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Delly

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Extrait |
I Les hôtes du vicomte de Tercieux revenaient de Biarritz où ils avaient passé l’après-midi. Leurs équipages : landaus, calèches, victorias, roulaient le long de la route conduisant au château d’Uxage, entre les prés sur lesquels descendait l’apaisante beauté du soir. Au-dessus des bois qui marquaient la limite du domaine, le soleil finissait de s’éteindre en pâles reflets roses et sa lueur mourante traînait sur la campagne silencieuse. Dans les voitures se continuaient les conversations commencées au départ, la plupart potins mondains plus ou moins bienveillants. Il était surtout question aujourd’hui de l’attention que le prince Wittengrätz semblait accorder à la jolie Myrrha Nadopoulo, « cette enragée coquette », comme la qualifiait, non sans quelque aigreur, Mme de Tercieux.
M. d’Amblemeuse, diplomate en retraite, assis en face de la châtelaine, fit observer :
– Elle est diablement ensorcelante ! D’ailleurs, elle a de qui tenir. La belle comtesse Seminkhof, sa mère, est toujours l’enjôleuse que je connus à Moscou il y a douze ou treize ans, au moment de son remariage.
– Elle est d’origine grecque, n’est-ce pas ?
– Grecque, levantine, juive... on ne sait trop. Je crois qu’il existe chez elle un mélange de races. Ainsi, du reste, s’expliquerait son type un peu étrange.
– Mais le premier mari ?... L’avez-vous connu ?
– Non. Un riche négociant hellène, paraît-il, que cette belle personne ruina en quelques années. Plus tard, elle réussit à prendre au filet un grand seigneur russe, veuf inconsolable d’une femme délicieuse appartenant à la plus haute aristocratie moscovite. Cette jeune comtesse Seminkhof, morte après trois ans de mariage, laissait à son mari une petite fille. Sur le conseil de ses amis qui le voyaient prêt à succomber au plus violent désespoir, il se mit à voyager. Au Caire, il rencontra Mme Ismène Nadopoulo, qui entreprit de le consoler – ce à quoi elle réussit tellement bien que, six mois plus tard, elle était comtesse Seminkhof...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

DEUXIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

DELLY

LA BICHE AUX BOIS

roman

Raanan Editeur

Livre 560 | édition 1

LA BICHE AUX BOIS

PREMIÈRE PARTIE

I

Les hôtes du vicomte de Tercieux revenaient de Biarritz où ils avaient passé l’après-midi. Leurs équipages : landaus, calèches, victorias, roulaient le long de la route conduisant au château d’Uxage, entre les prés sur lesquels descendait l’apaisante beauté du soir. Au-dessus des bois qui marquaient la limite du domaine, le soleil finissait de s’éteindre en pâles reflets roses et sa lueur mourante traînait sur la campagne silencieuse. Dans les voitures se continuaient les conversations commencées au départ, la plupart potins mondains plus ou moins bienveillants. Il était surtout question aujourd’hui de l’attention que le prince Wittengrätz semblait accorder à la jolie Myrrha Nadopoulo, « cette enragée coquette », comme la qualifiait, non sans quelque aigreur, Mme de Tercieux.

M. d’Amblemeuse, diplomate en retraite, assis en face de la châtelaine, fit observer :

– Elle est diablement ensorcelante ! D’ailleurs, elle a de qui tenir. La belle comtesse Seminkhof, sa mère, est toujours l’enjôleuse que je connus à Moscou il y a douze ou treize ans, au moment de son remariage.

– Elle est d’origine grecque, n’est-ce pas ?

– Grecque, levantine, juive... on ne sait trop. Je crois qu’il existe chez elle un mélange de races. Ainsi, du reste, s’expliquerait son type un peu étrange.

– Mais le premier mari ?... L’avez-vous connu ?

– Non. Un riche négociant hellène, paraît-il, que cette belle personne ruina en quelques années. Plus tard, elle réussit à prendre au filet un grand seigneur russe, veuf inconsolable d’une femme délicieuse appartenant à la plus haute aristocratie moscovite. Cette jeune comtesse Seminkhof, morte après trois ans de mariage, laissait à son mari une petite fille. Sur le conseil de ses amis qui le voyaient prêt à succomber au plus violent désespoir, il se mit à voyager. Au Caire, il rencontra Mme Ismène Nadopoulo, qui entreprit de le consoler – ce à quoi elle réussit tellement bien que, six mois plus tard, elle était comtesse Seminkhof.

Mme de Traimblay, blonde jeune femme assise à la droite de Mme de Tercieux, dit avec un petit rire d’ironie :

– Voilà bien le chagrin des hommes ! Mais il semble pas mal annihilé par sa femme, ce pauvre Seminkhof ?

– En effet... Soit dit entre nous, je ne le crois pas fort heureux.

– Oui, la belle Ismène ne doit pas être une compagne de tout repos, et l’égalité, la douceur du caractère ne sont probablement pas vertus habituelles chez elle. Mais la fille de la première femme, qu’est-elle devenue ?

– La pauvre fille fut victime d’un accident. Elle se noya, et avec elle sa gouvernante française qui avait sans doute voulu lui porter secours.

– Et pas d’enfants du second mariage ?

– Mais si, un fils, un pauvre enfant infirme que la mère ne peut souffrir. Elle ne voit au monde qu’elle-même, d’abord, et sa fille ensuite.

– Bizarre, cette Myrrha !... Mauvaise, croyez-vous ?

– Plutôt mauvaise, oui... Et quelle éducation ! Pierre Dourine me racontait comme elle avait fait parler d’elle à Pétersbourg, l’hiver dernier, par ses allures légères et sa coquetterie provocante. Nous en voyons d’ailleurs un échantillon dans sa façon d’être à l’égard du prince de Wittengrätz... Mais qu’elle prenne garde, cette fois, de n’y pas laisser quelques morceaux de son cœur ! On ne l’aime pas à demi, celui-là !

Mme de Traimblay dit avec quelque nervosité :

– Il est l’inconstance même, prétend-on ?

– En effet. Mais la jolie Myrrha me paraît fort habile et peut-être réussirait-elle à fixer un peu plus longuement l’humeur fantasque de Son Altesse.

En parlant ainsi, M. d’Amblemeuse glissait un coup d’œil narquois vers la jeune femme, dont le teint frais se colorait sous la poussée d’une violente émotion.

« Elle est pincée, celle-là aussi », pensa-t-il avec amusement.

– Cette Myrrha manque totalement de distinction... C’est un type de bohémienne ou quelque chose en ce genre, dit au bout des lèvres Mme de Tercieux. Je doute qu’elle plaise vraiment au prince, si raffiné, si remarquablement intelligent.

Celui dont il était ainsi question, enfoncé dans les coussins de sa voiture, regardait le jour décroître sur les bois assombris. Il avait donné l’ordre au cocher de ralentir l’ardeur des deux fougueux trotteurs, de telle sorte que l’équipage demeurât en arrière des autres. Près de lui, respectant son silence, était assis Aubert de Creuilly, jeune officier retour d’Algérie, convalescent d’une grave maladie et venu passer quelque temps chez ses cousins de Tercieux. Le prince de Wittengrätz, qui n’avait pas la sympathie facile, paraissait avoir pris vite en gré ce charmant garçon, très doué au point de vue intelligence et distinction, fils d’un officier tué en 1870 à la bataille de Saint-Privat. Il faisait de lui son compagnon préféré, pendant son séjour au château d’Uxage. Et cette faveur n’allait pas sans exciter de secrètes jalousies, car ils étaient nombreux les flatteurs empressés à encenser une personnalité qui tenait en Europe un très haut rang, de par sa naissance, sa fortune, son influence, sans parler de ses dons physiques et intellectuels.

Au cours du XVIIIe siècle, les Wittengrätz, d’origine autrichienne, avaient vu l’empire des Habsbourg leur contester la souveraineté de la principauté qui leur appartenait depuis des temps reculés. Le prince régnant d’alors, Aloys, résista dignement tant qu’il put. Mais la loi du plus fort l’emportant, il quitta l’Autriche et s’établit en Russie, dans les immenses domaines que lui avait apportés sa femme, seule héritière d’une des plus anciennes familles de l’aristocratie lituanienne.

Le tsar, dont son fils aîné devait épouser une parente, maintint pour lui et ses descendants les privilèges de prince souverain dont il jouissait auparavant dans l’Empire autrichien ; il lui donna le grade de commandant honoraire et héréditaire d’un régiment de chevaliers-gardes et lui conféra d’autres honneurs qui, joints aux biens fabuleux dont il disposait, faisaient de lui un personnage fort important.

À dater de cette époque, les princes de Wittengrätz devinrent des Russes fort loyalistes. Alliés à plusieurs reprises par des mariages à la famille impériale, ils commandèrent en outre effectivement, pour la plupart, des troupes russes au cours des diverses guerres. Car ils étaient fort braves, aimant l’aventure et ne ménageant pas leur sang. Celui qui se trouvait aujourd’hui le seul descendant de cette vieille lignée ne déméritait pas de ses ancêtres. Au cours d’une expédition dans le Turkestan, quelques années auparavant, il avait témoigné, si jeune fût-il, de rares qualités militaires, d’une intrépide bravoure et de ce sang-froid qui fait vraiment le chef. Aussi le tsar, en lui décernant au retour la croix de Saint-Georges, lui avait-il confié le commandement effectif de son régiment de chevaliers-gardes.

Depuis deux ans, Wladimir avait pris un congé permanent pour entreprendre de lointains voyages, dans l’intervalle desquels il menait une existence fort mondaine entremêlée de travaux scientifiques ou littéraires – car cette remarquable intelligence s’intéressait à toutes choses. C’est ainsi qu’en ce moment, revenu depuis peu du Brésil, il se trouvait à Uxage, chez les Tercieux dont il avait fait naguère la connaissance à Paris.

Rompant enfin le silence, le prince se tourna vers le lieutenant de Creuilly.

– Quelle admirable diversité offrent les provinces de France ! J’aime infiniment votre pays – qui est un peu le mien, puisqu’une de mes aïeules était française.

– Je sais aussi que le père de Votre Altesse a protesté hautement en sa faveur, lors de l’invasion allemande.

– Et j’aurais agi comme lui, si à cette époque j’avais eu l’âge de faire entendre ma voix.

Pendant un moment, Wladimir garda de nouveau le silence. Puis, d’un geste léger, il parut chasser des pensées graves. En se penchant un peu vers Aubert, il demanda :

– Que dites-vous, mon cher, de cette petite Myrrha ?

Un sourire glissait entre ses lèvres et venait éclairer d’une ironique gaieté le bleu sombre des yeux.

– ... Elle est vraiment jolie, ne trouvez-vous pas ?

– Jolie, oui... mais je dois avouer à Votre Altesse qu’elle ne me plaît guère.

Le sourire s’accentua sur les lèvres du prince, qui posait sur le bras du jeune officier une longue main fine.

– Je constate une fois de plus que vous n’êtes pas courtisan, cher monsieur de Creuilly. D’autres, voyant que j’accorde quelque attention à cette jeune personne, ne manqueraient pas de se répandre en louanges sur elle. Mais vous, tout simplement, vous me dites qu’elle vous déplaît ! Je n’ai jamais rencontré pareil phénomène !

Aubert répliqua gaiement :

– C’est que, monseigneur, je me reconnais très incapable de faire un courtisan. Ceci n’est aucunement dans ma nature.

– Je vous en félicite. Voilà pourquoi, d’ailleurs, je vous tiens en particulière estime.

Sur ces mots, Wladimir s’enfonça de nouveau dans les coussins de la voiture. Pendant un moment, il joua distraitement avec l’un de ses gants. Puis il demanda :

– Pourquoi Mlle Nadopoulo vous déplaît-elle ?

– Je la soupçonne d’être une très dangereuse coquette, une petite créature fausse et mauvaise, dépourvue de tout principe, de tout scrupule. Elle a d’ailleurs, si j’en crois ce qu’on m’a raconté, une réputation qui n’est pas précisément à son honneur.

Le prince eut un geste qui signifiait : « Oui, je sais. » Puis il dit avec un sourire amusé, nuancé d’une ironie très habituelle chez lui, surtout quand il était question des femmes :

– C’est une gracieuse petite panthère, une créature souple et féline. Elle griffera terriblement ses rivales, quand elle sera jalouse.

Aubert considéra pendant un instant, pensivement, le ferme profil, la bouche un peu dure sous la moustache d’un châtain presque foncé. Lui aussi, comme tous, subissait le charme de ce parfait grand seigneur, de cet homme dont le regard pouvait parfois devenir si glacialement méprisant et contenir à d’autres moments tant d’éblouissante séduction, tant d’attirant mystère. Oui, du mystère, car Aubert se demandait à cette minute : « Est-il mauvais ? N’y a-t-il chez lui, vraiment, que ce scepticisme, cet orgueilleux dédain qu’il affiche, en particulier à l’égard des femmes, et ce dur mépris dont il est, paraît-il, coutumier pour les êtres dépendant de lui ? »

Le soleil disparaissait complètement derrière les bois d’Uxage et, seul, son reflet s’étendait encore sur l’horizon. La voiture quitta la route pour s’engager dans une allée d’ormes et s’arrêta peu après dans la cour du château. Le prince, après un cordial « à tout à l’heure, mon cher », gagna son appartement pour changer de tenue. On le vit trois quarts d’heure plus tard apparaître dans les salons où se trouvaient déjà ses hôtes et ses invités. Presque aussitôt, le maître d’hôtel annonça que Son Altesse Sérénissime était servie.

Héritier des prérogatives des princes souverains, ses ancêtres, Wladimir présidait la table, ayant à sa droite Mme de Tercieux... Un peu plus loin, la comtesse Seminkhof s’entretenait de l’Algérie avec Aubert de Creuilly, l’un de ses voisins. Des cheveux sombres aux reflets bleutés encadraient son beau visage ambré. Les yeux très noirs, langoureux, caressaient l’interlocuteur. Mais Aubert, sérieux et défiant, croyait y voir d’inquiétantes lueurs. Il remarquait aussi le mouvement fébrile des mains aux ongles longs et brillants, des mains très blanches et potelées, mais aux fortes attaches. Parfois, le regard de l’officier se dirigeait vers Mlle Nadopoulo. Celle-ci, au contraire de sa mère, grande et superbement faite, était petite, mais vive, souple, onduleuse. Sa bouche très rouge souriait sans cesse, pour montrer de jolies dents. Les yeux, noirs et expressifs, caressaient et provoquaient. Dans les cheveux semblables à ceux de la comtesse Seminkhof, coiffés bas et tombant sur le front en bandeaux irréguliers, une fleur de cactus d’un rouge foncé se balançait à chacun de ses mouvements. Bien que ne possédant pas la régularité des traits qui existait chez sa mère, elle était aussi dangereusement séduisante et Aubert songeait en la considérant : « Voilà une de ces femmes dont on doit se garder comme du feu. Le prince de Wittengrätz ferait mieux de l’éloigner de lui. »

Mais Wladimir en jugeait sans doute autrement, car après le dîner, au lieu de rester au fumoir, il s’en alla vers le parc en compagnie de Myrrha, à qui il avait offert une des cigarettes faites spécialement pour lui avec le plus parfumé des tabacs d’Orient. Mlle Nadopoulo la fumait avec délices, en levant fréquemment des yeux brûlant d’adoration vers son compagnon dont la haute taille, assurait-elle, la faisait paraître une véritable citoyenne de Lilliput.

Le prince parlait de Velaïna, un de ses domaines où, à l’automne, avaient lieu des chasses célèbres dans tout l’Empire moscovite. Les Wittengrätz avaient toujours été de fanatiques veneurs et Wladimir ne le cédait en rien sur ce point à ses ancêtres.

Myrrha s’exclama, les yeux brillants de désir :

– Oui, j’en ai entendu parler plus d’une fois ! Il paraît que ce domaine est l’un des plus beaux de Russie.

– En effet. Venez donc en juger au début d’octobre, avec le comte et la comtesse Seminkhof. Vous passerez une huitaine de jours à Velaïna au moment de l’une des grandes chasses.

Un éclair de triomphe traversa le regard de Myrrha. La seconde comtesse Seminkhof, présentée à la cour peu après son mariage, y avait été reçue avec une froideur qu’elle ne devait jamais oublier. Les cercles aristocratiques de Pétersbourg lui faisaient grise mine, à cause de son origine équivoque. Aussi avait-elle adopté une existence assez cosmopolite, qui d’ailleurs convenait à ses goûts et lui permettait d’entretenir des relations avec des personnalités étrangères moins difficiles que la haute société de Pétersbourg. Myrrha éprouvait donc une sorte de vertige devant cette invitation qui constituait un privilège envié et allait l’introduire, ainsi que sa mère, dans un milieu jusqu’alors absolument fermé pour elles, la princesse de Wittengrätz, grand-mère du prince Wladimir, se montrant au sujet des mésalliances l’une des plus intransigeantes parmi les grandes dames russes.

En outre, Mlle Nadopoulo concluait de cette faveur inespérée qu’elle plaisait fort et que le prince voulait poursuivre à Velaïna, tout à son aise, cette bien facile conquête.

Le cœur gonflé de joie orgueilleuse, elle dit avec un accent où vibrait une reconnaissance adulatrice :

– Combien je remercie Votre Altesse ! Nous nous rendrons avec bonheur à l’invitation qu’elle veut bien nous adresser. Mon beau-père n’aime rien tant que la chasse et, moi-même, j’adore galoper en forêt, à la poursuite de cette proie qui fuit. À l’avance, je suis certaine que je rapporterai de Velaïna des souvenirs inoubliables !

Dans l’ombre à peine éclairée par la lueur diffuse d’une lune voilée, son regard câlin cherchait celui du prince. Wladimir, étendant la main, enleva la fleur de cactus qui se balançait toujours dans les cheveux noirs.

– C’est très original, cela... Avec votre robe jaune pâle... Mais il vous faut de ces audaces de couleur que d’autres ne supporteraient pas. Vous êtes vraiment une intéressante petite personne, Myrrha.

Sans qu’aucune rougeur vînt à ses joues mates, Mlle Nadopoulo, ses yeux dans ceux du prince, dit passionnément :

– Combien je suis heureuse d’être ainsi jugée par Votre Altesse !

Il continua de la regarder avec un sourire un peu moqueur au coin des lèvres. Ses doigts détachaient des pétales de la fleur écarlate, les froissaient un instant et les jetaient au loin. Quand il n’en resta plus rien, il dit d’un ton railleur :

– Eh bien ! vous me laissez détruire ainsi votre parure, sans protester ?

– Oh ! qu’importe ! Votre Altesse sait bien qu’elle peut prendre ce qui lui plaît en se disant qu’on est encore trop heureux...

Un regard où passait la plus caressante soumission acheva la phrase de basse flatterie.

Wladimir eut un rire bref et sarcastique.

– On m’a répété cela depuis ma naissance. Vous avez assez d’esprit pour trouver quelque chose de nouveau, il me semble, Myrrha Basilevna ?

Elle rougit, cette fois, sous la froide raillerie. Mais, bien qu’ayant la langue assez preste, elle ne trouva pas de riposte. Le prince de Wittengrätz la subjuguait, si audacieusement assurée qu’elle fût de son empire sur les hommes. Celui-là – elle l’avait compris aussitôt – serait toujours un maître en n’importe quelle circonstance.

Jetant la cigarette conservée entre ses doigts, Wladimir ajouta :

– Retournons maintenant. Mme de Vergniar doit chanter ce soir et j’aime beaucoup sa voix.

Myrrha eut un frémissement de colère. Mme de Vergniar était une jeune femme charmante et fort remarquable musicienne. La veille, Wladimir avait causé longuement avec elle. Il n’en fallait pas davantage pour que l’inquiétude jalouse s’éveillât chez Mlle Nadopoulo, déjà violemment éprise. Car elle n’ignorait pas combien était capricieuse l’humeur du prince de Wittengrätz. Ainsi, elle avait conscience de n’être plus en ce moment dans ses bonnes grâces. Tandis que tous deux revenaient vers le château, il restait silencieux, sans un regard vers la jolie personne qui marchait près de lui. Quelle était la raison de cette subite volte-face ? Myrrha l’ignorait et cherchait vainement ce qui avait pu lui déplaire.

Dans le parterre précédant le château, un groupe d’hommes se promenaient en fumant. M. de Traimblay, gros garçon bien portant qui, assurait-on, se laissait mener comme un enfant par sa blonde épouse, disait à Aubert de Creuilly :

– Je ne comprends pas vos cousins, mon cher ami, de recevoir aussi intimement la comtesse Seminkhof et sa fille. Celle-ci, en particulier, a des allures un peu trop... risquées. Voyez, ce soir, cette promenade avec le prince... Et ces toilettes... qui lui vont... Oh ! qui lui vont parfaitement ! Mais elles lui donnent, convenez-en, un genre assez déplacé dans un milieu comme celui-ci ?

– J’en conviens très volontiers, mon bon Traimblay ! Mais ma cousine s’est engouée de ces dames rencontrées l’hiver dernier à Nice. Elle a d’ailleurs toujours eu quelque faible pour ce genre cosmopolite. Cependant, elle me paraît moins enthousiaste à leur égard, depuis quelques jours.

M. de Traimblay eut un rire narquois.

– Eh ! parbleu ! elle voit que la jolie Myrrha plaît au prince et elle en est furieuse... comme toutes ici, du reste.

Il leva les épaules, un peu rageusement, et mâchonna :

– Elles sont toquées... toutes, toutes !

Puis il se tut, car Wladimir, laissant Mlle Nadopoulo se diriger vers le château, venait vers les fumeurs.

Il s’arrêta près d’Aubert en disant :

– Le parc est charmant sous cette lune voilée. Vous devriez aller le voir.

– Votre Altesse me donne là une excellente idée.

– Venez avec moi. Puisque le piano est muet encore, nous fumerons une seconde cigarette en causant un peu.

Tous deux s’engagèrent dans une allée du parc. Wladimir, d’abord silencieux, fit observer au bout d’un moment avec un léger rire d’ironie :

– Décidément, oui, elle est fort émancipée, cette petite Nadopoulo. Une endiablée coquette, ainsi que vous me le disiez, mon cher. Mais elle m’amuse. Elle a des grâces de jeune félin et un peu d’esprit, parfois. Je l’ai invitée à passer huit jours à Velaïna... Et vous, qui êtes très amateur de chasse, ne viendrez-vous pas faire connaissance avec mes forêts ?

– Je serais fort heureux de répondre à l’invitation de Votre Altesse. Malheureusement, mon congé expire à la fin de septembre et j’ai promis à mon père de passer quelque temps près de lui.

– C’est dommage ! Nos chasses vous auraient intéressé, car le gibier de tout genre n’y manque pas, je vous l’affirme. Il s’y trouve même parfois à l’excès – comme dans mon domaine de Stanitza, dont l’intendant m’apprend que les sangliers, s’étant démesurément multipliés en ces dernières années, ravagent la forêt. Je n’ai pas mis les pieds là-bas depuis assez longtemps – c’est-à-dire depuis l’âge de quinze ans. À cette époque, j’y fis un court séjour avec mon grand-père. En pleine forêt, il y a un petit château de chasse en assez mauvais état. J’ai donné l’ordre d’y faire des arrangements indispensables, car je vais y passer une ou deux semaines pendant lesquelles on fera les battues nécessaires... Mais, au fait, si vous veniez avec moi ?... Quelques jours, tout au moins ?

– Quelques jours... peut-être...

– Allons, c’est convenu ! Nous mettrons à mal quelques-uns de ces hôtes indiscrets et je vous ferai faire de superbes chevauchées dans cette forêt, moins étendue que celle de Velaïna, mais plus pittoresque, d’un charme plus imprévu et plus sauvage. Tel que je vous ai deviné, je suis certain que Stanitza vous plaira. En outre, vous continuerez vos progrès dans la langue russe que vous parlez déjà passablement. Quant à moi, je serai charmé de vous avoir comme compagnon en cette solitude.

II

Dans l’immense forêt, enserré entre les frondaisons d’arbres plusieurs fois centenaires, s’élevait le petit château de Stanitza. Jadis, le prince Aloys l’avait fait construire, dans le style du XVIIe siècle, sur le modèle de celui qu’il possédait en un de ses domaines autrichiens. Très gris, très lézardé, en partie recouvert d’un lierre épais, il avait un aspect très romantique encore accentué par les grilles de ses fenêtres, la mousse ouatant les ardoises de son toit, les hautes cheminées dans les crevasses desquelles élisaient domicile les corneilles.

À l’intérieur, le mobilier ancien s’harmonisait avec l’âge et l’allure de la vieille demeure où, autrefois, les princes de Wittengrätz venaient s’installer pour un mois ou deux afin de se livrer à leur plaisir favori. Wladimir l’ayant complètement délaissée, il y manquait beaucoup de ce confort et de ce faste qui existaient dans les autres résidences princières. La domesticité envoyée à l’avance y remédiait du mieux possible avec ce zèle qu’elle apportait à servir un maître exigeant, qui ne souffrait aucune défaillance.

Un matin de septembre, les gardes forestiers, les gardes-chasse ainsi que les piqueurs installés depuis deux jours avec la meute et les chevaux, se rangèrent devant le château pour l’arrivée de Son Altesse, annoncée la veille par un courrier.

L’intendant, petit homme à mine revêche, allait et venait d’un air effaré. Le forestier-chef inspectait une dernière fois ses subordonnés. Il s’arrêta près de l’un d’eux, vieillard robuste au sec visage raviné.

– Les sangliers sont venus près de chez toi, hier, Hofnik ?

– Oui, Pavel Alexandrovitch. Ma cousine les a aperçus et est accourue me prévenir. Mais le temps que j’arrive, ils avaient filé. Ah ! elles en font un dégât, ces sales bêtes ! Il n’est pas trop tôt qu’on s’occupe de les détruire. Son Altesse aura de quoi se distraire à...

L’intendant annonça :

– Voilà la voiture !

Les gardes, cessant leurs conversations, se raidirent en une attitude militaire. Quelques instants plus tard apparaissait une berline de voyage qui vint s’arrêter devant le château. Le prince, en petite tenue de colonel des chevaliers-gardes, en descendit, suivi d’Aubert de Creuilly. Tout aussitôt, il apostropha d’un ton plus que sec l’intendant humblement courbé devant lui.

– La route n’est pas entretenue comme elle le devrait, Streitnoff. Ma voiture a été abominablement secouée. Si tout est dans le même genre, ce n’est pas des compliments que j’aurai à t’adresser.

L’intendant, baissant plus encore le dos, essaya de balbutier une excuse. Mais un geste bref l’interrompit.

– Je n’ai que faire de tes raisons. Tais-toi.

Et, tournant le dos à Streitnoff anéanti, Wladimir adressa quelques mots au forestier-chef, passa rapidement les gardes en revue, puis entra dans le château avec M. de Creuilly.

Derrière eux, se faisant plus petit encore, l’intendant se glissa. Les gardes s’éloignèrent par groupes, en commentant l’incident qui les réjouissait fort, car Streitnoff était détesté.

Le vieil Hofnik, qui marchait près d’un grand gaillard blond à mine joviale, fit observer :

– Son Altesse doit mener les gens rudement, hein ! Qu’en dis-tu, André Michaïlovitch ?

– Ah ! quant à ça !... Le Streitnoff va danser, de ce coup-là !... Mais il est fameusement bel homme, notre prince !

Hofnik approuva de la tête, en murmurant :

– Oui... oui.

Un pli soucieux se formait sur son front, tandis qu’il continuait d’avancer en écoutant d’une oreille distraite le bavardage de son jeune compagnon. Celui-ci le quitta près d’une petite maison forestière qui se dressait au bord d’une clairière. Le vieillard poussa la porte et entra dans une salle modestement meublée, d’une minutieuse propreté. Une femme aux cheveux gris, occupée à coudre près de la fenêtre, leva la tête et eut un vague sourire qui plissa la face ridée.

– Ah ! te voilà, Nicolas ! Eh bien ! Son Altesse est arrivée ?

– Oui.

Sur cette laconique réponse, le garde s’assit, posa son bonnet sur une table près de lui et ajouta en baissant la voix :

– Nous n’avons qu’à faire bien attention ! Il ne faut pas qu’il « la » voie, surtout !... pas une fois ! Il est jeune, il est beau et certainement habitué à ce que rien ne contrarie ses désirs... Ah ! je t’assure que Streitnoff a déjà attrapé quelque chose, à propos de la route qui n’était pas suffisamment entretenue, au gré de Son Altesse ! Il ne faisait pas ses embarras, dans ce moment-là, le vilain sournois !

– Il en a assez ennuyé d’autres ; c’est bien le moins qu’il le soit un peu à son tour... Mais tu me fais peur, Nicolas, pour notre petite Barina !

Elle joignait les mains et l’effroi se montrait dans ses yeux qui avaient la couleur bleu passé des vieilles faïences.

– ... Elle est si belle !... trop belle, hélas ! pauvre petite, pour la situation qui est la sienne.

– Ah ! que le prince ne la voie jamais, je te le répète, Irina ! Je tremble à cette seule pensée... Donc, elle ne devra pas sortir pendant le jour, tant que durera le séjour de Son Altesse.

– Ce sera gai ! Pauvre mignonne, qui n’a déjà pas tant de distractions !

– Que veux-tu, c’est indispensable ! D’ailleurs, je ne pense pas que le prince s’éternise ici. Quand il aura tué quelques sangliers, il en aura vite assez de Stanitza qui n’est pas un lieu bien récréatif. Alors, il s’en ira et nous serons de nouveau tranquilles.

Irina soupira en murmurant :

– Tranquilles !... Ah ! comment pourrons-nous l’être, en ne sachant ce que nous devrons faire, mon pauvre Nicolas.

Dès le surlendemain, le son des trompes, les aboiements de la meute troublèrent le calme habituel de la forêt. Il en fut de même les jours suivants. Le prince, entre-temps, emmenait M. de Creuilly en de longues promenades à cheval ou en voiture. Le soir, tous deux s’attardaient à causer, en fumant, dans le vieux salon décoré de sévères boiseries sculptées, de tapisseries représentant des scènes de chasse. Ou bien Wladimir prenait son violon et jouait, parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il était remarquable musicien, mais ne se faisait entendre qu’à de rares privilégiés. Aubert, très connaisseur lui-même, savait apprécier tout le prix de cette faveur.

Dans l’intimité quotidienne, le jeune officier connaissait mieux l’étonnante richesse de cette intelligence souple, brillante et profonde à la fois, qui s’unissait aux dons physiques pour faire de cet homme un irrésistible charmeur. Quant au point de vue moral, il réservait toujours son jugement. Wladimir laissait volontiers paraître un froid scepticisme et déclarait ne s’embarrasser jamais d’aucune considération de sentiment, d’aucune obligation morale, en dehors de ce qu’il devait à sa patrie et à son souverain.

– Le seul devoir que je connaisse, assurait-il, c’est mon bon plaisir. Mon grand-père m’a élevé selon cet agréable principe d’après lequel j’ai toujours dirigé ma vie.

Entouré d’une atmosphère d’adulation, depuis l’enfance, n’ayant connu que soumission, platitude, empressement servile, Wladimir n’avait jamais rencontré d’entraves à ses volontés. Son orgueil s’était développé à l’aise et ses tendances autoritaires affermies jusqu’à l’autocratie. Aubert voyait avec quel insouciant dédain, quelle dureté même parfois, il traitait ses serviteurs, cependant fanatiquement dévoués. En résumé, M. de Creuilly jugeait que son hôte représentait une énigme plutôt inquiétante. Néanmoins, il en subissait le sortilège ; il comprenait aussi qu’un tel homme fût aimé avec passion et jamais oublié.

Le dimanche qui suivit leur arrivée, Wladimir et son hôte se rendirent à l’église du village pour la messe dominicale. Les princes de Wittengrätz avaient continué de pratiquer la religion catholique, dans l’orthodoxe Russie, et l’avaient introduite dans la plupart de leurs domaines. Wladimir, dont les quelques principes d’éducation chrétienne reçus en son enfance n’avaient pas tenu devant les leçons d’indifférence et de très large morale données par son grand-père, continuait néanmoins certains gestes traditionnels qui lui semblaient faire partie de son haut rang. C’est ainsi qu’en aucune de ses résidences il n’eût manqué d’assister à cet office du dimanche.