La java des frelons - François Maurice - E-Book

La java des frelons E-Book

François Maurice

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Beschreibung

Oserez-vous vous plongez dans la Fatalité, Galaxie mystérieuse réputée sans pitié, destination interdite aux touristes non accompagnés?

Intercalée entre l’Holocène et l’Anthropocène, une période d’intense effervescence nommée Crapulocène, riche en audacieuses inventions, berceau des acrobaties les plus osées, voit naître une dynastie d’immortels : celle des Roublards certifiés.
La java des frelons est dédiée aux très nombreuses victimes de l’indécence des uns couverte par l’enfumage industriel des autres. 
Chacun y reconnaîtra les siens. 

Un voyage humoristique et ironique au cœur d'une période historique mouvementée, mélangeant dieux grecs, liliputiens et stars du rock.

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François MAURICE

LA JAVA DES FRELONS

Voyage ironique au cœur de l’imposture. Réservé aux audacieux désireux de comprendre comment nous en sommes arrivéslà !

Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans.

Même sous la constitution la plus libre un peuple ignorant est esclave.

Nicolas de Condorcet Philosophe et mathématicien (1743 – 1794)

Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison.

Michel Colucci dit Coluche Humoriste et Comédien (1944 ‒ 1986)

1 – AVERTISSEMENTS DES ORGANISATEURS

Voilà treize milliards d’années, lorsqu’Il craqua l’allumette puis mit le feu à la mèche déclenchant un big-bang aux éternels effets, Dieu était loin d’imaginer que ses créatures les plus délurées, attirées par les chants sonnants et trébuchants d’une fée aux yeux d’argent, en viendraient un jour à pratiquer un culte imposé, le culte du Marché Libre et non Faussé.

Il n’avait pas prévu que le coin de paradis qu’il avait spécialement aménagé au cœur de l’immensité, à deux pas de la voie lactée, serait colonisé par des microbes obnubilés par l’ostentatoire et l’accumulation. Présomptueux, Il était persuadé que l’air, les sources d’eau claire et la terre fertile en abondance constituaient des biens suffisamment précieux pour que la colonie les vénère à l’exception de tout autre totem. Il n’avait pas prévu qu’un immense trou noir, champ gravitationnel intense, les entrainerait irrésistiblement vers d’autres adorations.

Voilà treize milliards d’années Dieu, le fondateur, s’était concentré sur le futile. Il avait négligé le principal et cela restait un mystère. Dieu avait commis une énorme bourde par outrecuidance effrénée selon toute probabilité.

Cette imperfection originelle devenue au fil du temps souffrances insupportables, un groupe de microbes particulièrement motivé se mit à l’ouvrage.

Leurs pensées étaient libérales, leur imagination débridée. Ils bossèrent comme des cinglés.

Ils mirent au monde tout ce que Dieu, le fondateur, avait originellement négligé : le grisbi, l’usure, la spéculation, la rapine, l’enfumage, la menace, le presse-citron, la règle imprescriptible du prorata paradoxal : quatre-vingt-dix-neuf pour cent de l’excédent dans quelques fouilles accréditées, le principe de réciprocité : ce qui est à moi m’appartient et ce qui est à toi tout autant, et bien d’autres outils pratiques et ingénieux artifices sans jamais perdre de vue la finalité de leur ingéniosité : que l’assemblage soit bien juteux pour les initiés, bien nébuleux pour le profane.

Intercalée entre l’Holocène et l’Anthropocène cette période d’intense effervescence nommée Crapulocène, riche en audacieuses inventions, berceau des acrobaties les plus osées, voit donc naître une dynastie d’immortels, celle   des Roublards certifiés.

Très vite ils s’aperçurent que pour faire fonctionner correctement l’usine à gaz, pour qu’elle produise à plein régime, il était indispensable de coordonner les talents et les bonnes volontés. Pour administrer le fourbi dans ses multiples formes la galaxie avait besoin d’un autre Dieu, plus moderne, mieux formé, et naturellement d’apôtres dévoués, chargés de mission, prosélytes assermentés. Dieu, le fondateur, ne soupçonnait pas qu’un jour pour occuper son poste il y aurait compétition. Il ne voyait pas se faire éjecter puis remplacé. Dieu le moderne n’avait pas prévu qu’une avalanche de dérivés miraculeux finirait, funeste retombée, en dépression carabinée. Les Gentils Galaxiens, résidents écervelés de la Galaxie de la Fatalité, ne s’attendaient pas à ce qu’une main invisible leur rappelle régulièrement le règlement.

Ces quelques lignes sont à peine sèches que déjà nous sentons poindre en vous une bien naturelle appréhension : « Ces énonciations, ou élucubrations pour les plus hargneux, ne seraient-elles pas le fruit des hallucinations de créatures profondément perturbées équipées de cervelles de moineau infectées par le virus de la conspiration ? »

Nous comprenons votre perplexité. Face à la tourmentante énigme vous concédez volontiers manquer d’éléments fiables, témoins indiscutables de nos supposées fragilités mentales.

Votre curiosité perturbée par l’absence de concret vous ne pouvez donc plus chipoter. Vous devez dès à présent vous enfoncer au cœur de la Fatalité, Galaxie mystérieuse réputée sans pitié, destination interdite aux touristes non accompagnés. Aucune autre expédition ne sera plus à même de satisfaire à la fois votre soif de vérité et vos pulsions d’aventuriers.

Si d’aventure l’un des nombreux acteurs de cette grande saga, ardents descendants des pionniers du Crapulocène hormis les artistes, vous était peu familier, rendez-vous au chapitre « Les Pointures ». Vous pourrez ainsi approfondir vos connaissances sur ces virtuoses hors norme. Leurs points communs : la générosité dans l’effort et peut-être, nous insistons sur la précision modératrice, une rincette d’immoralité. À quelques exceptionsprès.

Premier avertissement : Dans le cas ou de vieux grincheux nous chercheraient des noises, angoissante mais néanmoins plausible éventualité, nous exigerions que des tests ADN soient pratiqués d’une part sur nos aventuriers, d’autre part sur les prétendus déshonorés afin que les liens de parenté puissent être formellement établis, sans contestation possible. En l’absence de résultats indiscutables la justice de notre pays, en qui nous avons toute confiance, ne pourra se déclarer que favorable à la diffusion la plus large de cet inestimable ouvrage.

Deuxième avertissement : Il ne faut pas confondre la satire, critique moqueuse, et le satyre, créature de la mythologie grecque réputée pour son comportement libidineux. Sauf évènement indépendant de notre volonté, aucune rencontre avec un satyre n’est prévue lors de notre périple. Prévention destinée à rassurer nos lectrices les plus fragiles et éviter toute déception aux intrépides.

Les organisateurs, chers compagnons d’aventure, vous souhaitent un excellent voyage dans la Galaxie de la Fatalité en compagnie de l’immoralité, de la voracité, de la vanité et de leurs innombrables associés.

La Java des Frelons, voyage fantastique, parodie satirique, récit allégorique, peut alors commencer. 

Frelon : Roublard certifié qui vit en parasite aux dépens des Gégés. 

I ‒ PREMIÈRE DÉCOUVERTE : LES DESCENDANTS DES TALENTUEUX PIONNIERS DU CRAPULOCENE ‒ LES PILIERS

2 - LA GALAXIE DE LA FATALITÉ : L’IMPITOYABLE JUSTICIÈRE

Rien que l’infini !... Au cœur du céleste infini rien qu’une oasis au bleuté transparent dont l’invariable rotation s’accomplit depuis la nuit des temps, à cadence constante, du ponant vers l’orient. Cependant… c’était un phénomène troublant, une vision prophétique, un signe venu assurément d’un royaume galactique. Juste l’ombre d’une main dont l’expansion semblait ne devoir jamais s’arrêter.

L’ombre couvrait maintenant les mers et presque tous les continents. Quelques-uns, mais à vrai dire bien peu, y voyaient le signe certain d’une divine providence alors que les Gégés, l’immense majorité, en étaient à évaluer les possibles vérités : « Cette main invisible, désormais familière, est-elle douce et caressante ? N’est-ce qu’une vulgaire paluche prompte à la taloche ? Pourquoi le Grand Charlatan a-t-il, négligence ou volonté délibérée, omis de nous le préciser ? »

À ce stade de notre voyage, c’est-à-dire au coin de votre rue, il apparaît déjà nécessaire aux organisateurs, chers compagnons d’aventure, de vous proposer une petite pause éducative. Afin de vous éviter tout tourment inutile à propos d’une taraudante question : « Mais qui sont donc ces Gégés dont la pensée semble manquer cruellement de lucidité ? », nous avons décidé, la mythologie étant suffisamment compliquée comme ça, de vous éclairer sans délai.

Soyons précis. Le Crapulocène a engendré deux groupes de Galaxiens. L’un, les Roublards certifiés, concocte et prescrit ; l’autre est sommé de déguster sans discuter.

Les Gentils Galaxiens, quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent des résidents de la Galaxie de la Fatalité au dernier recensement, rebaptisés Gégés dans la plupart des textes, constituent bien les si sympathiques ressortissants du deuxième groupe.

Vous trouvez notre clarification un peu… simplette ? Si nous acceptons de bonne grâce votre remarque il n’empêche que les Galaxiens du premier groupe ont un appétit féroce.

Le mystère, en l’absence de spécification, tel un quatrain de Nostradamus, était ainsi par un grand nombre interprété avec fantaisie et légèreté. Il n’y avait en fait qu’une seule version autorisée : « Cette année la récolte a été très mauvaise, alors il faut payer le double. Les riches c’est fait pour être très riches et les pauvres très pauvres. »1

« Car il peut-être observé que dans toutes les religions polythéistes, parmi les sauvages comme dans les âges les plus reculés de l’antiquité, ce sont seulement les évènements irréguliers de la nature qui sont attribués au pouvoir de leurs dieux ; les feux brulent, les corps lourds descendent et les substances les plus légères volent par la nécessité de leur propre nature. On n’envisage jamais de recourir à la « Main Invisible » de Jupiter dans ces circonstances. Mais le tonnerre et les éclairs, la tempête et le soleil, ces évènements plus irréguliers sont attribués à sa colère ».2

Jupiter usé avait été remplacé. Le Dieu du Marché Libre et non Faussé, sans égard pour le vieux briscard, l’avait brutalement éjecté. Le vieux Jupiter s’était écrasé. Dieu, le moderne, avait pris les choses en main. La Main Invisible, son impitoyable justicière, s’était automatisée. L’indicible était devenue substance.

Le Grand Charlatan s’était enfin prononcé : « L’Ombre de la Main Invisible ? Pour qu’aucun Gégé ne puisse durablement s’égarer, la voie du progrès doit être charitablement éclairée ! » Lumineux !

La pratique de la taloche s’est généralisée. Les Gégés ont encaissé, parfois en rouscaillant mais le plus souvent sans broncher. Elle attribue récompenses ou amères pénalités selon de savantes et mystérieuses écritures. Les Écritures Sacrées sont faites pour être respectées, absolue nécessité aux incalculables conséquences en cas de coupable nonchalance.

Quand tout part en vrille alors la Main intervient. De la composition du dérapage, l’inadmissible indiscipline, l’indéfendable négligence, l’impardonnable indolence ou l’inexcusable irrévérence, multi révélateurs d’une déviance hérétique que d’indulgents traitements ne sauraient circonscrire, dépend l’envergure du déploiement et la consistance du châtiment.

Agence de la dernière chance elle constitue l’ultime recours après que les incitations ardentes et généreuses au retour à la raison n’aient rencontré qu’indifférence ou dérision.

Le message était sans équivoque. L’appréhension des Gégés était assurément fondée. On ne peut effectivement et pour l’éternité vivre dans le péché. Tôt ou tard Dieu nous rappelle à nos obligations… et l’addition est généralement salée !

–Eh ! Oh ! les organisateurs, on peut vous parler ? C’est autorisé ?

–Absolument chers compagnons d’aventure, c’est bien stipulé dans nos conditions générales de vente : « En cas de doute, ne jamais hésiter à questionner les organisateurs. » Dans le respect des règles et des usages synonymes d’entente cordiale le temps de notre voyage, cela va sans dire. On vous écoute.

–Alors comme ça, y seraient tous gentils les Gégés, z’êtes sûrs de vous les organisateurs ?

–Bah dites donc ! Elle fonctionne bien la machine à soupçons, elle démarre même au quart de tour. Eh bien oui ! Aucun doute. Les Gentils Galaxiens sont vraiment de bons bougres préservés, en principe, du démon par de sages et amicales exemptions.

–Comme quoi par exemple ?

–Par exemple ?… Par exemple, le comptage des Picaillons et leur répartition : « Houlà ! Ça, ça demande d’infinies précautions.  C’est du poison ces machins-là. Surtout ne touchez pas à ça ! » Cette sympathique dispense constitue la frontière à ne jamais franchir, celle du domaine réservé aux répartiteurs qualifiés ou aiguilleurs de métier. De toute façon ils sont bien trop occupés les Gégés. Il faut dire qu’entre les mioches, la télé, le boulot, le bistrot, le tiercé, ce n’est pas facile de tout se coltiner.

–Eh ! Les organisateurs, les corvées, les tracas administratifs et les métros bondés, vous en faites quoi ?

–Exact chers compagnons, il faut les rajouter.  En conséquence la savante intendance, un composé d’enivrantes subtilités, ce sont les Roublards certifiés qui s’y collent. En résumé, pour le paranormal, ils font confiance aux descendants des talentueux pionniers, les Gentils. D’où leur nom ! Logique, non ?... Ça va ? Vous suivez ?

–Z’êtes certains, les organisateurs ? Aucun mystificateur chez les Gégés ?

–On vous l’assure. Notre voyage bénéficie du label « No Fake News ». Que dans vos têtes ceci soit définitivement gravé !

3 - LE GRAND PATRON DE LA GALAXIE DE LA FATALITÉ

Milton Hermès, descendant d’Hermès et d’Aphrodite, omnipotent et très redouté Dieu du Marché Libre et non Faussé, résident sur l’Olympe, effrayé à l’idée que les interprétations fantaisistes puissent dégénérer en foutoir galactique, considéra qu’il était urgent de rééduquer le troupeau. Cependant la Galaxie était vaste et de multiples astreintes affectaient substantiellement ses disponibilités. Ses emmerdes personnelles, arthrose, cholestérol, prostate délicate, hyper tension, crises de goutte, surtout une fâcheuse propension à la dépression, le contraignaient constamment à lever le pied avec pour effet une sérieuse dégradation de sa productivité. Vulgairement parlant son activité souffrait d’un absentéisme chronique.

C’est donc sans hésiter qu’il prit sa décision. Cette salutaire mise à niveau serait confiée à de fringants et de fervents disciples, éducateurs émérites, des cracks dans leurs spécialités. Ses options managériales, délégation, supervision et le classique recadrage dans le cas bien improbable d’un possible dérapage, lui permettraient de préserver le temps nécessaire à ses impératifs thérapeutiques.

Il fit rapidement l’inventaire de ses ressources humaines et n’eut aucune difficulté à repérer ses sujets les plus talentueux.

En effets spéciaux il s’y connaissait. Alan, artificier renommé, indispensable caution scientifique, en bouquet final était indépassable.

Pour rééduquer les Gégés ils ne manquaient ni d’envie ni d’idée. Ronald et Margaret feraient, tels un Bernard Gui ou un Torquemada, prototypes historiques de l’exécuteur fanatique, d’impitoyables redresseurs d’hérétiques avérés ou supposés. La phase de sélection était close.

–Holà ! les organisateurs, c’est quoi cette sélection ? C’est quoi ce délire ? Ça ne se passe pas comme ça un recrutement. D’abord t’envoies ton CV, ensuite si t’es vraiment chanceux t’es convoqué pour un premier entretien, puis peut-être un deuxième, puis un troisième si t’es vraiment coriace. Ça peut durer des mois avant qu’ils ne te disent que si tu as bien toutes les compétences requises ils ont toutefois de sérieux doutes sur ton esprit corporate  et qu’en conséquence… Bref, que t’as pas le poste. Alors votre histoire du Milton qui recrute deux gus et une gazelle sans avoir validé leur esprit corporate, c’est de la blague. Vous n’êtes pas sérieux les organisateurs. Ça va vous jouer des tours. 

–Sans contester le moins du monde la liberté qui vous est donnée de vous manifester, chers compagnons d’aventure, vous allez finir par nous exaspérer si vous continuez à vous révéler incapables du discernement minimum indispensable à un voyage profitable. Un détail vous a probablement échappé et, sans chercher à vous accabler, c’est bien regrettable : ce n’est pas un recrutement mais une promotion interne ! Vous pouvez donc en conclure qu’Alan, Ronald et Margaret ont l’esprit corporate  chevillé au corps.

Les papilles en émoi Il se mit à rêvasser imaginant déjà les plus inattentifs, les plus sournois, en particulier les plus rebelles implorant sa clémence, d’un pas léger et le cœur joyeux, retrouver le chemin fleuri et verdoyant du paternel foyer. « … Pain merveilleux qu’un Dieu partage et multiplie, table toujours servie au paternel foyer, chacun en a sa part et tous l’ont tout entier ! »3 Milton était d’humeur badine !

Selon les très Saintes Écritures Milton Hermès aurait établi sa demeure ordinaire sur la rive savante du lac Michigan. Il y aurait vécu de longues années avant d’être promu, destination l’Olympe, à l’âge respectable de quatre-vingt-quatorzeans.

Retour en arrière : Université de Chicago, laboratoire de recherche fondamentale sur la vitesse de rotation optimale de la Galaxie de la Fatalité.

Milton turbine comme un cinglé. Ses suites mathématiques souffrent de l’exiguïté des lieux. La méthode semble incontestable. La virtuosité du Maitre saute auxyeux.

Le résultat s’avère exceptionnel. Sa découverte va révolutionner la Galaxie. Milton se frotte les mains. Il en fait part à ses copains : « Si la Galaxie tourne au ralenti c’est à cause : des Gégés trop payés ; des Gégés assistés ; des Gégés paresseux ; des Gégés pleurnicheurs. Une seule solution : la concurrence libre et non faussée entre tous les Gégés de la Galaxie de la Fatalité.»

Il est sûr de ses calculs. Il a tout vérifié. Il sent que le Nobel, cette fois-ci, ne pourra pas lui échapper.

Il lui faut maintenant, sans tarder, prouver la justesse de sa thèse. Il cherche un terrain pour se faire lamain.

On lui parle d’un certain Augusto le Débonnaire. Pour éduquer ses Gentils il a besoin d’un Roublard certifié génie du progrès.

Il fonce à Santiago. Augusto l’accueille à bras ouverts : « Cher Maitre, il me faut du super ! »

Milton n’est pas peu fier : « J’ai ce qu’il faut en magasin. »

Ils organisent un gigantesque banquet. Les invités ne sont pas triés sur le volet. Présence obligatoire ! Vestiaire facultatif !

De l’entrée au dessert tout est amer. Le service est austère. L’addition est sévère.

Le Chili constitua donc son laboratoire d’expérimentation, son terrain d’exercice, et l’on sait avec quelle profonde humanité la contrée fut entrainée toute entière vers le bonheur et la prospérité.

Esprit opportuniste, Milton avait défini trois circonstances très favorables à l’application de son généreux programme : une crise de grande envergure, un coup d’État ou une catastrophe naturelle. L’état de choc qui généralement en résultait se prêtait parfaitement à la mise en mouvement de la grande mutation, bien juteuse ou bien douloureuse selon l’appartenance à l’une ou l’autre des deux catégories.

Pour les Roublards certifiés, la règle du prorata paradoxal et le principe de réciprocité étaient immédiatement appliqués. L’état était vendu morceau par morceau, pour pas cher, à des amis très sûrs et les cessions à toute vitesse pérennisées.

Pour les autres : diminution des dépenses sociales, déréglementation du droit du travail et quelques nouvelles taxes. Dans l’intérêt supérieur des Gentils Galaxiens, rappel destiné aux têtes de linotte dont l’étourderie conditionnerait l’imperméabilité.4

Son élévation vers l’Olympe n’était donc qu’une juste récompense. L’accession à la fonction suprême constituait l’apogée d’un très long pèlerinage consacré pour l’essentiel, quête de l’amer éternel, à peaufiner son modèle.

Désormais et pour l’éternité, en son fief perché, il est aux premières loges pour sermonner l’espèce, précisément la flopée d’infidèles incapables de discerner le bien du mal ou le sacré du profane, puis, inévitable prolongement, châtier avec sévérité.

Informations destinées à éliminer définitivement toutes formes d’espérances fantaisistes, déviances qui vous conduiraient inéluctablement au cœur de la sombre forêt jusqu’à la résidence du malin.

Et pour les siècles des siècles, amen !

–Merci les organisateurs !

–Merci de quoi, chers compagnons ? Reconnaissez que vos remerciements sont un peu trop lacunaires pour que nous puissions vraiment les apprécier.

–Bah pour vot’ contribution exceptionnelle à l’émergence de la vérité, tiens ! Pourrons plus dire, les soi-disant savants, que Dieu n’existe pas. Vot’ voyage au cœur de la Galaxie de la Fatalité, sûr qu’ils vont en entendre parler. Et à notre avis pas qu’un peu. Z’ont bonne mine avec leur Darwin.

–C’est vrai que la révélation est un moment… comment dire… un peu particulier de notre voyage. D’ailleurs on ne savait pas comment vous alliez prendre ça. C’est un sujet tellement délicat.

–Eh ! les organisateurs, ça fait combien de temps qu’on attend ça ?... Hein ?... Combien de temps ? Vous vous rendez compte ! La fin de l’histoire ! Maintenant y’a plus à discuter, on a bien un Grand Patron au-dessus de la tête à qui rien n’échappe. Un peu différent peut-­être de ce que nous avions imaginé, mais très sévère comme on nous l’a dit et répété quand on était p’tit. Ça c’estsûr !

–N’oubliez pas, chers compagnons, que la Galaxie de la Fatalité ce n’est tout de même pas la porte àcôté.

–Vous voulez notre avis, les organisateurs ? Quelle que soit la Galaxie, c’est toujours le même Patron.

–Vous pourriez bien avoir raison.

–Vont commencer à baliser les dilettantes !

4 – L’ORDRE DE MISSION

Ils observaient les dérives interprétatives et s’attendaient à ce que tôt ou tard ça finisse par tonner. La clémence de Milton finirait bien par craquer. C’était inéluctable.

Ils devinaient son irradiante bienveillance sur le point d’abdiquer. La Main Invisible évoquée comme possiblement douce et caressante n’était qu’un modeste échantillon de la grande confusion : « Ah ! Les cons !... » Mais c’était assurément le plus grotesque. Les Gégés, troupeau égaré d’idéalistes indolents, se fourvoyaient faute d’éducation.

Leur concentré vif ardent, une spécialité maison, associant la quinine, la quassine, le citron vert et le vinaigre blanc, une sorte d’eau bénite mais en plus vivifiante, n’attendait qu’un ordre pour se mettre au boulot. En vérité, pour réveiller des consciences depuis trop longtemps assoupies, l’emploi sans modération de ce puissant stimulant était une garantie.

C’est la lecture de l’ordre de mission, copie conforme de la Loi Divine MH 751 à l’appellation détonante, « Fantaisies pour un feu d’artifice », qui les encouragea à bonifier leur fraternelle formule avec l’ajout d’une pincée de soude caustique. Leurs expertises respectives et complémentaires allaient enfin pouvoir s’exprimer dans la toute-puissance d’une production industrielle.

Il ne restait plus que le principal à emballer.

De la prime de bienvenue au parachute doré, la négociation des civilités ordinaires fut en vitesse évacuée. Pour Alan, Ronald et Margaret ça sentait l’oseille à pleinnez.

–Eh ! les organisateurs, c’est possible d’avoir le détail et les montants ?

–Holà, holà… Nous craignons, chers compagnons, que d’aborder les aspects matériels ne soit vraiment trop assommant.

–Allez ! les organisateurs…

–Eh bien non !... Nous risquerions de gâcher la chaleureuse ambiance sur le point d’apparaitre. Bon, pour ne rien vous cacher, nous distinguons une possible source d’aigreurs pour les plus malchanceux. En résumé et pour vous être agréables, on peut vous révéler que pour les trois Envoyés c’était l’assurance de ne jamais manquer de rien. Vous voilà rassurés ?

–Z’êtes pas sympas les organisateurs.

S’attaquer au divin et colossal chantier demandait aux trois exécuteurs d’être au maximum de leur virtuosité.

L’angoisse des fins de mois difficiles désormais sans raison, l’enthousiasme débordant de l’inconditionnel partisan pourrait s’exprimer dans la plénitude de leurs capacités.

Extrait du Journal Officiel de l’Olympe. Archives du mois de Décembre de l’an de grâce1980.

Loi divine MH 751 –  « Fantaisies pour un feu d’artifice ». Champ d’application : tous les territoires de la Galaxie de la Fatalité sans exception.

« Moi, Milton Hermès, Dieu très redouté du MLF, reconnu par moi-même sain de corps et d’esprit, ayant définitivement élu domicile sur le Mont Olympe, déclare agir exclusivement dans l’intérêt supérieur des résidents de la Galaxie de la Fatalité. En conséquence, j’ordonne à mes Envoyés par mes soins scientifiquement sélectionnés, Alan, Margaret et Ronald, jouissant par ma volonté de pouvoirs discrétionnaires, de remettre sur le chemin fleuri et verdoyant du paternel foyer les brebis égarées et à cette fin exige la rédaction ou l’élévation, sans plus tarder, des trois salutaires fondamentaux du céleste renouveau :

–Les sacro-saints préceptes;

–La devise galactique ;

–Le lieu saint.

S’enclenchera ensuite et dans la foulée l’opération dite de providentielle adhésion.

Aucune contrée ne pourra se soustraire à l’action bienfaitrice des mes Envoyés, exécutants exclusifs de mes directives divines. Toutes les tribus, même les plus farouches ou les plus primitives, devront faire allégeance, se convertir sur le champ et pratiquer quotidiennement le culte du Marché Libre et non Faussé, seule confession désormais autorisée. La mauvaise volonté ou les rebuffades seront considérées blasphématoires. Les infidèles, félons, hérétiques, en un mot tous les crétins incapables de comprendre tout l’intérêt à pratiquer rigoureusement une bonne et saine religion, s’exposeront à ma colère divine, signe annonciateur d’un châtiment cinglant. Viendra alors le temps de la grande pénitence mentionnée dans le tome un des Écritures Sacrées sous le titre : « Jours de dèche et Taloches carabinées ».

Alan, Ronald et Margaret sont nommés à compter de ce jour Grands Croix dans l’ordre du Grand Roublard et prennent les titres très officiels de Sir Alan le Maestro, de Sir Ronald le Tricheur, et de Lady Margaret la Dame deFer.

Milton Hermès Dieu très redouté du Marché Libre et non Faussé. 

Inscrit au Journal Officiel Olympien le 31 décembre à minuit moins cinq.

Copie transmise par fax à mes trois Envoyés avec la mention : pour action immédiate. »

À cette époque Internet était encore balbutiant. L’utilisation du fax, en ces temps d’accession à la modernité, était donc chose banale. Quelques années plus tard, après d’innombrables séances de formation, Milton aura lui aussi son ordi, un abonnement Yahoo et un compte Facebook. Son site, « À la table du paternel foyer », deviendra le blog le plus fréquenté de la Galaxie de la Fatalité.

Les Sages du Saint Collège des Roublards Orthodoxes, gardiens du dogme et de l’Esprit Saint, confirmèrent la compatibilité de la loi « Fantaisies pour un feu d’artifice » avec les deux transcendances intemporelles et intouchables, la règle du prorata paradoxal et le principe de réciprocité. De très alléchantes perspectives avaient-ils conclu.

5 - LES SACRO-SAINTS PRÉCEPTES

La rédaction des sacro-saints préceptes, acte ô combien solennel, requérait le concours d’un professionnel hautement qualifié expérimenté en écritures sacrées. C’était une espèce en voie d’extinction, un spécimen pas facile à dégoter.

Il n’y a donc pas de temps à perdre. Aussitôt un espace est trouvé, en vitesse aménagé, agrémenté d’une aguichante enseigne : « À l’amour du prochain ». L’agence de recrutement ouvre de neuf heures à vingt heures sans interruption. L’intérieur est composé d’une immense salle d’attente et de trois bureaux. À l’extérieur une grande pancarte décrit le seul poste à pourvoir, énonce les qualités exigées et précise : « boulot très bien payé ».

Ça dépote. Les candidats affluent, s’entassent puis se présentent à la chaine. Les infortunes s’enchainent. Esbroufeurs et magouilleurs à la pelle, ils ont hâtivement adapté CV et prétentions aux exigences de la fonction. Les plus talentueux soutiennent avoir connu Milton avant son ascension. Dix anciennes fiancées, vingt-huit cousins et vingt-neuf ex-beaux-­frères se sont même pointés.

Ils étaient épuisés et démoralisés par une nouvelle séance passée essentiellement à supporter qualifications stupéfiantes, expériences ébouriffantes ou prétentions indécentes, quand un dénommé Jean Fils de William, heure de fermeture passée de deux minutes, se signala à l’entrée avec autorité. Bien que la porte fût fermée ils comprirent, sans confusion possible, que de l’interprétation de la pensée divine il se disait spécialiste. Heures supplémentaires doublement payées et défiscalisées, ils décidèrent, à titre exceptionnel, de prolonger la journée.

D’emblée ils furent conquis par l’entrain et l’assurance de cette pointure hors norme qui, quelques semaines plus tard, leur présenta un plan d’une grande ambition, pas moins qu’une version « up to date » des Dix Commandements :

–À toutes tes méprisables croyances tu renonceras et seul le Dieu du Marché Libre et non Faussé tu vénéreras ;

–Le boulet du patrimoine national chaque jour tu maudiras et pour sa privatisation, sans réserve, tu militeras ;

–N’importe quel boulot tu accepteras car jamais dans l’oisiveté tu ne te vautreras ;

–L’État providence tu honniras et à tous ses immondes avantages tu renonceras ;

–La modération salariale tu imploreras car contre l’inflation garant tu te porteras ;

–Le bouclier fiscal tu exigeras car la fuite des capitaux plus que tout tu redouteras ;

–De respecter la loi les Roublards certifiés tu exempteras et leur enrichissement sans limites tu glorifieras ;

–Jusqu’à quatre-vingt-dix ans et au-delà tu trimeras car à l’inutilité tu te refuseras ;

–À la socialisation des pertes tu souscriras et sans barguigner, spéculateurs et actionnaires, autant de fois que nécessaire, tu renfloueras ;

–Ton syndicat tu quitteras car toute activité blasphématoire tu rejetteras.

Quel ébranlement ! Beauté, limpidité, équité, sélectivité, tout y était ! Une œuvre symphonique parfaite digne des plus grands Maîtres. Déclaration spontanée du trio : « On ne pourra plus dire que la perfection n’existe pas ! »

Le Fils de William croula donc sous les éloges avant d’être crédité d’une bien belle dotation sur un compte numéroté de la Bishop and son, l’établissement de référence des Iles Caïman dont les coordonnées, chers compagnons d’aventure, vous seront communiquées ultérieurement.

Il ne restait plus qu’à trouver une appellation à cet inestimable patrimoine. Et puisqu’ils étaient réunis à Washington et qu’il y avait consensus pourquoi ne pas l’intituler « Consensus de Washington » ?5

Milton salua le raffinement conceptuel de ses Envoyés.

Le style littéraire de Jean Fils de William doit vous sembler bien prétentieux ; voire un tantinet poussiéreux. Vous avez dit symbolique ? En tant qu’expert spécialisé en écritures sacrées il est incontestable qu’il s’est inspiré des traditions bibliques si chères au christianisme.

« Évite les innovations sujettes à perdition ! »  De l’AMDIRE, l’Amicale des Dieux Retraités, il en a suivi les salutaires recommandations.

Ainsi, avec l’humilité qui sied aux dévoués serviteurs, a-t-il soumis son rédigé à l’exigence d’une constance syntaxique :

–De désorienter les Gégés jamais tu ne t’y risqueras ;

–Les repères familiers avec déférence tu respecteras ;

–La formule consacrée avec fidélité tu perpétueras.

En conclusion de son chef d’œuvre, le Fils de William reprit les conseils d’un certain Jésus, Fils de Marie, prenant bien soin de n’arranger l’antique sagesse qu’avec délicatesse : « Un Gégé s’approche des trois Envoyés et leur dit : Maîtres, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ?  Les trois Envoyés  lui répondent : Pourquoi nous interroges-tu au sujet de ce qui est bon ? Si tu veux entrer dans la vie éternelle obéis aux commandements. »6

C’est là, à Washington, que les lois du Mont Sinaï à l’authenticité contestable par l’absence de témoin prirent fin. Un socle civilisateur indubitablement établi, guide spirituel pour sept milliards de lilliputiens, émergeait enfin. Les trois Envoyés, épaulés par Jean Fils de William, feraient entrer dans les têtes et dans les cœurs l’âme de la sagesse. Deux mille ans de perplexité laisseraient la place à l’absolue vérité porteuse d’un avenir merveilleux.

Signe incontestable de l’évolution de l’espèce, processus inversé, Milton Hermès fit immédiatement transcrire en olympien les lumineuses prescriptions. L’Olympe s’engageait résolument sur la voie de la félicité. Milton visait la qualification de Dieu des Réformes et du Progrès. Les Dix Commandements revisités, lois divines enfin raisonnables, furent déclarés inséparables, sans restriction et inévitables. L’oppression brisée, la nébuleuse du glouton pourrait désormais s’éclater.

–Eh ! Oh ! les organisateurs…

–Oui, oui, on est là, on vous écoute.

–Désolés mais il a bâclé le boulot le Fils de William.

–!!! ???...

–Bah oui ! C’est au sujet des commandements, il en manque un. Un incontournable en plus. Vous pensez qu’un p’tit supplément… C’est encore possible ?

–Un supplément aux Dix Commandements ?... Vous êtes sérieux ? Houlà ! Là on touche au sacré, on n’est pas autorisé. Et vous pensez à quoi, chers compagnons d’aventure ?

–Un basique on vous dit : « À la pensée unique tu te gargariseras et seuls les mass­média du camp du bien tu consulteras. »

–Bon dieu ! mais vous avez raison. Mais comment a-t-­il fait pour oublier une obligation pareille ? L’inconscient !… Une faute professionnelle… Ou alors… Ou alors c’était pour ne pas dénaturer le concept originel. Trop académique le Jeannot. Il a manqué d’audace le Fils de William. Ça ne va pas être simple à récupérer. On prend contact avec l’Olympe. En attendant, chapeau pour votre esprit corporate. On vous tient au courant.

6 - LA DEVISE GALACTIQUE

Milton avait dit : « La devise doit être bien comprise par tous les Galaxiens, sans ambiguïté, empreinte d’éternité. » Mettre un bon coup de pied au cul à toutes les excentricités, « liberté, égalité, fraternité », toutes ces sottises socialo-communistes, était une nécessité.

Santa Barbara, Californie. Propriété privée de Ronald. Vue sur le Pacifique. Temps orageux. Vent faible. Pour mieux cogiter face à l’océan ils se sont installés. Séance intensive de brainstorming. Ça fuse dans tous les sens. Alan est déchaîné. Il collectionne les niaiseries et les absurdités. Aperçu : « Aimez-vous les uns les autres ! » Ça les fait marrer. Au tableau pour tout noter c’est Nancy, la femme de Ronald. Elle n’arrive pas à suivre. Ils n’ont pas trouvé mieux. Margaret, dotée d’une remarquable capacité d’élévation, ose une auguste tournure : « There is no alternative ! »

Ce fut le choc !!! Le souffle coupé, hypnotisés par l’absolue pureté de la lumineuse formule, ils demeurèrent un long moment prostrés. Milton Hermès sut immédiatement que le boulot serait de qualité. Il enleva ses lunettes, prit son mouchoir et se laissa aller. L’émotion passée, Ronald sortit les serpentins, les confettis, les sarbacanes et les boulettes, son bourbon supérieur, une vieille réserve de shit, ses vieux vinyles de twist, Chubby Checker, Joey Dee and the Starlighters, Danny and the Juniors, et ferma les portes et les volets. La nuit fut parait-il torride. Milton n’en perdit pas une miette.

« There is no alternative ! », Tina pour les amateurs d’acronymes. Interprétation : Faire tourner dans le bon sens et à plein tube la Galaxie de la Fatalité n’est plus une option. Suite au miracle de Santa Barbara le doute, désormais sacrilège, n’est plus permis. Résolution : l’application sans chipoter des Dix Commandements. Seule la version du Fils de William à l’authenticité certifiée est susceptible de garantir, de la production de l’excédent à sa répartition, les justes contributions et rétributions de chaque Galaxien.

Sans l’inspiration divine de faire rentrer au bercail les brebis égarées, les Gégés en seraient encore à formuler d’extravagantes pensées. Sur le sentier aux illusions tout espoir de progrès se serait alors envolé. Quand on y pense on en frémit d’avance.

Énorme ! Rien, absolument rien, ne peut être comparé à cette formidable avancée. Tous les Gégés peuvent désormais profiter des avantages générés par cette exceptionnelle découverte. Le refus du bonheur a enfin été terrassé malgré les tentatives subversives mais sans espoir de populistes odieux. Populiste, l’étiquette rédhibitoire qui représente, pour l’éternité et à juste titre, le suprême déshonneur.

Aristote, Sénèque, Pythagore, Thalès, Épicure, Marc Aurèle, Platon, Socrate, Euclide, Archimède et bien d’autres encore, invétérés bonimenteurs, embrouilleurs patentés, esprits mécréants dans tous les cas, de facto exclus du cercle de la raison, sont à présent condamnés à ne rester que de méprisables antiquités. Leurs ténébreuses pensées ou théorèmes inutiles, funestes asservissements pour le camp du progrès, ne constituaient que de fallacieux repères pour les brebis égarées. « There is no alternative ! » Point ! Ça, au moins, c’est moderne, net et sans bavure.

L’éblouissante sentence de la Dame de Fer allait permettre à la Galaxie de la Fatalité et à ses résidents d’enfin s’éloigner, pour de bon et à tout jamais, des tentaculaires ténèbres de l’enfer.

À l’annonce de cette promesse d’allégresse éternelle, Milton Hermès, la plus haute autorité de la Galaxie de la Fatalité en activité ce qui, vous en conviendrez, n’est tout de même pas rien, en sortit son mouchoir. Seul le foot aurait pu provoquer une égale émotion au Dieu très redouté du Marché Libre et non Faussé.

Ah ! le foot et ses fantaisistes en goguette. Intéressons-nous un instant à la chronique émouvante d’une escouade d’obsédés bien décidés à installer Tina, qu’à présent vous connaissez, et la prénommée Zahia dans leur grand lit configuré activités combinées.

–Zahia ?...

–Ça ne vous dit rien, chers compagnons ?

–Bahnon !

–Mais si !… Concentrez-vous  s’il vous plait.

–Oh ! les organisateurs, pouvez pas nous aider au lieu de nous stresser ?

–Mais faites un effort bon sang !

–… ??

–Non ! toujours pas ?... Allez ! on vous met sur la voie : « Zere Are Halso Incredible Alternatives ! »

–Bah voilà ! comme ça au moins c’est clair.

–Ça y est, vous êtes connectés ?

–C’est bon, les organisateurs, on est tout ouïe.

Ainsi nos obsédés voulaient absolument un rendez-vous groupé. Ils étaient convaincus que Zahia et Tina étaient copines et tout naturellement qu’elles faisaient le même métier. Qu’elles étaient collègues, quoi ! Si, si… Allons, ne soyez pas étonnés, encore moins choqués et posez-vous plutôt la seule question qui vaille. Question : « Les footeux auraient-ils entre-aperçu la lumière ? » À défaut d’une réponse formelle vu l’origine du risque, nous pourrions imaginer avoir vécu un sublime instant de lucidité.

Nous sommes alors en droit de nous interroger : « Pourquoi ces fougueux visionnaires ont-ils été si méchamment moqués ? »

–Eh ! Oh ! les organisateurs, z’avez prévu une petite entrevue avec la copine ? Parce qu’un peu de fantaisie, ben nous on n’est pas contre. Vous voyez ce que l’on veut dire ?

–Holà ! on imagine... Bon, désolés mais çà ne va pas être possible. Zahia, malgré d’inoubliables attraits, on vous le concède, n’est pas sur notre trajet.

–Eh ! les organisateurs, allez, juste un p’tit détour. Parce que quandmême…

–Impossible ! On vous le confirme : i m p o s s i b l e !! Le programme est déjà très chargé et le rythme imposé particulièrement élevé. Mais soyez rassurés, vous allez faire plein de belles rencontres. Pourris gâtés, promisjuré.

–M’ouais… La dernière fois que l’on nous a appâtés avec une publicité comme ça, bah, en définitive, z’étaient pas trop jeunes et jolies les princesses.

–Noooon !!??...

–Si, si, nous avait escroqués, l’organisateur… Eh ! les organisateurs, un p’titdé…

–Stooooooop !! Ça sera Tina ou rien.

–Z’êtes sans cœur, les organisateurs.

7 - LE LIEUSAINT

Après quelques jours de congés, ce que Milton appréciera très modérément mais décuiter peut parfois prendre du temps, les trois se remirent au boulot.

Ils contactèrent l’agence immobilière Corn-Belt et associés, vingt pour cent de commission, qui leur fit visiter une grande bâtisse inoccupée plutôt délabrée.

L’adresse était parfaite mais Margaret était inquiète :

–Cher Monsieur Corn-Belt, les derniers occupants, savez-vous ce qu’ils sont devenus ?

–Les frères Lehman ?... Désintégrés m’dame ! Ha, ha ha !... Désintégrés !

–Désintégrés ? Ça veut donc dire qu’il n’en reste plus rien. Mais ça n’est pas possible. Vous en êtessûr ?

–Sûr et certain. Suffit de prêter à des Gégés frappés d’insolvabilité. Ha, ha, ha !...

–Vous exagérez ! Là, Corn-Belt, là vous divaguez ! Alan, ça te dit quelque chose cette histoire invraisemblable de copinage ?

–Effectivement ça me dit quelque chose. Il me semble que le montage utilisé, un peu risqué mais très en vogue à une époque, avait été baptisé d’un nom prédestiné.

La bulle des frangins avait fini par exploser. La bulle, en explosant, avait contaminé le quartier, puis la contrée, enfin une tripotée d’autres contrées.

La bâtisse avait bien des avantages mais les trois Envoyés restaient tiraillés entre l’incontestable majesté du lieu et l’histoire de ce drame effroyable qui s’y était déroulé. Superstitieux, ils hésitaient.

Alan croyait dur comme fer en la résurrection des bulles.

C’est alors que Corn-Belt revit son prix : « Ma commission, j’vous la fais à trois ! J’vous remercie de garder ça pour vous ! Surtout ne dites rien ! »

Malgré ses malheurs le coin était encore fort bien fréquenté. Leur plus proche voisin, un certain JiPi Junior, troisième du nom, qui se languissait tant de voir la bicoque inoccupée, mit la salopette, retroussa les manches, prit la truelle et la brouette et leur donna un énergique coup de main.

C’est donc après d’interminables travaux, allongements générés essentiellement par de fastidieuses négociations sur le montant des à-côtés, que le sanctuaire dédié à Milton Hermès et à la pratique du culte du Marché Libre et non Faussé, entre la rue des Théâtres et la rivière de l’Est, au numéro onze, rue du Mur, s’ouvrit enfin aux âmes en quête d’espérance.

Milton trouva le Temple divin et complimenta les compères pour leur nouveau copain.

Retour en arrière. Pour certains c’était l’âge doré, pour d’autres la belle époque. JiPi Senior, le patriarche, venait d’être sacré champion du monde dans la catégorie Roublard Magistral.

Sa première entourloupe, première irrévérence d’une folle ascension, avait été réalisée avec le blé du champ d’à côté, les fonds de la banque qui l’avait embauché. Les fruits de sa lucrative combine spéculative sur les grains de café étaient tombés le plus naturellement du monde dans le fond de ses très larges fouilles.

Trafiquant d’armes pendant la guerre de sécession, le petit pécule amassé grâce au commerce des pétoires trafiquées lui permit, dès la fin du conflit, de réaliser quelques époustouflants placements. Et c’est sans hésiter, à la mort de son père, qu’il prit les rênes de la banque paternelle.

Mais c’est sur l’Ile Jekyll, à l’abri des voleurs, associé à une bande de pistoleros portant de prodigieux calibres dressés pour aspirer, qu’il dressa les plans du casse du millénaire : la fourniture exclusive et éternelle d’un blé de la plus belle qualité aux états fédérés.7

Résolument orienté efficacité, il avait défini une doctrine sans ambiguïté : « Je n’ai nul besoin d’un avocat qui me dise ce que je n’ai pas le droit de faire. Je le paie pour me dire comment faire ce que je veux faire. »8

Dénué de principes et âpre aux gains Junior, digne héritier, avait développé l’exploitation familiale par diversification de production : blé, oseille, thune, flouze, pèze, grisbi, pognon, rien que du malléable facilement escamotable. L’une des très rares activités affectionnant les surstocks.

Papy s’était délocalisé. Au sommet de l’Olympe il coulait des jours heureux, l’œil toujours ouvert et les poches bien garnies.

Poussée par le souffle puissant d’une foi inébranlable, la fréquentation du Temple n’a cessé d’augmenter.

Dès neuf heures et sans interruption jusqu’à la nuit tombée les réponses aux suppliques des Grands Incantateurs font tantôt bouillonner, tantôt espérer, parfois chavirer, la communauté des Roublards certifiés. L’activité du Temple dédié au culte du Marché Libre et non Faussé demeure ainsi d’une stupéfiante diversité.

Les règles de vie y sont très exigeantes. L’usage, ou même la simple évocation des trois vanités, solidarité, sobriété, moralité, y sont formellement prohibés. Si de mécréantes agressions ou calomnies sournoises ont parfois provoqué de violentes convulsions à la transcendante maison, elles n’ont jamais, dieu soit loué, fait trembler ses fondations.

Maison mère intergalactique de tous les lieux sacrés : annexes à Londres, Paris, Francfort, Hong Kong, Tokyo ; agence saisonnière à Lourdes car d’Avril à Octobre les miracles y sont réputés nombreux.

L’esplanade du Temple est réservée aux pigeons, aux vautours, aux chacals et aux requins. La pratique du bonneteau est la seule distraction autorisée.

–Eh ! les organisateurs, une seule religion, c’est quand même une sacrée trouvaille. Trop fortiche le Milton !

–Eh oui les amis ! Ça a pris un peu de temps mais les Gentils Galaxiens ont, semble-t-il, fini par comprendre que d’avoir un seul patron rendait la vie bien plus facile et que les histoires alambiquées, pas toujours les mêmes selon les versions, ça mettait un sacré boxon.

–Z’avez raison les organisateurs. En tous cas il n’a pas l’air décidé à multiplier les pains le Milton. Entre nous, quel gâchis !... Bref, les contes de fées, c’est fini !

–Quel plaisir de voyager avec vous ! Quel joyeux optimisme ! Mais restons prudents. Une mauvaise surprise est toujours possible. Ils n’ont sûrement pas dit leur dernier mot. Au Vatican, La Mecque ou à Lhassa ça va sûrement gigoter. Et pas qu’unpeu !

–Eh ! les organisateurs, y’a un truc qui nous préoccupe. Z’avez remarqué, les villes elles portent toutes des noms comme chez nous. C’est quand même bizarre,non ?

–C’est exact chers compagnons, très bonne observation. C’est ce que les astrophysiciens appellent « les univers homothétiques », des univers miroir si vous préférez. Toutes les merveilles que vous allez rencontrer durant votre voyage, les appellations, les lieux, les héros, les objets, les situations, vous paraitront familières, très proches de celles que vous connaissez. Mais attention, ce ne sera qu’une impression.

–Une sorte de mirage en quelque sorte.

–Voilà, c’est ça, une sorte de mirage.

–Merci les organisateurs, maintenant on comprend mieux.

–À vot’ service, chers compagnons. N’ayez aucun doute, vous êtes bien dans la Galaxie de la Fatalité, la galaxie mystérieuse réputée sans pitié. Il n’y a qu’une chose de très différente et vous allez vous en rendre compte très rapidement : le temps passe beaucoup plus vite que sur terre !

Nous espérons, chers compagnons d’aventure, que ce long préambule institutionnel ne vous aura pas trop assommé. En tant qu’organisateurs réputés nous avons en effet estimé, pour que votre périple vous soit vraiment bénéfique, que vous deviez impérativement posséder les règles et les principes en vigueur dans la Galaxie de la Fatalité. Ils sont indispensables à la compréhension d’évènements plus ou moins dramatiques auxquels vous allez à présent assister.

1 Réplique de Don Salluste-Louis de Funès dans la folie des grandeurs, film de Gérard Oury (1971). Inspiré très librement du Ruy Blas de Victor Hugo.

2 Adam Smith (1723 – 1790), auteur de la Théorie des sentiments, Histoire de l’astronomie, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il est considéré comme le père de l’économie moderne. Reconnu comme l’inventeur du concept de « Main Invisible » qui peut être interprété de multiples façons. Par exemple comme un instrument utilisé par le « créateur » de la nature qui gouverne et anime l’entière machine de l’Univers. Dans ce cas elle servirait à préserver l’ordre naturel. Ou comme un instrument au service de l’économie : le marché est autorégulateur et l’intervention du gouvernement n’est pas souhaitable en économie. La concurrence serait ainsi pure et parfaite. Bien d’autres interprétations ont été formulées.

3 Victor Hugo : Les feuilles d’automne (1831).

4 Voir l’excellent livre de Naomi Klein, « La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre ». Édition Actes Sud-Leméac – 2007.

5 Consensus de Washington (1989) : Corpus de mesures standards appliquées aux économies en difficulté face à leur dette par la Banque Mondiale et le FMI. Issu de l’idéologie de l’École de Chicago. Théorisé par John Williamson.

6 Évangile selon Saint Matthieu. Chapitre 19, versets 16 et 17. Très légèrement modifiés ! Et voici que quelqu’un s’approche de Jésus et lui dit : « Maître que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Celui qui est bon c’est Dieu, et lui seul. Si tu veux entrer dans la vie éternelle, observe les commandements. » Nos excuses à Saint Matthieu.

7 La création de la banque centrale US est très bien documentée dans le livre d’Eustace Mullins, « Les secrets de la réserve fédérale. »

8 Avec l’aimable concours d’un célèbre banquier.

II ‒ DEUXIÈME DÉCOUVERTE : LES DESCENDANTS DES TALENTUEUX PIONNIERS DU CRAPULOCENE ‒ LES AMBITIEUX ET LES REBELLES

8 – LES BREBIS ÉGARÉES

Sur les félicitations Milton n’avait pas lésiné : « Bravo les garçons ! » Margaret s’était un peu vexée. Milton s’était excusé. Il avait rajouté : « Sur le chemin fleuri et verdoyant du paternel foyer, pas un Gégé ne doit manquer. Ce n’est pas le moment de flemmarder. » 

Ils s’étaient tout d’abord dirigés vers les terres fertiles et accueillantes de l’arrogante Yankee et de la verdoyante Youkee.

Interpréter tragédies ou comédies, il en avait fait sa spécialité. Effrayer les Gégés pour aussitôt les rassurer, Ronald avait de l’art oratoire tout utilisé.

Invariablement son sermon débutait par la révélation d’un projet insensé : « Je suis du gouvernement et je viens vous aider ! » ; immédiatement corrigée : « Je plaisante ! » ; puis vertement liquidée : « Ce sont les neuf mots les plus terrifiants de la langue ! »

« Ouf !! » Au bref abattement succédait un bienheureux soulagement.

Selon les contrées sa production variait : « Il y a trop de gens qui ne peuvent pas voir un gros assis à côté d’un petit sans en conclure… que le gros a exploité le petit ! » La foule s’en émouvait, condamnant avec virulence les grossiers préjugés, celui-ci en particulier.

Alan parfois le remplaçait et lui aussi rassurait : « Si vous m’avez compris… c’est que je me suis mal exprimé ! »9 Les assemblées mouraient de rire. « Ils ne riaient pas tous, mais tous étaient pliés. »10

Les Chiliens, les Argentins, les Amérindiens, les Coréens, les Indonésiens, les Martiens, les Brésiliens étaient pliés en deux.

Quelle crise ! La conquête fut rondement menée. Milton aurait dû exulter. Il était furibard.

Un confetti hexagonal refusait le progrès.

L’Hexagone, maudite contrée ! Caressée par les vents doux et humides de l’Atlantique, bercée par le chant des cigales sur ses rives méridionales, irriguée par de généreux cours d’eau, embaumé par les parfums délicats d’une grande diversité de fromages plus ou moins affinés, l’Hexagone est peuplé de farouches et fiers indigènes regroupés en d’innombrables tribus portant toutes des Appellations d’Origine Protégée, AOP pour les nombreux fonctionnaires du service des fraudes et de la consommation.

La plus peuplée, celle des Franciliens, a colonisé les rives de la Seine, de l’Oise et de la Marne, s’étalant à l’excès, provoquant au passage de dramatiques conflits de voisinages.

Les Normands reprochent notamment à leurs envahissants voisins de déverser des saloperies en quantité industrielle dans la rivière qui arrose également leurs terres.

En Normandie le nombre de boutonneux a franchi tous les paliers. L’activité des dermatos aussi. Les labos, crèmes et onguents, n’arrivent plus à suivre le rythme endiablé des éclosions toutes saisons.

Chaque tribu a sa spécialité. Les échanges sont, par affinité pour l’équité, toujours très équilibrés. Parmi les plus courants, à la belle saison, après la récolte ou bien après l’affinage : chou-fleur contre Saint-Émilion entre les Bretons et les Aquitains ; Riesling contre cancoillotte entre les Alsaciens et les Francs-Comtois ; Rosé de Bandol contre fromage de biquette entre les Provençaux et les Poitevins ; quenelles de brochet contre cidre ou calva entre les Rhodaniens et les Normands ; Maroilles au lait cru contre Saumur-Champigny entre les Chtis et les Angevins.

Quant aux Parigots, fratrie mondaine de la tribu des Franciliens, dans l’incapacité de planter et de récolter, ils se bousculent autour des étalages aux marchandises certifiées. « En provenance d’une Tribu AOP » c’est toujours beaucoup plus cher mais les Parigots jamais n’auraient échangé une tomate à l’ancienne hors de prix contre deux tomates bon marché d’origine incertaine.

Queues interminables, embouteillages insupportables, merdes de chiens en pagaille, contredanses en rafale, l’ordinaire des Parigots s’avérait acrobatique, éternellement énervé, souvent glissant et invariablement dispendieux.

Chaque tribu a son Chef.

Tous confortablement installés les Barons Sangsues bénéficient de quelques commodités auxquelles aucune nécessité ne pourrait les faire renoncer.

La confiscation de la fonction et de ses privilèges ils l’ont éternisée.

Éminente position due à d’habiles concessions, Bilou le Poussif, un costaud biberonné au confit du sud-ouest, un érudit équipé d’oreilles démesurées, de la tribu des Gascons en est le Baron. Signe particulier : aucun sens de l’orientation. Il ne sait jamais s’il doit prendre à droite ou bien à gauche. En toutes circonstances il fonçait plein centre.

Seul moyen de locomotion : une antiquité, un tracteur bruyant à l’aspect démodé dont la vitesse la plus folle ne dépasse jamais les quinze kilomètres à l’heure. À des lieues à la ronde, l’entendant arriver, les platanes se mettaient à trembler.

Un rapprochement de tribus avait failli se concrétiser lorsque Madame de Chabichou, de la tribu des Poitevins elle en est la Baronne, avait demandé en mariage l’indomptable Gascon. Signes particuliers : mère célibataire, follement amoureuse du costaud aux grandes oreilles.

Mais au lieu de tourner à gauche pour rejoindre le lieu du rendez-vous galant, une nouvelle fois le tracteur de Bilou s’était emballé. Il avait tiré plein centre, tôle froissée, radiateur explosé, vapeur d’eau en quantité libérée, platane amoché.

Depuis, réfugiée sur ses terres, c’est une Baronne terriblement contrariée qui nuit et jour guettait du haut de son donjon. Mais pas de Bilou à l’horizon.

Tout allait donc bien en Hexagone et depuis des siècles, malgré quelques chicanes sans grandes conséquences, les Gentils y vivaient heureux. Seuls les plus anciens avaient encore en mémoire le vague souvenir d’un Dieu que l’on disait redoutable et d’une main invisible portée sur la taloche, résidus d’éducation qui pour l’immense majorité avait été bâclée. C’est peu dire si des Dix Commandements, malgré de multiples avertissements, les Gentils Hexagonaux n’en avaient pas fait une priorité. Une authentique impiété corrompait les esprits. Par conséquent leur raison s’en trouvait fortement altérée.

9 - L’ENVOYÉ SPÉCIAL

Vingt-sept ans plus tard : vous étiez prévenu. Le temps passe effectivement très vite dans la Galaxie de la Fatalité !

Alors que partout ailleurs la loi divine MH 751, « Fantaisies pour un feu d’artifice », produisait ses incomparables bienfaits, l’Hexagone se singularisait.

Tandis que les Gentils Galaxiens faisaient bombance à la table toujours servie du paternel foyer, les Gentils Hexagonaux se complaisaient à n’en faire qu’à leur tête, tête de lard bien entendu.

De cette extravagante dissidence Milton Hermès à chaque instant s’en lamentait, questionnant sans arrêt ses trois Envoyés sur la déconcertante résistance de ces bornés dévoyés : «  Ont-ils bien compris que c’est Dieu qui les guide et que c’est pour leur bien ? »

Le trio était désemparé : « Toujours les mêmes qui font chier ! » Passablement échauffés c’était la seule réponse qu’ils étaient en mesure de formuler sans qu’il soit nécessaire de leur faire répéter.

C’est une contrée de râleurs prompts à dégainer. Grèves, manifs, blocages, rien ne les arrête. Jamais contents, jamais d’accord, le blasphème constitue, pour la majorité des résidents de cette curiosité, une pratique consacrée.

Incroyable autant qu’étrange le désir de progrès leur est étranger.

Les pratiques hérétiques se sont généralisées. Leur botter les fesses n’est plus une option. Milton Hermès mit du temps à l’admettre. Le renfort d’un super cador s’avérait nécessaire pour remettre les indécrottables sur le chemin fleuri et verdoyant du paternel foyer. Le seuil de tolérance était à présent dépassé.

Il en voyait bien un pour réussir là où les trois avaient échoué. Un petit nerveux, un comédien hors pair, un rusé capable des acrobaties les plus osées si les circonstances l’exigeaient. Certains familiers ne disaient-ils pas qu’il était équipé de cinq ou six cerveaux, reliés entre eux, aux phénoménales capacités ?

L’heure était enfin venue de libérer cette formidable puissance qui piaffait d’impatience.

Il le convoqua, lui présenta sans détour la périlleuse mission et s’assura qu’il était bien l’homme de la situation :

–Super Teigneux, puis-je compter sur ta loyauté ?

–Seigneur, mon bon Seigneur, je vous en fais le serment : je ne vous mentirai pas ! Vous pouvez m’ faire confiance. J’vais les dresser, moi, ces chiens d’infidèles. Vite fait bien fait ! Je ne vous décevrai pas !

–… ? M’en manqueun !

–… ?? Ah oui !… Je ne vous trahirai pas. Celui-là je l’oublie tout le temps.

–C’est mieux ! Quel est ton plan ?

–Si j’ai bien compris avec eux c’est du sérieux. Je vais les assommer avec tout un arsenal de promesses et une prescription d’exception. Donnez-moi cinq ans et ce seraplié.

–Et pour la propagande comment comptes-tu t’y prendre ?

–Avec Super Teigneux, tout devient possible ! Une prédiction, des possibilités infinies. Ils ne pourront pas me reprocher de leur avoir menti. Cette combine là j’en suis assez content.11

Ses arguments étaient éloquents, son art de l’enfumage se révélait exceptionnel. Le petit nerveux avait effectivement un sacré potentiel.

–Super Teigneux ! C’est d’un gaillard comme toi dont j’ai besoin à l’Élysée. Envoyé Spécial, voilà ma proposition.

Il ne leur restait plus qu’à discuter substantiels agréments, simple formalité entre un Dieu très redouté et un Roublard certifié.

–Dès que tu débarques tu prends contact avec un gars du coin, Alambic Jacky. Je te donne ses coordonnées. Il va te filer un bon coup de main. Attention ! Super Teigneux, surtout pas d’extravagances.

L’Élysée, en grec ancien lieu frappé par la foudre, fut édifié entre 1718 et 1720 par le comte d’Évreux. En 1753 le palais devint propriété de Louis XV pour y loger Madame de Pompadour, sa favorite, qui le fit réaménager à grands frais sur les deniers du Royaume. En 1773, un riche banquier, Nicolas Beaujon en fit l’acquisition. En 1799 ce sont Joachim Murat et son épouse Caroline Bonaparte qui récupérèrent les clefs. Murat parti pour Naples, l’Empereur Napoléon Premier occupa l’hôtel particulier jusqu’à la campagne de France en1814.

Un banquier, une courtisane, l’Empereur… Signes prémonitoires d’un destin exceptionnel ou stupéfiantes coïncidences ? Les nombreux fanatiques déclareront que nous sommes en présence d’un cas spectaculaire de réincarnation. Plus prosaïquement Milton, en tant que Grand Patron avisé, accorde aux avantages en nature une attention toute particulière. L’excellence qui caractérise son projet galactique le conduit tout naturellement à concéder un assortiment valorisant à ses apôtres les plus brillants : mutuelle, logement et véhicule de fonction, frais de déplacements plutôt conséquents. Il n’est pas sans savoir qu’à la chasse aux talents la concurrence est rude, notamment celle des entreprises multi-galactiques. Pour récupérer une pointure du calibre de Super Teigneux il est vraisemblable qu’il a dû lâcher du lest. Ce que l’article relevé dans la Gazette de l’Olympe, le grand quotidien du soir, aurait d’ailleurs tendance à confirmer.

Extrait de la Gazette de l’Olympe – Dernière édition − Une de couverture :

« DERNIÈRE MINUTE : ACCORD ENTRE MILTON HERMÈS ET SUPER TEIGNEUX.

De source sûre, après une semaine d’âpres négociations, un accord serait intervenu entre Milton Hermès et Super Teigneux. Le problème épineux de la résidence officielle, seul désaccord résiduel, aurait connu un heureux dénouement. Super Teigneux qui exigeait Versailles à temps complet aurait accepté la contre-proposition très généreuse de Milton Hermès et devrait s’installer dans les toutes prochaines semaines au Palais de l’Élysée, le week-end à Versailles, à Chambord pour les congés.

Bien entendu le sort de l’actuel Envoyé reste à régler. Les motifs de licenciements pour faute réelle et sérieuse seraient, à priori, particulièrement abondants. Suite en page3. »

–Eh, Oh ! les organisateurs…

–Quelque chose qui ne vapas ?

–C’est à propos de la Gazette de l’Olympe, on a un doute. Sont fiables ses sources ?

–À cent pour cent. Nous vous confirmons que La Gazette fait bien partie des quotidiens du camp du bien. Aucun doute. Vous pouvez donc lui faire confiance.

–Au fait, vous en êtes où avec le onzième commandement ? Z’avez pu en parler à Milton ?

–Houlà ! pas simple, vous vous en doutez. Mais bonne nouvelle, on a enfin la réponse. S’inquiéter était inutile. Figurez-vous que la nécessité d’aiguiller sans violence les Gégés vers de saines informations ne lui avait pas échappé. Il a donc acquis, personnellement, tous les médias de la Galaxie. C’est lui qui vérifie l’info avant diffusion. Parait qu’il ne laisse rien passer. Le Fils de William était au courant. Aucun doute. Il savait que Milton avait tout blindé.

–On se disait aussi, un gars de ce calibre là, obligatoirement il pense à tout. Tu ne deviens pas Dieu du Marché Libre et non Faussé par hasard. Faut de la jugeote ! En tout cas c’est bougrement rassurant de savoir qu’un gars aussi prévoyant veille, sans exception, sur tous les Galaxiens. Ceci dit, ça ne va pas être simple de les remettre sur le chemin fleuri et verdoyant du paternel foyer les Hexagonaux.

–Holà ! Vous êtes un peu défaitistes chers compagnons d’aventure. Et vous le voyez à quoi ?

–La force des traditions, ça saute aux yeux. Vont vouloir résister au progrès, coute que coute. Sont irrécupérables. Sont possédés les indécrottables.

–Vous oubliez Super Teigneux. Il va leur botter les fesses l’Envoyé Spécial.