La Force de l'Espoir - Jocelyne Larrieu - E-Book

La Force de l'Espoir E-Book

Jocelyne Larrieu

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Beschreibung

Si votre vie était au bord du chaos… Auriez-vous l'audace de tout quitter afin de vous libérer du passé ? C'est le choix qu'Alexandra fera au cours d'un voyage initiatique. Entre nature et rencontres révélatrices, entre résilience et espoir, parviendra-t-elle à modifier le cours de sa vie et découvrir sa vraie nature ?

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Jocelyne LARRIEU

 

 

 

La Force de

L’Espoir 

 

 

 

Roman

 

Cet ouvrage a été imprimé en France par Copymédia

Et composé par Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : http://editions-lagrandevague.fr/

ISBN numérique : 978-2-38460-077-9

Dépôt légal : Mars 2023

Les Éditions La Grande Vague

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Toute ressemblance avec des personnages fictifs, des personnes ou évènements existants ou ayant existé est purement fortuite.

Notes de l’auteur

 

Pour son spectacle : « Une femme nommée Marie » à Lourdes, Robert Hossein a obtenu seul, les autorisations en moins de deux ans. Le personnage de Werner n’intervient que pour étoffer l’intrigue du roman.

J’ai été séduite, et sous le charme particulièrement romantique de monastère de la Leyre en Navarre. Je l’ai transposé au Portugal, proche du jardin ésotérique de la Reigaleira, pour la magie de l’ambiance.

Le roman est enrichi d’éléments pouvant appartenir à une association philosophique. Il n’implique pas une société particulière ni dans son récit ni dans les noms des personnages qui sont fictifs. Les associations citées restent une pure invention.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Il faut avoir du chaos en soi pour pouvoir accoucher d’une étoile qui danse. »

F. Nietzsche

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE

PARTIE 

 

NOIR 

 

« Elle s’en alla en personne à qui il importe peu que les chemins finissent puisqu’elle connaît le moyen de marcher dans le ciel. »

M. Yourcenar

 

1

 

Par une belle journée ensoleillée du mois de juin, Alexandra déambule nonchalamment sur le Cours Mirabeau d’Aix-en-Provence. 

Le printemps est sa saison préférée car tous les espoirs sont permis, espoirs qui se fanent et s’envolent avec le mistral de l’automne. Dans un air doux et parfumé, la chaleur s’installe déjà, précoce, malgré l’ombre des platanes. Elle dépasse le bar « le Grillon » et son store rouge envahi de silhouettes colorées en pleine effervescence. Les cariatides ocrées du tribunal de commerce s’abritent à l’ombre des arbres centenaires.

La terrasse de son café préféré « Les 2G » accueille les habitués qui se remarquent à leurs vêtements au luxe discret. Elle vient de juste de s’asseoir, lorsque Mattéo le serveur, aperçoit sa silhouette androgyne et ses cheveux courts à la « Twiggy ». Il lui apporte son café habituel avec son petit spéculoos, un sourire de connivence aux lèvres. Les cris aigus et sifflés des étourneaux sansonnets agacent son oreille et la détournent des conversations avoisinantes. Les passants flânent sur les trottoirs ou marchent, le visage préoccupé. 

Par jeu, Alexandra essaye de deviner leurs espoirs, leurs tristesses. En face, la Fontaine des Neufs Canons, mousseuse, à l’eau translucide, n’accueille plus depuis longtemps la transhumance des moutons, mais celle des touristes armés d’appareils photos. Celle-ci l’invite toujours au rêve et lui rappelle sa rencontre avec Sasha, il y a quelques mois. Le personnage, théâtral, à la chevelure flamboyante, la peau laiteuse, les yeux bleus gris, vêtu de noir et de bottes fauves avait attiré son attention. 

La douceur pénétrante de son regard l’avait spontanément mise en confiance. Sa personnalité dégageait une grande force. Alexandra imaginait que tout devait lui réussir. Un élan de sympathie s’était très vite établi. Son contact avait été comme un baume magique. Peu à peu, au fil des confidences, une tendre complicité s’était nouée. Leurs retrouvailles étaient toujours un moment privilégié de paix et de tendresse, qui éteignait ses angoisses.

L’heure de leur rendez-vous approche déjà. Il est grand temps qu’elle retrouve Sasha dans son petit appartement de la rue des Tanneurs. Avec délice, Alexandra hume l’air parcouru d’arômes subtils. Après avoir emprunté la rue Fabrot et ses belles boutiques chics où sa belle-mère s’habille souvent, elle bifurque sur la rue Espariat. C’est au milieu de la rue des Tanneurs, qu’elle parvient au petit immeuble ocre aux volets bleus. Alexandra pousse la lourde porte en bois, monte les escaliers et marque un temps d’arrêt devant l’appartement de Sasha, sésame de sérénité. 

Celle-ci l’attend, le cœur empli d’allégresse. Alexandra aime se serrer contre son corps sec et musclé, enrouler les boucles de ses cheveux sur ses doigts, en respirant son odeur suave dans la chambre au parfum de livres. Des piles d’ouvrages de droit cernent son lit. Le Dalloz, code civil à la couverture rouge, trône sur sa table de nuit, hérissé de marques pages de différentes couleurs. Les baisers et caresses de Sasha, d’une grande douceur, lui apportent toujours une paix trop fugace. La chaleur de leurs corps dans les draps frais est comme une bulle de bien-être. Dans des moments volés autant qu’indispensables, Alexandra se laisse glisser dans un plaisir au goût d’interdit.

Elle en repart plus forte, comme invincible, tout en sachant que peu à peu sa carapace à nouveau se craquèlera. Perdue dans sa rêverie, elle traverse le cours Mirabeau, et rejoint le magnifique hôtel particulier de sa famille à l’angle du boulevard du Roi René.

Ce soir, après avoir avalé le reste d’une grosse salade composée, elle s’oblige à revêtir son tailleur pantalon noir, tee-shirt et Stan Smith blanches, qui sont aussi une véritable tenue professionnelle. Comme tous les samedis, elle doit, en effet, être vue au Hot Brass, boîte de nuit réputée sur les hauteurs d’Aix. Elle retrouve des connaissances, boit des whiskys coca afin d’entretenir son relationnel dans le domaine de l’immobilier. Le vigile, au look de barbouze, la connaît bien et, comme d’habitude, la prend par l’épaule pour la faire entrer. La fascination des nuits à dériver dans l’obscurité zébrée de traits de lumière tournante, dans la musique assourdissante et le bruit répétitif des basses, lui vrille le cerveau. Elle lui offre aussi l’oubli, l’espace de quelques heures. Les échanges avec ses collègues sont stéréotypés. Les danses saccadées avec des inconnus luisants de sueur, au regard concupiscent, la vident de son énergie. 

Tel un exorcisme, elle recherche le jeu de la séduction futile, le jeu des corps dans l’absence, le cœur empli de nuit. La possibilité de relations indignes l’oblige, une fois de plus, à la fuite cynique. La tristesse l’enlace à nouveau, et l’envahit d’un froid de glace. Après avoir salué ses amis, Alexandra s’échappe rapidement pour rejoindre son véhicule. La fraîcheur de la nuit la dégrise. Le retour vers la maison silencieuse, l’aide à oublier les désenchantements.

À son arrivée, toute la maison dort. Sa famille a dû rentrer assez tôt d’une soirée. Elle admire toujours cette très belle bâtisse ocre rose aux volets blancs, dans le quartier Mazarin, au cœur d’Aix. Elle s’attarde un instant dans la petite cour pavée. Un oiseau nocturne, au chant flûté, s’égosille près de la fontaine et de l’arbre de Judée à la floraison écarlate. Les fleurs du magnolia diffusent une odeur fraîche de citron, légèrement vanillée, et le seringa blanc des arômes balsamiques. Rex, le terrier du Tibet, a senti sa présence et l’attend en gémissant derrière la porte vitrée. 

Dans l’entrée, il vient aussitôt lécher les mains d’Alexandra en quémandant une caresse avant de se recoucher dans son panier. Les meubles anciens sentent bon la cire d’abeille. Après avoir traversé le corridor au pavé mosaïque noir et blanc, un parfum fugace réveille en elle une peur primale, qui lui noue le ventre. Elle descend les escaliers rapidement, pour se terrer dans sa chambre et s’enfermer à double tour.

Son cœur s’emballe, l’angoisse l’envahit, la peur irraisonnée d’un ennemi tapi dans l’ombre prend le contrôle de tout son être. Des souvenirs clandestins l’assaillent. Elle ne pourra jamais oublier, jamais ! Les murs ont gardé la mémoire du passé. Dans la nuit, l’odeur âcre d’une transpiration, la sensation d’un souffle rauque dans son cou, le poids d’un corps sur le sien, rôdent encore et la réveillent. Chaque nuit est la réécriture de cette même répulsion. Répulsion qui continue à prendre de l’ampleur, comme un virus informatique qui s’insinue en elle, une onde de choc qui se propage lentement, infectant peu à peu tous les fichiers.

Les premières lumières de l’aube filtrent à travers les persiennes et l’arrachent à sa désespérance. L’odeur du café et des croissants chauds flatte son odorat. Les dimanches à la maison sont toujours chaleureux et festifs. Son père, François Xavier de Grassy, passionné par les chiffres avec lesquels il jongle dans son étude notariale, aime recevoir ses amis et associés. Ils se côtoient dans le cadre de relations opportunistes, destinées à définir des stratégies professionnelles.

Olivia, sa belle-mère, pétillante, ancienne comédienne, issue de la haute bourgeoisie aixoise, d’une élégance décontractée mais recherchée, joue sans cesse avec les mots. C’est une véritable « Fabrice Lucchini » au féminin, une jolie femme un peu fantasque, que son père exhibe avec fierté dans les vernissages et réceptions diverses, inhérentes à sa fonction de notaire. Olivia aime attirer tous les regards et susciter l’admiration de son mari. François Xavier, de pure souche aixoise, l’avait rencontrée lors de la représentation d’Antigone de Jean Anouilh au théâtre du Chêne noir au festival d’Avignon. 

Totalement séduit par sa personnalité extravertie, il avait été un tremplin sur lequel elle avait pu rebondir et briller en société. Elle avait aussitôt abandonné ses anciennes velléités d’être comédienne pour s’unir à lui sous le signe des apparences. En société, elle ne cesse de jouer un rôle sur une scène imaginaire. Maxence, l’aîné, de l’âge d’Alexandra, marche allègrement sur les traces de son père, avec suffisance sans se poser la moindre question. Il maîtrise déjà parfaitement la petite musique douce de l’hypocrisie servile dans les dîners. Guilhem, le cadet, au visage d’angelot, a toujours eu un tempérament rebelle et spontané, refusant toutes compromissions. L’esprit libre, il est parti à la découverte du monde après un DUT de journalisme en poche. Aux dernières nouvelles il est pigiste à l’île de la Réunion et se régale en surf et parapente. Elle regrette beaucoup son absence car c’est avec lui qu’Alexandra se sentait en osmose, il était comme un frère. 

Le prénom d’Alexandra avait été choisi par sa mère. Elle porte le nom de sa famille gardoise, Neyrand. Évoquer la rupture brutale de son père avant sa naissance était tabou dans sa famille et provoquait irrémédiablement un intense mutisme. 

Elle n’était pas arrivée au bon moment dans la vie de son père, car Alexandra avait momentanément contrarié ses projets d’épouser Olivia. Ressemblant à sa mère, Alexandra était le reflet de la femme passagèrement aimée, puis haïe. Elle offrait cette image en miroir, comme une ultime provocation. Elle était ainsi devenue une jeune fille sans importance, complexée et taciturne.

Son ascendance aixoise, pratiquante de bon ton, mais sans excès, prie Dieu le dimanche, mais le diable s’est invité à la maison sous les traits de Gauthier Foresta, leur meilleur ami. Il s’était travesti en homme de bien pour y être accepté. Bel homme, d’une beauté vénéneuse, toujours vêtu en Francesco Smalto, chaussures Church et son éternel Tank de Cartier au poignet, son Nokia dernier cri gainé de peau noire bien en évidence, il affiche volontiers un sourire carnassier. Déguster le bon vin et quelques secrétaires, à condition qu’elles lui offrent l’ivresse, fait partie de ses distractions favorites. Les dates de péremption de leurs relations étant en général assez courtes. Il affectionne particulièrement le whisky tourbé, le golf et surtout les corridas, pour le plaisir de voir mourir les taureaux comme ça, pour le fun. 

Ce dimanche ne fait pas exception à la règle. Alexandra boude les viennoiseries et travaille dans sa chambre ses cours de naturopathie. Ses parents sont partis à la messe de neuf heures, à la chapelle des Oblats, en haut du cours Mirabeau. De retour, Olivia s’affaire à préparer le repas dominical traditionnel avec caviar d’aubergines, gambas flambées au pastis. La table, magnifiquement décorée dans des tons ivoire et taupe, agrémentée de quelques lys blancs odorants, est dressée. Gauthier est bien sûr présent car il fait pratiquement partie de la famille. Son statut d’avocat lui confère une maîtrise de l’art oratoire, subjuguant son auditoire, surtout féminin. C’est un jongleur de mots qu’Olivia admire beaucoup. Sa prestance a été le piège parfait dans lequel l’égo fragile d’Alexandra s’est réfugié.

Tout en dégustant avec une sensualité provocante sa tarte tropézienne de chez Béchard, Gauthier la nargue d’un air mi-amusé mi-méprisant. Elle sait capter le mot qui sonne faux, le regard qui trahit, et annonce un danger. Son expression glaciale la fait frissonner et soudain la culpabilité l’enrobe comme un manteau. « C’est ta parole contre la mienne » lui revient sans cesse en mémoire. Alexandra s’oblige à soutenir son regard sans ciller, impassible, tandis qu’un vide abyssal se creuse en elle. 

Les discussions s’enchaînent avec retenue dans un langage châtié, où chacun manie à la perfection l’art de la dérision. Imbus de leur personne, ils abordent les problèmes socio-économico- politiques avec supériorité, pensant en capter l’essence et en détenir les solutions mieux que quiconque. La certitude d’appartenir à une caste de privilégiés suffit déjà à leur bonheur. Mais derrière ces trop belles apparences, se cachent des trahisons, des lâchetés, des non-dits. Ces repas apparaissent à Alexandra, de plus en plus, d’un mortel ennui. Elle les observe en silence et lit dans leurs yeux des pensées parfois très différentes de leurs paroles. Paroles dont il vaut mieux s’assurer de la véracité avant d’y apporter un quelconque crédit. L’univers des adultes lui apparait comme un terrain semé de dangers.

Le repas dominical, interminable ayant pris fin, Alexandra part aussitôt retrouver Sasha. En traversant le cours Mirabeau, une bohémienne au regard perçant attrape sa main pour y lire son avenir. Agacée, elle se détourne en la fusillant du regard.

Vous n’êtes pas pour vivre ici, l’amour est dans les pays froids... dit-elle malicieusement.

Le père Noël aussi ! Laissez-moi ! rétorque Alexandra. 

Vous avez tort de vous moquer, écoutez... Bah tant pis ! 

Alexandra gagne l’appartement moderne de Sasha, lumineux avec des pierres apparentes, qui donnent beaucoup de cachet à l’ensemble. Dès son entrée, son baiser et ses bras autour d’elle sont un onguent apaisant. Se laissant rapidement tomber sur le lit, Alexandra se souvient encore de cette première fois, de leur étreinte, et du regard empli d’amour de Sasha, qui n’a pas une once de violence en elle. Ce qui la laisse toujours démunie. Alexandra ne sait pas si elle l’aime, le sexe ne l’intéresse pas pour le sexe mais seulement pour la douceur et la tendresse. L’espace de quelques heures, elle a l’impression de se ressourcer. 

La soirée est déjà bien avancée lorsqu’elle quitte Sasha. La lumière des lanternes anciennes diffuse une lumière orange dans les petites rues pavées. Après avoir traversé le cours Mirabeau, elle parvient à la place des Quatre Dauphins et sa fontaine bleutée par les éclairages nocturnes. Les maisons de couleur ocre bordent la rue du 4 septembre. Le portail vert foncé de l’entrée apparaît très vite, offrant l’accès à sa petite chambre avec vue sur un jardin luxuriant. Elle n’en a pas moins des barreaux invisibles, telle une prison virtuelle. Elle n’a pas d’appétit, mince jusqu’à l’excès, elle a depuis longtemps gommé l’expression de la faim, préférant dévorer les livres et ses cours de naturopathie. 

La maison et la nuit l’enserrent à nouveau. Sa geôle s’évanouit avec le matin mais la journée lui en offre une autre, celle des obligations sans fin, dénuées apparemment de sens. Elle a l’impression d’être tel le rat des expériences d’Henri Laborit. Elle fuit d’une cage à l’autre, et dans chacune, elle subit une agression mentale. Ce matin, elle s’est réveillée en sursaut. L’angoisse, qui s’est encore invitée dans son sommeil, ne doit pas laisser de traces sur son visage. Il ne faut pas que l’on sache qu’elle est mal, ce serait un aveu de faiblesse qui pourrait lui coûter un avancement ou pire. 

Une douche rapide efface les tourments de la nuit. Après s’être glissée dans son éternel tailleur noir, tee-shirt blanc, et escarpins, Alexandra boit rapidement un café en caressant Rex. Olivia chantonne gaiement sous la douche.

D’un pas rapide, elle rejoint l’agence immobilière, en haut du cours Mirabeau, à l’angle de la rue Thiers, pour exercer son activité d’assistante commerciale dans l’immobilier. 

Dès son arrivée, les dossiers à constituer et à vérifier l’attendent déjà, en pile sur son bureau. Des post-it sont scotchés à son ordinateur, la sonnerie du téléphone lui rappelle des rendez-vous. Sa messagerie déborde d’informations. Des mails changent sans cesse le cours de sa journée et modifie des documents. Toutes les démarches à effectuer sont normées 

 Elle doit travailler sans relâche pour battre ses propres scores, pour plus de responsabilités, pour devenir assistante juridique, puis responsable et peut-être un jour, chef d’agence. La peur de décevoir, d’échouer, d’être rejetée par sa famille qui n’est finalement que si peu la sienne, est vissée à son ventre. Il lui faut toujours viser l’excellence mais qu’est-ce que l’excellence et pourquoi ? Est-ce une fin en soi ? Cet asservissement permanent, gage d’un hypothétique bonheur, ne lui offre en fait qu’une vie étriquée, nourrie de désillusion et d’insatisfaction. Sa liberté s’émiette. Alexandra n’est plus qu’une apparence vidée de l’intérieur. Sasha lui avait fait remarquer au début de leur rencontre qu’elle marchait toujours les poings serrés, comme si la colère s’était attachée à elle. 

Gauthier, cet homme que tout le monde adore et vénère, masque des moments d’une incroyable violence. Peu de temps après son arrivée, Alexandra était allée lui apporter des dossiers pour une vente importante à son domicile, près du parc Jourdan. La courtoisie de Gauthier s’était rapidement transformée en déferlement d’agressivité. Dans son appartement tout blanc, Alexandra avait crié sur la « Bohemian rapsody » de Queen. Son odeur de peau âcre, mêlée à XS, lui donnait la nausée. Ses seins étaient endoloris par des pétrissages intempestifs. Les doigts et le sexe de Gauthier l’avaient envahie. C’était cuisant comme une ortie. Alexandra entendait ses râles rauques de plaisir contre son oreille et sentait son souffle chaud dans son cou. Son corps pesait sur le sien. Ses poignets lui faisaient mal. En regardant par la grande baie vitrée le clocher de l’église du Saint-Esprit s’illuminer, elle avait prié pour que cela cesse. Un instant, elle crut être exaucée, car elle n’avait plus conscience de ce qui se passait. Son corps était devenu léger, comme transparent, il n’existait plus. Elle n’était plus qu’un esprit échappé loin, très loin dans la vallée odorante des papillons à Rhodes où elle était allée avec sa mère. Puis brusquement, la réalité fut à nouveau là, comme un coup de poing. Croisant le regard de Gauthier, elle lut qu’elle n’était qu’un objet, un bien de consommation banal. Elle n’était que ça, rien ! 

Aussitôt échappée de l’appartement, la lumière avait inondé le couloir, et le mistral glacé s’était engouffré par la porte d’entrée de l’immeuble. Complètement hagarde, Alexandra était repartie en claquant des dents, les bras croisés, tenant fermement son manteau fermé, comme anesthésiée. De retour à la maison, elle était restée un long moment sous la douche brûlante pour effacer son odeur et son parfum, à s’en arracher la peau, comme pour retrouver une pureté virginale. Ses poignets avaient encore la trace de ses doigts. Pour la première fois, elle comprit les passages au meurtre. C’est comme une vague de haine qui vous submerge totalement.

Gauthier possède l’art de la phagocyter par la douceur de son regard et ses compliments obséquieux, pièges arachnéens dans lesquels elle ne cesse d’être capturée. Alexandra a conscience que c’est aussi pour l’approcher plus facilement. Il excelle dans la distillation de paroles glaciales qui la noue d’angoisse et la réduise au silence, tel un bâillon virtuel. Ses mots sont des armes dont il sait jouer avec brio, comme dans ses plaidoiries, pour le meilleur comme pour le pire. Son sens aigu du pouvoir attise son appétit de domination, cristallise une illusion de puissance et d’impunité. Alexandra a l’impression qu’il la suit du regard, l’espionne, tapi dans l’ombre, pour mieux guetter la proie qu’elle est devenue au fil des mois. Il a le courage des prédateurs qui se jettent sur les plus faibles. Alexandra a appris à décoder dans son regard le danger potentiel, le moindre désir masqué, la stratégie du chasseur qui s’élabore. Il lui faut aussitôt envisager « le coup d’après » telle une joueuse d’échec. L’angoisse la saisit dès qu’elle est seule à l’agence. Lorsque celle-ci se vide de présence, la peur d’entendre la porte de son bureau s’ouvrir sur sa personne, l’envahit et la pétrifie. Le prix à payer pour une image valorisante est celui de la soumission extrême. Le ressac des souvenirs et sa perversité la séquestrent mentalement. 

Ce soir Gauthier n’est pas repassé à l’agence, et Alexandra se sent momentanément soulagée. Le retour à son domicile s’effectue sans qu’elle aille voir Sasha, qui doit impérativement travailler ses partiels. Le dîner à la maison est le théâtre d’échanges concernant l’activité professionnelle de son père et de Maxence devant les actualités télévisées, interrompus par la sonnerie des portables. Olivia a préparé un délicieux tian de légumes provençaux et une tarte aux pommes auxquels Alexandra touche à peine. Même les repas lui apparaissent sans intérêt. Une distance s’est créée avec les autres membres de la famille, comme une frontière qu’elle ne parvient plus à franchir. Elle se sent comme illégitime au sein de la maisonnée. Elle ne peut révéler la perversité du “cher ami Gauthier” à son père, très épris d’apparences et de conventions. Elle ne peut trahir cette “si belle amitié sans faille” pour respecter l’intégrité de la caste. D’ailleurs l’aurait-on crue ? Comment quelqu’un d’aussi extraordinaire que Gauthier aurait-il pu… ? Elle l’aurait sans doute provoqué ! Révéler son comportement l’aurait assurément discréditée. Elle ne peut se montrer ingrate, faire cet affront à sa famille qui lui offre aussi un confort de vie certain. Il lui faut maintenir les apparences coûte que coûte, comme s’il ne s’était jamais rien passé, relever la tête, soutenir le regard de Gauthier, s’obliger à vivre avec cette honte, ce saccage. Personne ne doit savoir, non personne, même pas Sasha.

Cette nuit, comme toutes les nuits, recluse dans sa chambre, le capharnaüm a envahi son esprit. La haine, le désir de vengeance et la peur de l’autre se sont infiltrés en elle comme un poison. Elle s’endort mais des odeurs, des images, des sensations la réveillent. Rien ne peut lui apporter un apaisement, pas même les comprimés d’anxiolytiques ou les somnifères de différentes couleurs, arcs-en-ciel de son sommeil. Les pilules, sensées lui donner l’oubli et la sérénité, construisent surtout des barreaux à son esprit et à son avenir. Plus rien n’a d’intérêt, tout lui paraît vain, même ses études de naturopathie et de kinésiologie qui l’avaient pourtant passionnée. Elle venait d’ailleurs de les terminer avec succès. Les souvenirs sont des geôliers. Sa propre image ne cesse de se dégrader. Sa sensibilité s’est éteinte. Une tristesse incontrôlable la saisit dès l’aube. Peu à peu, elle est devenue celle qui n’est pas ! Le désert n’est pas si loin, il est aux portes de la maison. Elle vit dans un magnifique “relais du silence”. Seul Rex, qui est venu se coucher à ses pieds, lui tient compagnie. 

Ce matin, Alexandra émerge lentement de son sommeil chimique et se sent comme étrangère à sa vie. Le secret a continué de la consumer, comme le renoncement et le mutisme. Le moindre désir et la moindre énergie l’ont quittée. Elle a tenté en vain de se glisser dans un moule forgé par l’idéal de sa nouvelle famille, avec en perspective une belle carrière, un beau mariage, une vie en société pour montrer sa réussite, et surtout obéir aux normes. Elle étouffe sous l’armure qu’elle s’est construite. D’après Henri Laborit, « la révolte dans un groupe ne conduisant qu’à sa propre perte ou à sa soumission, il ne reste donc que la fuite ». Mais laquelle ?

L’activité d’Alexandra chez Foresta pour effectuer un travail plus rémunérateur, poursuivre des objectifs inatteignables, et faire des heures jusqu’à épuisement pour être reconnue n’a plus de sens, ou en a trop. Elle ne sera pas assistante commerciale ad vitam æternam, pas davantage naturopathe malgré ses trois années de formation. Alexandra a besoin de se déconnecter de tout. Elle a besoin de liberté, sans être manipulée, agressée. La nécessité d’une évasion totale, définitive, tel un tsunami emporte toute raison sur son passage. Elle sait qu’elle est arrivée au bout de son histoire, et au début d’une autre, définitivement plus paisible. Une sérénité indéfinissable l’envahit. Il lui faut partir, elle n’est pas de ce monde-là. Son départ est désormais programmé. Progressivement ses angoisses s’évanouissent. Un bonheur indicible l’envahit. Elle ne s’était pas sentie aussi légère depuis longtemps... Elle aurait pu aimer le monde entier ! 

Après être passée à l’agence planifier une semaine de vacances à la surprise de tous, Alexandra éteint son portable professionnel qu’elle range dans le tiroir de son bureau avec soulagement. Elle fuit toutes les sollicitations et après avoir classé et rangé avec soin tous ses documents, elle court presque pour sortir de l’agence comme si le diable la poursuivait. Mattéo, du café des « 2G », surpris par l’heure inhabituelle de son arrivée, ne peut réprimer un mouvement d’étonnement. Un petit sourire accompagné d’un haussement d’épaules suffit à le tranquilliser. Pour la première fois, Alexandra lui demande une viennoiserie. Les larges feuilles des platanes frissonnent à la brise légère. Les floraisons dégagent une odeur boisée légèrement caramélisée. Les choucas noirs à l’œil bleu émettent leurs cris typiques de trompette. Le serveur lui apporte aussitôt sa commande avec discrétion. Elle se sent heureuse. Le croissant au goût de noisette et de beurre croustille dans sa bouche. 

Après avoir arraché un rendez-vous à Sasha qui travaille ses partiels de septembre, Alexandra presse le pas pour ne pas perdre un instant de ses caresses. À peine la porte ouverte, sa main sur sa nuque attire ses lèvres sur les siennes. Sasha l’entraine dans son lit. Elle se sent heureuse d’être désirée avec amour. Ses mains et ses lèvres font l’inventaire de toute l’anatomie de Sasha qu’elle connaît déjà par cœur, comme pour ne pas oublier. Une douce chaleur se répand dans tout son corps.

Elle entend les gémissements et les cris de Sasha qui remonte pudiquement le drap sur leurs corps. La tête sur la poitrine de Sasha, Alexandra écoute les battements assourdis de son cœur. L’amour peut être cette douceur, cette simplicité. Une joie sereine attriste soudain ses pensées. Des larmes montent et l’étouffent à chaque fois que leurs corps s’harmonisent et s’unissent. Avant Sasha, elle ne connaissait pas le plaisir, elle ne faisait que prêter son corps sans y attacher d’importance. Après avoir grignoté un encas, arrosé de leur vin préféré, Alexandra a du mal à s’arracher à sa tendresse et partir. Elle aurait aimé s’endormir dans ses bras, même qu’une fois. Sur le palier, sa trop longue étreinte intrigue Sasha. Un long soupir évoque son désarroi. Elle capte un instant son regard perplexe et interrogateur, auquel elle ne peut répondre.

Dès son retour à la maison, elle sent avec effroi l’odeur citronnée de Gauthier qui a dû venir dans sa chambre pour s’enquérir des raisons de son absence. Mais plus rien n’a désormais d’importance, demain, elle sera déjà très loin. Un petit mot déposé bien en vue sur son bureau indique que la voiture souvent empruntée à Guilhem se trouvera au bout du quai Maleville à Carry le Rouet. Après avoir vérifié qu’elle a bien le traitement prescrit par le médecin de famille, elle prend dans la cuisine un petit bocal qu’elle remplit de vodka orange bien tassée puis le glisse dans son sac Mac Douglas. Alexandra embrasse et caresse Rex pour la dernière fois. Il se met à « chouiner » doucement et s’agite anormalement. À son regard, il sait, il a compris qu’elle partait. Après avoir récupéré discrètement dans la commode du couloir les clefs de la petite Fox grise, elle s’éclipse dans le garage puis rapidement prend la direction d’Aix les Milles, accède à l’autoroute et met le cap sur Marignane. L’aéroport de Marseille Provence dépassé, elle oblique vers le massif aride et minéral de la chaîne de l’Estaque. Au sommet d’une côte, la méditerranée apparaît soudain, magnifique, brillante, dans une clarté azurée. En quelques minutes, elle est stationnée sur le parking de Carry-le-Rouet, près du sentier des douaniers. 

Nonchalamment, Alexandra s’achemine le long du port vers la terrasse du petit restaurant où Guilhem l’emmenait quelquefois, avant de partir pour l’île de la Réunion. La nostalgie de ces moments de complicité l’étreint. Après avoir commandé un plateau de fruits de mer, elle contemple l’horizon mêlant le bleu dense du ciel et le vert turquoise de l’eau. Le clapotis discret des vaguelettes contre les coques des bateaux la détend. Les drisses des voiliers à quai émettent un son doux et métallique. Elle se hâte de déguster les huîtres de Bouzigues charnues et salées, la chair ferme et savoureuse du crabe, le goût très iodé du bijut1 qu’elle décolle avec le pouce. L’heure du crépuscule approche, et il est temps pour elle de rejoindre le bord de mer. Après avoir réglé l’addition, elle regagne la voiture. Là, Alexandra écrase avec soin les petits comprimés, bleus, blancs et jaunes qu’elle verse dans le bocal de vodka orange, puis le replace avec soin dans son sac. 

Empruntant le chemin cimenté, bordé de pierres brutes pour rejoindre le sentier des douaniers, elle passe à proximité de la balise rouge et blanche typique, à l’extrémité des rochers déchiquetés. L’escalier et sa rampe de bois la conduisent vers un passage raide et rocailleux descendant entre les pins, avant de parvenir à une plage de rochers et de sable granuleux. Cette petite crique abritée lui plaît. Elle saisit son bocal de vodka orange dans son sac, l’agite doucement, avant de le boire promptement. La côte se dessine au loin, noire et bleutée en arrière-plan. Un petit bateau de pêche rentre au port sur la mer devenue argentée.

Après avoir admiré un long moment ce spectacle féérique, Alexandra entre doucement dans la mer encore tiède de la chaleur torride de cette fin d’août. Le soleil, grosse boule orange, enflamme maintenant la ligne d’horizon et dessine des reflets dorés à la surface de l’eau devenue d’un violet foncé. Le chant lancinant des cigales commence à s’éteindre.

 

Son esprit s’embrume, ses muscles n’ont plus de force. Elle titube sur les rochers glissants. Ses vêtements lestés d’eau la tirent vers les profondeurs. L’onde salée la fait tousser. Elle tente de respirer.

Toute son énergie est rassemblée pour tenter d’échapper aux flots qui l’envahissent, mais elle est comme impuissante.

Alexandra ne ressent plus rien, tout devient blanc, un grand soleil lui brûle la peau.

 

 

 

2

 

Des voix chuchotées, des silhouettes floues apparaissent. Alexandra croit reconnaître sa mère et ses grands-parents. Elle se souvient...

Charles, son grand-père, aimait l’emmener en balade sur l’Alzon, près de Saint-Germain-du-Gard. Couchée et ballottée sur sa barque provençale, le “nègo chin”, elle regardait le ciel d’un bleu profond presque violet, filtrer à travers la voûte des arbres, parfois traversé par le vol majestueux d’une buse blanche. Des flashs de lumière bleutée lui parvenaient à travers les grands arbres agités par le vent. Parfois, une sirène hurlait dans le lointain. Un arabi la piquait au bras avant de s’échapper, provoquant une vive douleur. Elle aimait ces paysages de garrigues hérissés de rochers où s’abritaient scolopendres et petits scorpions, les sentiers assombris par les platanes et les peupliers verdoyants longeant la vallée de l’Eure. La maison de ses grands-parents se situait rue du Temple, à proximité d’un calvaire en pierre de taille, à la sortie du village de Saint-Germain-du-Gard. C’était un petit paradis caché aux creux des collines gardoises, à proximité d’un étroit cours d’eau. Parfois, son grand-père lui serrait le bras très fort pour l’empêcher d’approcher trop près des flots. 

Avec Louise, sa grand-mère, elles ramassaient au printemps mousserons et girolles, pissenlits et orties. Délicieuse avec de l’huile d’olive à la truffe, la rabette avec son petit radis typique au goût de noisette était cueillie dans les terrains caillouteux où se dressaient des oliviers. Après avoir nourri les poules noires et rousses et les lapins, Alexandra l’aidait à préparer le beurre au romarin ou au basilic. Le soir, elles regardaient les étoiles dans le jardin potager que sa grand-mère entretenait avec soin, en écoutant le long hululement de la chouette hulotte. En cachette, elle tentait d’apercevoir des feux follets dans le cimetière voisin.

Son grand-père, vieux médecin de campagne, soignait les villageois et, de temps à autre, le chien ou le chat d’une vieille personne impécunieuse qui ne pouvait se rendre chez le vétérinaire. Pratiques qui ne seraient plus possibles de nos jours. Sa grand-mère, magnétiseuse, guérissait les zonas, coupait le feu, enlevait certaines douleurs et les verrues avec la chélidoine à la sève jaune. Pour la remercier, on lui offrait des poulets, des œufs, des lapins, des cèpes. Louise connaissait ce que l’on a coutume d’appeler les remèdes de grand-mère. Elle lui préparait des bains à l’amidon et à la lavande, qui lui faisaient la peau très douce. Elle lui avait appris à utiliser les plantes, à ressentir le corps subtil des animaux. Le champ magnétique qui enveloppait la personne offrait une vague douce sous la paume de la main et des bulles à l’endroit où une souffrance existait. 

Sa mère, après avoir quitté Aix suite à sa cruelle déception sentimentale, exerçait son activité d’infirmière libérale à Uzès. Alexandra la trouvait très belle malgré son regard qui avait gardé la tristesse de sa rupture d’avec son père. Il restait d’ailleurs le grand absent, auréolé d’un épais mystère. Sa mère s’était installée dans le petit appartement contigu à la maison de ses grands-parents. Alexandra conservait le souvenir de soirées familiales pleines de gaieté. Elles se comprenaient sans ajouter de mots. La maison sentait bon le plat mitonné avec amour. Sa mère lui chantait des comptines et jouait merveilleusement bien du violon, notamment l’air de « la méditation de Thaïs de Massenet ». C’était très beau, très romantique et elle l’admirait beaucoup. Certaines nuits, le son de son violon chantait encore dans sa mémoire. Les images des rires et des joies de l’enfance l’assaillaient. 

Depuis sa naissance, sa mère restait en proie à un profond chagrin. Très éprise d’idéal, elle partit pour quelques semaines en mission humanitaire en Somalie avec un ami enseignant, tendre et attentif, qui avait su habiller sa vie de douceur et d’espoir. Le temps du bonheur était suspendu mais restait porteur d’une harmonie future. Un jour éclatant de lumière, où le ciel était d’un bleu profond, presque violet, sa grand-mère, le regard empli de larmes, la serra dans ses bras à l’étouffer. Elle apprit le décès de sa mère, tuée lors d’une attaque de l’hôpital, au cours d’une guérilla urbaine. Des patients furent également tués par des milices. Instant funeste, où une aile ombreuse commença à obscurcir sa vie. Revenue dans un cercueil plombé, elle ne la revit plus jamais. Elle ne parvenait pas à appréhender la réalité de sa mort. Cette incrédulité lui était difficile à vaincre. Persistait l’impression que la porte allait s’ouvrir sur sa silhouette élancée et son sourire toujours radieux lorsqu’elle l’apercevait. C’est à cette période qu’elle fit la connaissance de son père, François Xavier de Grassy. Il avait fini par la reconnaître quelques années après son mariage avec Olivia, sa future belle-mère. C’était un homme qui en imposait par sa stature et sa position professionnelle très en vue sur Aix. Il lui était apparu très froid et distant. Il venait de temps à autre pour régler des questions administratives avec ses grands-parents et la regardait avec perplexité, comme on regarde un animal étrange dans un zoo. Ils échangeaient des paroles très convenues et sans intérêt. 

Puis, la mort accidentelle de son grand-père Charles, une nuit neigeuse de janvier, éteignit la joie de vivre de Louise. Elle la sentait de plus en plus lasse. Alexandra la surprenait le regard dans le vague, souvent assise sur le banc de pierre où elle attendait le retour de son mari, les soirs d’été. S’asseyant auprès d’elle, Alexandra lui remontait son col de manteau pour qu’elle ne prenne pas froid et l’embrassait. Un sourire triste et fugace se dessinait sur son visage pâle. Parfois, son regard brillait lorsqu’elle rentrait du lycée, son cartable en sac à dos, la tête pleine de projets, mais elle repartait trop vite dans une rêverie mélancolique. Sa silhouette s’amenuisait à vue d’œil. Elle la sentait s’éloigner doucement de la vie. Parfois, elles regardaient la petite maison aux volets désormais clos, où Alexandra vivait avec sa mère. Elle n’osait pas briser le silence, de peur de faire fuir leurs chers fantômes. Louise ne se rendait plus à ses rendez-vous hebdomadaires au cimetière. Les villageois, compatissants, lui rendaient visite, lui apportant des cèpes, des œufs, un poulet mais elle n’exerçait plus son activité de magnétiseuse ; son énergie s’était dissoute dans le chagrin. 

Alexandra ne parvenait pas à lui insuffler de la vie. L’âme de sa grand-mère s’était envolée quelques mois après, à pas de loup, un soir de pleine lune, lorsque les jasmins du jardin embaumaient l’air tiède. Son père était venu aussitôt pour mettre en place toute la logistique. Il lui était apparu plus chaleureux et attentionné. Alexandra avait revu sa grand-mère une dernière fois, toute blanche dans la pénombre de la chambre aux volets mi-clos.

La condensation perlait doucement sur son visage glacé. Le masque de cire de la mort avait figé son sourire et refermé ses yeux pétillants de vie. C’était le temps où les défunts n’étaient pas travestis en personnes ensommeillées, grâce aux soins bien vains de conservation des corps. La famille très éloignée, les amis et connaissances étaient venus pour un dernier adieu à la maison. Alexandra marchait derrière le corbillard pour la troisième fois, se sentant de plus en plus seule, malgré la présence condescendante de son père dans son manteau de cachemire. Lors de la cérémonie funèbre au temple protestant, le pasteur drapé dans sa robe noire, semblait aussi porter le deuil. Assise au premier rang, auprès de son père, les poings serrés, elle avait été étonnée de sa prédication relatant les paroles d’un indien pawnee. Il nous invitait à “laisser partir les défunts qui viendraient nous accueillir le jour venu, à notre heure”. Un sermon empreint de philosophie, de détachement et de remerciements pour ce qu’ils nous avaient apporté. Elle avait supporté courageusement les condoléances à n’en plus finir, le bruit du cercueil qui racle la dalle de béton de la tombe ouverte. 

Enfin, les bruits de moteur des voitures et les conversations s’éloignèrent. Un silence lourd et la solitude se firent pesants, tandis que sa vie se dessinait en point d’interrogation. Son père la tira par l’épaule et elle s’engouffra dans son énorme 4x4 noir. Toutes les formalités inhérentes au décès ayant été réglées, son père avait prévu d’emmener Alexandra dès le lendemain vivre auprès de lui à Aix. 

Au cœur de cette dernière nuit à Saint-Germain-du-Gard, Alexandra avait écouté en silence le cri strident et rauque de l’effraie des clochers qui avait élu domicile dans la grange. Les cloches de l’église du village, au son qu’elle trouvait curieusement trop aigu, égrenaient les heures, c‘était comme un bip qui résonnait sans fin, un réveil matin qui ne parvenait pas à la réveiller. Elle distinguait la silhouette de Louise et des chuchotements dans la maison « non pas maintenant, plus tard, je te guiderai ». 

 Après une impression d’apesanteur, elle vit défiler toute sa vie en accéléré, comme on regarde un film. Elle en visionna certaines séquences, mais pas de manière passive, en ayant conscience du ressenti de chaque personne. C’était étrange, comme l’épreuve du miroir dans certaines religions. Puis, propulsée dans un long tunnel, elle fut happée par une lumière puissante, presque irréelle. Elle eut l’impression d’être comblée et infiniment aimée, en communion totale avec les silhouettes qui se penchaient vers son visage. Envahie de compassion pour elle, ses blessures semblaient spontanément guéries. Elle perçut comme une caresse légère. Sa mère caressait ses cheveux, Louise lui tenait la main, Charles l’observait d’un regard empli d’amour. Elle était dans une oasis de paix, en fusion totale avec la lumière dont elle était issue. Ce sentiment de joie s’intensifia et le temps s’accéléra. Le regard aimant de sa mère l’enveloppait encore, sa grand-mère serrait toujours très fort sa main lorsque son bras s’étira, s’étira jusqu’à n’être plus qu’un mince fil immatériel. 

L’impression désagréable de se glisser dans une enveloppe glacée et étroite soudain la saisit. Puis tout devint noir comme une lumière qui s’éteint.

 

 

3

 

Une lumière très blanche éblouit brusquement Alexandra.  Tout est blanc autour d’elle, les murs, les silhouettes, même les draps. Elle est échouée sur un brancard sous un éclairage aveuglant. Une jolie femme de type indien caresse son avant-bras en prononçant doucement son nom, « Mademoiselle Neyrand, vous m’entendez ? Mademoiselle Neyrand ! ». Lentement, Alexandra émerge d’un long sommeil chimique, la bouche pâteuse. Un homme en blouse blanche, un stéthoscope lové autour du cou, passe la tête derrière le paravent. 

Ça va aller, elle va se réveiller doucement. Tu lui enlèves la perf et tu la transfères en psy !

Un lien transparent la relie à un flacon de perfusion. Un masque englobe son nez et sa bouche. Le bip d’un scope résonne comme un métronome. Un bracelet vert avec son nom et son prénom enserre son poignet.

Mademoiselle Neyrand, vous êtes à l’hôpital, vous auriez pu vous noyer si un couple d’amoureux ne vous avait pas sauvée des flots, l’informe la jolie brune avec un regard d’une très grande douceur. Ils vous ont vu tituber et tomber dans l’eau toute habillée. Le monsieur s’est immédiatement précipité pour vous en sortir, et éviter le pire, avant d’appeler les secours. Ils tiennent à garder l’anonymat.

Mais pourquoi ont-ils fait ça ? Je ne leur pardonnerai jamais ! jamais !

Je crois qu’il faudrait que vous parliez de vos problèmes avec quelqu’un qui vous écoute et vous aide, vous ne croyez pas ? dit-elle en enlevant le cathéter avec délicatesse.

Je n’ai besoin de rien ! J’étais bien là-haut !

Vous allez être transférée à la clinique « La Jauberte » pour une prise en charge psychologique.

Je ne veux pas y aller, je vous déteste tous !

Calmez-vous, toutes les “TS” font un passage en psychiatrie, vous ne faites donc pas exception à la règle. Il est important pour vous de verbaliser votre mal-être, dit-elle en rangeant ses effets personnels dans un sac-poubelle puis en l’aidant à s’installer dans un fauteuil roulant. 

Elle a encore des envies de meurtres lorsqu’un ambulancier arrive, prend ses affaires qu’il dépose sur ses genoux, sans un mot.

C’est la “TS” pour la psy ? demande-il en mâchonnant son chewing-gum.  

Oui, le Docteur Fayolle doit la voir à son entrée à la « Jauberte ».

Alexandra découvre qu’elle a perdu son nom, elle n’est plus qu’une “TS”, une tentative de suicide.

C’est juste à ce moment-là, qu’Olivia fait son entrée, tel Zorro, impeccablement maquillée et habillée en Sonia Rykiel. 

Qu’est-ce qui t’a encore pris ?

Le encore est de trop ! J’en avais marre de trop de choses ! Je ne veux pas être hospitalisée à la « Jauberte ».

Ne vous inquiétez pas, nous connaissons très bien le Docteur Fayolle, c’est un ami, dit la belle-mère à l’infirmière, en se voulant rassurante. J’ai pu obtenir un rendez-vous en fin d’après-midi. Le docteur saura si on doit l’hospitaliser ou non. J’accompagnerai ma belle-fille. 

Ce n’est pas raisonnable, mais si vous y tenez... Il faut tout de même que vous remplissiez cette fiche de décharge. 

Le formulaire rempli, et dûment signé, Alexandra se sent momentanément soulagée. Après avoir revêtu un jean et un tee-shirt, Olivia la conduit manu militari dans un dédale de couloirs. François-Xavier les attend dans son 4x4 noir, le moteur en marche, pour qu’on les voie le moins possible. Elles se glissent dans la froideur de la voiture climatisée. L’entrée de l’hôpital, ocre sur pilotis s’éloigne. La voiture file sur les avenues dans un lourd silence. La fontaine de la Rotonde apparaît sur un ciel bleu profond. Après quelques minutes, ils s’arrêtent enfin devant la maison familiale, rassurante cette fois. Elle descend de la voiture et Rex se roule sur ses pieds de joie. Les lavandes d’un gris bleu à l’odeur camphrée flattent son odorat et lui rappellent la maison de ses grands-parents. 

En attendant l’heure du rendez-vous avec le Docteur Fayolle, Alexandra se redessine un avenir à court terme où elle doit s’effacer, déranger le moins possible. L’affection lui manque cruellement, mais tout est normal, elle n’est pas de cette famille. Elle n’est là que parce que sa mère et ses grands-parents sont décédés. Peut-être sa présence éteint-elle aussi la culpabilité de son père vis-à-vis de sa mère. 

Olivia passe la tête par l’entrebâillement de la porte,