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Extrait
| I
De nombreux invités, en cette soirée de février, évoluaient dans les salons de Mme Cormier, née Francisca Lirdès. On remarquait parmi eux un certain nombre de Mexicains, compatriotes de la maîtresse du logis. Celle-ci, ex-jolie femme d’une cinquantaine d’années, avait eu son heure de grand succès. En dépit de quelques aventures, elle avait su conserver une certaine apparence de décorum et avait assez bien élevé sa fille, aujourd’hui une grande et belle personne de vingt ans. Sa fortune, considérable, lui permettait un train de vie luxueux, de fréquentes réceptions. Celles-ci étaient généralement agréables, Mme Cormier s’entendant à recevoir. Mais les gens sérieux lui reprochaient l’éclectisme de ses relations et particulièrement son intimité avec des actrices dont la vie privée formait l’un des thèmes habituels des potins de salons.
Ce soir, parmi ses hôtes, on remarquait précisément la belle Jeanne Parvy, qui connaissait à l’Opéra des succès que la valeur de sa voix, assez médiocre, n’aurait pas suffi à expliquer. Elle était fort entourée, fort complimentée. Mais elle semblait distraite et son regard, fréquemment, se dirigeait vers l’entrée des salons, paraissant guetter une arrivée.
– Elle attend don Ruiz de Sorrès, chuchota en riant Maxime Cormier, neveu de la maîtresse du logis, à l’oreille d’un jeune homme de petite taille, d’allure souple et d’apparence vigoureuse, dont le nez de respectable dimension s’allongeait dans un visage mat aux yeux foncés, demi cachés sous des paupières ombrées.
Ce jeune homme réprima un tressaillement et dit avec une indifférence jouée :
– Vous voulez parler de ce Mexicain, ce fils d’un de nos plus opulents hacenderos, qui est très remarqué, paraît-il, très recherché par les plus jolies Parisiennes ?..|
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Veröffentlichungsjahr: 2020
DEUXIÈME PARTIE
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII
XXIII
XXIV
XXV
XXVI
XXVII
XXVIII
Notes
Série 13 : La lune d'or |2|
LA LUNE D'OR II
Ce roman fait suite et fin à la série
DELLY
Série 13 : La lune d'or |2|
LA LUNE D'OR
roman
TOME II
Raanan Editeur
Livre 576 | édition 1
De nombreux invités, en cette soirée de février, évoluaient dans les salons de Mme Cormier, née Francisca Lirdès. On remarquait parmi eux un certain nombre de Mexicains, compatriotes de la maîtresse du logis. Celle-ci, ex-jolie femme d’une cinquantaine d’années, avait eu son heure de grand succès. En dépit de quelques aventures, elle avait su conserver une certaine apparence de décorum et avait assez bien élevé sa fille, aujourd’hui une grande et belle personne de vingt ans. Sa fortune, considérable, lui permettait un train de vie luxueux, de fréquentes réceptions. Celles-ci étaient généralement agréables, Mme Cormier s’entendant à recevoir. Mais les gens sérieux lui reprochaient l’éclectisme de ses relations et particulièrement son intimité avec des actrices dont la vie privée formait l’un des thèmes habituels des potins de salons.
Ce soir, parmi ses hôtes, on remarquait précisément la belle Jeanne Parvy, qui connaissait à l’Opéra des succès que la valeur de sa voix, assez médiocre, n’aurait pas suffi à expliquer. Elle était fort entourée, fort complimentée. Mais elle semblait distraite et son regard, fréquemment, se dirigeait vers l’entrée des salons, paraissant guetter une arrivée.
– Elle attend don Ruiz de Sorrès, chuchota en riant Maxime Cormier, neveu de la maîtresse du logis, à l’oreille d’un jeune homme de petite taille, d’allure souple et d’apparence vigoureuse, dont le nez de respectable dimension s’allongeait dans un visage mat aux yeux foncés, demi cachés sous des paupières ombrées.
Ce jeune homme réprima un tressaillement et dit avec une indifférence jouée :
– Vous voulez parler de ce Mexicain, ce fils d’un de nos plus opulents hacenderos, qui est très remarqué, paraît-il, très recherché par les plus jolies Parisiennes ?
– Oui... un superbe garçon, fort intelligent, mais assez original. Il a vécu, dit-on, une partie de son existence dans la compagnie d’Indiens comanches, lesquels ont fait de lui un extraordinaire cavalier, un incomparable chercheur de pistes, etc. De même, il n’a pas son pareil comme tireur. Avec cela, un air de très grand seigneur, car il est de fort noble race, une aisance d’homme du monde, naturelle chez lui et qu’il tient sans doute de cette même race, des yeux magnifiques et pleins d’énigme, un caractère hautain, dominateur... et des idées un peu... comanches, sur la complète soumission de la femme à son seigneur et maître.
– Ce qui n’empêche pas ces dames d’être en admiration devant lui, d’après ce que vous me dites ?
– Eh ! don Manuel, il faut penser que le joug ne leur semblerait pas trop dur, posé par la main de don Ruiz ! Tenez, cette belle Parvy... elle en est folle. Je ne sais trop ce qu’elle serait capable de faire, pour lui plaire. Cependant, je ne le crois pas emballé. Jeanne Parvy est pour lui une fantaisie qu’une autre, vraisemblablement, chassera demain.
– Elle est cependant fort belle !... très séduisante !
– Oui, mais, je vous le dis, don Ruiz est passablement original et sa nature froide, orgueilleuse, paraît peu susceptible d’éprouver une réelle passion... Ah ! le voici, je crois. Désirez-vous que je vous présente à ce compatriote ?
Don Manuel répondit avec calme :
– Non, je vous remercie. Il me revient à la mémoire que mon père eut jadis fort à se plaindre du père de ce don Ruiz de Sorrès. Ainsi donc, je me soucie peu d’entrer en relation avec celui-ci.
– Je le comprends. Mais vous aurez l’ennui de le rencontrer parfois ici. Ma tante l’attire beaucoup. Vous comprenez, elle a une fille à marier..., et don Ruiz est un magnifique parti.
Maxime s’interrompit, en désignant une mince et blonde jeune fille, à l’allure indolente, qui passait au bras de l’un des invités.
– Elle n’est pas mal du tout, cette petite Trinidad Barral, la pupille de votre oncle, cher don Manuel !... Et son talent de harpiste est réel.
– N’est-ce pas ? Nous allons l’entendre tout à l’heure, je crois.
– Certainement... Et, peut-être, Jeanne Parvy acceptera-t-elle de chanter. Veuillez m’excuser, cher ; ma tante doit avoir besoin de moi, car je la vois qui me fait des signes là-bas.
Et Maxime, le jeune dandy, s’éloigna dans la direction où flamboyait la robe violette de dona Francisca.
Demeuré seul, Manuel Ferrago reporta son regard vers don Ruiz. Celui-ci, de son allure hautaine et légèrement nonchalante, se dirigeait vers la maitresse de maison, très occupée à mettre en train le programme de sa soirée. Grand, souple, harmonieusement proportionné, il portait l’habit avec une élégance de race qui n’avait rien de commun avec celle des dandies présents dans ces salons. Ainsi que l’avait dit Maxime Cormier à don Manuel, il était très grand seigneur et semblait aussi à l’aise dans ce milieu mondain que dans la prairie, parmi ses amis comanches.
Comme il tournait la tête, Manuel Ferrago vit les yeux sombres et altiers, les yeux superbes et quelque peu énigmatiques dont la profonde séduction frappait aussitôt, dans ce visage ambré aux beaux traits virils et durs.
Le jeune homme murmura :
– Eh oui, il est bien !... très bien ! Mais il ne doit pas avoir une nature facile ! Pas plus avec le fils qu’avec le père, dona Hermosa ne manquera de difficultés pour mener à bien ses desseins.
À cet instant de ses réflexions, don Manuel fut abordé par la jeune fille blonde que Maxime Cormier avait désignée sous le nom de Trinidad Barral.
Elle venait de congédier son cavalier, avec un sourire gracieux qui s’associait fort bien à la câlinerie féline des yeux clairs, ombrés de cils légers.
Sa main se posa doucement sur le bras de Manuel Ferrago. Sa voix un peu chantante demanda, très bas :
– Que regardez-vous ainsi avec cet air absorbé, Manuel ?
Il répondit sur le même ton :
– Eh ! qui voulez-vous que je regarde, Trinidad, sinon ce don Ruiz de Sorrès qui, franchement, ne paraît pas le premier venu !
– Il ne l’est pas, en effet.
La voix de Trinidad restait paisible, mais une lueur avait jailli entre les cils blonds.
Don Manuel ricana légèrement.
– Il vous plaît, à vous aussi ? Question oiseuse, je pense ?
Elle sourit à demi, en ripostant :
– Tout à fait oiseuse, en effet. Mais ne soyez pas jaloux, Manuel. Don Ruiz doit trop être le fils de son père pour accorder autre chose que de la haine à la fille de dona Hermosa de Chantelaure.
– Et la fille de dona Hermosa, je l’espère, n’aurait jamais la coupable faiblesse d’éprouver d’autre sentiment à l’égard du fils de don Pedro ?
Le regard du jeune homme s’enfonçait dans celui de Trinidad. Celle-ci eut un rire étouffé, plein de moquerie, tandis que ses claires prunelles devenaient caressantes, suavement douces.
– Je pense bien que vous n’en doutez pas, Manuel ? Vous êtes parfois trop méfiant, mon cher ; c’est un vilain défaut dont il faudra vous corriger, quand vous serez devenu mon mari... Allons, donnez-moi votre bras. Je crois que le moment est venu de me faire entendre.
Quelques instants plus tard, les sons de la harpe résonnaient dans les salons où se groupaient, attentifs, les hôtes de Mme Cormier. Trinidad Barral – bonne musicienne d’ailleurs – avait choisi cet instrument parce qu’il lui permettait de mettre en valeur de jolis bras très blancs, des mains fort bien faites. Généralement, elle portait de longues robes flottantes, d’étoffes souples et légères, et se coiffait à la grecque. De sa mère, elle tenait l’allure féline, la séduction du sourire, du regard câlin, qui savait se faire si angéliquement doux. Ce charme, et une grande fraîcheur de teint, compensaient une irrégularité de traits plus accentuée chez la fille que chez la mère. On disait généralement de Mlle Barral : « C’est une jolie fille », sans songer à détailler le nez trop gros, la bouche un peu grande, le menton mal fait.
Des applaudissements saluèrent la fin du morceau de Rameau exécuté par la jeune fille. Après quoi, Jeanne Parvy, sur la demande de Mme Cormier, consentit à chanter un air des Huguenots.
Le bal commença ensuite... et peu après, don Ruiz, qui ne dansait jamais, s’éclipsa discrètement.
Sa voiture l’emporta au trot d’un admirable attelage vers le somptueux hôtel de l’avenue du Bois, acquis par son père un an auparavant.
Tandis qu’il traversait le vestibule décoré de précieuses mosaïques, un valet de pied s’approcha et l’informa que don Pedro désirait lui parler.
Ruiz gravit l’escalier de marbre et, au premier étage, entra dans l’appartement de son père.
L’hacendero était couché. Sur l’oreiller, son visage ressortait jauni et altéré. Il souffrait depuis deux ans d’une maladie de foie, dont il n’ignorait pas la gravité. Mais son indomptable énergie avait jusqu’ici dominé la profonde lassitude physique.
À la vue de son fils, il ébaucha un sourire en disant :
– Te voilà, Ruiz ? Tu ne t’es pas attardé chez cette excellente dona Francisca ?
– Non, selon mon habitude. Je ne serai décidément jamais un mondain, mon père... Mais vous ne dormez pas encore ? Souffrez-vous davantage, ce soir ?
– Non, pas plus. Mais l’insomnie me tient, je le sens, et j’en ai pour le reste de la nuit. Alors j’ai pensé à te voir, Ruiz, car, dînant en ville, tu es parti assez tôt aujourd’hui. Et j’ai pendant ce temps reçu quelque chose...
Il prit une petite boîte sur sa table de nuit, tout en continuant :
– Tu sais que j’avais écrit à la supérieure de Sainte-Colette pour lui demander de faire faire par une de ses religieuses, bonne miniaturiste, le portrait de Rosario. Je l’ai reçu ce soir...
De la boîte, il sortit une miniature qu’il tendit à Ruiz.
Celui-ci la prit sans empressement et attacha son regard aussitôt intéressé sur la ravissante figure de toute jeune fille, à l’ovale délicat, aux traits d’une rare perfection.
Les lèvres pourprées avaient un demi-sourire charmant, un peu mystérieux, les yeux d’un bleu foncé restaient sérieux, doux, songeurs, dans l’ombre des cils bruns. Une coiffure de couvent, bien tirée, s’essayait à discipliner une sombre chevelure dont les boucles rebelles s’échappaient, tentaient de s’émanciper. Elle ne réussissait pas à enlaidir Rosario de Chantelaure, dont la beauté pouvait soutenir victorieusement la comparaison avec celle des plus jolies femmes.
Don Pedro interrogea :
– Eh bien, Ruiz ? Qu’en dis-tu ?
Le jeune homme répondit d’un ton net et décidé :
– Elle me plaît, mon père.
– Je m’en doutais bien ! Si difficile que tu sois, il ne pouvait guère en être autrement... Et elle est, paraît-il, fort intelligente, elle a parfaitement profité de l’éducation reçue là-bas. D’après ce que m’ont écrit la supérieure et l’abbé Vandal, sa nature est noble, loyale, très ardente pour accomplir ce qu’elle croit être son devoir... mais orgueilleuse, assez difficile à diriger, surtout pour qui ne sait pas gagner son affection. Dans la dernière lettre qu’il m’écrivait avant sa mort, l’abbé me disait d’elle : « C’est une âme très pure, un cœur aimant et généreux. Toutes les séductions physiques et morales, cette enfant les possède. Mais don Ruiz devra user de précaution pour ne pas heurter une nature sensible, délicate, un peu volontaire, un peu repliée sur elle-même aussi, par crainte de la vie peut-être. »
Don Ruiz eut un rire d’ironie.
– En résumé, le bon abbé aurait voulu que cette jeune personne peu facile – car voilà bien ce qui ressort de ces considérations – trouvât en moi un mari disposé à subir ses caprices. Eh bien, ce ne sera pas précisément le cas. Si Rosario est volontaire, tant pis pour elle ! Il faudra qu’elle plie, qu’elle cède... et qu’elle ne compte jamais avoir raison de moi par son charme, sa coquetterie, ses caresses.
La voix du jeune homme s’était faite inflexible et dure. Puis il sourit de nouveau, avec un peu de raillerie, en levant les épaules légèrement.
– Les femmes s’aperçoivent aussitôt à qui elles ont affaire et modifient leur manière en conséquence. Je suis persuadé que Rosario ne me donnera pas la moindre difficulté sur ce point.
– C’est très possible... d’autant plus qu’elle ne peut manquer d’être fort amoureuse. Oh ! je n’ai pas d’inquiétude au sujet de votre futur ménage ! Le seul point noir pour moi, c’est l’existence probable de cette Hermosa.
– J’ai vu aujourd’hui Manuel Ferrago, chez dona Francisca.
– Manuel Ferrago ? Il est à Paris ? Chez son oncle, naturellement ?
– Oui. Je m’en suis informé près de dona Teresa. Celle-ci le dit fiancé à Trinidad Barral.
Don Pedro secoua la tête.
– Ces Ferrago, plus que jamais, ont besoin d’être surveillés de près. J’ai toujours flairé quelque manœuvre, dans le fait que ce vieux don Ramon, prétendant que dona Hermosa avait été tuée par les Indiens, s’était fait donner la tutelle de l’enfant. Soi-disant, la mère, dans l’éventualité d’un malheur l’atteignant au cours de cette expédition, lui aurait confié le soin de veiller sur sa fille. Je sais qu’il a exhibé à l’appui de son dire un papier parfaitement en règle. Mais si dona Hermosa a survécu, rien n’empêche qu’elle l’ait écrit après sa soi-disant mort, en y mettant une date antérieure.
– Évidemment. C’était là un moyen de nous faire croire à cette mort et d’endormir ainsi notre vigilance. Malheureusement pour elle, ce n’est pas chose facile. Nous sommes fort défiants... et nous avons éventé le piège. Comme vous, mon père, je persiste à croire que dona Hermosa vit toujours, qu’elle est cachée, bien cachée... mais qu’un jour nous la retrouverons.
Le jeune homme songea un moment, puis ajouta :
– Maintenant que les Ferrago et la petite Barral sont à Paris, je crois qu’il serait bon de les tenir sous une constante surveillance. Peut-être, un jour, finiront-ils par nous mettre sur la piste de dona Hermosa.
– Voilà une excellente idée ! Mais qui chargeras-tu de cette surveillance ?
– Le Castor-Franc est ici en ce moment. Il sera enchanté de suivre cette piste. Cristobal, qui est un habile homme, lui prêtera son aide.
– Parfait. Oui, il serait temps de la débusquer, la Panthère, comme dit notre ami l’Élan-Rapide, car du moment où elle se terre, c’est qu’elle médite de bondir sur nous à la première occasion propice.
– Je n’en doute pas. Mais nous sommes heureusement sur nos gardes. Sa fille était là, ce soir. Elle paraît assez ensorceleuse, elle aussi.
– A-t-elle cherché à exercer son charme sur toi, mon cher ami ?
Un sourire entrouvrit les lèvres de Ruiz.
– Elle n’en a pas encore eu le temps, mon père. Voilà seulement quatre ou cinq fois que nous nous rencontrons, chez Mme Cormier... et, comme vous le pensez bien, je n’ai pas cherché à me rapprocher d’elle.
– J’en suis certain ! Mais il pourrait faire partie du plan ennemi que la jeune personne cherchât à te circonvenir. Si elle tient de sa mère, elle ne doit douter de rien et s’imagine sans doute arriver facilement à son but près de toi.
Don Ruiz se mit à rire.
– Je ne suppose pas qu’elle ait cette prétention... à moins qu’elle ignore les faits qui se sont passés naguère.
– Ce n’est pas impossible. Peut-être même lui a-t-on laissé croire à la mort de sa mère... Enfin, ceci nous importe peu. Ce n’est pas Mlle Barral qui m’inquiète, mais dona Hermosa – la pseudo-morte. Voilà neuf ans qu’elle a disparu... neuf ans que sa trace et celle de Corpano, suivies jusqu’à Tolano, chez cette canaille de Pedrito, n’ont pu ensuite être retrouvées. Depuis lors, j’ai fait faire des enquêtes secrètes, sans parvenir à acquérir la certitude de son existence. Cependant, j’ai fait surveiller les Ferrago. Je vais continuer ici... et nous finirons bien un jour ou l’autre par dépister cette femme introuvable !
– J’en suis persuadé ! Mais je vous dis bonsoir, mon père, car il est temps de vous reposer.
– Attends, Ruiz... Il faut nous décider pour ce mariage. Rosario a seize ans. Je voudrais te voir marié le plus tôt possible, car cette maladie qui me mine fait chaque jour de notables progrès et peut m’enlever bientôt...
Ruiz saisit la main amaigrie, en disant avec une sorte de violence :
– Ne parlez pas ainsi, mon père ! Bien soigné, vous vous remettrez et vous demeurerez près de moi, vous qui êtes ma seule affection.
Une profonde émotion changea pendant quelques secondes le regard qui s’attachait sur le jeune homme avec une orgueilleuse complaisance.
– Oui, nous nous sommes fortement aimés, tout en ne nous le disant guère, mon cher enfant. Mais il faut s’incliner devant l’inévitable... Et je voudrais qu’une autre affection fût là pour prendre la place de celle que tu perdras.
– Aucune ne remplacera jamais la vôtre ! Mais si cela doit vous être agréable, j’accepte très volontiers de me marier maintenant.
– Eh bien, j’irai la semaine prochaine voir cette petite Rosario et je lui ferai connaître les dernières volontés de son père. Nous fixerons ensuite la date du mariage, à ton gré.
– Cette date m’est indifférente. Mais ce à quoi je tiens, c’est d’éviter l’ennuyeuse corvée de faire ma cour à cette petite pensionnaire.
– J’arrangerai cela. Tu pourras faire sa connaissance au moment des fiançailles, puis revenir seulement la veille de la cérémonie, qui aura lieu au couvent.
– Très bien.
Et sur cette approbation, don Ruiz prit congé de son père.
Dans la grande salle claire, ensoleillée, les élèves du couvent de Sainte-Colette achevaient leur tâche de couture.
Elles étaient là une quarantaine, qui toutes gardaient le silence, car l’une d’elles lisait, d’une voix traînante et monotone, la vie de sainte Monique.
Le soleil de mars qui traversait les vitres des larges fenêtres éclairait toutes ces jeunes têtes penchées, blondes, brunes, châtaines... Et l’un de ses plus vifs rayons s’attardait complaisamment sur une courte chevelure sombre, aux superbes reflets de soie, dont les boucles légères bravaient toutes les contraintes, tous les moyens employés pour les discipliner.
L’une de ces boucles retombait jusque sur le front d’un parfait modelé, d’une blancheur satinée comme tout le reste du délicieux visage qui se levait de temps à autre, sérieux, pensif, un peu mélancolique. Entre les cils bruns, d’admirables prunelles d’un chaud bleu-violet apparaissaient alors, profondes et ardentes. Quel que fût le talent de la religieuse miniaturiste, celle-ci n’avait pu rendre toute la beauté du regard de Rosario, tout ce feu, cette vie, cette volonté, qui parfois faisaient placeà tant de caressante douceur. Regard de candeur et de force où l’âme de l’enfant apparaissait encore, mais qui, bien vite, serait un vrai regard de femme, et charmerait, enivrerait, ferait esclaves des cœurs d’hommes.
Et le sourire achevait la séduction de cette jeune figure. En ce moment, il entrouvrait les lèvres d’un beau rouge ardent, parce que la travailleuse venait de remarquer une mouche qui, paisiblement, se promenait sur le long nez de sa voisine, sans que celle-ci s’en aperçut. Sourire espiègle, amusé, qui était celui d’une enfant très gaie accoutumée à se distraire de peu de chose.
Mais un instant après, le joli visage avait repris sa précédente expression de pensive mélancolie. Cette lecture où il était sans cesse question de la tendresse maternelle de Monique, rappelait au souvenir de Rosario son père et sa mère, si tôt disparus. Bien que très jeune au moment de la mort de dona Paz, elle n’avait pas oublié cette douce figure, toujours mélancolique... et moins encore le père très aimé qui était allé mourir dans ce lointain Mexique. Depuis lors, elle avait constamment vécu dans ce couvent, où les religieuses l’entouraient d’affection, mais qu’elle ne quittait jamais, fût-ce pour les vacances. Elle n’avait même pas revu don Pedro de Sorrès, depuis le jour où il l’avait amenée ici. Chaque année, la supérieure lui faisait écrire à son tuteur une lettre qui recevait deux ou trois mois après une courte réponse, assez cordiale d’ailleurs. Des jouets, des bonbons arrivaient à son adresse, vers le premier janvier. Rien, d’ailleurs, ne lui avait manqué, au point de vue matériel. Don Pedro avait toujours payé largement pour qu’il en fût ainsi, et pour qu’elle reçut une instruction aussi complète qu’on la pouvait donner en cette maison.
Certaines natures se seraient trouvées parfaitement heureuses dans une telle situation. Mais Rosario avait toujours eu la nostalgie de l’existence familiale, elle avait toujours conservé, au fond de son jeune cœur aimant et fidèle, le regret douloureux du père qui l’aimait tant... Et, de plus – surtout depuis deux ans – elle se demandait avec quelque anxiété ce que serait l’avenir pour elle.
Le point de vue pécuniaire ne l’inquiétait pas. Elle ignorait quelle était sa situation à ce sujet, et si M. de Chantelaure avait réussi à conquérir la fortune que sa femme et lui étaient allés chercher au Mexique, ainsi qu’ils le lui avaient expliqué à leur départ. Mais avec la confiance de la jeunesse et le courage d’une âme énergique et désintéressée, elle se disait : « Je travaillerai, s’il le faut. Le tout, pour moi, c’est de ne pas être à la charge de don Pedro.»
Car Rosario conservait contre les parents de sa mère cette prévention habilement introduite autrefois dans son âme d’enfant par dona Hermosa, qui jugeait nuisibles à ses desseins des rapports entre l’hacendero et l’héritière légitime des objets volés à dona Paz.
En revanche, elle n’avait pas gardé un mauvais souvenir de sa belle-mère. Comme jusqu’alors elle ignorait tout des crimes de celle-ci, aucune raison n’existait pour elle de suspecter une femme qui avait toujours eu l’habileté de se montrer bonne et attentive à son égard.
Quant à Trinidad, elle n’avait jamais eu de ses nouvelles, car dès le début de son séjour à Sainte-Colette, la nouvelle pensionnaire avait été informée par la supérieure que son tuteur défendait qu’elle écrivît, qu’elle donnât son adresse à qui que ce soit.
– Vous avez une dangereuse ennemie, qu’il faut laisser dans l’ignorance du lieu où vous vous trouvez, avait ajouté la religieuse.
Vainement, l’enfant avait cherché qui pouvait être cette ennemie... Et peu à peu, en ces dernières années surtout, elle en était arrivée à se demander si cet inquiétant don Pedro ne la tenait pas prisonnière, dans un but ignoré d’elle.
Bien que la jeune fille s’efforçât de repousser cette pensée, elle lui revenait souvent et lui causait un malaise, une secrète angoisse dont elle avait peine à se délivrer.
Un son de cloche vint l’enlever à sa songerie. L’heure de la récréation était arrivée. Les élèves se levèrent et rangèrent leur ouvrage avec empressement, car les langues trop longtemps immobiles avaient hâte de se mettre en branle.
Une sœur converse entra et s’approcha de Rosario.
– Votre tuteur vous demande au parloir, mademoiselle, annonça-t-elle.
La jeune fille eut un tel mouvement de surprise que la pièce de lingerie qu’elle tenait lui échappa des mains.
Elle répéta d’une voix un peu étranglée :
– Mon tuteur ?
Et tout aussitôt son cœur se serra, comme à l’approche d’un malheur.
Une de ses compagnes, Lucienne Jarrier, sa meilleure amie, lui dit tout bas :
– Comme vous êtes pâle ! Cela vous fait donc bien de l’effet, de le voir ?
– Je le connais si peu !... Et je... je n’ai pas beaucoup de sympathie pour lui.
Sans hâte, elle alla jeter sur ses épaules la pèlerine noire bordée de violet que les élèves devaient toujours mettre pour se rendre au parloir. Puis elle gagna la pièce bien cirée, garnie de sièges soigneusement alignés, où attendait, en se promenant de long en large, don Pedro de Sorrès.
Au premier moment, Rosario ne reconnut pas le cousin de sa mère. La maladie avait notablement changé cet homme naguère d’apparence vigoureuse, plombé le teint, enfoncé les yeux dans l’orbite. Mais le regard qui se tourna vers la jeune fille un instant interdite n’avait rien perdu de son acuité, de sa force calme et dominatrice.
Un sourire quelque peu amer vint aux lèvres de l’hacendero.
– Vous me trouvez changé, Rosario ? C’est que je suis malade, depuis quelque temps... Mais vous, mon enfant, vous avez une mine charmante... et vous êtes tout à fait une jeune fille – une délicieuse jeune fille.
Le teint satiné se rosa soudainement, à ce compliment.
Don Pedro poursuivit, en tendant la main à sa pupille :
– J’ai à vous parler de choses sérieuses, enfant. Il s’agit de votre avenir...
En se penchant, il embrassa la jeune fille au front. Puis il la fit asseoir près de lui, en enveloppant d’un coup d’œil intéressé la ravissante créature dont le disgracieux costume de pensionnaire ne parvenait pas à dissimuler la rare élégance naturelle et la parfaite harmonie des formes.
Rosario, un peu raidie, l’âme anxieuse, attendait en silence que son tuteur parlât.
Il demanda :
– Vous vous êtes sans doute étonnée des mesures sévères que j’ai prises, afin que vous n’ayez aucun rapport avec la fille de votre belle-mère ?... Et de même, vous avez dû éprouver quelque surprise en ne me voyant jamais venir vous rendre visite ?
Elle répondit avec une involontaire froideur :
– J’ai pensé, mon cousin, que le Mexique était bien loin... et aussi que j’étais pour vous presque une étrangère, car vous me connaissiez si peu !
– Au cours de ces neuf ans, je suis venu deux fois en France, et j’y ai passé chaque fois près de sept mois. J’aurais donc pu très facilement venir vous voir. Si je ne l’ai pas fait, c’est que je voulais écarter de vous tout danger.
Rosario répéta :
– Tout danger ?
– J’ai des raisons de croire que votre belle-mère n’est pas morte... Et cette femme, Rosario, est votre ennemie, comme elle a été celle de votre mère, de votre père, comme elle sera toujours la mienne, jusqu’à son dernier souffle.
La jeune fille eut un brusque mouvement de stupéfaction.
– Ma belle-mère ? Elle vit ? Mais pourquoi serait-elle mon ennemie ? Je ne lui ai rien fait...
– Et que lui avait-elle fait, votre pauvre mère, sinon la combler de bontés ? Que lui avait-il fait, votre père, sinon avoir eu pour elle trop de faiblesse, trop d’aveuglement ? Elle les en a récompensés en les tuant tous deux.
Une exclamation d’horreur s’étouffa dans la gorge de la jeune fille.
– Que dites-vous ? Les tuer ?
– Si l’abbé Vandal vivait encore, il pourrait vous répéter la confidence que lui fit ma pauvre cousine Paz à son lit de mort. Votre mère, Rosario, a été empoisonnée lentement par dona Hermosa... Votre père, plus tard, a subi le même sort, quand elle a eu l’intuition qu’il commençait à voir clair dans ses criminels desseins.
Rosario resta un moment sans paroles, devant cette terrifiante révélation. Puis elle balbutia :
– Est-ce possible ? Est-ce vraiment possible ? Quels étaient ces desseins auxquels vous faites allusion ?
Succinctement, don Pedro lui révéla les faits qui s’étaient succédé depuis la maladie de dona Paz, en passant sur les torts que M. de Chantelaure avait eus à l’égard de sa première femme. Il raconta à la jeune fille stupéfaite l’histoire du « signe de la Lune » et ajouta :
– Les seuls héritiers du trésor d’Octezuma sont maintenant vous, Rosario, et mon fils. Car moi, je ne compte plus, la maladie m’emportera dans un délai sans doute rapproché. À ses derniers moments, votre père, enfin éclairé sur la situation exacte, s’est rangé à mon avis, qui était que vous aviez besoin de vous trouver aussitôt que possible sous une forte protection. Cette femme, en effet, si elle a survécu – ainsi que je le crains – s’acharnera après vous, dans un but de vengeance... et surtout dans l’espoir d’obtenir, par un chantage, une part des richesses convoitées dont nous détenons la clef. Or, ce protecteur, Rosario, votre père l’a désigné, d’accord avec moi.
L’hacendero sortit d’un portefeuille un papier qu’il tendit à sa pupille.
Et Rosario lut :
« Ma fille chérie,
« Je vais mourir. Don Pedro de Sorrès, le cousin de ta mère, te dira comment... C’est lui que je charge d’être ton tuteur. Et je désire vivement te voir, dès que tu auras seize ans, épouser ton cousin don Ruiz de Sorrès qui sera pour toi un protecteur vigilant.
« Adieu, ma chère petite Rosario. Prie pour ton père, qui a déjà bien souffert, mais qui a beaucoup à se faire pardonner.
« Arnaud de Chante... »
Pendant un moment, Rosario resta immobile, en attachant sur cette feuille ses yeux dilatés par le saisissement. Elle était devenue toute pâle, et ses lèvres tremblaient quand, levant enfin son regard sur don Pedro, elle demanda :
– Mon père vous a dit qu’il souhaitait ce mariage ?... Et vous êtes... aussi dans cette idée, mon cousin ?
– Tout à fait, niña. Ruiz y est également fort disposé. Il ne nous reste à recueillir que votre assentiment, dont nous ne doutons pas, d’ailleurs, puisqu’il s’agit de vous conformer à la dernière volonté de votre pauvre père.
Rosario eut un long tressaillement. Sous le choc de l’émotion, de l’angoisse, le sang monta en vive poussée à son visage.
Don Ruiz... Elle ne l’avait rencontré qu’une fois, naguère, et le souvenir de cette unique entrevue était resté gravé en son esprit, de façon fort désagréable. Il lui semblait encore voir le regard sombre et dédaigneux qui s’était abaissé vers elle, il lui semblait entendre cette voix dure, impérative, qui lui disait :
– Voulez-vous bien me laisser tranquille ?
Et ce soufflet, appliqué sur sa joue enfantine par la main nerveuse du jeune Mexicain... et ce geste brusque par lequel il avait envoyé choir sur le tapis la petite fille qui s’élevait généreusement contre la correction infligée à son chien...
Tout cela, Rosario ne l’avait pas oublié. Il lui en était resté une impression d’antipathie pour ce cousin presque inconnu... Et c’était lui, pourtant, que son père lui désignait comme mari.
Comme mari... Elle croyait rêver, en se répétant cela. Elle, une enfant encore, elle devrait épouser ce don Ruiz qu’elle n’avait pas revu depuis près de dix ans...
Une protestation s’élevait en elle, un vague effroi la faisait tressaillir. Elle dit d’une voix frémissante :
– N’ai-je pas le droit de refuser, mon cousin ?
– Vous l’avez, légalement. Mais je ne crois pas Rosario, que vous vous arrêtiez à la pensée de passer outre sur le suprême désir de votre père ?
La jeune fille pâlit de nouveau, tandis que l’angoisse la serrait au cœur.
Le désir de son père... Oui, c’était qu’elle épousât don Ruiz, elle le voyait par ce papier qui était en quelque sorte son testament... Et, comme le disait don Pedro, elle ne pouvait le tenir pour nul, à moins de raison grave.
Or, cette raison, elle la cherchait éperdument... et elle ne la trouvait pas.
Qu’invoquer, en effet, contre ce mariage ? Son âge ? Mais M. de Chantelaure avait précisé qu’elle devrait être unie à don Ruiz quand elle aurait seize ans... Le peu de connaissance qu’elle avait de ce cousin dont elle conservait un souvenir défavorable ? Elle émit cette objection à défaut d’autre. Mais don Pedro sourit, en répliquant :
– Je vous le présenterai dans peu de temps, ma chère enfant, et je ne doute pas qu’il sache faire disparaître les appréhensions que je lis sur cette charmante physionomie, si expressive. Ruiz est un fort beau cavalier, un cerveau intelligent et cultivé ; il est en outre doué de sérieuses qualités, d’une énergie et d’une force de caractère peu communes. Vous serez certainement heureuse près de lui, Rosario.
Elle dit d’une voix tremblante :
– Puisque mon père désirait que je devienne sa femme... eh bien, j’obéirai à sa volonté.
– Très bien, mon enfant. Vous ne le regretterez pas, à tous points de vue. Car vous aurez une situation magnifique près de mon fils, qui sera après ma mort l’un des hommes les plus riches du monde. Vous-même, niña, êtes pour moitié l’héritière du « trésor de la Lune ». Mais ces richesses, dont Octezuma n’a pas voulu faire jouir ses descendants, doivent servir à un but que Ruiz vous dévoilera peut-être un jour. Allons, enfant, ne me regardez pas avec des yeux si sérieux, si songeurs... un peu effrayés. Votre mari vous aimera, vous rendra fort heureuse, ne craignez rien.
Là-dessus, don Pedro se mit à interroger sa pupille sur les études qu’elle avait faites, sur son existence dans ce petit couvent de province. Rosario répondait machinalement, la pensée ailleurs, le cœur étreint par l’anxiété. Sans que rien l’y eût préparée, elle venait de voir un avenir imprévu s’ouvrir devant elle, et elle s’en effrayait, car cet avenir, il lui faudrait le vivre près de ce cousin à peu près inconnu dont elle ne savait qu’une chose : c’est qu’il avait été dur, méprisant pour une petite fille coupable seulement de trop de sensibilité.
La nuit répandait une ombre complète dans le fumoir où don Ruiz de Sorrès, à demi étendu dans un fauteuil, songeait, les paupières closes, la cigarette entre les lèvres.
L’entrée de son père ne l’enleva pas à cette nonchalante attitude. Don Pedro dit avec surprise :
– Pas de lumière ? Dors-tu, mon cher ?
– Aucunement. Je pense... à bien des choses.
– À la belle Jeanne Parvy, peut-être ?
Un rire d’ironie s’échappa des lèvres du jeune homme.
– Jeanne Parvy ? Oh ! c’est le moindre de mes soucis ! Jamais une femme n’occupera sérieusement ma pensée, je vous l’affirme.
– Pas même celle qui sera demain ta fiancée ?
– Pas même celle-là. Je la trouve charmante, vous me dites qu’elle l’est plus encore que ne le laisse voir son portrait. Tant mieux. Mais quant à être amoureux, ceci est une autre affaire.
– Qui sait !
Don Ruiz répliqua avec une nuance d’impatience hautaine dans la voix :
– Mais oui, je le sais, puisque « je ne veux pas » tomber dans ce piège qui rend faibles les plus forts. Avant toute chose, je tiens à conserver mon entière indépendance. Or, les exemples que je vois autour de moi me démontrent que l’amour en est le plus grand ennemi.
Là-dessus, le jeune homme sonna un domestique pour demander de la lumière.
Don Pedro dissimula un sourire. Il songeait : « Rosario lui fera sans doute changer d’avis. Je ne suis pas inquiet sur ce point-là. »
Il s’assit en face de son fils et prit un cigare. Puis il demanda :
– As-tu revu Manuel Ferrago, depuis la soirée chez dona Francisca ?
– Oui, je l’ai croisé avant-hier, sur le boulevard. Il a feint de ne pas me voir. Ce garçon a une mine de fourbe, très déplaisante.
– Comme son père... Ah ! si, comme je le crois, il est le complice de dona Hermosa, quel plaisir nous aurons à le combattre, Ruiz !
Les prunelles du jeune homme étincelèrent, tandis qu’il répétait d’un ton ardent et farouche :
– Oui, quel plaisir ! Le fils de l’infâme Ferrago, de l’assassin de ma mère !
À ce moment, la porte s’ouvrit, laissant apparaître don Cristobal Ajuda.
Il annonça, dès le seuil :
– Je viens vous apprendre une importante nouvelle, señores.
– Entre, Cristobal, dit don Ruiz, et raconte-nous cela.
Sa main désignait un siège au mayordomo, puis lui montra la boîte de cigares.
– Sers-toi... La piste que tu suivais a-t-elle abouti à un bon résultat ?
– Très bon, señor. Sans avoir vu encore dona Hermosa, le Castor-Franc et moi sommes à peu près assurés de son existence, et de sa présence à Paris.
« Vous savez que tous deux, depuis quelques jours, surveillions les abords de la maison où demeurent les Ferrago, oncle et neveu, ainsi que Trinidad Barral, pupille du vieux don Ramon. Or, nous avions appris ainsi que la jeune fille avait une femme de chambre mexicaine, une métisse du nom d’Oliva. Cette fille avait été la camériste, la confidente, l’âme damnée de dona Hermosa, comme vous nous l’avez appris naguère, don Pedro...
L’hacendero inclina affirmativement la tête.
– En effet. Il est même possible qu’elle ait joué un grand rôle dans la plupart des combinaisons criminelles de sa maîtresse.
– En tout cas, elle me paraît servir maintenant d’agent de liaison entre celle-ci et les Ferrago, ainsi que vous le montrera, señores, la suite de mon récit.
« Hier soir, donc, vers dix heures – nous n’avions fort heureusement pas encore abandonné notre poste de surveillance – Oliva sortit du logis des Ferrago et s’en alla du pas d’une personne que rien ne presse. Nous la suivîmes à distance raisonnable. Craignait-elle d’être épiée ?... C’est possible, car elle fit beaucoup de tours et de détours avant d’atteindre le but de sa course, un hôtel de modeste apparence, rue Denfert-Rochereau. À cette heure, la porte était encore ouverte. La camériste disparut à l’intérieur... Nous nous mîmes alors à faire les cent pas pour guetter sa sortie. Mais comme, au bout de plus d’une heure, elle n’avait pas encore reparu, nous résolûmes de cesser pour le moment cette surveillance, après tout probablement inutile, car il était vraisemblable qu’Oliva sortirait seule de l’hôtel, à pareille heure, et que nous ne serions pas mieux renseignés qu’auparavant sur la personne qu’elle y allait voir.
– Cette personne serait dona Hermosa ? dit l’hacendero. Oui, peut-être as-tu raison, Cristobal. Elle se cache là, sous un faux nom probablement... Mais il nous faudrait une certitude.
– Nous l’aurons, don Pedro. Ce matin, le Castor-Franc est retourné sur les lieux. Il a remarqué un appartement à louer en face de l’hôtel, et, après une visite sommaire, l’a arrêté en passant un bail de trois ans, comme le voulait le propriétaire. Cela reviendra un peu cher, car le loyer annuel est de quatre mille francs, mais...
Don Pedro eut un geste d’indifférence.
– Peu importe... Donc, le chasseur a loué cet appartement, d’où il compte surveiller les allées et venues de la señora. Mais au cas où celle-ci se cloîtrerait, pour plus de sûreté ?
– Nous y avons pensé, señor. Voilà pourquoi j’ai retenu une chambre dans l’hôtel. Dona Hermosa ne me connaît pas. D’ailleurs, afin qu’elle ne puisse reconnaître en moi un compatriote, je me grimerai. Puis je m’installerai à l’hôtel... et, caramba ! je finirai bien par savoir si elle y est, oui ou non !
Don Pedro frappa sur l’épaule de son mayordomo.
– Très bien, Cristobal ! Tu es un homme précieux. Il importe beaucoup que nous soyons fixés sans tarder au sujet de l’existence de cette femme. Dans peu de temps don Ruiz épousera sa cousine Rosario et il m’étonnerait fort que dona Hermosa ne cherche pas un jour ou l’autre à leur nuire. Nous devons donc exercer sur elle une sévère surveillance pour déjouer ses projets. Quant aux Ferrago... Je pense que tu feras bien de leur régler leur compte plus tard, Ruiz !
– Vous pouvez vous fier à moi pour cela, mon père... Quand commences-tu ta vie d’hôtel, Cristobal ?