La Dentellière des prés - Morgon Alysa - E-Book

La Dentellière des prés E-Book

Morgon Alysa

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Beschreibung

Quel est donc l'élément mystérieux et central qui a orienté la vie d'Armande malgré elle, celui qu'elle a enfoui un soir de mars dans la forêt ?

Quel étrange puzzle que la vie d’Armande, avec ses curieux morceaux à emboîter, pour certains facilement, pour d’autres avec grande difficulté au bas mot ! Mais jamais cette femme ne renoncera à tenter d’imbriquer chaque nouvelle pièce qui se présente. Comme si elle se devait de reconstituer ce casse-tête dans son intégralité. Pourtant, au plus profond d’elle-même, elle sait qu’il manquera toujours l’élément principal, celui qu’elle a fait disparaître un soir de mars dans la forêt.
Alors, afin d’oublier tous ses tourments, elle court les champs pour tresser avec adresse les fleurs et les herbes. Ces trésors, que seule la nature lui offre, réussiront-ils à apaiser son cœur et sa tête qu’on dit prise de folie ? Seront-ils le remède à ses maux ?
Un habile et insolite jeu d’ombres et de lumières, de douceur et de fureur, dans ce roman rempli de tendresse et d’espérance. L’amour d’Alysa Morgon pour la nature imprègne chaque page de cette histoire. Et grâce à la poésie qui se dégage de sa plume, l’auteur nous fait cadeau de ce merveilleux sentiment de connaître vraiment quelqu’un qui n’existe pourtant que dans un livre.

Grâce à la nature de la Provence, à la tendresse et à l'espérance, Armande tente de s'éloigner de ses tourments les plus sombres. Un roman psychologique et familial où l'amour de l'auteure pour la nature et la poésie envahit chaque page.

EXTRAIT

Ainsi, chaque année, Armande ramassait les pétales des fleurs d’amandier. Tantôt quelques-uns, si les boutons avaient gelé, ou bien de grosses poignées lorsque le printemps était chaud et précoce. Ensuite, elle les faisait sécher, avant que leur parfum ne monte en spirale vers le ciel rejoindre les étoiles. Elle accomplissait ces gestes en chantant à mi-voix, mais en guise de prière cette fois :

Aux marches du palais,
Y a une tant belle fille, lon la…

Et les larmes coulaient sur ses joues empourprées.

Avec son père, la vie ne changea guère, ou, plus exactement, elle devint pire. C’est-à-dire que Jacques Ballestre lui montra beaucoup moins d’intérêt que sa mère ne lui en avait témoigné. Seule Magali, tout en s’occupant de l’intendance, lui apportait sans cesse un peu d’affection et lui redonnait l’espérance. Mais on était loin de l’amour qu’Armande aurait souhaité, et que, bien entendu, elle aurait mérité. Résultat, la fillette était devenue taciturne et affichait souvent une triste figure. Toutefois, elle ne disait rien à personne de ses soucis ni de ses doutes, de ses désirs ni de ses chagrins. Seule, elle l’avait toujours été, et seule elle resterait, se disait-elle, résignée, sans voir se lever un nouveau matin.

À PROPOS DE L'AUTEUR

L’amour d’ Alysa Morgon pour la nature imprègne chaque page de cette histoire. Et grâce à la poésie qui se dégage de sa plume, l’auteur nous fait cadeau de ce merveilleux sentiment de connaître vraiment quelqu’un qui n’existe pourtant que dans un livre.
Alysa Morgon est née en Provence. Elle y passe toute son enfance et sa jeunesse, entreposant méticuleusement dans sa mémoire des souvenirs qui nourriront son imagination de romancière des années plus tard. À vingt ans, elle change d’accent et s’installe dans les Hautes-Alpes, où elle réside encore aujourd’hui (Gap). Dans chacun de ses romans, les lecteurs retrouvent les couleurs, les senteurs, les coutumes et les traditions provençales, celles d’une Provence qui a malheureusement disparu aujourd’hui.

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Contenu

Page de titre

Exergue

Dédicace

La Dentellière des prés

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

« Il est parfois bon d’avoir un grain de folie. »
Sénèque, De la tranquillité de l’âme, 17.
À tous mes amis auteurs, avec lesquels je partage des moments si chaleureux, ainsi qu’à celles et à ceux que je ne connais pas encore, mais que je rencontrerai certainement demain.
Simplement, parce que, tous, nous avons en commun ce petit grain de folie qui nous fait jeter des mots sur des pages comme on sème des fleurs dans la prairie ; qui nous fait rassembler des phrases pour faire des chapitres qui deviendront à leur tour des livres à cueillir…
Avec, tressées ici pour vous comme l’herbe des prés, mes très chaleureuses et littéraires amitiés, à vous partager.
Belles inspirations à chacune et chacun, pour faire encore rêver ceux et celles que vous aimez.
Le jour de sa naissance, Armande ne poussa point de cri. L’accoucheuse eut beau lui taper sur les fesses, aucun son ne sortit. « Elle va s’étouffer ! » s’était inquiétée la femme. Pourtant, cela n’empêcha pas le bébé de respirer sans toutefois comprendre ce qui lui arrivait. Pendant qu’on le langeait, il finit par s’égosiller, puis s’arrêta plus vite qu’il n’avait commencé. Le père était absent, et la mère, Marie-Catherine, de son côté, pas un instant ne regarda l’enfant. Elle était épuisée, et, semblait-il, elle gardait l’esprit tourmenté. Au cours des heures qui suivirent, elle se remit un tantinet, sans s’intéresser davantage à son nouveau-né. Celui-ci, pour se faire oublier, se contentait de quelques pleurs. D’ailleurs, dans cette bastide de Grand-Terre, est-ce que quelqu’un se préoccupait vraiment de lui, hormis la gouvernante Magali ?
Les jours passèrent entre changes et tétées, dans un triste silence et quelques vagissements discrets.
Six mois plus tard, la gouvernante s’obstina à vouloir faire sourire la petite, sans y parvenir une seule fois. Celle-ci se contentait de la regarder avec ses grands yeux bleu marine, l’air sérieux, sans savoir ce qu’on lui demandait. « Où est-ce qu’ils sont allés chercher un bout de chou pareil ? rouspétait Magali. Elle ne sait pas rire ? À tous les coups, il n’y en avait qu’un exemplaire, et on le leur a vite empégué pour s’en débarrasser ! »
Le jour où elle se mit à marcher, Magali l’emmena voir sa maman. Mais Armande refusa de faire quelques pas vers celle qui ne lui ouvrait même pas ses bras. Au contraire, elle se cacha dans les jupes de Magali, et elle ne voulut pas les quitter, jusqu’à ce que celle-ci la prenne par la main pour s’en aller. À ce moment-là, Marie-Catherine soupira :
— Il ne faut pas la forcer… Il ne faut pas l’obliger à faire ce qu’elle n’a pas envie de faire, ou cela la marquera pour toute sa vie. Et je ne veux pas qu’elle souffre autant que je pâtis encore aujourd’hui…
Néanmoins, la gouvernante songeait tout simplement que la pitchounette ne montrait point d’affection, parce qu’elle n’était pas aimée par ses parents. Et elle souffla :
— Si c’est pas misère de voir ça, alors qu’ils ont tout pour être heureux dans cette maison !
En effet, force était de constater que, si ni le père ni la mère ne maltraitaient leur fille, ils ne lui portaient cependant aucune attention ni une once d’amour. Ils étaient indifférents, et pas un seul jour ils ne s’inquiétaient d’elle. Souvent, Magali se demandait pourquoi ils avaient voulu un bébé si c’était pour le faire souffrir d’un tel désintéressement.
Les années s’égrenèrent, et Armande grandissait, à l’instar de tous les enfants. Cependant, elle ne parlait pas de façon naturelle comme le ferait une gamine de cinq ans. Elle jouait aussi, mais toujours seule et sans bruit. Plus tard, à son tour, le curé s’était ému de ce caractère solitaire et fermé, ainsi que l’instituteur, qui, d’ailleurs, s’en était étonné. Car, si Armande était bien attentive au catéchisme et travaillait consciencieusement en classe, aucun des siens ne s’en souciait ni ne l’encourageait. Elle vivait donc en solitaire dans la belle demeure de Grand-Terre. Sans effort, elle se créait une vie à part, et elle ne se plaignait pas de son sort parce qu’elle s’était résignée depuis longtemps. En secret, elle pensait que telle devait être sa destinée, qu’elle l’avait peut-être méritée pour quelque chose qu’elle ignorait complètement.
Au village, certains disaient que le mauvais œil s’acharnait sur elle, et d’autres supposaient que le ciel avait dû l’oublier. Parfois, par pitié, quelques femmes suggéraient : « Il faut l’ajouter dans nos prières, afin que Dieu veille sur elle et lui donne une belle vie demain ! La sienne a si mal débuté… » Malgré tout, les prières étaient restées vaines, et, de surcroît, le cœur d’Armande se ferma davantage le jour de son dixième anniversaire, lorsque Marie-Catherine s’éteignit, pareille à une vague qui s’alanguit et se meurt sur le rivage. Tout le village marchait derrière le corbillard pour se diriger lentement vers le cimetière. C’était un jour de mai et de neige, un jour de printemps tout blanc. Un grand vent soufflait et faisait s’envoler les pétales d’argent des fleurs d’amandier. Drôle de neige en vérité, si parfumée, parce qu’engendrée par toutes les coroles accumulées dans les fossés. Armande en profita pour se baisser discrètement et en ramasser une grosse poignée qu’elle glissa dans la poche de sa veste, tout en continuant de dire ses prières comme son père le lui avait ordonné. Personne ne se rendit compte de cette fantaisie enfantine improvisée par la gamine. Tout le monde l’embrassa, tandis qu’elle n’avait pas versé une larme. Comment aurait-elle pu pleurer quelqu’un qui ne l’aimait pas, ou si peu, ou peut-être d’une étrange façon ? Voilà pourquoi les femmes se demandaient si cette petite avait bien toute sa raison… « On dirait qu’elle est ailleurs. Peut-être au ciel avec les anges ? » constataient certaines, alors que d’autres affirmaient : « Il n’y aurait rien de surprenant, étant donné que sa mère était déjà particulière… Il paraîtrait que pas une seule fois elle ne l’aurait regardée ni prise dans ses bras. Elle ne lui aurait même pas fait réciter ses prières… Tout ça n’est pas très naturel ! » Et la femme la plus vieille de trancher : « Tu veux dire qu’ils n’ont aucune excuse pour ne pas l’aimer ni la faire soigner si besoin est. » Un homme avait interrompu leur discussion avec impatience : « L’argent ne fait pas le bonheur, on le sait, surtout si la bourse est bien plus grosse que le cœur. Alors, silence ! » Mais Armande n’avait rien entendu. Et si son père avait compris quelques paroles, il n’avait point relevé, même si c’était bel et bien la vérité. Rien ne touchait Jacques Ballestre ni ne le gênait, parce que tel était son caractère obtus et déterminé.
De retour à Grand-Terre, dès qu’elle rejoignit sa chambre, Armande ouvrit une grande feuille de papier qu’elle posa au sol. Dessus, elle versa les pétales de fleurs d’amandier. Elle les étala avec le plat de sa main, sans les froisser. Puis elle glissa le tout sous son lit pour que personne ne le voie, ne l’abîme, ni ne le fasse envoler. Durant plusieurs jours, elle laissa sécher les coroles à l’abri, et, tous les soirs, sa chambre était envahie d’un parfum de miel qui la consolait et l’aidait à trouver le sommeil. Les jours suivants, de temps à autre, elle tirait la feuille et remuait les fleurs en rêvant. Enfin, lorsqu’elle les jugea suffisamment sèches, elle les glissa délicatement dans un bocal en verre qu’elle avait demandé à la cuisinière. Elle attendait que la nuit tombe tout à fait, avant de mettre le flacon ouvert sur le rebord de sa fenêtre, ainsi qu’elle aurait pu le faire avec une bougie. Malheureusement, de bougie, la gamine n’en avait point, et elle n’avait pas osé en réclamer une. Personne n’aurait compris, et on la lui aurait refusée. Toutes les nuits, le parfum étrange montait jusqu’au ciel, telle une guirlande, et Armande souhaitait que cette pensée singulière grimpe vers les étoiles en cadeau à sa mère, certainement blottie là-haut, au paradis.
La petite fille aimait sa maman, même si celle-ci ne lui avait témoigné dans sa vie que bien peu d’intérêt. Seule une chanson les unissait. Celle que Marie-Catherine lui chantait quelquefois en lui peignant ses longs cheveux dorés, et qui disait :
Aux marches du palais,
Y a une tant belle fille, lon la,
Y a une tant belle fille…
La femme avait une voix pure, charmante, bien posée, et la brosse courait dans la fine chevelure, au rythme des douces paroles prononcées, et qui semblaient de si bon augure. Armande ne bougeait pas d’un pouce et restait captivée, autant par la voix de sa mère que par ce refrain à la cadence balancée. Est-ce que c’était elle, la « tant belle fille » que contait la romance ? Est-ce que c’était Grand-Terre, « le palais » ? Elle ne s’en était jamais inquiétée, mais elle aimait pourtant à se l’imaginer. Le matin, sitôt levée, elle allait taper à la porte de la chambre de ses parents, une fois son père parti avec la calèche, pour demander à sa maman si elle voulait bien lui brosser de nouveau les cheveux. La plupart du temps, celle-ci refusait : « Pas tous les jours, voyons, sinon tu te lasseras, ou bien ce sera un plaisir gaspillé… Laisse-moi décider de te coiffer quand il me plaît. Pas besoin d’ajouter des heures d’amusement, ou après tu t’ennuieras. » Et, sérieuse, l’enfant se retirait sans insister, presque sur la pointe des pieds, le regard rempli de regrets.
Ainsi, chaque année, Armande ramassait les pétales des fleurs d’amandier. Tantôt quelques-uns, si les boutons avaient gelé, ou bien de grosses poignées lorsque le printemps était chaud et précoce. Ensuite, elle les faisait sécher, avant que leur parfum ne monte en spirale vers le ciel rejoindre les étoiles. Elle accomplissait ces gestes en chantant à mi-voix, mais en guise de prière cette fois :
Aux marches du palais,
Y a une tant belle fille, lon la…
Et les larmes coulaient sur ses joues empourprées.
Avec son père, la vie ne changea guère, ou, plus exactement, elle devint pire. C’est-à-dire que Jacques Ballestre lui montra beaucoup moins d’intérêt que sa mère ne lui en avait témoigné. Seule Magali, tout en s’occupant de l’intendance, lui apportait sans cesse un peu d’affection et lui redonnait l’espérance. Mais on était loin de l’amour qu’Armande aurait souhaité, et que, bien entendu, elle aurait mérité. Résultat, la fillette était devenue taciturne et affichait souvent une triste figure. Toutefois, elle ne disait rien à personne de ses soucis ni de ses doutes, de ses désirs ni de ses chagrins. Seule, elle l’avait toujours été, et seule elle resterait, se disait-elle, résignée, sans voir se lever un nouveau matin.
Plus tard, il n’y eut que son amie Alaïs pour lui parler, et pour la défendre des taquineries des garçons. De temps en temps, toutes les deux jouaient aux osselets dans un coin retiré, et, de cette façon, Armande découvrait alors les joies de l’enfance. Elle aimait Alaïs, parce qu’elle ne lui posait jamais de questions. Aussi, plusieurs fois, peut-être pour la remercier de sa discrétion, elle lui avait confié quelques petits secrets. Oh ! pas grand-chose en réalité, mais de quoi, cependant, attirer l’attention de son amie sur ce qu’il se passait dans la stricte propriété de Grand-Terre. Tout pareillement, Alaïs aimait Armande, parce qu’elle était très différente des autres fillettes, et que, la voyant en souffrance, elle avait envie de la protéger.
Vers seize ans, il y eut cette fois son ami Jean pour l’écouter avec gentillesse. Ils avaient tous les deux le même âge, et lui habitait juste à côté, à la ferme des Ginestes. Malheureusement, Jacques Ballestre n’aimait pas Jean, pour la bonne raison que son père n’était pas propriétaire des terres qu’il cultivait. À ses yeux, cela était suffisant pour interdire à sa fille une telle fréquentation. Les deux adolescents durent donc se voir en cachette. Petit à petit, habituée à cette aimable compagnie, et forte de cette inattendue complicité, Armande arrivait à converser davantage, sans se troubler. Le jeune homme, qui connaissait sa vie comme tout le village aussi, l’écoutait avec émotion, avec patience, et, le temps passant, il fut vite pris sous le charme de la jolie jeune femme, apitoyé par la vie d’abandon qu’elle avait menée jusque-là, si bien qu’il finit par en tomber follement amoureux. Alaïs disait à son amie : « Ne laisse pas passer l’amour. Ne laisse pas partir Jean et s’éloigner avec lui ton bonheur. C’est un gentil garçon, prêt à te marier. Il faut qu’il aille voir ton père sans tarder. Faut faire les choses à leur heure, ou on tend la perche au malheur. Écoute-moi ! N’attends pas ! »
Alaïs était fine mouche, et une jeune fille avisée, qui eut tôt fait d’avoir raison dans ses prédictions. Car, vu le détachement qu’Armande avait toujours affiché à l’égard de son père, celui-ci avait fini par croire qu’elle était indifférente à tout. Selon lui, dès lors qu’elle vivait sous son toit, elle n’était là que pour obéir. Il avait ainsi arrangé son avenir sans lui dire un mot de quoi que ce soit. Ne se doutant de rien, Armande, pour sa part, était certaine que son destin la mènerait dans les bras de son cher ami Jean. Elle avait donc confiance, et était loin d’imaginer le terrible dessein que Jacques Ballestre avait formé en secret à son sujet.
***
De chaque côté du vallon du Laret, de longues collines ondulaient en vagues sombres. Sur leur front, elles portaient un large galon de pierres blondes, dorées par le soleil levant. À leur pied, le val se tenait caché de tous les regards indiscrets. C’était une garrigue parfumée, plantée de thym, de chênes kermès, de pins maritimes, de chênes verts et de romarins. Le Laret était un petit ruisseau volontaire qui ne coulait pas tout le temps, seulement quand il y avait les grosses pluies d’automne ou de printemps. L’été, au moment des grandes sécheresses, l’eau disparaissait par enchantement pour aller se tapir dans le fond d’une grotte oubliée. Là, le Laret formait un lac d’argent que peu de gens connaissaient, les anciens uniquement. Quelques gouttes s’échappaient toujours de sa fine bouche entrouverte, et, plus loin, sans dire un mot, elles finissaient par former de maigres filets, de longs cheveux défaits étalés dans un dos. Leurs ricochets, tels des diamants, tintaient sur une pierre grise, presque bleutée et usée par le temps, à faire un bénitier à l’entrée d’une église. Ce concert familier des gouttes qui tombaient se mêlait à celui des cigales et des cigalons, ou aux stridulations des criquets et des grillons qui chantaient ensemble au diapason. En cette saison, les terres de Provence se ridaient, telles de vieilles pommes, ou pareilles à la peau tannée des mains des vieilles gens. Et, évidemment, le vallon ne pouvait à son tour y échapper longtemps. Néanmoins, chaque année, les champs étaient plantés d’un peu de seigle, de patates, de lentilles et de haricots. Et, au cours des mois les plus chauds, mûrissaient des pastèques ou bien des melons si sucrés que parfois leur peau se fendait. Dans ce lieu si inhospitalier, pas un village ni un hameau ne s’était installé. Personne n’y vivait, hormis Maurin Bellon, dont le gîte se tenait blotti tout au fond du vallon, au pied de sa haute falaise. Celle-ci montrait un crâne chevelu, couvert de grosses boules de genêts, et, dans cet endroit oublié et austère, ces flèches d’or si parfumées, qui tendaient leurs becs vers le ciel, apportaient la seule touche de couleur et de gaieté sur ces terres. Ce rempart de calcaire fermait un plateau étroit : « Plus long qu’un jour sans pain ! » disait-on dans ce coin, vu l’étrangeté qu’il laissait paraître par son éloignement, comme par l’âpreté qui transpirait des pores de sa glèbe, plus maigre qu’un affamé, et souvent parcheminée par la soif. D’ailleurs, peu de visiteurs s’y aventuraient, et bien des choses se racontaient sur ces lieux de malheur, autant que sur l’homme qui y vivait.
Effectivement, Maurin Bellon avait une mauvaise réputation, que ce soit au village de Montfavour ou au hameau de La Grange. Partout, on prétendait qu’il était sournois, violent, prêt à chercher noise tout le temps, pour rien et pour n’importe quoi. Depuis cinq ans, il était veuf. Personne ne savait vraiment de quoi sa femme avait bien pu soudain mourir. Plusieurs suggéraient qu’elle avait été empoisonnée, d’autres qu’elle avait succombé à de fortes fièvres, mais la plupart penchaient surtout pour un mauvais coup donné sans raison, soupçonnant Maurin d’avoir eu la main lourde un soir de boisson. Les gendarmes avaient dû se déplacer jusqu’à la maison, mais n’avaient rien trouvé de suspect. Quant à Bellon, le chagrin qu’il avait montré leur avait semblé sincère et avait fini par rassurer la maréchaussée, comme une partie de la population. Malgré tout, un doute persistait, et, chaque fois qu’était évoqué le domaine de La Manon, les fronts des gars se plissaient et les femmes aussitôt se signaient.
Le temps avait passé, et voici que, l’été dernier, Maurin avait épousé la jolie Armande, coquette à souhait, instruite, jeune et charmante, tout ce qu’il espérait. À l’inverse, cela n’avait point fait sourire la jeune fille à peine âgée de dix-huit ans, qui, elle, ne songeait qu’à Jean. Un pauvre Jean impatient, qui n’attendait qu’une chose : lui prêter serment. Mais Jacques Ballestre avait vu les choses différemment et avait refusé le garçon aussi bien que tous les autres jeunes gens de la région. Il avait son projet pour Armande, et, le jour où il lui en avait fait part, celle-ci l’avait supplié : « Père, ne m’obligez pas à me marier à cet homme, ou j’en mourrai ! Il est âgé, il est méchant, j’ai entendu tout ce qu’on disait à son sujet… » Toutefois, le père avait tranché : « On ne meurt pas de se marier. Qu’est-ce que tu racontes ! Quant aux bruits, laisse-les courir, ce ne sont que des histoires de jalousie. Obéis, et sois rassurée, je ne te demande pas de l’aimer. L’épouser sera suffisant. » Il était évident qu’il y avait une bonne raison à cette subite décision, à ce marchandage entre deux hommes de peu de discernement. En effet, en échange de cette union, Maurin Bellon donnait à Jacques Ballestre une terre de belle forme et de bon rendement, que tout le monde appelait le champ du Malur. Rien qu’à prononcer ce mot, on comprenait tout de suite la raison pour laquelle le vieux Maurin avait envie de s’en débarrasser. Le champ du malheur ! Mais le père de la mariée, lui, se moquait bien du nom que la terre portait. Il effectuait là une très belle affaire, voilà ce qui comptait. Elle lui permettrait, d’une part, d’agrandir son domaine – au nom prédestiné de Grand-Terre – et, d’autre part, de récupérer un bien d’exception.
Il s’agissait là d’un drôle de mariage, que tout Montfavour avait commenté. Beaucoup avaient montré du doigt celui qui avait fermé les yeux sur ce marché et qui vendait sa fille de la même manière qu’on vendrait un cheval ou un mulet. Tous avaient critiqué Maurin, parce qu’il épousait une jeunette, alors qu’il avait l’âge d’être son père, et qu’en plus, étant donné son caractère, il ferait passer à la pauvrette un vrai carcan. Le vieil oncle Balthazar – prévenu, semble-t-il, par le hasard ou par quelques bonnes âmes du village – s’était déplacé d’Aix-en-Provence pour dissuader son frère de vendre Armande à ce vieux fou, sans y parvenir cependant. « Plus testard qu’un âne, mon pauvre frère ! Et l’autre est prêt à ruer plus fort qu’un mulet dont le sang se met à bouillir, tandis qu’à son âge il devrait déjà se cailler. Jacques fera ce qu’il voudra ; moi, je l’aurai prévenu. Et s’il survient une catastrophe, il ne pourra s’en prendre qu’à lui », avait-il conclu en s’en allant au bout de quelques heures seulement. Lors de la cérémonie, le maire n’avait point souri ; et, à son tour, le curé avait essayé de raisonner une dernière fois le père de la mariée, avant de donner au couple sa bénédiction.
Alaïs avait été invitée au mariage de son amie, mais la jeune fille ne souriait pas plus que l’épousée. Elle ne comprenait pas pour quelles raisons Armande avait consenti à cette union. Elle voyait bien qu’elle n’était pas heureuse.
Toutes deux ayant réussi à se retrouver seules dans le jardin de Grand-Terre, Alaïs, sans attendre, lui posa la question :
— Pourquoi as-tu accepté de te marier avec cet homme ?
— C’est mon père qui a décidé pour moi. En retour, il reçoit un champ d’importance ; alors, je me dois de lui obéir.
— À aucun prix tu ne peux être une monnaie d’échange, voyons ! Quelle que soit la terre qui ait été choisie !
— C’est le champ du Malur…
Alaïs porta alors la main à sa bouche, parce qu’elle réalisait soudain que, le malheur, Armande venait de le recevoir en plein cœur, en même temps que son alliance, et qu’elle n’avait pas fini de pleurer… « Si au moins elle avait refusé, réfléchissait Alaïs, désespérée. Que craignait-elle ? Au pire, son père l’aurait battue. Et il aurait mieux valu une bonne raclée plutôt que de souffrir toute sa vie ! Et s’il lui avait dit d’aller se tuer, elle y serait allée aussi ? Quoique je crains fort que ce soit ce qu’elle est en train de faire aujourd’hui… »
Mais la jeune fille fut ramenée à la réalité, au moment où Armande termina leur discussion en disant, la gorge serrée :
— À présent, c’est trop tard. Rien ne sert de regretter…
Et elle haussa les épaules, baissa la tête pour ne pas la regarder. Alaïs avait envie de secouer son amie ; néanmoins, elle n’en fit rien. Au contraire, elle l’embrassa, la serra dans ses bras, et, pour l’encourager, elle lui dit encore à l’oreille :
— Je viendrai te voir à La Manon. Ce n’est pas si loin. Je suis ton amie et je ne t’oublierai pas. Prends soin de toi et ne lui laisse pas te faire n’importe quoi, je te le recommande. Ou sinon, tu t’en vas ! Tu m’entends, Armande ?
Mais les mots s’échappèrent pour se mêler aux rires des invités. La journée s’acheva sur une magnifique pièce montée que toute la noce dévora, mais dont la mariée ne goûta pas une bouchée.
À la nuit tombée, la jardinière de Grand-Terre, conduite par Guitou, le mari de Magali, amena les mariés au bout de la vallée du Laret, au domaine de La Manon. Une fois de plus, personne n’avait entendu ni écouté Armande, et seule, abandonnée, elle commença de pleurer.
Dans la petite masure dans laquelle elle venait d’entrer, près du vieil évier écaillé, le calendrier pendu affichait : 7 juillet 1881. Une date à souligner à l’encre rouge, comme on signerait un arrêt de mort d’une plume assurée, sans que la main tremble ni que les cils bougent, pendant qu’une goutte de sang tomberait sur le papier…
***
Très vite, Armande se rendit compte que l’homme qu’elle avait épousé était violent, qu’il ne parlait pas, et qu’il se servait d’elle comme d’un objet ou d’une domestique. Il la maltraitait souvent, le jour, aussi bien que la nuit, sans hésiter. « Tu es ma propriété ! » disait-il en riant.
Au bout de quelques mois, à l’automne installé, déjà épuisée, défigurée par les coups assénés, Armande décida de s’enfuir. Un après-midi, Maurin étant parti pour chasser, avait-il dit, elle prit le chemin qui filait jusqu’au bout du vallon, afin de rejoindre Montfavour où se trouvait la bastide de son père. Elle courut sans s’arrêter, soufflant de temps en temps pour récupérer. Sa longue et lourde jupe traînait par terre et soulevait une poussière qui parfois l’étouffait ou la faisait tousser. Régulièrement, elle s’était retournée, apeurée, pour voir si personne ne la suivait. Dans sa précipitation, elle perdit un soulier et s’affola, prête à hurler, parce qu’elle avait dû batailler longtemps pour pouvoir le renfiler. Mais non, non, il ne fallait surtout pas crier, il ne fallait pas qu’on l’entende, qu’elle se fasse remarquer… Et elle continua d’avancer vers la liberté.
Elle était parvenue au bout du vallon et elle pouvait déjà entrevoir les toits des premières maisons, quand tout à coup, debout, au milieu du chemin, jambes écartées, apparut Maurin. D’une main, il tenait le canon de son fusil, la crosse plantée dans la terre à ses pieds, tandis que, de l’autre, il agitait, pendu par les oreilles, un lapin mort. Surprise, Armande s’arrêta, atterrée. D’où est-ce qu’il sortait ? L’avait-il surveillée ? L’avait-il suivie ? Avait-il réellement prévu de venir chasser ici ? Toutes ces questions l’oppressaient, se mêlaient dans sa tête prête à éclater. Et elle laissa glisser à terre le maigre baluchon qu’elle avait emporté, puis elle tomba à genoux, en pleurs, front baissé.
Maurin ne lui dit rien. Il l’empoigna seulement par le bras, la releva, lui fit tourner les talons, et, sans ménagement, il la tira sur le chemin qui filait droit vers le domaine de La Manon, bien caché au pied de sa falaise sans nom, hormis celui de mur infranchissable. Armande continua de pleurer sans bruit, sans avoir eu le temps de ramasser son maigre bagage. Elle s’était retournée plusieurs fois pour le regarder, abandonné au milieu du sentier, comme elle, au fond de sa vallée, en tout petit tas rabougri, un oubli de rien et sans âge.
Au bout d’un moment, sûr qu’on ne l’entendrait plus, l’homme se mit à crier :
— Où pensais-tu aller, hein ? Tu mériterais un coup de fusil pour t’être échappée. Le même que celui que j’ai donné à ce lapin. Tu as de la chance que j’aie besoin de toi, sinon je n’hésiterais pas ! Tu es à moi maintenant, tu le sais, et, si tu étais rentrée chez toi, je serais allé te chercher pour te ramener. Alors, pas la peine d’essayer une deuxième fois, car je n’aurai plus de patience, et, crois-moi, ta route s’arrêtera là où je te trouverai ! Un coup de fusil, c’est vite fait. J’ai assez perdu de temps pour la journée, tu m’entends ? Prends-en bien conscience, d’ores et déjà !
Il lui tapa sur la tête et lâcha son bras pour la pousser dans le dos avec la crosse de son fusil et ainsi la faire avancer plus vite, laissant penser qu’il molestait une prisonnière. Armande n’arrivait plus à réfléchir. La seule chose qu’elle souhaitait, c’était qu’il la tue carrément, au lieu de vouloir la ramener à La Manon. Mais, tout en marchant, elle avait déjà pris sa décision : « S’il ne le fait pas, c’est moi qui me tuerai, plutôt que d’être torturée sans arrêt et sans pitié. »
***
Alaïs vivait à l’entrée du village de Montfavour, au grand mas des Bories. Pour la jeune fille gracieuse et pleine de vie, la préoccupation première n’était que de rêver à la prochaine fête où elle pourrait retrouver Pierre et danser avec lui. Depuis le mariage de son amie Armande, elle n’avait plus qu’une envie, celle de se marier aussi. Et les prétendants ne manquaient pas autour d’elle, puisqu’elle était, au demeurant, une bien jolie demoiselle. Cela faisait des mois qu’elle n’avait plus vu Armande, et, à cause de cela, elle envisageait d’atteler la jardinière pour aller lui rendre visite une de ces prochaines journées. Elle en discuterait avec son père, et il ne lui refuserait pas ce déplacement, elle en était persuadée.
Ce fut d’ailleurs au cours du repas du soir qu’Alaïs lui demanda s’il verrait un inconvénient à ce qu’elle aille voir Armande au domaine de La Manon.
— Il est fort probable, assura-t-il, que Maurin Bellon ne te laissera pas entrer chez lui, ou s’il accepte, savoir ce qu’il pourrait te faire ? C’est un drôle de bonhomme, tu sais…
En fait, pour Paulet Giraud, il n’était pas du tout question que sa fille tente le diable.
— Vous pensez qu’il est capable de mauvais traitements ?
— Oh ! je ne le pense pas. J’en suis convaincu, c’est ça qui est terrible !
— Dans ces conditions, pourquoi le père d’Armande l’a vendue à ce vieux fou ?
— Parce qu’il est plus fou que lui. En attendant, là-bas, cette pauvre femme doit vivre un véritable enfer. Tout ça pour avoir le champ du Malur. Le plus beau champ de tout le vallon et de tout le plateau de Montfavour, c’est sûr. Maintenant, Jacques Ballestre peut y semer du blé, alors que nous, nous ne faisons que du seigle. Et pour lui, cela vaut tous les malheurs, surtout s’ils sont réservés à Armande qu’il n’a jamais aimée, la pauvre enfant… Et vois-tu, je préférerais que ce que je sais ne soit qu’une légende ou une chose inventée. Mais la vérité, c’est la vérité, et tu peux comprendre que je ne souhaite pas que tu te rendes là-bas. Je n’ai pas confiance en Bellon qui a une âme bien tordue.
— Je ne peux pas non plus abandonner Armande, père ! C’est mon amie ! Surtout maintenant que je sais tout cela. Je n’ai pas le droit de faire celle qui l’ignorait. Il faut que j’aille la voir pour être sûre qu’elle va bien, et cette visite calmera peut-être son mari.
— Ou ce sera pire pour elle s’il lui fait payer ta venue dans ses murs.
— Il n’y a qu’à prévenir les gendarmes !
— Les gendarmes ne se déplaceront que s’il y a une plainte déposée. Et ce n’est pas Armande ni son père qui le feront, au risque, sinon, que ce soit pire par la suite pour elle, et que le père perde son champ.
— Nous allons donc tous attendre, les bras croisés, qu’il arrive un malheur ? C’est ça, la solution ?
Alaïs se mit à pleurer, parce qu’elle songeait à tous les jeunes gens amoureux d’Armande, et à Jean en particulier. Sur quoi, elle ajouta, bouleversée :
— Tout ce beau gâchis, les souffrances, les pleurs, les cris d’Armande pour du blé !
— Pour de l’argent, ma chérie, pour de l’argent, c’est vrai.
L’homme était triste, autant qu’Alaïs, mais il persistait à vouloir jouer le jeu de la prudence.
Brusquement, la mère, qu’on n’avait point encore entendue, trancha d’une voix décidée :
— Je vais l’accompagner. Il ne me fait pas peur, le Maurin. Et il n’osera pas lever la main sur moi ni sur personne d’ailleurs, ou il aura affaire à moi. Il est violent, certes ; par contre, il n’est pas bête. Il sait ce qu’il fait et où est son intérêt s’il veut garder Armande.
— Menez tout de même Frelon avec vous. Il pourra vous défendre… Ce chien est capable de sentir si quelque chose ne va pas, et, s’il le faut, il saura le garder en respect et à distance pour vous protéger. Si vous voyez qu’Armande est en danger, n’hésitez pas, ramenez-la. Par contre, il faut que vous patientiez deux jours avant d’y aller. J’ai besoin de la jument jusque-là.
— Nous irons jeudi. Il y a la foire à Courtevent. Si ça se trouve, Maurin aura l’idée de s’y rendre, et cela nous arrangera bougrement.
— Je glisserai mon fusil sous le siège. Avec cet énergumène, vaut mieux se méfier. Tu sais le manier, Garance, tu pourras toujours t’en servir si tu y étais obligée.
Et durant tout le reste du repas, plus personne ne conversa du domaine de La Manon, d’Armande et de Maurin Bellon. Chacun garda l’esprit chagrin et le cœur bouleversé.
***
Pour Armande, le chemin du retour fut pire que l’aller. Maurin la bousculait sans cesse, la faisait tomber. Elle s’écorchait coudes et genoux, ou bien elle se tordait les chevilles dans la caillasse et dans les trous. Lui ne disait rien. Mais, lorsque la jeune femme avait des difficultés pour se relever, cela le faisait sourire. Armande gardait les idées brouillées et n’espérait plus qu’une chose : qu’il lui donne un mauvais coup qui lui soit fatal. De la sorte, elle échapperait à cette vie damnée, de haine et de folie. Elle avait mal, elle avait soif, elle sentait le sang couler le long de son cou. À force de s’être affalée dans la poussière, dans les cailloux, comme dans les endroits les plus accidentés, ses mains lui brûlaient. Aussi fut-elle presque soulagée, lorsqu’elle aperçut le toit de la baraque. Elle savait que pour la punir il passerait une nouvelle colère sur elle en la jetant sur le lit, mais rien ne pouvait être pire que ce qu’elle venait de vivre, où, en quelques secondes, toutes ses illusions s’étaient évanouies.
— Va te laver ! lui cria Maurin dès qu’ils furent arrivés dans la cour de la propriété. Puis tu me feras à manger.
Et il la poussa en direction de la fontaine.
Armande se reprit, rassurée par ce temps de répit qu’il lui accordait. Elle se rinça le visage et essaya de tout effacer de sa désillusion, comme de la punition qui l’attendait. Elle mouilla ses bras, ses jambes, secoua sa jupe, arrangea son corsage et entra dans la demeure où, déjà installé à la table, l’homme, satisfait, buvait un verre de vin.
— Faut que tu comprennes que je ne vais pas pouvoir aller te chercher tous les jours. Alors, entendons-nous bien. Si tu pars, pas de doute, je te rattraperai. Tu ne pourras pas m’échapper. Donc, il est préférable que tu sois docile, et tout ira pour le mieux. Ce n’est pas compliqué ni difficile, sacrebleu ! Tu es ma femme, ton père a été d’accord pour le marché, tu n’as plus qu’à obéir. Personne ne peut te reprendre. Il faut t’y habituer une bonne fois pour toutes ; et, pour l’instant, je veux manger.
Armande ne répondit rien, ne le regarda pas et se dirigea vers la maie pour sortir une miche de pain qu’elle posa devant lui. Dans un étroit buffet, elle prit une assiette, un verre, et elle tira le tiroir en dessous pour récupérer les couverts. Puis elle descendit à la cave où elle coupa trois tranches de jambon, attrapa une saucisse sèche qui pendait à une poutre, et démoula une tome fraîche de brebis. Au passage, elle ajouta quatre pommes, et mit encore une bouteille de vin sous son bras. Enfin, elle remonta et dressa le tout sur la table.
Elle alla s’asseoir sur un tabouret dans le coin de l’évier, sa place habituelle, et là, à petites bouchées, elle mangea le peu de nourriture qu’elle avait gardé dans le creux de son tablier replié. Il s’agissait d’un bout de saucisse sèche et d’une pomme déjà flétrie. De toute façon, il lui était impossible d’avaler davantage que ce maigre dîner, étant donné que la déception et la souffrance lui bloquaient le gosier, telle une serrure d’acier fermée d’un tour de clé.
Une fois son repas achevé, l’homme grimpa l’escalier sans rien dire. Armande écouta ses pas sur le plancher de la pièce du haut. Elle l’entendit marmonner, sans comprendre ce qu’il disait. Elle attendit qu’il l’appelle, et tout son corps restait tendu, crispé… Mais il ne le fit pas. Au contraire, elle reconnut le grincement du lit, et elle supposa qu’il s’était couché tout habillé. Peut-être devait-il déjà dormir, à cause de la fatigue de sa journée, et des verres de vin qu’il venait de consommer, sans oublier ceux qu’il avait dû boire au village, sans se priver.
Silencieusement, Armande débarrassa la table et fit un brin de vaisselle à la fontaine. Une fois revenue dans la pièce, n’entendant rien de plus à l’étage, sans se dévêtir, elle alla s’allonger dans le lit caché dans l’alcôve. Il s’agissait d’un petit lit étroit, un peu trop court pour elle, un lit de gamin ou de vieilles gens, mais qui lui permettait souvent, les jours où Maurin était saoul ou trop fatigué pour exiger qu’elle l’accompagne, de dormir ainsi, loin de la couche matrimoniale, protégée par le rideau tiré. Ce soir, elle s’y coucha épuisée, soulagée, mais sans pouvoir trouver le sommeil. Son esprit restait en éveil, face à cet avenir noir qui se dessinait. Immuable, voilà ce qu’il était…
***
Malgré la pluie qui depuis la veille tombait avec rage, Alaïs et sa mère n’avaient pas voulu retarder davantage leur visite au domaine de La Manon. La jument filait à vive allure, et, dans la voiture, les deux femmes se tenaient serrées l’une contre l’autre. Elles avaient remonté la capote, mais il n’avait fallu que quelques minutes pour qu’elles soient toutes les deux trempées.
Dans la cour de La Manon, Garance tira sur les rênes, et, avant de descendre, elle préféra patienter un instant pour voir si quelqu’un sortait. Mais rien ne se passa. Pas un bruit, si ce n’était celui de la pluie en train de picoter la capote, pareil aux poules dans la cour qui becquettent des grains de blé. Ce fut au bout de quelques minutes que la porte s’ouvrit lentement et qu’elles virent apparaître un visage dans l’entrebâillement. Mais l’huis se referma aussitôt.
— Tu as vu qui c’était ? interrogea Garance.
— Je crois que c’était Armande… Seigneur ! Si c’est elle, mère, elle a bien changé…
— Je vais aller voir ça de plus près. Toi, tu restes là. Tu t’approcheras quand je te le dirai. Viens, Frelon, il vaut mieux que tu m’accompagnes. À la condition que tu n’aboies pas.
Et elle caressa l’animal pour le calmer. Elle s’abrita sous un grand parapluie noir, traversa la cour en sautillant pour éviter les flaques, suivie par le chien, queue entre ses pattes, l’air piteux. Tout de suite, elle frappa et plaqua son oreille contre le bois pour écouter. Elle n’entendit rien. Elle allait taper de nouveau, lorsqu’une faible voix demanda :
— Que voulez-vous ? Mon mari n’est pas là.
— Je suis Garance Giraud, je suis venue te voir avec ton amie Alaïs. Ouvre-moi, Armande. Il pleut des cordes et je me trempe. Laisse-nous entrer pour nous mettre à l’abri.
La porte s’entrebâilla, et Garance parvint à la tenir ouverte avec son pied, tout en faisant signe à sa fille de la rejoindre rapidement.
Il faisait sombre dans la pièce. Pourtant, Garance ne put s’empêcher de gémir et de tenir ses mains serrées sur sa bouche pour ne pas crier. Enfin, elle réussit à prononcer, gorge serrée :
— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce qu’il t’a fait ?
Le visage d’Armande était enflé. Elle avait un gros hématome sur la joue, les yeux cernés et les cheveux en bataille, comme s’ils ne pouvaient plus reprendre leur place à force d’avoir été tirés. Sans rien dire, Alaïs serra Armande dans ses bras, et toutes les deux pleurèrent tout bas.
— Asseyons-nous autour de la table, décida Garance, et tu vas nous expliquer ce qui se passe ici.
De son côté, le chien tournait dans la pièce, refusant de se coucher ou de se calmer. Il reniflait partout, semblait aussi inquiet que les trois femmes. Il finit par s’asseoir, sans quitter toutefois des yeux l’entrée, pendant qu’énergiquement sa queue battait le plancher comme une baguette sur un tambour.