La Forêt - Arnaud Strübin - E-Book

La Forêt E-Book

Arnaud Strübin

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Beschreibung

Son excursion en forêt à la découverte des primates de Godonbu s'avère être une expérience d'isolement extrême qui peu à peu le rend mutique.

La Forêt narre les aventures de l'auteur en tant que jeune primatologue dans La Forêt de Godonbu. Isolé et dans des conditions de vie précaires, il doit rapidement faire face à sa désillusion et la perte de son âme d’enfant. En chute libre dans la dépression et victime de dépaysement inverse, Arnaud cherche des clés pour s’en sortir à travers l’introspection et la redécouverte de soi.

L'auteur nous livre son expérience exceptionnelle en Ouganda, où il a vécu un passage à l'âge adulte psychiquement bouleversant.


À PROPOS DE L'AUTEUR
Arnaud Strübin est un biologiste et enseignant genevois ayant effectué ses études à Neuchâtel. Passionné par les primates et sensible à leur conservation dès son plus jeune âge : il voyage à leur recherche aux quatre coins du globe, en passant par l’île de Bornéo et l’Afrique de l’Est. Lors de son master en primatologie, Arnaud part, cette fois-ci, pour l’Ouganda, à la recherche de nos plus proches cousins, les chimpanzés sauvages. Son premier récit, La Forêt, narre ses aventures en tant que jeune primatologue dans La Forêt de Godonbu. Isolé et dans des conditions de vie précaires, il doit rapidement faire face à sa désillusion et la perte de son âme d’enfant. En chute libre dans la dépression et victime de dépaysement inverse, Arnaud cherche des clés pour s’en sortir à travers l’introspection et la redécouverte de soi.

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Arnaud Strübin

La Forêt

Récit

© 2019, Arnaud Strübin

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-940444-31-1

À Gamze, ma femme.

Prologue

Une forêt, si sombre.

Je suis dans une chambre, une chambre sombre. Je suis seul.

Je suis dans une chambre sans verrou, pourtant elle est sans issue.

Cette chambre n’est pas grande, elle comporte un lit central, ou du moins quatre planches assemblées les unes aux autres pour former un cadre. Ce cadre entoure un matelas, amas de mousse jaunâtre à moitié moisie par l’humidité, et quelques draps bleus striés de rayures blanches, défaits, se concentrant au centre.

Ce lit s’affaisse, comme pour engloutir celui qui s’y couche. Deux fines planches de bois partent de sa tête et ses pieds, montent et soutiennent un cadre de bois clair. Ce cadre surplombe le sommier, menaçant. Il soutient un filet blanc qui s’étend et redescend sur le lit, et ceci, jusqu’au sol. Ce filet a pour but de repousser les prédateurs nocturnes volants, mais, parsemé de trous, il n’est que d’une utilité partielle.

Un lit, au milieu d’une chambre. Il ressemble à une boîte de laquelle on ne sort pas, il ressemble presque à une tombe, ou plutôt, à un mouroir.

Ce mouroir est déposé sur un sol froid, bétonné. Un sol bâclé et percé de fentes où vivent d’incroyables créatures. Un sol où l’on ose à peine déposer le pied. Il est la base terrifiante de cette chambre, sa dimension première. En plus d’être froid, il est gris, gris anthracite. Il me rappelle que toute chose vit et que toute chose meurt. Il représente le passage de la vie à la mort.

Des murs de bois enlacent ce sol glacé. Quatre parois, formées de planches peintes en blanc, un blanc triste. Ces planches ont été assemblées grossièrement, peintes grossièrement d’un blanc triste aujourd’hui devenu blanc sale. Sur ces murs, on trouve des déjections d’un demi-centimètre, fraîches ou séchées, inodores mais visibles, déposées par de jeunes squamates adhésifs. Ceux-ci vont et viennent inlassablement, ils font partie intégrante du décor. Dans les recoins de la chambre, la soie arachnide d’antan finit d’habiller les murs froids.

La dernière dimension de cette pièce, c’est le plafond. Un plafond blanc, étonnement mieux peint que les murs, moins sale ; un plafond sans âme. Au milieu, il enserre un fil au bout duquel pend une ampoule. Lorsqu’on active son interrupteur, elle s’allume, remplissant son unique fonction. Elle dégage une lumière entre le blanc et le jaune, une lumière qui a le don d’éclairer peu et d’aveugler en même temps. Elle donne moins de chaleur à la pièce que lorsqu’on la laisse dans l’obscurité.

Ce sont les trois dimensions de cette pièce, là où tout commence, là où tout s’arrête.

Elle paraît inaccessible, étanche et opaque, mais elle n’est rien de tout cela. Munie de nombreux pores et d’anfractuosités, cette chambre n’assume même pas son devoir premier : elle ne protège pas.

Deux éléments sont encore présents au sein de cette pièce : un bureau, placé à côté du lit, d’un bois verni et comportant une porte derrière laquelle on trouve trois petits tiroirs fonctionnels, et une armoire, si on peut appeler un panier de paille tissé à double étage une armoire.

Cette chambre sombre, cette immondice, a deux portes, une de plus qu’il ne faut. La première, comme toute porte, mène vers l’extérieur de la pièce, ici, elle mène même vers l’extérieur tout court. La deuxième mène vers une entre-pièce où rien de bon ne se passe. Une entre-pièce où n’importe qui entre et passe, les grands et petits esprits. À moitié dépotoir, à moitié bureau, cette entre-pièce est la contre-chambre mortuaire. Elle est connectée avec trois autres portes : une réserve, une chambre étrangère et l’extérieur.

Ce complexe se trouve à l’intérieur d’une maison sans escalier ni charme, quasiment laissée à l’abandon.

Cette première maison est sombre, au milieu d’une forêt sombre, entourée de sombres autres maisons. Depuis l’extérieur, elle apparaît comme délabrée mais repeinte, comme pour cacher son passé. Elle est d’un bois foncé et serre entre ses dents des volets bleus, d’un bleu plutôt gai, mais craquelé. Son toit, comme celui des autres maisons, est un toit de tôle ondulée, qui laisse pénétrer la chaleur, un toit sans intérêt ni esthétisme.

Cette chambre sombre, au sein de cette maison délabrée, au milieu de cette forêt sombre, j’y passerai six mois, enfin presque.

Chapitre I

De l’art de l’idéalisation

L’angoisse, un sentiment que je connais si bien, s’empare de moi. Mon cœur s’accélère puis se serre, ma respiration se bloque et me donne l’impression d’inspirer sans jamais expirer, mes mains tremblent et s’humidifient. Il se passe trop de choses dans ma tête pour que je puisse en analyser une seule. Ce sentiment se traduit en une fatigue psychique que je perçois comme un gros nuage noir dans mon cerveau.

– Bonjour Monsieur, qu’est-ce qui vous amène en Ouganda ? me demande gentiment l’hôtesse de l’air qui s’est assise en face de moi avant le décollage.

Par dépit, désemparé, voire honteux, je lui réponds :

– Je viens pour y étudier des chimpanzés sauvages.

– C’est vraiment incroyable, s’exclame-t-elle, cela doit être passionnant !

– Oui, oui, ça l’est, conclus-je hâtivement.

Elle commence à montrer de l’intérêt pour mon projet, mais je coupe court au sujet, je ne veux pas en parler, comme si ce que je m’apprêtais à entreprendre était mauvais. Je détourne le regard un instant, et, peu après le décollage, elle finit par vaguer à ses occupations.

Une Rwandaise de la cinquantaine, assise à côté de moi, entame la conversation. Le temps d’un instant, j’en oublie ma crise d’angoisse.

Elle me parle du génocide au Rwanda et de la manière dont le pays a su remonter la pente, économiquement et politiquement. Elle m’explique que le simple fait de parler d’ethnie, que ce soit Hutu ou Tutsi, est devenu tabou, et ceci pour le meilleur. Ainsi, les jeunes Rwandais ne parlent plus le français, la langue coloniale, mais ont opté pour l’anglais. Étonnamment, ce petit pays d’Afrique de l’Est, ayant vécu les pires atrocités du colonialisme et du racisme, s’est développé bien plus rapidement que son voisin ougandais.

Nous discutons longuement, ce sujet m’intéresse. Une nouvelle fois, lorsque cette dame en vient à me demander ce que je viens faire en Ouganda, je réponds sans m’étaler, avec la boule au ventre. La discussion se termine et ma voisine s’endort. Impossible pour moi de faire de même, mon angoisse revient de plus belle. Elle ne provient en rien du voyage en avion que je ne crains pas, mourir ici ou ailleurs, me dis-je, elle vient de tout autre part, d’une essence bien plus profonde.

Le lendemain, je débarque à l’aéroport d’Entebbe, au bord du lac Victoria, où Paul vient me chercher. Paul est le chauffeur attitré du centre de recherche dans lequel je me rends.

Je suis fatigué et angoissé, mais Paul m’apporte un bon réconfort. Son sourire est vrai et son visage doux ; je m’entends tout de suite avec lui.

Il me conduit de nuit à Kampala, capitale de l’Ouganda. Sur la route, malgré ma fatigue et ma sérieuse envie d’uriner, je vois quelques scènes de vie nocturne.

Arriver dans un pays si lointain de nuit est particulier : on ne voit que ce que les faisceaux lumineux de la voiture veulent bien nous offrir. La route que nous empruntons est bétonnée mais craquelée. Les voitures que nous croisons ont un certain charme mais paraissent d’un autre temps, surtout ces vieux bus Volkswagen peints de couleurs et sur lesquels on peut lire : God is Good, Jesus is Love, Bismillah, The Lord Protects You ou autres slogans religieux.

La route ne fait pas partie du décor et semble tracée par un autre peuple au milieu de ces scènes rurales. Elle traverse une terre rouge, sablonneuse et poussiéreuse. Il n’y a pas de lampadaire et la nuit est noire. Pourtant, on peut discerner à travers l’obscurité des silhouettes par centaines ; des hommes et des femmes qui marchent au bord de la route, qui arpentent les villages, comme des ombres. On les voit au milieu de la fumée vendre des brochettes, éclairés seulement par le feu. Ce sont de belles ombres, pleines de vie, qui me découvrent leurs dents blanches qui scintillent dans la nuit. Je discute avec Paul, c’est un gentilhomme. Il me conduit dans une auberge de Kampala, le Gros Chat, soi-disant la meilleure de la ville.

– Bonne nuit et à demain, me dit-il avant de s’en aller.

L’angoisse monte à nouveau, appliquant une pression douloureuse sur mon plexus, une douleur et un mal-être incontrôlables. Je suis seul. Je monte mes valises à l’étage de cette auberge poussiéreuse, où il fait une chaleur à crever. Je découvre le dortoir dans lequel je vais passer la nuit. J’ai l’habitude de dormir en dortoir, surtout après mes voyages en sac à dos, mais celui-ci ne me convient pas. J’ai le sentiment que je suis un peu vieux pour dormir dans la même chambre que des étrangers ; pourtant, je n’ai que vingt-trois ans.

J’ai emporté deux grosses valises et une mallette de matériel d’enregistrement et j’ai un peu peur de tout me faire voler. Je sors un moment, fume cigarette sur cigarette et écris un message à ma copine, Mei : « je suis bien arrivé, tout va bien, tu me manques déjà. Bisous », ou quelque chose du genre. Finalement, je monte et j’essaie de dormir.

La nuit est courte, le matin arrive plus vite que prévu. L’angoisse est toujours présente et elle m’accompagne comme un parasite psychique dont je ne peux me débarrasser.

Je prends le petit déjeuner au rez-de-chaussée et j’essaie de sociabiliser avec les Occidentaux que je repère. Ils sont ici, pour la plupart, en tant qu’enseignants provisoires d’anglais dans des villages reculés du pays. Ils sont des Américains en recherche d’expériences extraordinaires. Ils ont le regard vif, l’air heureux mais surtout naïf. Je n’aime pas ce que je ressens. On m’a vendu cette auberge comme la meilleure du pays et je la trouve médiocre. J’avale une omelette, prends une douche qui fait monter mon moral de zéro à deux, sur une échelle de cent, puis je regarde l’horloge sur l’écran de mon natel. Il est bientôt l’heure de partir.

La réceptionniste déboule.

– Monsieur, votre amie est là !

– Cela m’étonnerait vu que je n’ai pas d’amis ici. Parlez-vous de Paul, mon chauffeur ?

– Non, de votre amie. C’est une fille.

Je vois arriver une jeune femme aux longs cheveux bruns, aux yeux de biche et au visage parsemé de charmantes taches de rousseur.

– Arnaud ! me dit-elle avec grand enthousiasme.

– Euh, salut, est-ce qu’on se connaît ?

– Oui, je suis Sanders, on s’est parlé par mail ! Tu te souviens ?

– Ah Sanders ! Oui, je me souviens. Désolé, je t’avais imaginé autrement. Je pensais que tu étais une blonde de la cinquantaine après avoir tapé ton nom sur le net.

Je devais effectivement retrouver Sanders pour faire le trajet jusqu’au centre de recherche mais je l’avais complètement oubliée. Ainsi, j’ai une amie, je ne suis plus complètement seul dans cette aventure. Nous attendons Paul un instant, c’est-à-dire une heure en échelle de temps africain, puis nous prenons la route.

Je vois ainsi Kampala de jour, il fait beau mais la chaleur est assommante. Je commence à désangoisser et à me réjouir de ce qu’il va advenir. J’imagine ce centre de recherche, cette forêt, comme quelque chose de magique et sortie tout droit d’un roman de Rudyard Kipling. Mais je me rends vite compte qu’en Afrique, tout prend du temps, énormément de temps, surtout pour un Suisse qui, comme tout Suisse, aime les horloges bien réglées.

Nous commençons par nous arrêter faire des courses et retirer quelques shillings ougandais, qui nous seraient certainement utiles à l’avenir.

Il est lent et difficile de sortir de la capitale chaotique qu’est Kampala. Nous sommes à l’arrêt, au milieu du trafic et de la pollution et rien ne bouge. Les seuls véhicules qui peuvent avancer sont les boda boda, les motos taxis. Ils roulent entre les voitures et forcent les priorités. Les touristes montent sur ces motos, sans casques ni garantie d’arriver à destination en vie. Je suffoque, la voiture avance de quelques mètres par demi-heure, les gens défilent de tous les côtés, l’angoisse remonte, mais je la supporte. J’imagine et j’idéalise toujours ce centre de recherche au milieu de la forêt, havre de paix et de tranquillité, rempli d’animaux sauvages magnifiques, berceau de l’humanité. Le temps passe et je prends mon mal en patience, puis, d’un coup, nous sortons du trafic et de la capitale. Ça y est !

Nous nous dirigeons en direction du nord. Sur la route, les maisons se font plus rares, le paysage est beau, j’aperçois de belles collines, entourées de jungle, puis le pays se fait plus plat et laisse place à de grandes steppes sur lesquelles de petits arbres et une multitude d’herbes poussent paisiblement. Nous traversons de belles rivières, le trafic est léger, la route est bonne, on se croirait presque en safari dans les savanes tanzaniennes. Les heures passent, se ressemblent et je tombe de sommeil, tout comme mon acolyte, tandis que Paul nous conduit doucement mais sûrement à notre destination.

La soif me sort de mon sommeil ; quelle chaleur étouffante !

Nous sommes toujours dans la voiture, toujours pas arrivés. Les villages se succèdent et la route laisse bientôt place à un chemin de terre rouge presque impraticable. La terre est sèche, comme la saison, les craquelures qu’elle forme rendent le chemin en voiture long et douloureux. Nous nous éloignons de toute civilisation et je le sais. Les méandres de la route ne s’arrêtent pas, cela fait cinq heures que nous roulons, nous y sommes presque. Chaque bosse du terrain se fait sentir dans mon dos, nous avançons lentement, à peine à trente kilomètres à l’heure. Je commence à avoir la nausée, à force que mon estomac tangue.

Sur un terrain vague se dressent quatre poteaux, signe que le sport du ballon rond a des adeptes jusqu’ici, puis un village où les maisons bétonnées font place à des huttes de boue séchée et de toit de chaume, petites mais charmantes. Je vois des chèvres, des porcs noirs et de maigres poulets se balader entre les huttes. Des gens apparaissent, de tous âges, des vieilles dames à l’air centenaire, des femmes portant du bois en fagots de plusieurs dizaines de kilos ou des régimes entiers de bananes sur la tête. Des enfants courent après la voiture en hurlant muzungu, cequi signifie Blanc en Swahili, alors on rit, au début.

Ce qui me perturbe dans ces villages sont les jeunes adultes et autres adolescents qui ont l’air désœuvré. Les plus vieux boivent du matin au soir et les autres se baladent de bout en bout du village, avec leur maillot préféré, en espérant devenir un jour une star du football ou un acteur hollywoodien. Mes sentiments se mélangent alors que nous traversons ces villages coupés du monde, je ressens beaucoup de choses : beaucoup de joie et beaucoup de misère.

Les regards de différents pays occidentaux se confrontent alors quand il s’agit de parler de ce que l’on voit et de ce que l’on comprend, j’apprends vite qu’il vaut mieux garder mon avis ou ma sensibilité pour moi.

La route continue, les champs de sucre de cannes s’étalent à perte de vue, donnant un charme sublime à cette région. Les collines sont vertes et les arbres fruitiers, mon esprit s’apaise, j’aime être en pleine nature, loin du stress du monde occidental.

Un beau calao plane devant nous et j’observe avec émerveillement le vol saccadé de cet oiseau au bec coloré. Ses ailes, lors du vol, font un bruit étonnant, celui d’un frisbee lancé à toute allure. Comment l’évolution naturelle a-t-elle pu sélectionner un mode de vol si bruyant ? Cela ne fait aucun sens, on l’entend à dix kilomètres, le machin. Je me dis que ce calao n’a peut-être pas de prédateurs et que le bruit de son vol est utile pour indiquer sa présence à ses congénères.

Nous arrivons à la lisière d’une forêt, une barrière nous bloque la route. Un homme vêtu de lambeaux, sorti de nulle part, vient alors nous l’ouvrir. Nous y sommes. Voici l’entrée de la forêt de Godonbu, un centre de recherche et de conservation mondialement renommé.

La grande avenue de la Royal Miles s’ouvre à nous, appelée ainsi pour avoir charmé le roi lui-même, à l’époque, ou encore en rapport avec celle d’Édimbourg, ou peut-être pour une autre raison sans intérêt. C’est un long chemin de terre rouge, brunâtre qui s’enfonce profondément dans la forêt. Une forêt vert foncé, luxuriante, magnifique, qui a l’air intouchée, immaculée, au-delà de mes rêves les plus beaux. Je suis enthousiaste ! Je l’ai fait, je suis venu, après toutes ces années d’études et d’attente. Après tous ces examens et tous ces rêves, j’y arrive enfin, que demander de mieux ?

Un bon quart d’heure plus tard, la forêt s’ouvre à nouveau sur une lisière, le chemin tourne à gauche et nous débouchons sur une grande place verte formant un œil de cinquante mètres de diamètre au milieu d’une jungle infinie. C’est la fin de la route. C’est ici que tout commence, c’est ici que tout s’arrête.

Chapitre II

Une arrivée fortuite

La voiture s’arrête, le centre de recherche de Godonbu me paraît immense, bien plus grand que ce que j’avais imaginé, je me rends compte à quel point je me suis peu renseigné sur le lieu où je m’apprête à passer six mois de ma vie. Sanders et moi descendons de la voiture et Paul nous aide à sortir les valises Il dit rapidement bonjour à tout le monde et s’en va. Il est parti, mon seul ami masculin est parti, Paul s’en est allé, il me reste Sanders.

– Bienvenue ! s’écrie une femme dont le visage m’est familier.

– Merci, comment vas-tu ? dis-je en la reconnaissant.

C’est Almond, une chercheuse que j’ai rencontrée auparavant à Neuchâtel et qui travaille pour le même département que moi.

– Ça va, j’espère que vous avez fait bon voyage ! nous dit-elle d’un air sympathique.

Elle me montre ma chambre puis propose celle d’à côté à Sanders, faisant de nous des voisins de palier.

J’ai à peine le temps d’entrer dans ma chambre, qu’un autre chercheur trentenaire m’interpelle. C’est Tristan, que je connais aussi de Neuchâtel.

– Salut. Bon, écoute… ma copine et moi, on est dans la chambre d’à côté. Tu ne pourrais pas prendre une autre chambre, histoire de laisser une pièce d’espace entre nous trois ?

– Euh, salut, dis-je un peu désemparé. Toutes les chambres sont occupées et celle-ci est celle que l’on m’a attribuée, alors je compte bien la garder. Est-ce un réel problème ?

– Non, non… répond-t-il d’un air aigri.

Enfin tranquille, j’entre dans ma chambre et je dépose mes nombreux bagages. Une nouvelle vie commence. Je vais pouvoir consacrer les six prochains mois à faire mes propres recherches, quel bonheur ! Cette expérience est la récompense de tant d’années d’études, l’accomplissement de mon but premier : faire de la primatologie. Et maintenant ?

Je suis content de découvrir que je ne dors pas sous une tente ou dans un hamac, mais dans une maison en dur avec une chambre privée, ce qui est un luxe dans le monde de la recherche de terrain. Almond continue de nous faire découvrir le campement et ses différentes maisons. Il y en a trois. Celle qui jouxte la nôtre s’appelle Waiso et la dernière est nommée Sonbira. Ces noms représentent deux groupes de chimpanzés différents de la forêt de Godonbu. Ainsi, les chercheurs sont logés dans la maison correspondante à leur groupe d’étude. Je trouve cette scission étrange. Pour ma part, je suis classé dans la seule maison qui ne porte pas de nom, comme s’il n’y avait pas vraiment de place pour moi ici.

Almond nous montre ensuite son laboratoire, sa propriété, où il est interdit de rentrer, c’est son territoire. Elle continue avec la buanderie : une pièce remplie d’habits et de bacs à linge. Elle nous explique que des femmes nous feront la lessive, mais que nous devrons, par respect, laver nos propres sous-vêtements. Elle plaisante en nous expliquant que la plupart des habits dans cette pièce appartiennent à des chercheurs qui n’habitent plus ici depuis des lustres. Vient ensuite le tour des toilettes : deux cabanes au fond du jardin, chacune munie d’un trou de cinquante mètres de profondeur où on peut se soulager.

Au fond de la cour, nous découvrons une hutte ouverte dans laquelle il y a des canapés, un coin sympa pour se relaxer, elle se nomme la banda.

Almond a gardé le meilleur pour la fin : la cuisine.

Cette dernière bâtisse comporte deux pièces principales séparées par un mur. Il n’y a pas de porte pour passer d’un côté à l’autre.

La première pièce, c’est la cuisine des « chercheurs ». Fermée par une porte grillagée qui empêche les potentiels intrus simiesques d’y entrer, on y trouve une grande table en bois, une petite gazinière, une armoire de provisions et une sorte de filtre à eau. En réalité, j’apprends vite que cette cuisine n’est pas celle des chercheurs, c’est la cuisine des Blancs. De fait, l’autre pièce est la cuisine des Noirs.

Dans un centre de recherche renommé, on pourrait penser rencontrer des scientifiques ouverts d’esprit et prônant la mixité, mais on découvre vite, par dépit, la scission raciale. Je me renseigne :

– Almond, comment se fait-il que les Blancs et les Noirs mangent dans des cuisines séparées ?

– Je ne le sais toujours pas. Au début, on m’a expliqué que les chercheurs ne se mélangeaient pas aux autres car ils n’avaient pas les mêmes sujets de conversations ni les mêmes intérêts. Ce qui, en soi, était déjà une forme de ségrégation intellectuelle.

– Et ensuite ?

– Ensuite, j’ai compris que les Noirs ne voulaient pas se mélanger avec les Blancs. Tu rencontreras certains étudiants de master ougandais ici et tu verras qu’eux-mêmes mangent dans la cuisine des Noirs, continue-t-elle.

– Mais, c’est désolant ! Avez-vous déjà essayé de faire cuisine commune ?

– Oui, on leur a déjà demandé, mais ils refusent. Ils nous ont répondu que les Blancs, les muzungu, mangent trop tôt. Ils nous font aussi croire qu’on ne mange pas la même chose, ce qui est faux.

– C’est vraiment dommage, mais si c’est la règle… je réponds un peu perplexe.

– Tu verras, Arnaud, ce n’est pas la seule règle étrange ici, conclut-elle.

Elle m’explique ensuite qu’il n’y a pas de réelle interdiction d’aller manger dans l’une ou l’autre des cuisines mais que la pression sociale fait en sorte que personne ne viole ce faux-interdit. Cette séparation concerne d’ailleurs aussi les courses. C’est tellement archaïque ! Je me demande dans quel monde j’ai atterri.

Dès le premier jour, j’ai compris que quelque chose ne tournait pas rond ici, sans savoir encore tout à fait comment le qualifier.

Le souper arrive. Évidemment, Sanders et moi sommes les coqueluches du soir : tous les regards sont tournés vers nous.

Nous sommes une dizaine à table et je me sens l’intrus d’une hiérarchie préétablie.

Je reconnais deux hommes de la trentaine. Le premier, Tristan, est de taille moyenne, brun et a une tête de faux gentil. C’est lui qui a voulu me virer de ma chambre alors que je n’avais pas encore déposé mes valises. Le deuxième, Peter, est grand et blond, comme perché sur sa branche. Lui aussi est un chercheur de Neuchâtel.

Les autres personnes à table sont toutes des femmes. Il y a Almond, que j’apprécie, Delia, une jeune brune aux cheveux longs et à l’air sociable, Éliane, une petite femme à lunettes qui n’a pas l’air commode et Christelle, une blonde au teint livide qui me paraît bien introvertie. C’est une belle brochette de chercheurs !

J’entends alors des ricanements.

– Alors, Arnaud, tu as une copine ? me demande Tristan.

– Oui, pourquoi donc ? je lui réponds un peu gêné.

Le rire est général.

– Non, pour rien, termine Tristan l’air moqueur.

Je comprendrai plus tard que j’étais attendu par Delia comme le Messie et qu’elle s’était déjà imaginé se marier avec moi et avoir beaucoup d’enfants… c’était raté !

Les gens dégagent de drôles d’ondes ici. Je n’aime pas beaucoup cela.

Au menu, il y a du riz et des beans, haricots cuits à l’anglaise, héritage des colons. Je ne suis pas un grand adepte, mais ce n’est pas mauvais pour autant. Je ne me rends pas encore compte que ce sera la seule chose que j’avalerai pendant les six prochains mois.

Dehors, il fait nuit, l’ampoule qui éclaire la cuisine est faible, les visages des autres me paraissent troubles et déjà, je me sens mis à l’écart, seul au monde. L’ambiance est tendue, Sanders et moi sommes épuisés. Nous sortons de table. Je dois utiliser une lampe frontale pour y voir quelque chose et effectuer le court chemin qui sépare la cuisine de ma chambre.

Une femme sort de l’ombre et me tend le bras, faute d’avoir la main sèche, pour se présenter à moi : c’est Cora. Je ne sais pas encore si elle travaille ici dans la maintenance ou comme chercheuse, mais elle a l’air agréable, bien que j’aie du mal à percevoir son visage. Elle s’éloigne dans l’ombre puis elle disparaît.

Il n’y a pas de lavabo ici, pas d’eau courante non plus. On acquiert vite un petit rituel avec Sanders, celui de se brosser les dents ensemble sur le porche de la maison.

Elle est mon amie ici, elle découvre ce lieu en même temps que moi, c’est rassurant. Je me couche, seul. Ma première nuit se passe sans encombre, la fatigue du voyage m’a assommé.

Chapitre III

Quarantaine

Le lendemain, on m’assigne un coin dans l’armoire de la cuisine, un espace personnel où mettre ma nourriture. Faute de place, je partage ce coin avec Sanders.

Il fait beau et chaud et je découvre le centre de Godonbu l’esprit reposé. Ce matin, Sanders et moi avons rendez-vous avec Cora. Elle doit nous parler des maladies tropicales. J’apprends ainsi qu’elle est en fait la vétérinaire du camp. Nous nous asseyons sous la banda.

« Nous sommes en présence d’une forêt tropicale africaine qui comporte de nombreux dangers. Si vous ne faites pas attention, vous allez mourir. Si vous négligez votre hygiène, vous pouvez attraper des vers comme des ascaris, qui s’accumuleront dans votre estomac et vous causeront des maux de ventre, souvent accompagnés de diarrhée. Dans cette région tropicale, il y a aussi énormément de moustiques infectés par la malaria. Vous devrez prendre tous les jours des médicaments en prophylaxie, sans quoi vous serez infectés et vous aurez alors d’énormes montées de fièvre, dont vous pourriez mourir. Il est aussi possible d’attraper des vers qui vous poussent dans les orteils et vous mangent la chair avant d’en ressortir ou encore qu’une mouche à mangue vous ponde directement sous la peau et vous laisse ses rejetons. La partie douloureuse sera alors d’essayer de déloger les vers enfoncés sous la plaie. Il y a de nombreux virus, des bactéries et d’autres protozoaires que vous pouvez ingérer à travers l’air ou l’eau, alors faites bien attention à toujours filtrer ou bouillir celle-ci, sinon, vous allez mourir. Heureusement, cela fait quelques années que nous n’avons pas eu d’épidémie d’Ebola dans la région, soyez rassurés. Voilà j’ai terminé, j’espère que tout ira bien pour vous en forêt et que vous ne mourrez pas ».

Cora est sympa mais, malgré nos connaissances en biologie, elle a réussi à nous faire peur avec son discours sur toutes ces maladies. J’espère profondément ne pas en attraper une durant mon séjour. Heureusement, avec une mère pharmacienne, j’ai une multitude de médicaments sur moi. Pas le choix, je suis obligé d’ingérer de la malarone, tablette contre la malaria (paludisme), chaque matin. Apparemment, ce médicament ne donne pas d’effet secondaire comparé au laryam qui peut rendre tellement dépressif que certains en deviennent suicidaires. Les autres chercheurs prennent de la doxycycline, c’est un antibiotique qui donne de sérieux maux intestinaux ainsi que d’autres légers effets secondaires, tels qu’une sensibilité exacerbée à la lumière.

Le meeting se termine, j’ai apprécié ma deuxième rencontre avec cette jeune ougandaise qui n’a pas l’air de se laisser impressionner par qui que ce soit.

Par la suite, je rencontre George, le manager du centre et Ruby, le chef des assistants de terrain. Ces deux Ougandais sont la version africaine de Laurel et Hardy : George est long et fin, il a le regard dur mais je ressens une pointe d’humour en lui, tandis que Ruby est court et large ; on dirait un nounours moustachu. Les deux ont le crâne rasé, une pratique courante dans la région, même chez les femmes.

Ils m’expliquent que je suis en quarantaine et que je dois attendre cinq jours avant de pouvoir faire mon premier pas en forêt. Quelle angoisse ! Moi qui suis si impatient de traquer les chimpanzés sauvages et de nouer un lien avec notre plus proche cousin. Tant pis, je n’ai pas le choix, c’est la règle. Ces cinq jours de quarantaine préviennent la transmission de maladies occidentales des Hommes aux chimpanzés. Je songe alors que cette espèce doit être bien plus immunisée que nous, mais apparemment pas à la grippe.

Cette quarantaine est ma première frustration. Je suis venu jusqu’ici, j’ai tout quitté et je suis à présent bloqué cinq jours à me tourner les pouces.

Je décide de prendre mon appareil photo pour faire quelques clichés de la nature aux alentours du centre. Je suis impressionné par le nombre d’espèces que je rencontre à deux pas de ma chambre : des papillons aux multiples couleurs, des arbres immenses dont je ne connais pas les noms ainsi que mes premiers singes.

Ce sont des singes bleus, ils sont super. Ils vivent en groupe et se déplacent en sautant de branche en branche. Il y a des adultes mais aussi des jeunes accrochés au ventre de leur mère. L’un d’entre eux grimpe sur le bâtiment dans lequel se trouvent les douches. Il monte à présent sur un des conteneurs d’eau et il vient y boire en utilisant sa main comme récipient. Je remarque qu’il est sur ses gardes. De temps à autre, il lance un cri d’alarme à ses congénères pour leur indiquer ma présence.

Je continue mon expédition autour du centre et je tombe sur des colobes noirs et blancs. Ces singes ont un air de vieillard sérieux, une forme de visage hilarante, en triangle, et de longs poils blancs sur les flancs, ainsi qu’une longue queue blanche qui se termine en touffe. Je suis ravi. Ils sautent à leur tour d’un arbre à l’autre puis descendent au sol en expédition commando pour aller grignoter de l’argile sur les briques des murs des douches. Ils me regardent alors avec dépit et désintérêt, le visage rouge de terre.

Je découvre ensuite un groupe de babouins olive qui s’approche étonnamment près de moi, trop près. Ils sont une vingtaine et se baladent entre les chercheurs comme si de rien n’était, oubliant complètement leur instinct de survie. Les jeunes sont joueurs, adorables et inoffensifs, les femelles font la cour en déhanchant leur postérieur rouge et enflé, quelque peu répugnant, les mâles, quant à eux, sont vraiment intimidants. Ils ressemblent à de gros chiens avec des canines d’une dizaine de centimètres de long et ils semblent avoir une force surhumaine. L’un d’entre eux a été surnommé Asshole par Almond. Il doit ce glorieux nom à son dangereux caractère. Il aime s’asseoir en travers de notre chemin sans daigner en bouger, pour que ce soit à nous de dévier de notre trajectoire ou de faire demi-tour.

Je découvre qu’ici, le singe n’a pas peur de l’Homme mais que l’Homme a peur du singe. Effectivement, Asshole se montre plutôt menaçant avec certaines chercheuses et il essaye parfois même de les agripper.

Quand il se met au travers de ma route, je ne sais comment réagir et je fais demi-tour en essayant de rester calme. Ruby rigole de l’autre côté du centre et il me conseille alors de ne pas lui montrer que j’ai peur. C’est facile à dire quand un immense chien de cinquante kilos se met en travers de ton chemin. Apparemment, si je lui montre que j’ai peur, il va se sentir en confiance et il va devenir de plus en plus menaçant. Cela me rappelle les conflits de pouvoir entre adolescents en montée de testostérone dans la cour de l’école secondaire. Je dois montrer à Asshole qui est le maître et je dois le faire fuir. Mais les babouins font la loi ici et les chercheurs essayent de ne pas trop les déranger, ils ne sont pas chez eux.

Je découvre ensuite de magnifiques singes à queue rouge, ils ont une étonnante tache blanche sur le nez qui donne l’impression qu’ils portent un masque. Ce sont des espèces rares, j’ai beaucoup de plaisir à les observer sauter de branche en branche, ils sont bien plus à l’aise dans les arbres que sur le sol. Mais, où sont les chimpanzés ? C’est bien l’espèce que je suis venu étudier ! Le reste, c’est bien joli, mais j’attends le plat de résistance et je m’impatiente.

J’apprends qu’il y a deux communautés de chimpanzés étudiées dans cette forêt, parmi les dizaines qui sont restées sauvages.

La première s’appelle Sonbira : elle est très habituée à l’Homme et ne le craint pas mais elle est toujours considérée comme sauvage car elle est indépendante en termes d’alimentation et de reproduction. Elle ignore l’Homme et peut se rapprocher de lui parfois jusqu’à seulement quelques mètres de distance.

La deuxième communauté de Godonbu s’appelle Waiso. Elle est en cours d’habituation depuis quelques années et elle est donc très difficile à approcher car effrayée par la présence humaine.

Le territoire de Sonbira est une zone de quelques kilomètres carrés qui entoure le centre, ce qui est pratique pour les chercheurs qui l’étudient. La communauté Waiso, quant à elle, vit dans une région plus éloignée du centre, au milieu de l’immense forêt de Godonbu. C’est cette communauté que je m’apprête à étudier.

Ma session photo terminée, je m’ennuie à nouveau et je me retrouve seul au centre.

J’attends que les autres chercheurs rentrent de la forêt. C’est Delia qui rentre la première et elle prend un instant pour discuter avec moi. Elle est vraiment sympa, c’est une Belge de vingt-trois ans qui a déjà pas mal voyagé et c’est aussi sa première expérience de terrain. Elle me parle des ragots du camp, je crois qu’elle aime ça : les ragots. En buvant le thé, j’entends parler d’Eva, qui a l’air d’être une originale, puis de Cora, qui s’avère être la copine de Peter. Jamais je n’aurais pu imaginer ce couple : elle est si extravertie et lui si introverti ! Il faut croire que les opposés s’attirent. Les prochains à surgir dans la discussion sont Tristan et Christelle. Eux aussi forment un couple, mais celui-ci m’étonne moins, vu l’aura néfaste qu’ils dégagent. Je comprends qu’il faut que je m’intéresse à ces histoires pour m’intégrer un peu, je fais donc un effort. Quelques minutes plus tard, une femme blonde munie de longues dreadlocks enroulés sur la tête, formant un chapeau, sort de la forêt. C’est Eva, elle est souriante mais elle dégage une souffrance enfouie.

Tout le monde rentre et je les envie. Quelle chance ils ont d’avoir passé la journée à suivre des chimpanzés sauvages, pendant que je suis resté bloqué ici. Cette attente me rend fou.

Au repas du soir : riz et beans. Les discussions tournent autour des news de la jungle. Je n’y comprends rien, car je ne connais pas les noms des chimpanzés. Les clignotements de l’ampoule de la cuisine se font de plus en plus faibles, laissant les visages dans l’ombre et me plongeant dans ma solitude. À cela s’ajoute la pratique de l’anglais, qui me demande beaucoup d’énergie. J’ai l’impression que personne ne pense à me demander comment je me sens. À table, la courtoisie est inexistante. Tout le monde se sert et commence à manger avant même que les autres ne soient servis, c’est chacun pour soi. Je réalise que ces individus n’ont jamais demandé à vivre en petite communauté : ils doivent faire avec.

Il est vingt heures et il fait déjà nuit noire. J’allume ma lampe torche et je rejoins ma chambre. Allongé dans mon lit, j’entends au loin des hurlements répétitifs, effrayants, qui semblent provenir des entrailles de la forêt. Je ne sais quel être produit un tel son mais cela doit être une bête féroce.

Le problème de cette quarantaine : c’est que je suis seul. Sanders est déjà bien occupée comme assistante dans le laboratoire du centre. Son travail consiste à analyser des échantillons d’urines et de fèces provenant des chimpanzés et de déterminer leur état de santé, en vérifiant qu’ils ne soient pas infectés par des parasites intestinaux comme les ténias ou les ascaris.

Il me reste encore quatre jours à tuer avant de pouvoir fouler le sol de cette fichue forêt.

Les jours défilent et se ressemblent, je m’ennuie encore. Je pense à mon projet, je teste mon matériel et je fais des recherches littéraires. Je suis ici pour enregistrer des cris de chimpanzés grâce à un enregistreur et un micro. Le cri qui m’intéresse en particulier s’appelle le pant-hoot ou cri haletant. Pour l’instant je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemble ce cri. Je ne l’ai jamais entendu et je n’ai d’ailleurs entendu aucun chimpanzé depuis mon arrivée.

Finalement, après cinq jours, la quarantaine prend fin. Je suis impatient du lendemain. George m’a prévenu que j’allais commencer par aller dans la communauté la plus proche, celle de Sonbira. Je commence à prendre le rythme nonchalant à l’africaine, cette quarantaine m’a au moins permis de mettre mon projet un peu plus au clair et d’avoir pu tester mon micro sur certains primates. À défaut de pouvoir observer les chimpanzés, j’ai pu observer les chercheurs et je commence à saisir leurs personnalités. Deux chercheuses en particulier, Éliane et Christelle, me paraissent vraiment déprimées et aigries. Je ne les vois jamais sourire et elles ne rient à aucune de mes blagues. Une grande scission semble être présente au sein de ce groupe mais Sanders et moi ne comprenons pas les raisons de celle-ci.

J’envoie quelques messages à ma copine, mais elle paraît tendue et malheureuse de mon départ. Cette tension l’habite depuis six mois, quand je lui ai annoncé mon départ. Pourtant un semestre, ça passera vite ! Qu’est-ce qu’il lui prend ? C’est vrai que nous avons une relation plutôt passionnelle et que nous avons l’habitude de nous voir tous les jours. Pourtant je suis confiant, notre relation tiendra, enfin du moins de mon côté.