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Beschreibung

Extrait
| I
Dans la campagne endormie sur la lande obscure, par la nuit sans lune, le long des chemins étroits bordés de haies d’épine, des ombres se glissaient, furtives, aux aguets. Elles hésitaient longtemps avant de se rejoindre, écoutant, avant de s’y décider, le bruit prudent des pas, et si elles s’accostaient enfin, elles le faisaient en silence, annonçant leur présence par un simple geste.
Et par ces silhouettes que seul un œil exercé eût distinguées des arbres et des buissons, tant étaient profondes les ténèbres, la lande et les champs immobiles s’animaient peu à peu, se transformaient en un sombre fleuve qui lentement, sans bruit, s’acheminait vers le même but.
Ce but, faible lueur à peine perceptible au travers des rideaux très épais, c’était la chapelle du château de Kermoal.
Une à une, les ombres franchirent la porte à peine entrouverte. Un jeune homme de fière mine examinait chacun au passage, puis souriait et laissait passer. Les bancs de bois se garnirent d’une foule recueillie qui attendit en priant que sonnât minuit.
La chapelle, d’assez vastes dimensions, était éclairée de mille bougies disposées dans de hauts candélabres de cristal ; l’autel disparaissait sous une masse extraordinaire de fleurs blanches, de gerbes neigeuses que, depuis la veille, les paysans d’alentour et les pêcheurs de la côte cornouaillaise apportaient, dissimulées sous leurs blouses ou leurs mantes.
Car un grand événement se déroulerait, à l’heure de minuit, au château : le comte Ely de Tréguidy mariait sa fille Hoëlle, et à dix lieues à la ronde, la jeune fille, avec raison, avait été surnommée « la petite fée de Kermoal » par tous ceux que son cœur généreux, son inlassable et tendre dévouement ne laissaient jamais dans la peine, la souffrance ou le besoin sans y porter aide ou remède. Et chacun voulait être là pour être témoin de son bonheur.
Or, en ce printemps de l’an 1792, cruelle époque où toute cérémonie religieuse était interdite par des lois scélérates, l’assistance à la Sainte Messe pouvait fort bien conduire un chrétien téméraire dans les prisons de la Révolution, ces prisons dont on ne revenait pas...|

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Veröffentlichungsjahr: 2020

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

DEUXIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

TROISIÈME PARTIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

Série 6: Hoëlle |2|

LA FÉE DE KERMOAL

Ce roman fait suite et fin à : Hoëlle aux yeux pers

DELLY

Série 6: Hoëlle |2|

LA FÉE DE KERMOAL

roman

Raanan Edition

Livre 564 | édition 1

PREMIÈRE PARTIE

I

Dans la campagne endormie sur la lande obscure, par la nuit sans lune, le long des chemins étroits bordés de haies d’épine, des ombres se glissaient, furtives, aux aguets. Elles hésitaient longtemps avant de se rejoindre, écoutant, avant de s’y décider, le bruit prudent des pas, et si elles s’accostaient enfin, elles le faisaient en silence, annonçant leur présence par un simple geste.

Et par ces silhouettes que seul un œil exercé eût distinguées des arbres et des buissons, tant étaient profondes les ténèbres, la lande et les champs immobiles s’animaient peu à peu, se transformaient en un sombre fleuve qui lentement, sans bruit, s’acheminait vers le même but.

Ce but, faible lueur à peine perceptible au travers des rideaux très épais, c’était la chapelle du château de Kermoal.

Une à une, les ombres franchirent la porte à peine entrouverte. Un jeune homme de fière mine examinait chacun au passage, puis souriait et laissait passer. Les bancs de bois se garnirent d’une foule recueillie qui attendit en priant que sonnât minuit.

La chapelle, d’assez vastes dimensions, était éclairée de mille bougies disposées dans de hauts candélabres de cristal ; l’autel disparaissait sous une masse extraordinaire de fleurs blanches, de gerbes neigeuses que, depuis la veille, les paysans d’alentour et les pêcheurs de la côte cornouaillaise apportaient, dissimulées sous leurs blouses ou leurs mantes.

Car un grand événement se déroulerait, à l’heure de minuit, au château : le comte Ely de Tréguidy mariait sa fille Hoëlle, et à dix lieues à la ronde, la jeune fille, avec raison, avait été surnommée « la petite fée de Kermoal » par tous ceux que son cœur généreux, son inlassable et tendre dévouement ne laissaient jamais dans la peine, la souffrance ou le besoin sans y porter aide ou remède. Et chacun voulait être là pour être témoin de son bonheur.

Or, en ce printemps de l’an 1792, cruelle époque où toute cérémonie religieuse était interdite par des lois scélérates, l’assistance à la Sainte Messe pouvait fort bien conduire un chrétien téméraire dans les prisons de la Révolution, ces prisons dont on ne revenait pas...

Dans l’air alourdi, les flammes des chandelles se reflétaient dans les cristaux brillants, parmi les fleurs embaumées. Pol de Tréguidy, le frère de la jeune fiancée, jeta un dernier regard au-dehors : il n’y avait plus personne. Tous ceux qui avaient voulu risquer leur vie en venant prier pour sa sœur étaient entrés. Il repoussa soigneusement le massif battant de chêne, l’assujettit par une barre de fer et remonta lentement la nef étroite en souriant à tant de visages amis. Au premier banc, il s’arrêta : minuit sonnait à une lointaine horloge ; l’héroïne de l’heure allait entrer à son tour avec ses parents, leurs amis intimes, le fiancé et les siens.

Pol de Tréguidy était grand et mince de taille, beau de figure, avec des cheveux blonds et des yeux d’un bleu foncé, des traits énergiques et bien dessinés. Aux plus âgés des hommes du pays, il rappelait son grand-père, Hervé, l’indomptable vicomte de Tréguidy qui avait dû, à son corps défendant, fuir trois mois plus tôt les révolutionnaires : il avait caché sous son toit un prêtre réfractaire. Dénoncé, il allait être arrêté, mais son cousin et voisin, Edern de Porspoët, et le fils adoptif de ce dernier l’avaient sauvé, mettant ainsi fin à une inimitié qui durait depuis des siècles entre les deux familles : Tréguidy, du château de Kermoal, et Porspoët, du manoir de Trenarvan.

Cette réconciliation achevait ce soir de se sceller par le mariage d’Hoëlle avec Miguel, le fils adoptif d’Edern de Porspoët.

C’était là, du moins, ce qui avait transpiré de l’histoire dans le pays. Nul, dans l’assistance de paysans et de pêcheurs pressés sur les bancs de la chapelle, n’avait cherché à savoir plus de détails sur ce sujet. Tous aimaient les Tréguidy, tous révéraient leur fille à l’égal d’une sainte ; tous admiraient la superbe prestance de son fiancé, son extraordinaire beauté.

Et tous redoutaient Edern de Porspoët...

Et si, comme on l’avait entendu répéter, le vieux vicomte avait donné son consentement à ce mariage, avait béni les futurs époux avant de quitter la Bretagne pour une contrée demeurée secrète où il serait en sécurité jusqu’à la fin des mauvais jours, cette union était donc bonne et souhaitable. Tout le monde s’inclinait devant l’autorité du chef de famille Tréguidy, son honnêteté irréprochable, son sens de l’honneur que rien, jamais, n’avait entaché.

Une porte, au fond de la chapelle, s’ouvrit à deux battants. Toute l’assistance se leva d’un seul mouvement, par déférence sans doute, et aussi par désir de voir mieux la petite fée de Kermoal dans sa robe blanche d’épousée.

Elle s’avança, d’un pas souple et lent, et un murmure courut dans la foule : jamais Hoëlle n’avait mieux mérité son surnom ! Sous les dentelles de son voile, l’or argenté de ses cheveux brillait doucement et son pâle visage, baissé sur son émotion, reflétait toute la grâce, toute la pureté, toute la perfection angélique de son cœur délicat. Du bout de ses doigts gantés, elle s’appuyait sur le bras de son père, le comte Ely, qui dans son habit d’apparat, semblait très bouleversé.

Certes, marier sa fille en ces temps troublés, si peu de temps après le triste départ précipité de son père, avait de quoi l’émouvoir profondément. De plus, le comte était d’un naturel timide et peut-être tant d’yeux fixés sur lui lui causaient-ils quelque embarras.

Mais les regards curieux quittèrent bientôt le père de la mariée pour s’attacher à Miguel.

Le jeune homme, bien pris dans un habit de sobre couleur au gilet richement brodé, était d’une beauté saisissante, d’autant plus remarquable que Miguel ne ressemblait en rien aux hommes qui se trouvaient là. La taille haute et svelte, le teint mat, les traits réguliers, il avait des cheveux de jais et des yeux de velours noir.

Une mâle énergie émanait de toute sa personne, de son maintien qui aurait pu paraître hautain sans l’expression de tendresse extasiée, fervente, avec laquelle il suivait du regard chaque geste de sa fiancée.

Miguel se trouvait au côté de Mme de Tréguidy. Edern de Porspoët, veuf, s’était remarié, lorsque son fils adoptif était âgé de cinq ans, avec une femme fort jolie, mais égoïste et frivole, et aucune affection ne s’était développée entre elle et l’enfant. Pas plus elle que le jeune fiancé ne se souciait de paraître au bras l’un de l’autre à la cérémonie.

À leur suite venaient M. de Porspoët, d’allure distinguée, bien qu’il se fût épaissi et alourdi au cours des années précédentes, sa femme Linda, fort belle encore et vêtue avec une élégance recherchée et outrancière, couverte de bijoux somptueux, et la fille d’Edern qui n’était pas sans ressemblance avec sa cousine Hoëlle : blonde, elle aussi, avec des yeux bleu-vert, couleur d’océan, elle différait profondément, cependant, de la jeune fiancée par l’arrogance de sa physionomie, la manière orgueilleuse dont elle se redressait et regardait autour d’elle avec une hardiesse qui touchait à l’insolence. Si Hoëlle évoquait un ange, Ahès de Porspoët faisait plutôt songer à un ombrageux démon.

Venaient enfin les amis des deux familles, un seul du côté Porspoët, un homme grand et maigre au profil d’oiseau, le docteur Mainsville ; beaucoup plus nombreux étaient les parents et relations des Tréguidy, et ces derniers regardaient avec une franche méfiance Edern, sa femme, sa fille et le médecin.

Toute la compagnie prit place sur les bancs qui lui avaient été réservés. Un prêtre aux cheveux blancs parut devant l’autel ; il se tourna vers les jeunes gens et, d’une voix solennelle, il évoqua le grand sacrement qui faisait d’eux les compagnons de toute la vie, décrivit le chemin du devoir qui s’ouvrait devant eux. Il parla du vicomte de Tréguidy que des circonstances douloureuses avaient arraché à la vie familiale. Certes, ajouta-t-il, du lieu de son exil, il pensait en ce moment même à ses petits-enfants et s’associait à leur joie.

Un sourire sarcastique se joua sur les lèvres d’Edern de Porspoët. Son regard croisa celui du docteur Mainsville et son sourire s’accentua, devint un rictus réel. Le docteur sourit aussi.

Un assistant attentif aurait pu voir s’allumer dans les yeux de Miguel un éclair de triomphe, tandis que le doux regard d’Hoëlle s’éclairait un instant d’une étincelle malicieuse. Mais il ne se trouvait à la chapelle de Kermoal, cette nuit-là, nul observateur subtil : il n’y avait là que des gens recueillis, heureux ou inquiets.

La cérémonie religieuse fut brève. Lorsqu’elle fut terminée, les assistants sortirent sans bruit, et le petit sanctuaire, lumières éteintes, portes refermées, retrouva la solitude et le silence tandis que tous ceux qui le peuplaient quelques instants auparavant envahissaient le château. Là, des tables fleuries, garnies de vaisselle précieuse, d’argenterie, de cristaux, accueillirent pour un repas solennel les parents et amis des mariés, comme les paysans et les pêcheurs dont certains étaient venus de fort loin.

Dans un joyeux bruit de sièges remués, chacun prit place et les langues se délièrent : jusqu’à nouvel ordre, la révolution n’interdisait à personne de se divertir dans une occasion semblable.

La table principale était, comme il se devait, présidée par le jeune couple, entouré des deux familles, et cette table-là, tout d’abord, fut beaucoup moins animée que les autres. Malgré les efforts de M. et de Mme de Tréguidy et de leur fils Pol, qui était assis à côté d’Ahès de Porspoët, la conversation languissait. Bientôt, quelques apartés se formèrent : des voisins discutaient à voix basse. Les maîtres de maison ne laissèrent pas de le remarquer avec déplaisir, mais Edern de Porspoët prit alors la direction de l’entretien ; quand il le voulait, il savait se montrer brillant causeur et sous son impulsion, peu à peu, un certain entrain régna. Adroitement, il sut éviter les sujets trop brûlants, touchant à la politique ou aux événements, et se lança dans des dissertations intéressantes sur des questions de littérature et de poésie qu’il se targuait de bien connaître. Ses voisins lui répondirent ; la bonne entente, ou quelque chose qui y ressemblait, s’établit.

Cela n’empêchait pas les conversations particulières, favorisées, tout au contraire, par le bruit accru des voix. Le marquis de Kéroman, très ancien ami des Tréguidy, se pencha vers son voisin, M. de Pénazel, frère de Mme Ely. Une colère difficilement contenue assombrissait son front ridé.

– Qui nous eût dit, mon cher ami, murmura-t-il, que nous devrions supporter aujourd’hui, à la même table, la compagnie d’un bandit tel que Porspoët ! Rien ne m’empêchera de penser que si notre cher vicomte avait été présent, cet incroyable et scandaleux événement ne se serait pas produit !

– Ma sœur et mon beau-frère m’ont affirmé que leur père approuvait ce mariage...

– En vérité, à moins qu’il ne me le dise lui-même, je me refuse à le croire ! rétorqua le vieil homme. Voyons ! voilà des siècles que Tréguidy et Porspoët se sont voué une haine à mort ! Ces affaires-là ne se terminent point par des mariages !

– N’oubliez pas que Miguel n’est pas un Porspoët, remarqua M. de Pénazel.

– Et qui est-il donc, je vous le demande ? Un enfant trouvé, et trouvé, ce qui plus est, dans des circonstances suspectes !

– Il n’en est pas responsable...

Le marquis eut un rire moqueur.

– Mon cher, vous avez été chapitré par votre sœur ! Elle est, la chère femme, éperdue d’admiration pour son gendre ! Ce garçon, par ma foi, lui a tourné la tête autant qu’à sa fille. Ah ! les femmes !...

– Vous ne pouvez contester à Miguel la noblesse de sa prestance, la perfection de ses manières !

– Sans doute... il faut admettre que ce jeune bandit est beau comme un dieu... mais le diable est fort capable de prendre un aspect séduisant. Voyez Edern : depuis ces derniers dix ans, il a vieilli, il s’est empâté, il vivait trop bien, je pense ; mais avant cela, il était beau, lui aussi, et pourtant... Vous reconnaîtrez avec moi que celui-là est bien le diable en personne !

– Voilà longtemps qu’il n’a pas fait parler de lui...

Le marquis ricana.

– Et ainsi que votre trop bonne et trop douce sœur, vous fermez les yeux et le croyez converti. Enfin... libre à vous de vous faire des illusions et tant pis si votre réveil est brutal, mais Ely ? À quoi songe-t-il ? Comment a-t-il pu consentir à unir sa fille à ce jeune scélérat ?

M. de Pénazel tenta encore de défendre Miguel.

– Ignorez-vous que ce jeune scélérat, comme vous dites, a sauvé le vicomte avec l’aide de Porspoët ? Sans eux, notre pauvre ami serait présentement dans les prisons révolutionnaires... si, par chance, il vivait encore !

– Et vous imaginez vraiment qu’Edern, par pure générosité, a porté secours à un homme qu’il haïssait ? S’il l’a fait, c’est qu’il avait une idée derrière la tête... peut-être justement ce projet, magnifique pour lui, de faire épouser Hoëlle à son fils adoptif, cet enfant mystérieux qu’il a épargné, Dieu ou Satan sait pourquoi, et qu’il a ensuite formé à son image en lui montrant les pires exemples. Edern est le digne descendant de ses aïeux, vous le savez aussi bien que moi, et de quels aïeux ! Notre histoire de Cornouaille est remplie de leurs méfaits et de leurs crimes !

Guy de Pénazel garda le silence. À vrai dire, il ne savait que répondre, car la diatribe de son voisin irrité n’était que la stricte vérité. De père en fils, depuis près de quatre siècles, les Porspoët, naufrageurs de mer, bandits de grands chemins, épouvantaient cette région de la Bretagne par leurs forfaits sanguinaires. Edern, dans sa jeunesse, n’avait pas manqué à l’abominable tradition. Aidé, comme ses pères, par une bande de compagnons attachés à sa race mauvaise de génération en génération, les « gars de Porspoët », comme on les appelait, et qui préféraient vivre de rapines et de crimes que de travail honnête, il avait à son actif de nombreux actes de brigandage et le pillage de maints vaisseaux, attirés avec une ruse monstrueuse sur des récifs mortels. Un soir de tempête, d’un bateau marchand qui sombrait non loin de lui et de ses hommes, grâce à leurs criminelles manœuvres, une femme et un enfant avaient été sauvés par miracle. La femme, une Espagnole, était très belle : elle devait la vie à ce fait. Edern l’avait épousée par la suite, et avait gardé l’enfant, l’élevant auprès de sa propre fille, Ahès.

C’était, du moins, ce qu’on savait dans le pays.

On savait aussi que le petit Miguel, Espagnol lui aussi, n’était pas le fils de cette Linda Morales.

Pourquoi et comment le vieux vicomte de Tréguidy, qui toute son existence avait lutté pour entraver les criminelles activités de son cousin Porspoët, avait-il consenti à marier sa petite-fille à Miguel, c’était évidemment ce que tout le monde se demandait avec une compréhensible surprise.

– Les temps que nous vivons sont inquiétants et dangereux, suggéra enfin M. de Pénazel, désireux d’écarter un blâme qui pesait en partie sur sa sœur, Mme de Tréguidy. Sans doute, le vicomte a-t-il voulu voir un homme jeune et fort se joindre à Ely et à son fils Pol pour protéger Kermoal...

– J’appellerais cela une trahison ! grommela le marquis. Edern pactise avec les chefs de la Révolution ! On le dit grand ami de ce docteur Marat...

– Nul n’est responsable des idées de ses amis !

– Mais chacun est libre de choisir, puis de conserver ceux-ci ou de les abandonner ! Jamais, pour ma part, je n’approuverai cette union, Pénazel ! Je suis venu aujourd’hui, car il pouvait y avoir danger et je ne veux point passer pour un lâche, mais on ne me verra plus à Kermoal, je ne veux pas y rencontrer un enfant trouvé, fils adoptif d’un monstre ! C’en est fini d’une amitié de trois quarts de siècle... et je ne suis certes pas seul à penser ainsi. Ely de Tréguidy, par sa folie, fait en cette nuit le vide autour de lui !

– Oh ! murmura M. de Pénazel, troublé. Et... si le vicomte vous explique ses raisons quand il reviendra ?

– Dans ce cas, je changerai sans doute ma façon d’agir, mais je suis certain qu’Hervé ignore le premier mot de cette affaire ! Nous assisterons à un bel éclat le jour où il reparaîtra parmi nous. J’ai toujours considéré Ely comme un timide, un être assez faible et sans volonté : il s’est laissé circonvenir.

– Ne le lui avez-vous pas dit ? demanda M. de Pénazel, non sans malice. Le rôle des vieux amis n’est-il pas de prévenir plutôt que de critiquer après coup ?

Le marquis haussa les épaules avec colère.

– Sans doute, sans doute, je l’ai prévenu ! Je lui ai dit exactement ce que je pensais ! Il n’a rien voulu entendre. Il ne m’a, du reste, donné aucune explication, il s’est borné à m’affirmer que son père avait donné son consentement à cette coupable folie, scellant ainsi la réconciliation des Tréguidy et des Porspoët. Fi donc ! Ce n’est pas possible !

M. de Pénazel soupira. C’était bien là son avis... et cependant, quand son regard, traversant la table, allait effleurer les jeunes mariés, il ne pouvait s’empêcher de penser ce que pensaient tous les humbles convives réunis au château et qui répétaient avec attendrissement :

– Ah ! quel beau couple !

II

Pol de Tréguidy, pendant ce temps, examinait à la dérobée sa jolie voisine, Ahès. La parenté lointaine entre sa famille et celle des Porspoët avait été resserrée, trois quarts de siècle plus tôt, par le mariage de sa grand-tante, Haude, avec Budic de Porspoët, père d’Edern. Ce mariage avait été hautement désapprouvé par les Tréguidy et avait augmenté encore la haine qui existait entre eux et leurs voisins du manoir de Trenarvan, Ahès n’en était pas moins assez proche parente de Pol.

Elle ne lui adressait pas la parole et mangeait du bout des lèvres, portant sans vergogne sur un visage sans défaut, son dégoût profond de s’asseoir à la table des châtelains de Kermoal.

De ce visible dédain, le jeune homme s’amusait. Spirituel et gai, il pensait que sa cousine se lasserait assez vite du hargneux mutisme dans lequel elle s’enfermait. Il finirait par la dérider... et saurait peut-être ce qui se passait dans cette gracieuse tête.

Effectivement, après une heure de silence maussade, Ahès commença à donner des signes d’ennui. Il se hâta d’en profiter.

– Je ne saurais dire, ma cousine, combien je me réjouis de vous voir aujourd’hui parmi nous, dit-il avec un sourire.

– Profitez de votre bonheur, mon cousin ! répliqua-t-elle insolemment. Il ne vous sera pas offert souvent !

– Pourtant, votre frère d’adoption devient mon frère...

– Miguel peut faire ce qu’il veut, répliqua la jeune fille froidement, cela n’engage en rien ma volonté à moi !

– Ma chère cousine, je n’en doute pas une seule minute. Vous ne reparaîtrez donc plus à Kermoal, mais vous y êtes à l’heure présente. Que cela vous plaise ou non, et il est visible que cela ne vous plaît pas, votre présence ici est un gage de la réconciliation de nos deux familles !

Ahès eut un rire ironique.

– Cette réconciliation semble vous réjouir grandement, mon cousin, mais...

– Vous n’y croyez pas, acheva-t-il, comme elle s’interrompait. Moi non plus.

Un instant décontenancée, elle le regarda avec surprise.

– Disons, reprit Pol avec entrain, que cette nuit est une nuit de trêve, ma cousine, et distrayons-nous sans en demander davantage. Vous regrettez sans doute l’existence, certes plus mouvementée, que vous avez menée à Paris ces dernières années ? Le manoir doit vous paraître bien calme par comparaison...

– J’aime le changement, dit Ahès. J’aimais Paris... J’aime ce pays aussi. À chaque pas, j’y rencontre des souvenirs... celui de mon aïeule, par exemple, celle dont je porte le nom, la princesse Ahès, fille du roi Gradlon. On dit que je lui ressemble !

Elle avait prononcé ces mots sur un ton de défi, car la légende bretonne ne prête pas à la sombre héroïne de la ville d’Ys une réputation très flatteuse. Pol se mit à rire.

– On dit, en effet, qu’elle était très belle, dit-il galamment, mais à part cela, je vous crois plus avisée qu’elle ! Elle a, somme toute, assez tragiquement fini puisqu’elle a été engloutie par les flots. Je ne souhaite pas que la ressemblance aille pour vous jusque-là !

Ahès fronça les sourcils. Elle se moquait volontiers des autres, mais détestait qu’on lui rendît la pareille.

– Et n’oubliez pas que cette aimable princesse était, comme la vôtre, ma lointaine aïeule, poursuivit le jeune homme avec bonne humeur. Le différend qui a séparé nos familles n’est venu que par la suite... ce différend que votre père entend effacer aujourd’hui...

– Je me demande, remarqua étourdiment Ahès, pourquoi mon père a pris cette décision ?

Pol lui jeta un regard aigu. Elle paraissait sincère. Sans doute ignorait-elle à peu près tout des événements qui avaient servi de dramatique prélude à la fête présente.

– Peut-être, dit-il avec une feinte insouciance, était-il las de ces querelles familiales ?

La jeune fille fit une moue méprisante et ne répondit rien. Il n’était pas facile, songea son voisin, de savoir ce qu’elle pensait ! Élevée auprès de Miguel, avait-elle pour lui une affection fraternelle, ou la beauté, le charme du jeune Espagnol avaient-ils touché son cœur ? Lui vouait-elle seulement l’indifférence d’une nature foncièrement égoïste, ou lui en voulait-elle de lui avoir préféré sa cousine ?

Quel accueil ménagerait-elle à Hoëlle ?

Pol s’inquiéta soudain. Il adorait sa sœur et redoutait pour elle la lugubre tristesse de ce manoir de Trenarvan qu’on appelait aussi « Ty an Heussa », la « Maison de l’Épouvante », en souvenir d’affreux massacres qui s’y étaient déroulés jadis. La petite fée de Kermoal serait-elle heureuse dans cette sombre demeure ? Il avait confiance en son énergie, en son charme et il appréciait Miguel à sa valeur. Miguel ferait tout pour sa femme bien-aimée et elle parviendrait sans doute à faire la conquête d’Edern de Porspoët, mais réussirait-elle à vaincre l’hostilité d’Ahès, si Ahès décidait de lui être hostile... si Ahès la jalousait ?

Il connaissait mal la jeune fille et n’avait pas pensé à cette question plus tôt ; pas plus que lui, ses parents n’y avaient songé, du reste, tant de graves soucis les tourmentaient, et puis, ils étaient sûrs de la tendresse que leur Hoëlle inspirait à tous ! Ahès était-elle capable d’aimer, un jour, sa cousine ?

Il essaya de faire parler la jeune fille, de la faire parler d’elle, de ses goûts, de son caractère. En général, interrogée sur ce sujet qui les intéresse plus que tout, elles-mêmes, les femmes, qu’elles soient jeunes ou moins jeunes, sont volontiers intarissables. Mais Ahès échappait à cette règle. Volontairement ou par instinct, ou par dissimulation naturelle, elle ne révélait rien. Par contre, elle faisait preuve d’une intelligence très vive. Elle lisait beaucoup dans la bibliothèque bien pourvue de Trenarvan, très à tort et à travers, certes, mais elle y gagnait un esprit ouvert, cultivé et captivant. Le docteur Mainville, qui avait fait son éducation ainsi que celle de Miguel, s’il se heurtait souvent à la paresse de la fillette qui préférait le jeu à l’étude, lui avait cependant donné le goût de la lecture.

Le long repas, finalement, parut court aux jeunes gens. Ahès, déridée, bavardait avec un plaisir certain, et une grande satisfaction de trouver en son cousin un interlocuteur prêt à l’écouter et à l’applaudir. Son amour-propre flatté faisait briller ses yeux bleus et monter une vive couleur à ses joues. Pol, amusé, l’observait du coin de l’œil : cette jeune fille insolente et hardie l’intéressait.

Il était d’ailleurs très capable de lui tenir tête. À vingt-sept ans, s’il était resté surtout en Bretagne, il avait cependant rencontré nombre de personnes instruites et il possédait une intelligence ouverte, une instruction approfondie. Il s’était rendu à Paris à plusieurs reprises et si, comme son père, son grand-père et tous leurs amis et parents, il réprouvait formellement les lois iniques de la Révolution, il reconnaissait volontiers la nécessité de maintes réformes. Il savait réfléchir pour lui-même, par lui-même, et sans parti pris.

Ahès, cette jeune cousine qu’il n’avait jamais aperçue que de loin malgré la proximité de leurs habitations respectives, représentait pour lui une énigme assez passionnante. Il avait très grande envie de savoir ce qui se passait dans le cerveau d’une aussi charmante figure, et dans un cœur qui se cachait si bien qu’on en venait à douter de son existence.

– Qu’il est triste, dit-il comme M. Ely de Tréguidy donnait en se levant le signal de la fin du repas, qu’il est triste de penser que nous ne nous reverrons plus, Ahès ?

– Nous ne nous reverrons plus ? répéta-t-elle, surprise et assez vexée.

– Sans doute... ne m’avez-vous pas affirmé que la réconciliation entre Kermoal et Trenarvan n’est qu’une feinte ? La trêve est finie, ma chère cousine, la guerre entre nous recommence et, par conséquent, pas plus que moi, vous ne souhaiterez à l’avenir que nous nous rencontrions !

Un instant interloquée, Ahès hésita sur la conduite à tenir, puis finalement se mit à rire.

– Vous avez trop d’esprit, mon cousin ! dit-elle. Je ne croyais pas qu’on pût trouver cela chez les Tréguidy ! ajouta-t-elle naïvement.

Ce fut au tour de Pol de rire gaiement.

– On se trompe parfois, répliqua-t-il. Quoi qu’il en soit, j’ai passé, grâce à vous, des heures délicieuses et je n’aurai garde de les oublier. Je dépose à vos pieds mes hommages et mon respect, ma cousine, et j’ose croire que vous ménagerez à ma petite sœur un amical accueil dans la maison de vos pères ?

Ahès se rembrunit. Durant le repas, elle avait tout à fait oublié les héros de la fête. C’est vrai... ils allaient venir au manoir à l’instant ! Ils s’installeraient dans l’appartement qui leur avait été aménagé avec grand soin sous la surveillance de M. de Porspoët...

Tandis qu’elle hésitait sur la réponse à donner à son interlocuteur, celui-ci, après s’être légèrement incliné, tourna les talons et s’éloigna. Ahès se mordit la langue de dépit : bien qu’elle refusât de se l’avouer, cet aimable cousin l’intéressait ; son attention l’avait flattée tandis que ses propos la divertissaient. Et voilà que sa dernière phrase tendait à prouver que, s’il s’était occupé d’elle, ce n’était que pour l’inciter à se montrer amicale envers Hoëlle !

« Pourquoi, mais pourquoi donc mon père a-t-il tenu à ce mariage ? se demanda la jeune fille pour la centième fois. Cette sotte petite Hoëlle, il va me falloir la supporter ! Qu’elle ne s’attende pas à ce que je lui ouvre des bras fraternels, par exemple ! et cela malgré la prière de son frère ! Son genre de sainte nitouche ne me plaît en aucune façon et je ne m’en cacherai pas ! Je lui ferai sentir à quel point elle m’exaspère ! Je ne vais certes pas me gêner pour elle, ni pour aucun des Tréguidy, ou de leurs amis qui osent nous traiter de haut ! »

Avec irritation, elle se mit en quête de sa belle-mère. Linda, comme elle, ne devait connaître personne dans cette société qui, toujours, avait tenu les Porspoët à l’écart ; elle s’ennuyait sans doute et même si sa compagnie n’offrait pas grande ressource à la jeune fille, du moins celle-ci ne resterait-elle pas isolée.

Une pensée soudaine lui fit relever la tête avec orgueil : de toute l’assistance, elle était la plus jolie, la mieux habillée ; ne l’eût-elle pas su d’avance, elle l’aurait lu dans les regards furtifs que les hommes jetaient sur elle. Tous ces fiers messieurs pouvaient bien mépriser les Porspoët, ils n’en admiraient pas moins leur descendante !

Sans peine, elle trouva et rejoignit Linda qui était effectivement seule et morose.

– Tous ces gens sont ennuyeux à l’extrême ! dit-elle à la jeune fille. J’en ai plus qu’assez de cette cérémonie ! Je pense que votre père ne tardera pas à s’en aller maintenant ? Miguel et sa femme ont été changer leurs habits de cérémonie.

Le sourire que sa vanité avait fait naître sur les lèvres d’Ahès s’éteignit à cet instant, car Miguel, tenant sa femme par la main, faisait sa rentrée dans la grande salle. Hoëlle, radieuse, vêtue d’une simple et charmante robe de voyage, était d’une beauté si touchante, si émouvante, que sa cousine en ressentit un coup au cœur. Jusque-là, elle avait toujours considéré la fille des Tréguidy avec dédain : cette enfant sage, docile envers ses parents, dévouée sans cesse aux malheureux, lui faisait hausser les épaules. Miguel l’épousait, pensait-elle, pour obéir à l’ordre de son père adoptif.

Elle s’apercevait soudain que la jeune femme, en tout cas, était douée d’une beauté qui valait bien la sienne, et que la joie rayonnante répandue sur ses traits trouvait un reflet sincère dans les yeux de son mari.

La jalousie mordit Ahès de sa dent aiguë. Elle avait assisté aux préparatifs du mariage avec une complète indifférence... L’indifférence, à présent, faisait place à un brûlant ressentiment. Elle n’en raisonnait pas la cause, elle s’y abandonnait avec toute la fougue de sa nature entière et indisciplinée.

– Ah ! elle me le paiera ! murmura-t-elle entre ses dents. Et dès ce jour, je lui rendrai la vie intenable ! C’est elle qui l’aura voulu !

Miguel, cependant, s’avança vers Porspoët.

– Te voilà, mon garçon ? dit ce dernier. Il est temps, je crois, de laisser nos hôtes se reposer et de rentrer chez nous.

– Si vous nous le permettez, répliqua le jeune homme, nous vous rejoindrons à Trenarvan dans quelques jours, Hoëlle et moi.

– Dans... quelques jours ? répéta Edern abasourdi.

– Oui, je désire emmener ma femme pendant trois semaines faire un voyage.

Porspoët demeura sans voix. Que Miguel prit une décision sans lui avoir préalablement demandé son accord, qu’il le mît ainsi, en quelque sorte, devant un fait accompli, le stupéfiait. Le jeune impertinent avait prévu, sans doute, que son père adoptif ne l’autoriserait pas à mettre à exécution un tel projet et il jouait d’audace en venant le lui annoncer en présence d’une compagnie nombreuse qui guettait, attentive sans nul doute, une discussion.

Edern conserva suffisamment de sang-froid pour envisager aussitôt le ridicule d’une querelle entre Miguel et lui. Tous ceux qui étaient là en riraient sous cape, avant de se gausser ouvertement. Il domina son irritation et répondit seulement :

– C’est parfait, mon ami. Je vais donc prendre congé de mes chers cousins !... Bon voyage à vous deux... mais méfiez-vous : les routes, de nos jours, ne sont pas des plus sûres !

– Je le sais. Ne craignez rien.

Le jeune homme s’inclina respectueusement devant Porspoët et Linda, puis devant Ahès qui lui jeta un regard sombre. Il s’en fut ensuite saluer les parents de sa femme. Tout cela fut rapide. Tenant toujours Hoëlle par la main, suivi de Pol qui souriait, il sortit de la salle.

Lentement, la vaste pièce se vidait. Edern de Porspoët, quelque peu désarçonné, ce qui lui arrivait rarement, quitta Kermoal à son tour, dans une imposante berline, avec sa femme, Ahès et son ami, le docteur Mainsville.