose que je pouvé dire à vos !… Vos, la guide, demandez à moi, et vos obtenez tute de mon gratitude et de mon affection. Vos été iune excellente, iune digne homme. J’avé mal judgé vos, hier, et j’en avé iune grande remords !… Fiumez le pipe, mon ami, pour oblidger moi ! – Qu’à cela ne tienne ! répondit Félisaz, et aussitôt il se mit à l’œuvre.
Le reste de la descente fut facile ; nous arrivâmes à Sixt avant la nuit. Là, l’Anglais et la jeune Miss retrouvèrent leur valise, et purent enfin changer de vêtements. Ils exigèrent que je soupasse avec eux, écoutant en ceci le mouvement de leur cœur, bien plus que l’extrême fatigue qui devait leur faire un si grand besoin du repos. Sur la fin du souper, le guide fut appelé, Milord porta un toast en son honneur, et, tout en lui glissant dans la main quelques pièces d’or, il sut lui témoigner qu’il est des services qui s’acquittent moins avec de l’argent, qu’avec l’estime et une affectueuse reconnaissance.
Le lendemain, nous nous séparâmes. La journée me parut longue, la route ingrate ; que dirai-je de plus ? Cette jeune Miss, je l’avais portée dans mes bras ; pendant quelques instants sa vie, ses grâces, sa beauté, avaient été l’objet de ma sollicitude vive et tendre, en fallait-il davantage pour que, bien des jours encore, je trouvasse ingrats tous les lieux où elle n’était pas !
L’ennui est mon mal, lecteur. Je m’ennuie partout, chez moi, dehors ; à table, dès que je n’ai plus faim ; au bal, dès que je suis dans la salle. Nulle chose ne s’empare de mon esprit de mon cœur, de mes goûts, et rien ne me paraît long comme les journées.
Je suis pourtant de ceux qu’on appelle les heureux de ce monde. À vingt-quatre ans, je n’ai d’autre malheur que celui d’avoir perdu mes parents ; et encore le regret que j’en éprouve est le seul sentiment que je nourrisse avec quelque douceur. D’ailleurs, je suis riche, choyé, fêté, recherché ; sans souci du présent ni de l’avenir : tout m’est facile, tout m’est ouvert. Ajoutez un parrain (c’est mon oncle), qui me chérit, et qui me destine son immense fortune.
Au milieu de tous ces biens, je bâille à me démantibuler la mâchoire. Je trouve même que je bâille trop ; j’en ai causé avec mon médecin : il dit que c’est nerveux, et me fait prendre de la valériane soir et matin. Pour bien dire, je ne m’étais pas attendu à ce que ce fût si grave, et comme j’ai une horrible peur de mourir, toutes mes idées se sont portées du côté d’un mal intérieur qui me mine et qu’on me cache. À force d’étudier les symptômes, de tâter mon pouls, d’examiner mes sensations internes et externes, d’approfondir la nature particulière de mes migraines, et leur coïncidence avec une accélération notable dans mes bâillements, j’en suis venu à acquérir une certitude… une certitude que je garde pour moi, dans la crainte que si je la confiais à mon médecin, il n’allât la partager, ce qui me tuerait de la frayeur de mourir.
Cette certitude, c’est que j’ai un polype au cœur ! Un polype, j’avoue que je ne sais pas bien comment c’est fait, et je ne cherche pas non plus à le savoir, de peur de faire d’affreuses découvertes : mais j’ai un polype au cœur, je n’en doute plus. Aussi bien ce polype explique tout ce qui se passe dans mon individu : il donne à mes bâillements une cause, à mon ennui un principe. J’ai donc modifié mon régime, réformé ma table. Point de vin, des viandes blanches. Le café proscrit, il excite aux palpitations. Des mauves le matin, c’est souverain pour les polypes au cœur. Point d’acides, rien de fort ni de pesant : ces choses agissent sur la digestion, qui réagit sur le système nerveux ; aussitôt la circulation est gênée, et voilà mon polype qui grossit, s’étend, végète. Au fond ; c’est vrai que je me le figure comme un gros champignon.
Je passe donc des heures à songer à mon champignon. Quand on me parle, j’ai mon champignon qui m’empêche d’écouter ; quand j’ai dansé un galop, je me reproche cet excès, comme fâcheux pour mon champignon ; je rentre de bonne heure, je change de linge, je me fais donner un bouillon sans sel, à cause de mon champignon ; je vis en regard de mon champignon. Ainsi ce mal m’occupe beaucoup mais je ne trouve pas qu’il guérisse de l’autre, l’ennui.
Je bâille donc. Quelquefois j’ouvre un livre. Mais les livres… si peu sont agréables. Les bons, c’est sérieux, profond ; il faut se donner de la peine pour saisir, de la peine pour jouir, de la peine pour admirer… Les nouveautés ? j’en ai tant lu, que rien ne me paraît si peu nouveau. Avant de les ouvrir, je les connais ; au titre, je vois toute l’affaire ; à la vignette, je sais le dénouement ; et puis mon champignon qui ne supporte pas les émotions vives.
Les études sérieuses ? j’en ai aussi essayé ; commencer n’est rien, mais poursuivre ; je me demande bientôt dans quel but. Ma carrière, à moi, c’est de vivre de mes rentes, c’est d’aller à cheval, c’est de me marier et d’hériter. Sans que je prenne la peine d’apprendre rien, j’aurai tout cela, et le reste aussi. Je suis colonel dans la garde nationale ; on me porte au conseil ; j’ai refusé d’être maire : les honneurs pleuvent sur ma tête. Et puis, mon champignon, qui ne s’accommoderait pas d’une grande contention d’esprit.
– Qu’est-ce ? – Le journal. – Donne, c’est bon. Voici de quoi me récréer quelques instants. Je cherche aux nouvelles, j’entends aux nouvelles de ville ; car celles d’Espagne me touchent peu, celles de Belgique m’assomment. Allons ! point de suicide,… : point d’accident sinistre ; rien en meurtres ni incendies. Le sot journal ! C’est voler l’argent de ses abonnés.
Que je regrette les beaux jours du choléra ! Dans ce temps-là, mon journal m’amusait : il tenait ma frayeur en haleine, et le plus petit fait relatif au monstre m’intéressait à lire. Je le voyais avançant, reculant, venant jusqu’à ma porte, m’ouvrant la gueule… Tout n’était pas gai dans ces suppositions, mais au moins, entre l’espérance qu’il ne viendrait pas et l’effroyable peur qu’il ne vînt, point de place pour l’ennui ; sans compter une flanelle qui me chatouillait l’épiderme, en sorte que j’avais toujours à gratter quelque part.
Au fait, je ne sache pas d’ennui, pas de torpeur physique ou morale, qui ne cède à une démangeaison. Je suis certain que… ; Qu’est-ce encore ?
Monsieur Retor.
– Dis donc que je n’y suis pas.
– C’est que… le voici.
– Monsieur Retor, je suis trop occupé pour vous recevoir.
– Deux minutes seulement…
– Je n’en ai pas une à perdre.
– C’était pour vous soumettre ce tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples…
– (Le diable l’emporte, lui et son tableau universel des peuples !!!) Eh bien, quoi ?
– Je vous fais observer, Monsieur, qu’aucun tableau du même genre n’a encore atteint à la moitié de la perfection de celui-ci. Vous voyez là quatre chronologies différentes, avec la réduction en années de l’ère chrétienne, et en années du monde. Vous avez ici toute la série complète des anciens rois d’Égypte et de ceux de Babylone…
– (Je voudrais qu’on te la pendît au dos ta queue de rois de Babylone, et tes cinq chronologies, coquin ! C’est déjà trop d’une, et il m’en veut faire acheter quatre, et une autre !!!) M. Retor, c’est très beau, mais je ne m’occupe plus d’histoire.
– Vous avez ici l’empereur Kan-tien-si-long…
– Superflu, M. Retor ; je suis sûr que votre tableau est parfait.
– Monsieur veut-il permettre que je lui remette deux exemplaires ?
– Je n’en saurais que faire. J’ai celui de Hocquart.
– Celui de Hocquart ! plein d’erreurs ! Je prie Monsieur de me donner seulement une demi-heure d’attention pour comparer…
– (Infâme ! me faire, à moi, des propositions semblables !) Rien, M. Retor. Vos tableaux m’ennuient, je n’en veux point.
Ici il y a un long moment de silence, pendant que M. Retor roule lentement son tableau, et que je le regarde faire, très impatient de le saluer cordialement.
– Monsieur n’aurait point occasion…
– Non.
–… d’acheter une encyclopédie…
– Non.
– Trente volumes in-folio…
– Non plus…
– Avec les planches…
– Rien.
– Et table des matières…
– Non !
– Par Mouchon ?
– Eh non ! non !!!
– Alors, Monsieur, j’ai l’honneur de… Monsieur m’obligerait pourtant beaucoup de prendre un seul de ces tableaux
– Comment ? ce n’est pas fini !!!
– Je suis père de famille…
– Intolérable !
–… sept enfants…
– Je n’y peux rien.
– Et pour cinq francs, au lieu de dix.
– (Sept enfants ! Ils en feront quinze ! et à chacun il me faudra acheter un tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples !) Voilà vos cinq francs, et laissez-moi.
Je ferme la porte sur lui rudement, et je reviens m’asseoir. Une bile amère, une humeur abominable s’ajoute à mon ennui. Ce polype me veut emmener, m’emmènera ! En parcourant du plus pitoyable regard mon tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples, que l’autre a laissé étalé sur ma table, il n’est pas un des noms qu’il retrace, jusqu’à Kan-tien-si-long et Nectanebus, qui ne me semble mon ennemi personnel, un insolent fâcheux, un drôle à sept enfants, qui conspire avec les pères de famille contre ma bourse et ma santé. La colère me prend, me monte, me transporte… Au feu le tableau !
C’est singulier comme quelquefois la fureur est raisonneuse et l’emportement prévoyant. Voilà que, même avant de l’y avoir mis, je retire mon tableau du feu : c’est que, d’une part, j’éprouve comme si je brûlais les cinq francs qu’il vient de me coûter ; de l’autre, ce tableau pourrait un jour être utile à mes enfants. C’est ceci, surtout, qui est prévoyant ; car je ne suis pas marié, et il est à croire que je ne me marierai point.
Je pense pourtant quelquefois que, marié, je m’ennuierais moins. Tout au moins nous serions deux pour nous ennuyer : ce doit être plus récréatif. Voyons-nous, d’ailleurs, que les pères de famille soient sujets à l’ennui ? Pas le moins du monde. Les pères de famille sont actifs, gais, en train ; toujours du bruit, du mouvement autour d’eux ; une femme qui les adore…
Une femme qui m’adorerait un an, deux ans, encore. Mais si elle allait m’adorer trente ans, quarante ans ! Voilà ce qui me glace d’effroi. Quarante ans adoré ! Que ce doit être long, interminable ! Et puis, des enfants qui crient, pleurent, disputent, chevauchent sur des bâtons, renversent des meubles, se mouchent de travers, s’essuient mal… Et pour toute compensation, leur former l’esprit et le cœur avec mon tableau chronologique de l’histoire universelle des peuples ! Ah ! il faut beaucoup, beaucoup réfléchir avant de se marier, sans compter mon polype au cœur.
J’ai pourtant des vues sur une jeune personne qui me conviendrait à tous égards. Figure agréable, jolie fortune : nos caractères se conviennent. Mais elle a cinq tantes, père, mère, deux oncles : en tout onze à douze grands-parents. Depuis qu’on parle de ce mariage, tout ça me prévient, me sourit, me caresse, m’épouse ; c’est à périr d’ennui. Je leur bâille contre ; ils redoublent. Alors je sens positivement que mon amour chancelle, et que je reste garçon.
Cependant, comme les cœurs sensibles ont un impérieux besoin d’affections tendres le mien s’est porté d’un autre côté. Je sens très distinctement que j’adore une autre jeune personne que j’avais primitivement dédaignée, pour ne pas nourrir deux flammes à la fois. Celle-ci a un profil si fin, des yeux si beaux, et un esprit si aimable et naturel, qu’il est impossible de ne pas l’aimer ; et point de grands-parents. C’est ce qui fait que je deviens de jour en jour plus fou de ses attraits et d’une fortune disponible.
Il n’y a qu’une chose ; c’est que pas un autre que moi ne lui fait sa cour. Cela finit par être cause que je me trouve bien bon de soupirer là tout seul. Si belle que soit une fleur à cueillir, si tous l’ont dédaignée, pourquoi la voudrais-je ? moi surtout qui me pique d’un goût délicat et distingué.
Il y a quelque temps, quand j’arrivai au bal, elle dansait avec un bel officier. Gracieuse, riante, animée, elle ne parut seulement pas s’apercevoir que j’entrais. Voilà mon ardeur qui se rallume, mon cœur qui s’embrase, j’étais à deux doigts de l’hyménée. Vite je vais l’engager pour la première russe. – Avec plaisir, Monsieur. – Pour la seconde contredanse ? – Avec plaisir. – Pour la troisième valse ? – Avec plaisir. – Le cinquième galop ? – Avec plaisir, toujours avec plaisir ; plus un seul qui me la dispute. Mon ardeur décroissait à tel point, que je me mis à manger des petits gâteaux toute la soirée.
C’est depuis ce jour que j’ai porté mes hommages à une autre demoiselle, pour qui j’avais d’abord peu de goût, uniquement parce que tout le monde s’entendait pour me la conseiller, mon parrain surtout. C’est Mlle S**, la cousine de Mme de Luze ; cela veut dire qu’elle tient à la première famille et aux salons les plus distingués de la ville. Elle est grande, d’un beau port, recherchée des cavaliers autant à cause de son esprit qu’à cause de sa beauté, et plus riche de beaucoup que les deux premières. Aussi suis-je certain que je serais déjà marié avec elle, si ce n’était mon parrain.
Lundi passé, j’arrivai tard au bal. Il y avait foule autour d’elle. Je dus me contenter d’un engagement pour la sixième contredanse, et de la faveur d’un tour de russe partagé entre trois cavaliers. Ces obstacles excitant ma passion, l’amour le plus vif, l’ardeur la plus réelle commençait à me transporter ; je songeais déjà à des démarches positives pour le lendemain, et pas même le regard visiblement approbateur de mon parrain ne pouvait refroidir ma flamme.