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Parce qu’elle a éprouvé par sa fille d’amères désillusions, Madame Norand a élevé sa petite-fille Annabel, devenue orpheline, dans une dure discipline, avec indifférence et une froideur inflexible. « C’est elle qui a tout détruit en moi, tout glacé, tout perdu. Je la hais », confie Annabel à sa jeune amie Régine. A l’âge où son coeur parle, Annabel se heurte encore plus violemment à l’aïeule qui veut lui faire épouser Roger Brûlard, contre son gré. Elle aime Robert Arlys, un jeune avocat plein d’avenir, qui veut l’épouser. Comment Annabel vaincra-t-elle la résistance qu’oppose à ce mariage sa grand-mère intraitable ? Rien ne peut rien contre l’amour...
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Veröffentlichungsjahr: 2019
Delly
LA JEUNE FILLE EMMURÉE
First published in 1948
Copyright © 2019 Classica Libris
Les vitres ruisselantes d’une pluie fine, serrée, tenace, ne laissaient pénétrer qu’un jour terne dans la grande salle à manger, toujours un peu obscure. Une pénombre enveloppait les dressoirs de bois sombre, le massif buffet garni de vieilles faïences, les tableaux, paysages signés de noms connus, qui ornaient les murs couverts d’une tapisserie ancienne. Seule, une petite table, placée tout près d’une des fenêtres, voyait arriver à elle une clarté à peu près suffisante.
Du moins, la jeune fille assise là s’en contentait pour travailler. Sa tête demeurait penchée sur le linge qu’elle reprisait et l’on ne voyait d’elle que son buste mince, une nuque blanche, de fins cheveux soyeux, blond argenté, formant un nœud épais et partagés en bandeaux sur le devant. Les mains qui maniaient l’aiguille étaient petites et bien faites, mais brunies, un peu durcies même, comme celles d’une ménagère.
Le silence, dans cette rue parisienne quelque peu retirée, était troublé seulement, à de rares intervalles, par le passage d’une voiture ou de piétons dont les pas claquaient sur le sol mouillé. Dans l’appartement lui-même, rien ne venait le rompre.
Mais, soudain, une porte fut ouverte et sur le seuil parut une femme de belle taille, un peu forte, vêtue de soie noire. Son épaisse chevelure foncée, légèrement grisonnante, formait des bandeaux sur le front haut, d’une pâleur un peu ivoirée, comme le visage aux traits fermes, trop accentués, mais dénotant pour l’observateur une dure énergie. Les yeux bleus au regard froid, impérieux, n’étaient pas faits pour démentir cette impression qui rendait peu sympathique Madame Norand-Valentina dans le monde des lettres, où elle était considérée comme une romancière d’un rare, mais amer et âpre talent.
– Annabel !
La voix brève, métallique, résonna dans le silence de la grande salle. Lentement, la tête blonde se leva et des yeux d’un beau bleu-violet se tournèrent vers la porte.
– ... Annabel, nous partirons dans huit jours pour Maison-Vieille. Tenez-vous prête.
La jeune fille répondit avec une morne tranquillité :
– Bien, grand-mère.
Puis, de nouveau, elle baissa la tête sur son ouvrage.
Madame Norand quitta la pièce, en refermant la porte d’une main ferme, un peu brusque. Mais une minute après, cette porte se rouvrait silencieusement pour laisser passer une mince et grise personne qui se glissa, telle une ombre, jusqu’à la travailleuse.
– Quelle folie, Annabel ! Est-il vraiment raisonnable de repriser avec un jour pareil ? Cela n’a rien de pressé, voyons !
L’arrivante employait la langue anglaise. Elle avait une voix grêle qui s’associait à sa petite et maigre personne légèrement contrefaite, à sa figure menue dont la peau restait lisse, malgré la cinquantaine. Le regard inexpressif révélait l’insignifiance de miss Steverson et sa bonté molle, si vite dérivée vers la lâcheté.
L’aiguille fut arrêtée dans son mouvement et un jeune visage se tourna vers l’arrivante. Il était fin et charmant, d’une blancheur délicate – trop délicate même, car elle dénotait une santé affaiblie, comme d’ailleurs l’amaigrissement des traits. Un regard triste et froid se posa sur la vieille demoiselle, tandis qu’Annabel répondait de sa voix morne :
– Je suis très pressée, au contraire, tante Grâce... maintenant surtout.
– Vous faites allusion au départ pour Maison-Vieille, sans doute ? Madame Norand vous a prévenue ?
Annabel inclina affirmativement la tête. Maintenant, ses mains étaient croisées sur son ouvrage, et elle regardait distraitement les minuscules ruisseaux serpentant le long des vitres.
Miss Steverson s’assit près d’elle. Au premier abord, on ne découvrait aucune ressemblance entre cette figure au profil de mouton et la jolie fille dont la physionomie avait tant de finesse, de délicate beauté. Cependant, à l’examen, il était possible de trouver chez l’une et l’autre quelques traits identiques, comme par exemple la forme un peu longue du visage ; puis encore la nuance de cheveux, ce blond pâle si terne sur la tête de la tante et qui, sur celle d’Annabel, prenait une si charmante teinte argentée.
– Êtes-vous contente ? Vous aimez mieux Astinac que Paris, n’est-ce pas ?
Annabel resta un moment sans répondre, le visage toujours tourné vers la fenêtre. Le crépuscule commençant l’enveloppait d’une ombre mélancolique. Enfin, elle répondit de cette même voix lente, un peu morne :
– Oui, peut-être... J’aime la campagne...
Elle s’interrompit et son regard froid s’éclaira légèrement pendant quelques secondes.
– ... Puis il y a du soleil de l’air, des fleurs, tandis qu’ici...
Elle montrait la rue, la perspective des toits sans fin, des maisons sans caractère, et le ciel maussade de cette soirée de mai.
– Oui, les promenades seront plus agréables là-bas. Moi aussi, je suis contente d’y aller, car je n’aime guère Paris, décidément... Allons, laissez votre ouvrage, Annabel. Ne pouvez-vous vous reposer un peu ?
– Non, il faut maintenant que je mette le couvert.
– Vous avez le temps ; il n’est que sept heures.
Mais Annabel se levait. Elle avait une taille élancée, presque trop mince, car elle ployait comme une tige frêle sous le poids de quelque lassitude physique ou morale dont semblaient aussi témoigner ses mouvements lents, un peu indolents.
Elle rangea son ouvrage et, par un long couloir, gagna la cuisine. Une corpulente vieille femme s’occupait du dîner, en gourmandant une fillette ébouriffée qui battait des œufs dans un saladier.
– Ah ! mademoiselle, venez donc me tourner un moment cette sauce, pendant que je mets le poisson à cuire.
Sans un mot, Annabel prit des mains de la vieille femme la cuiller et se mit à tourner lentement, d’une main experte, l’onctueuse sauce rousse.
La cuisinière n’avait pas eu un remerciement. Après cela, elle demanda un autre service à la jeune fille, comme une chose habituelle et sur un ton qui était presque de commandement. Puis apparut un vieux domestique, lui aussi nanti d’un bel embonpoint, qui annonça :
– Mademoiselle, une des lampes du lustre est brûlée.
– C’est bien, j’y vais, Martin.
La cuisinière, à cet instant, adressait une dure observation à l’enfant qui venait de laver des verres dans une terrine :
– Fichue maladroite ! Est-ce essuyé, ça ? Eh ! tu ferais mieux d’apprendre à travailler convenablement, plutôt que de traîner devant les magasins quand on t’envoie faire une course !
Annabel, au passage, jeta un mélancolique regard sur la fillette pâle, quatrième enfant d’un petit artisan qui en avait neuf.
– Elle n’a pas tant de distractions, la pauvre, dit-elle à mi-voix. Vous pourriez lui pardonner cela, Mélanie.
La vieille femme grommela :
– Des distractions... ! Est-ce que j’en ai, moi ? En voilà des histoires !
Annabel songea : « Vous n’avez pas quinze ans... ni même dix-huit, comme moi. » Mais elle ne répliqua rien. De son pas silencieux, un peu lent, elle retourna à la salle à manger. Martin avait apporté un escabeau. Annabel en gravit les degrés et prit l’ampoule que lui tendait d’une main le domestique, tandis que de l’autre il tenait une bougie pour éclairer la jeune fille. Quand celle-ci eut remplacé la lampe, il alla ouvrir l’interrupteur et la grande salle à manger se trouva éclairée en partie, les extrémités restant dans une sorte de pénombre.
À ce moment, on sonna. Martin s’en alla vers la porte d’entrée. Annabel demeurait sur l’escabeau, regardant une lampe qui lui semblait éclairer plus faiblement. Elle entendit une exclamation du vieux Martin :
– Ah ! Monsieur Marnel !
Une voix masculine, sonore et gaie, répondit :
– Mais oui, mon bon Martin ! Je suis presque un revenant, hein ?
Le domestique avait laissé la porte de la salle à manger ouverte, de telle sorte qu’Annabel se trouvait en pleine lumière devant l’entrée de l’appartement. Son regard indifférent effleura la silhouette de l’arrivant, un homme petit et sec, aux cheveux gris clairsemés.
Martin ripostait :
– Dame, nous nous demandions si Monsieur reviendrait jamais par ici. Depuis presque cinq ans qu’on ne l’avait vu...
– Mais oui, cinq ans, c’est vrai... Vous travaillez donc encore, Martin ? Je pensais que vous aviez pris votre retraite ?
– Non, et Mélanie non plus. Nous sommes toujours les seuls serviteurs de Madame Norand et Monsieur pourra juger que le service ne marche pas mal encore.
– Ah ! Mélanie est là aussi ? Tant mieux, car j’espère qu’elle est toujours la fine cuisinière d’autrefois.
Tout en parlant, l’arrivant dirigeait son regard vers la salle à manger. Quelque surprise y passa, à la vue de la jeune fille, vêtue d’une grande blouse à petits carreaux. Rencontrant celui des beaux yeux calmes, sans curiosité, l’étranger souleva son chapeau. Une légère inclination de tête lui répondit. Mais, déjà, Martin ouvrait une porte en annonçant :
– Monsieur Marnel.
Madame Norand, assise devant son bureau, eut une légère exclamation. Elle se leva et vint au visiteur, les deux mains tendues.
– Vous, mon ami ? Quelle surprise !
Il y avait, en son accent, un vif contentement et sa froide physionomie s’éclairait un peu.
– N’est-ce pas, Sylvie ? Je suis toujours le même, aimant à tomber, sans crier gare, sur le dos de mes amis. Vous me l’avez plus d’une fois reproché, mais je suis incorrigible, voyez-vous.
– Il faut bien vous prendre tel que vous êtes, Félicien. Je n’en suis pas moins très heureuse de vous revoir. Il y a si longtemps ! Et vous m’avez donné bien peu de vos nouvelles. Mais je ne vous en veux pas, sachant que vous détestez écrire. Asseyez-vous, nous aurons le temps de parler un moment, avant l’arrivée de mes invités. Car c’est aujourd’hui mon dîner hebdomadaire.
– Ah ! bon. Moi qui espérais passer une bonne soirée tranquille avec vous !
– Vous viendrez déjeuner demain, ou dîner, à votre choix. Ce soir, vous verrez votre vieil ami Barey, votre belle ennemie Marie-Claire Janvier...
– Hum ! Belle, elle ne doit plus l’être tellement, depuis le temps !
– Vous en jugerez. Il y aura aussi Charles Berger, Ludovic Dorange...
Félicien Marnel s’était assis dans un confortable fauteuil de velours, en face de son hôtesse. Il jetait un coup d’œil autour de lui, sur la grande pièce garnie de meubles datant du premier Empire, héritage d’un aïeul de Madame Norand. Tout, ici, restait semblable à autrefois. L’ensemble était sévère, très froid sans un bibelot. Seules, deux roses trempaient dans un vase de cristal.
Sur le bureau, garni de beaux cuivres anciens, des papiers, des livres étaient soigneusement rangés.
– Vous travaillez toujours, Sylvie ? J’ai lu vos dernières œuvres et, soit dit sans flatterie, je les ai trouvées supérieures aux précédentes, littérairement parlant. Mais quel désenchantement chez vos héros ! Quel scepticisme désespérant !
Madame Norand leva légèrement les épaules.
– C’est la vie, dit-elle froidement. Du moins, je la vois ainsi. Un semblant de bonheur, parfois, et puis tant de souffrances... tant de souffrances...
La voix brève fléchit un peu.
– ... Et la tombe, la fin de tout. Plus rien, plus rien...
La bouche se crispait en un rictus qui donna à cette physionomie de femme une expression d’amertume infinie.
Une surprise apitoyée parut dans le regard de Marnel, un franc et bon regard d’homme loyal, intelligent et finement observateur.
– Quoi, Sylvie, pauvre amie... ? Votre âme ne s’est-elle pas apaisée ?
– Apaisée ? Pourquoi le serait-elle ? J’ai perdu toute raison de vivre, vous le savez.
– Mais vous aviez quelque croyance, autrefois ? Vous...
Un geste sec de la main longue et fine l’interrompit :
– Rien, je n’ai plus rien. Laissons ce sujet, mon ami, et parlons plutôt de vous. Êtes-vous satisfait de vos interminables randonnées à travers le monde ?
– Enchanté, mais un peu las. Je sens le poids de mes soixante-cinq ans, Sylvie, et je crois que, cette fois, je vais prendre mes invalides dans ma petite maison de Bellevue.
– Ah ! j’en suis heureuse ! Nous vous verrons souvent, pour compenser le temps perdu. Et, tout d’abord, je vous invite à venir passer quelque temps dans mon vieux logis de Corrèze. Je pars la semaine prochaine et j’y demeurerai jusqu’en octobre.
– Eh ! je ne dis pas non ! Cela me fera plaisir de revoir Maison-Vieille, où nous avons fait autrefois de si bonnes parties. Nous nous entendions bien pour les jeux bruyants, tout en nous disputant assez souvent. Vous aviez déjà un caractère assez entier, ma bonne amie, et il était difficile de vous faire céder quand vous aviez décidé quelque chose. Je me souviens des punitions que votre père vous infligeait et qui vous ancraient encore plus profondément dans votre résolution.
Marnel considérait pensivement, tout en parlant, le visage couleur de pâle ivoire, les rides au coin des yeux, le pli amer de la bouche. Où était-elle, la belle Sylvie d’autrefois, la brune Sylvie si vive, si ardente, qui s’élançait dans la vie avec tant d’allégresse ? Il ne restait qu’une femme vieillie, âprement désenchantée, mais orgueilleuse toujours, comme l’était la fillette, la jeune fille, la jeune femme heureuse, comblée par l’amour, et la mère...
La mère de Lucienne, cette charmante petite créature choyée, idolâtrée. Oui, Sylvie avait été une mère follement idolâtre. Veuve, après de dures désillusions conjugales, elle avait reporté toutes ses puissances d’amour sur cette unique enfant. Les caprices de celle-ci étaient une loi pour Madame Norand. Lucienne, très jolie, gâtée, devenue futile et ne recherchant que le plaisir, menait sa mère dans tous les endroits à la mode. Puis elle s’était éprise d’un jeune Anglais, riche, beau garçon, mais de moralité médiocre. Malgré Madame Norand, elle l’avait épousé. Vite déçue, elle avait mené de plus belle une vie mondaine à outrance qui, sa santé délicate aidant, la conduisit en quelques années à la tombe.
Absent alors, Marnel n’avait pu que conjecturer ce que pouvait être la douleur de Sylvie. En la revoyant, quelques mois plus tard, il avait trouvé une femme vieillie, aux traits durcis, qui jamais plus n’avait parlé de sa fille disparue. C’est alors que dans ses œuvres était apparue cette note amère, désenchantée, encore accrue dans les dernières venues.
Madame Norand, d’une main distraite, dérangeait quelques papiers sur le bureau. L’évocation des années de jeunesse, faite par son ami d’enfance, avait amené une ride plus profonde à son front. Marnel le remarqua et, voulant changer de sujet, dit en souriant :
– Vous avez donc encore vos vieux domestiques ? Comment arrivent-ils à assurer votre service ?
– Oh ! cela va à peu près. Ils sont aidés, d’ailleurs.
– Ah ! comme cela, en effet... Je viens d’apercevoir dans la salle à manger une jolie personne blonde. Est-ce une demoiselle de compagnie, une secrétaire ?
La bouche de Madame Norand eut une légère crispation.
– C’est ma petite-fille.
La réponse tomba très brève, glacée.
– Ah ! oui... la fille de cette pauvre Lucienne. Je n’y pensais plus... C’est vous qui l’avez élevée ?
– C’est moi... Écoutez, Marnel, puisque nous sommes appelés à nous voir souvent, puisque vous partagerez mon existence pendant quelque temps à Maison-Vieille, il faut que je mette dès maintenant pour vous les choses au point.
Elle s’interrompit un moment. Ses lèvres tremblèrent légèrement. Mais ce fut d’une voix ferme qu’elle reprit :
– Vous savez, mon ami, combien j’ai aimé ma fille. J’avais mis toute ma joie en cette enfant. Mais, par elle, j’ai été terriblement déçue. Au moment de son mariage, elle ne m’a pas ménagé les preuves de son égoïsme, de son manque de cœur. Néanmoins, j’ai tout supporté d’elle, toutes les pires amertumes. Pendant la maladie qui devait se terminer par la mort, elle me dit un jour : « C’est toi qui m’as amenée là. Si tu ne m’avais pas tant gâtée, j’aurais été plus sérieuse, je ne me serais pas tuée dans cette existence de plaisirs. »
Les lèvres tremblèrent plus fort, durant quelques secondes. Le bleu encore vif des yeux s’assombrissait, devenait presque noir. Dans la voix passait un sourd brisement.
– ... Ce qu’elle a pu dire ensuite pour essayer de réparer ces atroces paroles ne compte pas. Car ce reproche était mérité, je l’ai reconnu. Oui, je l’avais trop aimée, trop gâtée ; j’avais fait d’elle une idole, mon univers. Mais la terrible leçon devait me servir. Annabel restait, à cinq ans, complètement orpheline, son père ayant péri peu auparavant dans un accident d’automobile. C’est moi qui l’ai élevée, avec le concours d’une femme que je connaissais de longue date, Madame Baury. Vous devez vous en souvenir ?
– Oui, la veuve d’un médecin, une sèche, disgracieuse personne, assez peu intelligente, en outre.
– Elle l’était suffisamment pour ce que j’attendais d’elle. Car je voulais faire d’Annabel tout le contraire de Lucienne. Puisque j’avais trop aimé ma fille, ma petite-fille ne pourrait me faire ce reproche. Ainsi donc, tout sentiment a été banni de son éducation.
D’après mes directives, Madame Baury lui a donné une instruction solide, sans lui permettre aucune lecture d’imagination. Elle lui a, surtout, enseigné les sciences ménagères, où elle-même excellait. Quand elle est morte, il y a deux ans, son œuvre était achevée. C’est Annabel qui tient ma maison, qui supplée au service défaillant de mes serviteurs. Elle ignore le monde, qui a tué sa mère, elle est inconnue de mes relations. Sa vie est aussi austère, aussi retirée que celle de Lucienne fut brillante, joyeuse, tout en dehors. Et je n’ai pas d’affection pour elle, Marnel. Je n’ai jamais voulu en avoir, pour n’être pas déçue une fois de plus. D’ailleurs, mon cœur est mort.
Madame Norand fit encore une pause. Marnel l’écoutait en silence, le cœur serré par une pitié dont il n’aurait su dire si elle s’adressait à l’aïeule ou à la petite-fille.
– ... Naturellement, toute religion a été bannie de cette éducation. Madame Baury était une athée ; moi, je le suis devenue aussi.
– Quoi, Sylvie ?
– C’est ainsi. Du reste, pour Annabel, telle que je la voulais, le sentiment religieux aurait pu être une source de luttes, de conflits intérieurs, peut-être d’aspirations vers un impossible idéal. Au contraire, nous l’avons façonnée de telle sorte que le cœur et l’imagination soient contenus chez elle dans les plus strictes limites, qu’elle ait peu de désirs, pas de rêves...
– Mais c’est fou !
Cette fois, Marnel ne pouvait se contenir :
– ... C’est complètement fou ! On n’emmure pas ainsi une âme, un esprit, on n’empêche pas l’épanouissement d’un cœur...