La gosse du Gouf - MARTIN LONG - E-Book

La gosse du Gouf E-Book

MARTIN LONG

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Beschreibung

Journaliste déchu à Sud Ouest, Stéphane est relaxé dans une sordide affaire de meurtre pour laquelle il a toujours clamé son innocence.
À sa sortie de prison, il quitte Bordeaux pour rejoindre Capbreton, où il se met au taï-chi et tente de reprendre le cours normal de son existence.
En s’exilant sur la côte sauvage, Stéphane pensait bien échapper à l’individu retors qui, depuis longtemps, tente de lui imputer ses crimes. Mais c’était sans compter la ténacité et les contacts de ce manipulateur, qui le retrouve, et lui confie par lettre anonyme la liste de ses méfaits à venir. Une provocation qui n’a qu’un but : le piéger une fois encore...
Une question latente demeure cependant, tant chez les gendarmes que dans sa famille : Stéphane est-il réellement la victime, comme il le prétend… ou le bourreau ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


MARTIN LONG, écrivain franco-britannique installé à Capbreton, est un auteur polyvalent dont les œuvres englobent une grande diversité de genres littéraires : polars, livres de jeunesse, des récits de science-fiction et des collections de nouvelles.
Parlant chinois, il se rend régulièrement en Chine. C’est ainsi qu’il a produit la série « L’Inspecteur Tian Haifeng », un policier atypique qui amène le lecteur à la rencontre d’une Chine méconnue, loin des clichés et des idées reçues.
En puisant dans sa connaissance de Capbreton, tant de son ambiance que de sa population, MARTIN LONG a trouvé un cadre riche pour son dernier polar intitulé La gosse du Gouf.

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Ähnliche


 

Martin Long

 

 

 

La gosse du Gouf

 

 

Roman

 

 

 

 

 

 

Éditions Terres de l’Ouest ©

Tous droits réservé[email protected]

ISBN papier : 978-2-494231-25-2

ISBN numérique : 978-2-494231-28-3

 

 

 

 

Crédits photographiques : ©Martin Long pour la photo du Gouf de Capbreton - création graphique : Terres de l’Ouest Éditions.

 

Prologue

Le tranchant de la pelle s’enfonça dans la terre molle de la clairière sans aucune résistance. Le sol, bien que couvert d’une couche de feuilles mortes, était meuble comme s’il venait d’être retourné. Une semaine plus tôt, dans son jardin à une heure de route de là, Stéphane Laval avait payé cher chaque coup de pioche. Sa tentative de créer une mare pour accueillir crapauds et libellules dans une zone pavillonnaire construite sur des gravas s’était soldée par un manche cassé, de grosses ampoules sur ses paumes, des douleurs atroces dans son épaule droite et un lumbago qui l’avait terrassé pendant quatre jours.

Équipé de sa lampe frontale qu’il utilisait autrefois la nuit pour recenser les amphibiens, il planta sa pelle dans la terre détrempée, sectionnant au passage un ver de terre qui continua à se tortiller sous le faisceau blanc. L’image macabre d’une danseuse de salsa coupée en deux, mais poursuivant coûte que coûte sa performance sous la lumière d’un spot le traversa, et il fut troublé par l’idée qu’une vision aussi tordue puisse surgir de son inconscient. Il pensa avoir basculé dans la confusion. Il fallait s’y attendre ; sa vie avait dérapé, et il en payait le prix.

Il n’était pas le seul à l’avoir compris. Celui qui l’avait contraint à sortir de chez lui en pleine nuit pour creuser dans un bosquet quelque part entre Cadillac et Saint-Émilion le savait parfaitement, lui aussi. C’était un jeu humiliant, mais Stéphane avait cédé aux règles imposées, comme l’homme vulnérable qu’il était devenu.

Il continua à enlever des mottes de terre tout en élargissant le trou pour que les parois ne cèdent pas, puis il vérifia la profondeur avec le mètre pliant qu’il avait apporté. « Descendre jusqu’à soixante-dix centimètres de profondeur », stipulaient les instructions qu’il avait reçues par écrit. Il y était presque, alors un dernier coup de pelle et ce serait bon. Mais que creusait-il au juste, sa propre tombe ? Stéphane se leva, glissa sur la glaise et tomba sans pouvoir amortir sa chute. Il atterrit lourdement dans la boue et perdit ses lunettes. Sa joue coincée contre la paroi et les genoux remontés, il demeura un instant immobile. Un épais juron s’échappa de sa bouche alors qu’il sentait l’eau s’infiltrer dans son pantalon et sa veste. De peur d’avoir à nouveau bousillé son dos, il bascula avec précaution à la recherche de ses lunettes. Dans le flou, il tâtonna le fond pour mettre la main dessus. Les saisissant enfin, il les essuya comme il put contre sa veste et les remit. Puis, voyant plus clairement dans quel merdier il s’était fourré, il se mit à rire.

Il se redressa et ses pieds s’enfoncèrent dans la boue. Il se demanda comment sortir de là sans glisser à nouveau sur le bord. Prenant la pelle à deux mains, il tenta de la planter dans la terre pour s’en servir de béquille, mais elle heurta un obstacle. Il délogea l’outil et s’y appuya de tout son poids. C’est alors que le faisceau de la lampe tomba sur un crapaud. Il déplaça son pied gauche qui jetait une ombre sur l’animal immobile. Était-il mort ? Il ne voyait pas clair à travers ses lunettes boueuses. Tout en se penchant, il les retira de son nez, avança un doigt vers lui, puis se redressa violemment. Le mouvement soudain provoqua un éclair de douleur intense dans le bas de son dos qui lui coupa le souffle. Il poussa un hurlement qui transperça la nuit. Il saisit la manche de la pelle pour se stabiliser, puis se raidit comme bloqué. Ce qui lui révéla la lumière blanchâtre de sa lampe frontale n’était pas un crapaud, mais un œil humain entouré de chairs blanchâtres. L’œil était dans la tombe et le regardait !

Le choc fut si brutal qu’un voile tomba sur son esprit, et pendant un court instant, il ne vit plus rien, incapable de réfléchir ou de ressentir quoi que ce soit. Il ne perdit pas connaissance, mais fut comme détaché de son corps, sa conscience cherchant à fuir l’horreur. Il aurait voulu que ce soit son imagination qui lui jouait un tour, une image tordue surgissant de son inconscient, mais non ! Il était dans la vraie vie où la mort était, elle aussi, bien réelle !

Il tourna la tête, orientant la lampe vers le chemin du retour. Il eut envie de fuir, mais s’obligea à braquer de nouveau le faisceau sur les quelques centimètres carrés de chair exposés au fond du trou qu’il avait creusé. C’était l’œil de la fillette, il en était certain maintenant. Son âge, il le connaissait aussi, ainsi que la couleur de la seule chaussette qu’elle portait. Bien qu’aucun cheveu ne soit visible, il savait qu’ils étaient roux comme sur la photo. Il n’avait pas besoin de déterrer le corps pour en être convaincu.

Stéphane sentit de l’urine couler le long de sa jambe, la réchauffant. Il sut à ce moment précis qu’il ne serait plus jamais le même homme. Sa vie, déjà en chute libre, avait basculé pour toujours.

« Je croyais que c’était un jeu ! » explosa-t-il.

Il lui fallait sortir de là. En soulevant et reposant un pied, il sentit le fond du trou trempé céder. Le corps s’enfonça d’un côté et apparut de l’autre, dévoilant une épaule nue. La tête tourna comme si elle cherchait, elle aussi, à s’extraire de la tombe. Des cheveux, un front, un nez… Il se mit soudain à tomber des cordes, un rideau d’eau qui chassa la boue du visage de la fillette. Stéphane se figea en découvrant grossièrement écrit sur la chair laiteuse : « Stéphane Laval, journaliste ».

Son nom, sa profession. Ses genoux cédèrent, son lumbago se réveilla. Il hurla.

 

Sous le choc, il tremblait toujours à l’arrivée des deux véhicules de gendarmerie sur la D238 à l’est de Targon. Leurs gyrophares animèrent les arbres des deux côtés de la route étroite tandis que les visages peu avenants des quatre gendarmes passaient du blanc au bleu. Leurs bouches s’ouvraient et se refermaient pour donner des consignes et prendre la mesure de la situation, mais Stéphane n’était en état ni de comprendre ce qui se passait ni de répondre à leurs questions. Tout autour de lui, les radios grésillaient, crachant et diffusant des échanges incompréhensibles. D’un pas plus mécanique qu’humain, il baissa la tête et reprit la piste entre la départementale et la clairière, s’éloignant du spectacle son et lumière proposé par les gyrophares et les radios. En pénétrant dans la pénombre et le silence d’un bosquet, il guida les gendarmes vers un autre décor.

Mon nom est écrit sur son front, furent les seuls mots qu’il parvint ce soir-là à prononcer et à répéter comme une litanie.

En arrivant devant le trou qu’il avait lui-même creusé, il sentit qu’on lui passait les menottes. Et là, insensible au froid et à la pluie, dépourvu de toute émotion, Stéphane comprit le jeu. Un jeu qu’il venait de perdre. Parce qu’il était un homme brisé, un être lamentable.

 

 

Chapitre 1

Il n’y a pas plus pitoyable qu’un innocent qu’on remet, à contrecœur, dans la nature. Lors de sa libération du Centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, Stéphane avait pris une nouvelle claque. Pas de médias, pas de comité de soutien ni d’anciens collègues pour l’accueillir. Son ex ne l’attendait pas au volant de sa BMW, mais ça, il le savait et s’en fichait. En revanche, l’absence de sa mère et de son frère lui avait fait mal, très mal.

Il n’y avait pas d’arrêt de bus devant la porte de la prison non plus. Mais de la pluie, oui, ce qui lui rappela ses derniers instants de liberté un an en arrière dans un trou boueux, juste au-dessus d’un cadavre…

Il ne prit pas la peine de remonter le col de son blouson. Quinze minutes de marche jusqu’à la Croix de Monjous. Le pied de Stéphane s’enfonça dans une flaque d’eau. Un mec perdu comme lui ne méritait pas mieux. Les torrents qui tombaient comme des accusations cachaient ses larmes, les premières qu’il pouvait verser depuis…

Non, Stéphane. Un pas à la fois. À chaque pas, tu avances vers la guérison. À chaque pas, tu retrouves ta route, se dit-il.

Ce petit bout de sagesse réconfortant était tiré d’un livre de bien-être qu’il avait lu à plusieurs reprises pendant sa détention provisoire qui avait duré presque un an.

Il mit un pied devant l’autre et longea la rue des Bénédigues pour trouver l’arrêt de bus numéro 8. Son esprit était brisé au point que même le nom de la rue le renvoya à cette soirée effroyable. Béné-digues : il avait déterré le cadavre de la fillette dans un sol trempé près d’une rivière sans digue. Tu parles d’une bénédiction ! J’aurais pu l’empêcher. J’aurais pu… Stéphane pressa le pas, trébucha contre une pierre, et une douleur aiguë se réveilla dans le bas de son dos. Il était lamentable.

Il n’avait même pas de carapace contre l’accusation que lui balançait le nom de la rue. Plus de carapace et plus de carrure.

C’est la vie qui t’apprend qui tu es, ça ne se discute pas. Quand tu te trouves dans le bus numéro 8 à la sortie du Centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan, tu ne dis rien, tu baisses la tête et tu rentres chez toi la queue entre les jambes…

Arrivé au terminus du bus, Stéphane se trouvait à quelques centaines de mètres du bureau de son ancienne rédaction. Un nouveau sentiment de honte le saisit. Car oui, il avait été viré pour faute grave, ou plutôt « remercié » dans l’unique but de protéger la réputation du journal. Il fut un temps où il passait la porte d’entrée la tête haute, avec nonchalance et assurance. Stéphane avait été un bon journaliste, intègre et dévoué, reconnu pour ses projets, ses scoops et ses enquêtes bien menées. Il avait réalisé un travail exceptionnel sur l’incursion des riches Chinois dans le Bordelais – des enquêtes de qualité en France et en Chine. Il était au fait des tractations commerciales autour des châteaux en Gironde et il connaissait les tenants et aboutissants de ces placements. Il se débrouillait même en mandarin, puisqu’il s’était trouvé une épouse à Shanghai. Puis, d’étoile montante il était passé à étoile filante, déclinant vers l’ignominie. Dorénavant la porte d’entrée lui était fermée. Bien sûr, ses collègues n’étaient pas venus à sa sortie de détention.

À l’arrêt de bus, il ne put éviter un autre rappel de son passé. Un des bâtiments du groupe hospitalier Pellegrin, où lui et son frère étaient venus au monde, se dressait devant lui. En remontant l’arbre généalogique de la famille, Stéphane avait découvert qu’un de ses ancêtres avait travaillé sur le plan architectural de l’hospice en 1870. Depuis, la famille avait fait son chemin dans le milieu bordelais. Avec des professions tout à fait convenables, elle avait pu acquérir des propriétés qui avaient pris de la valeur au cours des dix dernières générations. Ainsi, son frère aîné était devenu tout naturellement notaire.

Quant à lui, son entrée dans le monde professionnel n’avait pas été à la hauteur des attentes d’une telle famille. Jeune, il manquait déjà d’ambition, ou plutôt de l’arrogance et de la suffisance de ceux qui sont nés avec une cuillère en argent dans la bouche. Il n’avait pas voulu être dentiste ou architecte, mais était passé par un boulot ingrat de pigiste avant de décrocher un poste de journaliste à Sud Ouest quelques années plus tard. Puis, il avait eu sa période faste, avec carte d’entrée dans tous les châteaux de renom des rives gauche et droite. Stéphane Laval était devenu une référence dans le milieu viticole. Il avait réussi ainsi à sauver en partie l’honneur de la famille Laval, parfaitement intégrée dans le milieu bourgeois de la grande ville. Sa virée dans l’exotisme lorsqu’il avait épousé sa Chinoise, Han Ming, avait été acceptée, eu égard au carnet d’adresses de milliardaires à Pékin, Shanghai et Shenzhen qu’il avait pu constituer grâce à elle. Oui, il avait été fier de ramener une telle prise à Bordeaux.

Mais quelle erreur d’avoir épousé cette belle créature exotique et ambitieuse ! Pour finir, Han Ming s’était fait la belle, et lui avait repris son carnet d’adresses. Elle avait divorcé de Stéphane au bout de trois ans, lui coupant l’herbe sous le pied et le blessant profondément dans sa dignité et son ego.

Devenue par la suite directrice commerciale pour un château bordelais de prestige, c’était Han Ming qui avait réalisé la meilleure affaire. Elle avait tout ce qui comptait pour réussir dans une société capitaliste occidentale : une ambition démesurée, un visage de porcelaine dans les magazines d’art de vivre, un sourire à la fois métallique et divin, puis la réussite, une BMW, un appartement luxueux en plein cœur de Bordeaux. Et en plus de tout ça, l’instinct de tueuse qu’il n’avait pas su deviner en elle. Elle était partie avec plus de la moitié des bijoux de sa famille. C’est lui qui s’était trouvé con, et c’est là qu’il avait commencé à se sentir minable.

Cependant, ce n’était pas la belle Han Ming qui l’avait achevé. Un autre individu s’en était chargé. Un inconnu, reniflant l’odeur du sang, s’était mis à jouer avec l’animal blessé qu’il était.

Stéphane détourna le regard de l’hôpital. Ni sa mère ni son frère n’étaient venus à sa sortie de prison. L’ignominie jusqu’à la lie. Une fillette était morte, tuée par un salaud, et personne ne croyait réellement à son innocence ! Il était honteux, lamentable, pitoyable, une coquille vide. Il aurait pu la sauver. Mais c’était ça le jeu.

Seul et sous la pluie, il finit son trajet à pied jusque chez lui.

 

Sa maison ne représentait plus rien pour lui. Elle possédait bien quatre murs, un toit, un carré de jardin, mais ses voisins ne lui adresseraient sans doute plus jamais la parole. Pas de vie à l’intérieur, pas plus à l’extérieur. Il l’avait achetée en zone pavillonnaire avec le peu qu’il lui restait après le divorce et avait fait de son mieux pour transformer la pelouse morte et les amas de gravats en un jardin vivant avec une mare pour amphibiens, mais sans grand succès. Lorsqu’il parvint finalement devant le portail, il comprit intuitivement que c’était cause perdue.

Stéphane était un homme brisé, au fond du trou. Un soir pourtant, il allait trouver la force de prendre une décision.

Deux semaines après sa sortie du centre pénitentiaire, déprimé et accablé par un sentiment de honte, il ne parvint point à trouver la force d’aller au supermarché acheter une bouteille de rouge. Dès lors, il se mit en quête de sa dernière bouteille : un très bon Château Margaux conservé au fond d’un placard pour un événement spécial. Et quel événement ! Il avait conscience que c’était bien dommage de gaspiller un si bon cru de cette manière – avec un bout de camembert et du pain rassis de la veille – mais il l’ouvrit tout de même. Le bruit singulier du bouchon faisant une bise à la bouteille provoqua en lui une étincelle d’un plaisir rare ces derniers temps. Celui-ci se transforma en une chaleur interne fort agréable qui le berça et lui rappela que la vie pouvait réserver autre chose que douleur et tourments. Plusieurs verres plus tard, il prit sa décision. Vendre. Mendier un peu d’argent à son frère aîné qui l’avait désavoué, avec l’engagement de quitter Bordeaux et l’opprobre qu’il avait jeté sur la famille. Argent en poche, il irait se construire une vie ailleurs, loin de là. Avec un jardin, peut-être même ! Après tout, son livre de bien-être puisait sans cesse dans les métaphores de jardinage et les promesses de renouveau au printemps. Le vin lui montait déjà à la tête. Il céda à la quiétude d’une âme apaisée, au moins pour une nuit et vida la bouteille.

Son réveil, avec une gueule de bois, fut moins plaisant. Les erreurs de la vie sont toujours punies ! De la veille, il gardait peu de souvenirs, si ce n’était sa décision de quitter Bordeaux.

Ce fut dans un état toujours pitoyable qu’il décida de se rendre l’après-midi même rue de Turenne, dans le cabinet de notaire où son frère exerçait, sans avoir pris soin de l’avertir et encore moins de prendre rendez-vous. Il lui avait déjà fait honte, mais cette fois-ci, ce serait la dernière incursion dans sa vie.

Alexandre Laval s’attachait trop aux apparences pour mettre son propre frère à la porte. Manifestement mis mal à l’aise par la visite impromptue de la brebis galeuse de la famille, il le fit entrer en toute hâte dans son bureau, ferma sèchement la porte et lui demanda aussitôt la raison de sa présence.

— Tu ne me verras plus à Bordeaux, déclara-t-il d’emblée.

— Ce n’est pas comme ça, Stéphane. Notre famille…

— Vous avez tous honte de moi. Je vous dégoûte – la fillette…

Alexandre acquiesça et ne trouva pas les mots pour l’apaiser.

— Ma maison ne vaut rien. Elle est située dans un vieux lotissement. Très mal isolée, elle nécessite d’énormes réparations. Comme je n’ai plus aucune dignité, je souhaite seulement que tu puisses m’aider à redémarrer une vie ailleurs.

— L’argent ne se donne pas comme ça, Stéphane. Il y a des lois, des impôts à régler, des justificatifs à fournir. Je suis notaire ! Et l’argent ne se trouve pas comme ça non plus, en claquant des doigts…

Stéphane fit un signe de tête en direction de la fenêtre qui donnait sur le parking : une Range Rover, et pas un modèle de base. Il savait que son aîné possédait deux autres véhicules de luxe à Libourne. L’argent, il en avait, la famille n’en manquait pas non plus.

— En tant que notaire, tu comprends bien qu’il me faut montrer l’exemple et respecter la loi, les règles…

Las, et ayant perdu le peu d’entrain à aller de l’avant que lui avait conféré la bouteille de Margaux, Stéphane se leva. Le voile noir de désespoir qu’il connaissait si bien lui tomba dessus. Malgré le fardeau qu’il s’obligeait à porter, il trouva tout de même la force de remercier et de saluer Alexandre, qui lui, ne prit pas la peine de se lever pour raccompagner son frère cadet. La porte de sortie du cabinet s’ouvrant par détection automatique, ce fut sans autre forme de procès qu’il quitta ces lieux vides d’humanité. Désespéré et perturbé par cet entretien, une fois sur le trottoir, l’ex-journaliste ne savait même plus s’il devait tourner à droite ou à gauche. Où aller maintenant ? Quelle direction choisir ?

Il en était là de ces questions, lorsqu’il distingua une voix derrière lui. Son frère. Il l’entendit lui dire d’une voix plate et sans émotion :

— Je peux te proposer ma maison à Capbreton, sur la côte landaise. Je l’ai acquise il y a deux ans à la suite du décès de son propriétaire. Elle est inhabitée. Je ne peux pas te la vendre en dessous du prix du marché – il y a des lois, rappela-t-il de manière à rester cohérent avec le reste de leur discussion. Tu peux t’y réfugier un temps, je te la laisse. Bien entendu, elle demeure à mon nom. Je te donnerai un certificat d’hébergement. Après…

— Après, je disparais et m’efforce de ne plus entacher l’honneur de notre famille.

Un silence lourd de sens s’immisça entre les deux frères.

— Merci Alex. Désolé Alex. J’ai toujours été désolé, je sais.

Le lendemain, Alexandre fit envoyer les clefs et les documents chez Stéphane par coursier. C’était mieux que de voir la brebis galeuse faire irruption à nouveau dans son cabinet.

 

 

Chapitre 2

Stéphane n’avait pas touché le volant de sa voiture depuis l’incident. Il détestait ce terme derrière lequel il cherchait à dissimuler sa honte. Pourtant, c’était plutôt la conséquence d’une machination atroce dont il avait été, lui, la victime. Victime ? Non, plutôt acteur, voilà la vérité. Et c’est là où ça faisait mal. Le véhicule avait été passé au peigne fin : empreintes digitales, ADN, traces de graviers, de terre, de sable, de fibres, de sang, de chair, de cheveux, et même d’odeurs. Sa maison et son bureau n’avaient pas non plus été épargnés par le travail minutieux de la police judiciaire. Son ordinateur portable, sa tablette ainsi que son téléphone avaient été passés au crible par l’unité scientifique. Courriels, correspondance professionnelle, messages en chinois traduits par un personnel assermenté, photos de famille – et même celles téléchargées sur des sites pornos, ce dont il n’était pas fier –, rien n’avait été négligé. Mise à nu, sa vie avait été disséquée par les inspecteurs, jetée sans ménagement à la face des juges d’instruction et autres représentants de la justice. Si bien qu’aujourd’hui, il n’avait ni la force ni l’envie de se confronter aux démarches qui lui permettraient de récupérer sa Peugeot 206. Tourner la page. Repartir de zéro. Il le méritait. Il confia sa maison à un agent immobilier qui se chargerait de la vendre en son absence, engagea une société de déménagement – la moins onéreuse qu’il était parvenu à trouver – et prit un aller simple pour Bayonne. Le terme « aller simple » lui mit un nouveau coup au moral lorsqu’il acheta le billet sur le site web de la SNCF. Non, il ne remettrait plus les pieds dans la cité girondine, la fillette ne ressusciterait pas, et son existence à lui ne reviendrait jamais à la normale. Pour cette épopée sans espoir de retour, il dépensa vingt-cinq euros. Pas cher pour une nouvelle vie en perspective.

Située à vingt kilomètres au nord de Bayonne, Capbreton, voisine d’Hossegor, ne lui était pas inconnue même s’il n’y avait jamais mis les pieds. À la belle époque, celle où il était encore quelqu’un, un magnat chinois de son réseau avait envisagé de racheter un hôtel au bord du lac pour y accueillir ses compatriotes, membres de son club d’investisseurs, qu’il recevait jusqu’alors dans son château situé au nord de Cadillac. Stéphane le lui avait déconseillé, l’orientant plutôt vers Arcachon pour sa proximité. Du peu qu’il s’était renseigné, Hossegor était le nid d’une faune fortunée : nouveaux riches, nantis, sportifs de haut niveau, gros industriels et même quelques anciens ministres se battaient pour accaparer la moindre maison en vente dans ce havre de paix. Si bien que les montants des cessions atteignaient des sommes astronomiques, dignes des quartiers aisés de Paris.Il faut dire que, loin de l’image des banlieues chaudes et de son immigration non choisie alimentée par les médias, ici, les étrangers ne manquaient pas, mais avec leur peau claire, ils ne subissaient pas la même discrimination. Des Européens du nord, des Américains, Australiens, des Espagnols et même des Russes attirés par un cadre de vie exceptionnel et le surf.

Quant à Capbreton, sa voisine, même si les prix avaient flambé par effet domino, elle restait toutefois populaire et habitée à l’année – contrairement à Hossegor dont la population hivernale devait frôler le néant en basse saison. Face à ce constat, la modestie lui irait très bien. D’ailleurs, même un trou pour s’y cacher aurait fait l’affaire.

Stéphane se servit de sa tablette pour situer sa nouvelle demeure. Encore un bien acquis par un notaire à la suite du décès d’une personne âgée. C’était une démarche typique de son frère, lui qui était respectueux de la loi, mais sans scrupules lorsqu’il s’agissait de profiter d’une bonne affaire qui passait par son cabinet. Il introduisit l’adresse « 30 rue Maurice Mary » en mode street view, lequelne dévoila qu’un portail en bois, une haie, quelques arbres et une chaussée sans trottoirs. Quant à la maison, l’image laissait apercevoir un bout de toit et le haut d’une cheminée, mais rien de plus. Toujours au moyen de sa tablette, il se renseigna sur les lignes de bus depuis la gare de Bayonne et trouva la ligne 7 Bayonne-Dax qui passait par Capbreton. L’omniscient internet lui précisa également que, depuis l’arrêt de Capbreton « Cigales Gare » pour se rendre à pied à sa destination, il lui faudrait douze minutes. Parfait. Il partirait le 17 et les déménageurs arriveraient le lendemain. Changer de vie ne serait donc pas si compliqué.

Le jour J, son taxi arriva à l’heure pour le conduire à la gare Saint-Jean. Installé sur la banquette arrière, il céda malgré lui à la tentation de se retourner une dernière fois vers sa maison. Ses yeux s’arrêtèrent inévitablement sur sa boîte aux lettres qui donnait sur la rue.

— Attendez, s’il vous plaît, demanda-t-il au chauffeur.

Il descendit, le cœur battant à tout rompre, et retira une feuille de papier qui dépassait du clapet. Ce n’était qu’une publicité pour un restaurant italien nouvellement ouvert. Il savait qu’il aurait dû en rire, mais il lutta contre les larmes. Non, il n’avait pas reçu un dernier message du salaud qui les avait détruits, lui et une pauvre fillette.

Il trembla dans le taxi jusqu’à la gare.

Le train quitta Bordeaux, et Stéphane son ancienne vie. Il médita aussi sur son propre reflet dans la vitre, celui d’un visage qu’il reconnaissait à peine. Derrière ses lunettes rayées, ses yeux verts ne brillaient plus. Ses joues étaient creusées et les épaisses mèches de cheveux châtains qui tombaient autrefois sur son front étaient ternes et mal coupées. En prison, on ne choisit pas sa coiffure. Maigre et mesurant un mètre soixante-dix, il n’avait jamais eu une carrure imposante même s’il s’était toujours maintenu en forme… avant. Pas besoin de se regarder dans un miroir, il savait que son corps était diminué, comme rongé de l’intérieur.

 

Assis dans les toilettes à côté du wagon-bar, il entendait une conversation de l’autre côté de la porte qui déclencha en lui la désagréable impression de replonger dans son ancienne vie, avec Han Ming. Même s’il ne captait pas chaque mot prononcé, il suivit la moitié d’un coup de fil en mandarin au sujet de maîtres de tai-chi, d’élèves, de tarifs et d’hébergement. Puis, une zone sans réseau dut mettre fin à l’échange, car Stéphane entendit « Wei ? wei ? wei ? »

Combien de fois Han Ming lui avait-elle raccroché au nez quand Stéphane la suppliait de ne pas le quitter ? On se retrouve toujours con en répétant « Allô, allô, allô ? » dans le vide. Il se rinça les mains et regagna sa place sans croiser de Chinois. Pour chasser de son esprit les souvenirs de Han Ming, il appuya son front contre la vitre et regarda les pins défiler à plus de cent kilomètres à l’heure. Des pins. C’était ça, les Landes. Des pins qui bordent le chemin de fer depuis Bordeaux à Bayonne en passant par Dax, entrecoupés de champs de maïs. Et une lumière douce et réconfortante qui lui fit du bien.

Sa voisine, une femme dans la quarantaine, longs cheveux noirs et visage fin, retourna aussi à sa place. Ils échangèrent un regard pour la première fois depuis le départ du train.

— Comme je suis contente de retrouver les pins ! Je déteste les grandes villes, commença-t-elle.

La dépression rend les petits échanges pénibles, mais, peut-être porté par la douceur de la lumière, Stéphane trouva assez de ressort pour répondre.

— Oui.

Alors qu’elle lui parlait, il parvint à trouver d’autres mots que l’on utilise pour être socialement convenable. Par moment, son esprit, hypnotisé par les arbres qui défilaient, gambergeait ailleurs, dans une zone blanche où il ne captait rien.

Il retrouva du réseau en périphérie de Bayonne, où la voyageuse se leva pour descendre.

— Contente d’avoir fait votre connaissance.

Stéphane répondit de la même façon, en ouvrant à peine la bouche.

 

Devant la gare de Bayonne, il monta dans le bus en direction de Dax. La vue de panneaux publicitaires qui poussaient comme de la mauvaise herbe et d’un centre commercial à Tarnos ne lui remontèrent pas le moral. En quittant Labenne, l’autocar accéléra le long d’une route qui coupait entre pins et chênes-liège, donnant un peu de répit à ses yeux. Quelque temps après, une signalisation annonçait « Capbreton ».

Il descendit à l’arrêt « Cigales Gare ». La grande place, aménagée en parking végétalisé, était bordée d’un bar avec quelques tables sur une terrasse vide, une gendarmerie et une poignée de commerces. Suivant l’itinéraire indiqué sur son portable, il partit à pied, tête baissée, non pour fixer l’écran, mais parce que la vie lui pesait. Lorsqu’il traversa un pont sur un canal, une voix métallique lui intima de tourner à gauche. Il obtempéra. Comme il l’avait toujours fait pour les messages que le salaud lui avait envoyés à Bordeaux. C’était ça son problème, il obéissait aux autres sans oser s’affirmer. Il baissa davantage les épaules, sachant qu’il n’y parviendrait probablement jamais. Le ciel était gris et les nuages bas. C’était bien ainsi.

Cinq minutes plus tard, dans une voie étroite sans trottoir, il s’arrêta devant un portail qui ne tenait que par un gond. Les ronces qui l’entouraient lui confirmèrent qu’il était arrivé à destination. La maison, dissimulée derrière un écran de végétation, était à peine visible.

Parfait. Parfait pour disparaître.

Il hésita en remarquant une boîte aux lettres encastrée dans un muret en pierre. Dépliants et prospectus jaunis y dégueulaient comme d’une bouche trop pleine. Se rappelant les messages reçus par le passé, il sentit de nouveau son estomac se nouer. Il se demanda que faire : arracher les publicités et condamner la fente avec de l’adhésif ? C’était ridicule, personne à part son frère n’était au courant de sa nouvelle adresse. C’en était fini des courriers anonymes.

Les clefs étaient les bonnes. Il entrouvrit la porte et passa la tête comme s’il s’attendait à la trouver occupée. C’était sombre à l’intérieur. Il y régnait une odeur de renfermé ainsi qu’une forte humidité, mais au moins la maison était libre.

Avec l’aide de la lampe-torche de son portable, il put se mouvoir à l’intérieur et ouvrir les volets en bois du rez-de-chaussée pour faire entrer de la lumière, mais les nuages bas et le rideau dense de végétation entourant la maisonnette semblaient être de mèche pour laisser la maison dans une triste obscurité. La métaphore n’échappa pas à Stéphane.

L’habitation de cent vingt mètres carrés était telle que décrite par son frère : un grand salon, une cuisine, des toilettes, un bureau au rez-de-chaussée, trois chambres et une salle de bains à l’étage. Sans aucun rideau ni meuble dans la maison, chacun de ses pas résonnait dans les pièces comme pour lui rappeler sa solitude.

Il faut beaucoup de vie pour remplir un vide. Stéphane se demanda s’il en trouverait assez en lui.

En guise de chaise, il s’assit sur un vieux plan de travail de la cuisine et termina son sandwich SNCF à moitié consommé, ainsi que la bouteille d’eau qui faisait partie de la formule déjeuner. Malgré la morosité du lieu, il savait qu’il devrait se montrer reconnaissant pour ce nouveau départ. Le lendemain, peut-être.

La pluie se mit à marteler les vitres.

 

 

Chapitre 3

Une branche de lierre agitée par le vent cognait un des carreaux de la fenêtre, ce qui tira Stéphane d’un sommeil agité. Il se réveilla à même le sol où il avait dormi tout habillé, une serviette de bain enroulée faisant office d’oreiller. Le bruit persistait comme si les lierres étaient déterminés à entrer dans la maison où il avait trouvé refuge. Aurait-il le courage de tout arracher, ça et les ronces qui s’étaient emparées des mille mètres carrés de terrain ? Commence par te lever, Stéph. Une chose à la fois.

Ainsi privé d’eau et d’électricité, sa toilette consista à ouvrir la porte d’entrée, étendre ses mains sous les grosses gouttes de pluie et s’essuyer le visage. Il pleuvait dru. Ce n’était pas un jour pour jardiner.

« Faites un premier pas », préconisait son petit livre sur le bien-être. De toute façon, il n’avait guère le choix s’il voulait manger, se laver et se chauffer. Il faudrait qu’il se fasse violence pour sortir acheter des provisions et procéder aux diverses démarches. L’ancien Stéphane, le jeune journaliste, n’avait jamais manqué d’assurance. Son métier avait reposé sur sa capacité à prendre des initiatives, contacter, aborder et discuter avec les autres. Maintenant, la simple idée de pénétrer dans une boulangerie l’angoissait. Fais le premier pas, Stéph. Enfile ton K-way.

Ne prenant pas la peine de refermer le portail, il tourna à gauche pour rejoindre, tête baissée, le canal et traverser le pont de la Halle par où il était arrivé la veille. Levant les yeux cette fois-ci, il découvrit que sa nouvelle demeure n’était qu’à quelques pas du centre-ville. Sur l’autre rive, en face d’un fronton, se dressait Le Rio, un cinéma de style années 30 dont les affiches de films récents témoignaient de son fonctionnement. À droite, se dressait fièrement une des deux bâtisses formant l’hôtel de ville embelli d’une tour hexagonale, et plus loin une église couronnée d’un clocher en forme de phare. Il aurait pu demander à un passant où se trouvait la boulangerie la plus proche, mais l’idée d’échanger avec autrui lui fit peur. Ses pieds le portèrent jusqu’à une place piétonne devant la mairie où il repéra deux bars installés face à face et il décida de se passer de pain. Il opta pour le Café de la Place, et s’installa sur la terrasse sous un auvent.

Un allongé et une bonne tartine au beurre. Soudain, la vie lui sembla un peu moins triste. La pluie tombait sans interruption. Sur l’esplanade, les gens passaient à pied ou à vélo. Il commanda un autre café puis consulta les actualités sur son portable. Personne ne l’aborda pour lui demander s’il était en vacances, nouveau dans le coin, amateur de pêche ou même surfeur. On le laissa boire son café « tranquillou », une expression qu’il entendit à deux reprises dans la bouche d’un client qui discutait avec le serveur, son accent prononcé et chantant laissant deviner qu’il était du cru. Un moment de plaisir simple.

Le livret avait raison. Un petit pas en avant.

 

Alors qu’il se dirigeait vers sa nouvelle demeure un sac de courses à la main, Stéphane fit plutôt un grand pas en arrière. Deux gendarmes peu amènes attendaient devant le portail. C’est du moins la réflexion qu’il se fit à les voir s’approcher de lui de façon solennelle, avec cette manière singulière de le saluer d’un « Bonjour, monsieur » peu engageant et chargé de menaces.

Ces mêmes sous-entendus, il les avait subis à Bordeaux lors de son arrestation et durant des semaines pendant leurs interrogatoires et leur soi-disant enquête. La gendarmerie nationale, il l’avait tenue en estime, autrefois, avant de se retrouver du mauvais côté. « Vous m’avez ôté mon innocence et vous m’avez détruit », aurait-il aimé rétorquer, mais il avait à peine la force d’ouvrir la bouche. Et maintenant, quel était son crime ?

Les deux militaires voulaient savoir s’il habitait la maison habituellement inoccupée avec l’accord du propriétaire. Devant le mutisme de Stéphane, ils le suivirent à l’intérieur, pour se mettre à l’abri des trombes d’eau. Toujours sans prononcer un mot, Stéphane fouilla dans son sac et retira une feuille de papier d’une chemise en carton. Certificat d’hébergement de son frère à l’appui, il justifia sa présence comme un écolier qui présentait à l’instituteur un mot d’excuse de ses parents. Les hommes en bleu, visages fermés, ne lui dévoilèrent pas l’identité de la personne qui les avait alertés sur la présence d’un inconnu dans l’ancienne maison de madame Mora.

Depuis le salon, il entendit l’un des deux militaires décliner son identité au téléphone dans la cuisine. Après un silence d’une bonne trentaine de secondes, il entendit chuchoter : « Oui ?... C’est vrai ?… Merde… Oui, il s’installe ici ».

Sans plus d’explications ni excuses, et visiblement à contrecœur, l’homme en bleu lui rendit sa carte d’identité et fit un signe de tête conspirateur à son collègue, puis ils quittèrent les lieux.

— Bonne journée aussi, siffla Stéphane entre ses dents, seule forme de révolte qu’il put trouver à exprimer.

Il n’avait pas besoin d’une explication quelconque à leur comportement. Il était connu des services de police, épinglé dans leur base de données comme étant un sale type, un menteur et un pervers. Un mec à surveiller, en somme.

Le peu de ressort que sa promenade matinale lui avait procuré venait de s’envoler, confisqué par ces agents de la force publique. Stéphane claqua la porte puis s’assit à même le carrelage, dos contre le mur, ruminant sur son sort comme il l’avait souvent fait au cours de sa détention. La vitesse à laquelle il s’était habitué aux privations de liberté, de confort et d’espoir dans ce lieu clos était effrayante… Être « au trou », le terme convenait parfaitement à son état d’âme, un trou qui se creusait de jour en jour au point même où il n’avait ressenti aucune joie à l’annonce de sa libération. Après quasiment un an de détention provisoire et sans qu’il ne s’y attende, le juge d’instruction avait fini par prononcer un « non-lieu à poursuivre » sans pour autant fournir d’éléments qui auraient pu véritablement l’innocenter aux yeux de ses proches et de ses anciens collègues. Stéphane apprit simplement que l’enquête pour meurtre à son encontre n’avait pas de chances d’aboutir. Pour ceux qui souhaitaient l’entendre ainsi, le coupable venait d’échapper à la justice, faute de preuves. Pour d’autres, il n’était qu’un pauvre type mêlé à une histoire sordide. À l’annonce du non-lieu, il avait fait le vœu d’effacer cet épisode cauchemardesque de sa mémoire. Apparemment, c’était peine perdue. Les gendarmes de Bordeaux et de Bayonne ne l’avaient pas oublié, eux.

Plus que tout au monde, il aurait voulu changer cet instant maudit où il avait reçu le premier message dans sa boîte aux lettres, une simple feuille de papier qui allait initier sa descente aux enfers.

Le petit ouvrage déconseillait de remuer le passé, mais plutôt de cueillir les fleurs du jour et de semer celles du lendemain. Encore un livre à la con. Cette date était gravée dans son esprit pour toujours, tout comme son nom écrit sur le front d’une pauvre fillette assassinée.

 

Ce n’était ni un courriel ni un coup de fil anonyme qui avait fourni à Stéphane son tout premier tuyau, mais un message écrit à la main sur du papier Clairefontaine. On l’avait déposé dans la boîte aux lettres de la maison qu’il venait d’acheter après son divorce. Sa séparation avec Han Ming l’avait coupé de ses contacts avec le milieu viticole chinois, appauvrissant son carnet d’adresses et rendant son travail de journaliste plus compliqué. Il était alors au plus bas. Sur la feuille de papier, pliée en deux et sans enveloppe, il avait lu : Trafic d’animaux de compagnie à Néac. Conditions épouvantables. Des cadavres. Arrivage l’après-midi, le 27. Sud Ouest devrait s’y intéresser. Mais qui était cet informateur anonyme ? Un voisin ou quelqu’un du village qui savait qu’il était journaliste ?

Car oui,il était journaliste, pas policier ! De plus, la maltraitance d’animaux n’était pas son rayon. Il ne se serait jamais rendu sur place s’il ne s’était rappelé qu’un château sur le plateau de Néac, près du lieu-dit indiqué dans le message, avait récemment agrandi son chai pour mieux accueillir ses clients. Voyant là l’occasion de faire d’une pierre deux coups, il avait pris la décision de s’y rendre, le lendemain.

En quelques clics sur son ordinateur, il avait découvert des centaines d’annonces sur les sites destinés aux particuliers à la recherche d’un animal de compagnie. Ajoutant le code postal de Néac à sa recherche, une trentaine de propositions étaient apparues à l’écran, en apparence toutes différentes, comme émanant de plusieurs vendeurs. Toutefois, Stéphane avait remarqué qu’une poignée d’entre elles comportaient les mêmes fautes d’orthographe et phrases copiées-collées. Voilà comment ces gens-là agissaient en vendant des animaux en grosse quantité tout en passant pour un élevage familial ! Son intérêt piqué au vif, il en avait choisi une au hasard sur ParuVendu.fr :

Superbes bébés chihuahua à réservé. Chihuahua élevés en famille, habitué aux câlins et aux bruits, cherchent nouveau foyers très aimant. Johnnie est blanc et fauve tandis que Jimi est crème.

Il avait noté le prénom « Brigitte » et le code postal « 33500 », mais avait été obligé de s’inscrire sur le site – sous un faux nom – afin d’obtenir les coordonnées. Après l’avoir introduit dans le moteur de recherche de Google, il avait remarqué, sur la troisième ligne des résultats, la même annonce datant de 2021 pour la vente d’un Jack Russel, avec cette fois la mention du prénom « Angeline ». Allez, pourquoi pas ? s’était-il dit, amusé par ce qu’il venait de découvrir. Il avait composé le numéro. Brigitte, ou Angeline, avait plutôt la voix d’un « Alex ». Oui, c’était pour les Chihuahuas. Il aimerait passer les voir. Stéphane avait détecté un moment d’hésitation. « Passer quand ? » « Le samedi suivant, le 30, avec mon épouse », avait menti Stéphane. « Entendu. » On lui avait alors communiqué l’adresse.

Le lendemain, au volant de sa Peugeot 206, il avait emprunté l’A89 direction Libourne. Au Château La Forêt, il avait été chaleureusement accueilli par le propriétaire du domaine de trente hectares aux arbres centenaires qui entouraient la bâtisse du XVe siècle. Stéphane avait assisté à la visite du chai en bon professionnel et pris des notes ainsi que quelques photos. Avait suivi une dégustation d’un Lalande-de-Pomerol et une promesse d’un article sur le château. Deux bouteilles du cru offertes dans sa voiture, il avait obéi aux injonctions de son GPS pendant deux kilomètres en direction de l’élevage « familial ». À l’approche de sa destination, sur une petite route départementale, il avait ralenti pour constater un haut mur en parpaing, un double portail et une grande maison du style années 90 à deux étages avec un double garage entouré de gravier. Il l’avait déjà repérée sur Google Street View et savait, grâce à la vue satellite, que nombre de dépendances se trouvaient derrière la bâtisse. Il s’était garé sur le bas-côté deux cents mètres plus loin, sous un châtaignier. Sachant que l’attente de l’arrivage annoncé pourrait être longue, il avait reculé son siège pour pouvoir travailler sur son ordinateur portable. Vingt minutes plus tard, il avait entendu puis vu approcher un fourgon Ford Transit blanc. Il avait pris alors trois photos en rafale. Alors que le véhicule ralentissait et tournait pour entrer dans l’allée de la maison, Stéphane avait clairement identifié un « CZ » pour « République tchèque » sur la plaque d’immatriculation. Appareil photo à la main, il avait quitté son véhicule, longeant le mur avant de s’accroupir à côté du portail. Avançant sa main, il avait utilisé la caméra de son portable pour visionner discrètement ce qui se passait à l’intérieur. Après un long coup de klaxon, deux hommes mal rasés et de forte corpulence étaient descendus. Un « Alex », suivi par une « Angeline » ou une « Brigitte », étaient sortis de la maison et les avaient salués. De toute évidence, ils se connaissaient. Dès qu’« Alex » avait ouvert les portes arrière du fourgon, Stéphane avait entendu des aboiements. Convaincu qu’il s’agissait bel et bien d’une livraison de chiots, il avait alors pris le risque de braquer l’objectif de son Nikon sur la camionnette et mitrailler la scène. Satisfait de sa récolte photographique, il avait regagné sa voiture et était reparti.

La suite de l’affaire ne s’était pas fait attendre. La SPA de Libourne préalablement avertie, il s’était présenté le 30 pour son rendez-vous avec l’éleveur de chiens accompagné d’une ex-petite amie devenue officière de la police nationale à Bordeaux, qu’il avait fait passer pour son épouse. Ils avaient été reçus non pas par « Alex », mais par la femme que Stéphane avait prise en photo quelques jours plus tôt. Elle les avait invités à la suivre derrière la maison où elle leur avait montré, au coin d’un jardin bien entretenu, un chenil propre abritant trois chihuahuas. Ses « trois petits anges » aimaient être à l’extérieur en journée, avait-elle expliqué d’une voix chantante. Stéphane ne s’y était pas arrêté et avait poursuivi sa route, ignorant les cris de protestation de la jeune femme. À grands pas, il avait emprunté un chemin entre les trois dépendances qui donnait sur un hangar qui avoisinait un champ repéré sur l’image satellite du lieu. À son approche, il avait perçu des aboiements désespérés de chiots et remarqué la terre nouvellement retournée à côté du hangar. Conditions épouvantables. Des cadavres, promettait le message. Il n’en avait malheureusement pas été déçu.

La macabre découverte et l’enquête minutieuse sur le trafic d’animaux entre la République Tchèque et la France qui s’en était suivi avaient permis à Stéphane de se mettre en valeur. Ses articles tape-à-l’œil lui avaient valu les chaudes félicitations de son rédacteur en chef. Cette petite victoire lui avait remonté le moral pour la première fois depuis le départ de Han Ming, mais ce n’était que le début d’un jeu dont il connaissait maintenant la triste fin.

 

Assis sur le carrelage du salon, le dos contre le mur, Stéphane se demanda s’il ne devrait pas prendre un chien. C’était bon pour les dépressifs, avait-il lu. Ça obligeait à se lever le matin, à le nourrir, à le promener également. Il y aurait peut-être un refuge de la SPA à Capbreton où il pourrait trouver un compagnon à quatre pattes. C’était justement la SPA de Libourne qui avait accueilli ces trente chiots élevés dans des conditions épouvantables. La police avait fait déterrer les cadavres en décomposition de quinze autres animaux, certains morts de maladie, d’autres abattus, car devenus adultes et donc invendables. Stéphane, fixant le mur d’un regard vide, secoua la tête. Non, tout bien réfléchi, il n’aurait pas la force de s’en occuper, pas maintenant.

 

Le deuxième message était arrivé un mois plus tard, un peu avant son premier Noël passé seul. L’euphorie de son premier scoop passée, il se trouvait à nouveau dans un état dépressif seul dans sa maison sans âme et en froid avec sa mère qui ne lui pardonnait pas d’avoir laissé filer la belle et brillante Han Ming. Cette fois-ci, le texte était écrit sur un papier identique et visiblement de la même main : Harcèlement du personnel. Grande entreprise locale. Trois victimes prêtes à parler. RDV le 15 - gare de Bègles - 14 h 35. Vous devriez vous y intéresser. Stéphane hésita. Pourquoi déposer ces mots dans sa boîte aux lettres au lieu de les envoyer à sa rédaction ? Était-ce un jeu ? Au vu de la qualité du premier tuyau, l’histoire était tentante. Le harcèlement dans les grandes entreprises devenait un véritable sujet d’actualité. Après tout, Stéphane n’avait rien à perdre. De quelle entreprise locale pouvait-il s’agir ?

C’était la première fois qu’il se retrouvait planté comme un con. Il était arrivé en voiture avec dix minutes d’avance devant le modeste bâtiment ferroviaire au sud de Bordeaux. Après une heure d’attente, arpentant le parking et les quais, il avait conclu que personne ne viendrait au rendez-vous. Perplexe, il était rentré chez lui. Le lendemain, il avait retiré un nouveau papier de sa boîte aux lettres. C’est bien, Stéphane. Vous avez suivi mes instructions. Téléphone de la première victime de harcèlement : 06 67…

Il aurait dû le sentir à ce moment-là. Le type qui lui envoyait ces messages était un tordu, un manipulateur ! Son instinct le mettait en garde et pourtant il avait composé le numéro indiqué. L’appel n’avait pas été pas inutile.