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Cette livre contient deux romans – La louve dévorante et L’accusatrice.

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Veröffentlichungsjahr: 2018

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Delly

LA MAISON DES BELLES COLONNES

Copyright

First published in 1951

Copyright © 2018 Classica Libris

La louve dévorante

1

Ce mois de mai 1862, les habitants de Favigny attendaient avec quelque curiosité l’arrivée de dona Encarnacion, comtesse de Villaferda. Non point que cette curiosité s’adressât à la noble dame qui, dix ans auparavant, était venue faire un court séjour à la maison des Belles Colonnes. Dona Encarnacion n’avait laissé, dans la petite ville comtoise, qu’un souvenir désagréable et le désir de ne plus la revoir. Mais on savait qu’elle serait, cette fois, accompagnée de sa belle-fille, une jeune cousine de quatorze ans, que don Rainaldo Fauveclare y Travellas, comte de Villaferda, lui-même à peine âgé de vingt ans, avait épousée trois mois auparavant. Cette union, normale en Espagne, surprenait ici. Mais surtout on souhaitait connaître la pauvre jeune créature ainsi livrée à la pesante domination de Madame de Villaferda.

Le soir où elle arriva, nul ne l’aperçut derrière les stores baissés de la voiture qui amenait à Favigny les deux comtesses. Cet équipage, attelé de vigoureux et beaux chevaux, conduit par un cocher espagnol à mine sombre et solennelle, gagna rapidement la rue de l’Eau-qui-chante, toute murmurante du clapotis des ondes cascadantes venues de la montagne qui s’épandaient en plusieurs ruisselets aux alentours des « maisons Fauveclare ».

Car elles étaient deux. Mais on ne donnait habituellement ce nom qu’à la plus ancienne, le vieux logis aux murs de granit sombre, aux ouvertures en plein cintre, qui se dressait au bord de la route sur laquelle ouvrait de plain-pied la porte cloutée de fer. L’autre, dont le mur s’accolait au sien, était la « maison des Belles Colonnes ».

Au milieu du XVIe siècle, la vieille race des Fauveclare était représentée par deux frères jumeaux, Denys et Thibaut. Celui-ci, intelligent, ambitieux, point trop chargé de scrupules, réussit à s’insinuer dans les bonnes grâces de Philippe II, roi d’Espagne, alors maître de la Franche-Comté. Ce prince fit de lui un de ses agents secrets, particulièrement chargé de missions délicates qui s’apparentaient quelque peu à l’espionnage – en France et chez les petits souverains allemands. Sans doute s’acquitta-t-il de ces fonctions à la satisfaction de son maître, car celui-ci daigna lui choisir une épouse en la personne d’une très noble et très riche héritière, dona Maria de Travellas, comtesse de Villaferda.

Bien que résidant souvent en Espagne, Thibaut Fauveclare ne délaissait pas son pays et sa famille. Les deux frères étaient fort attachés l’un à l’autre. Ces Fauveclare avaient des âmes pharisaïques, des cœurs secs et sans pitié. Ils recherchaient âprement les biens terrestres, l’un au service du roi Philippe, l’autre dans l’exploitation des domaines qu’il possédait dans la plaine et la montagne. Aujourd’hui encore, on disait dans le pays : « Dur comme Denys Fauveclare. »

La maison de Favigny, plus de quatre fois séculaire, appartenait en indivis aux deux frères. Mais Thibaut, peu après son mariage, l’abandonna à Denys et fit commencer la construction d’un logis contigu. Au contraire de ses ascendants et de Denys lui-même, gens assez prosaïques et de goûts généralement simples, le nouveau comte de Villaferda – car tel était maintenant son titre, dûment conféré par le roi – aimait le faste, appréciait tous les arts. Un architecte venu d’Italie éleva tout contre la vieille maison une charmante demeure, à la vérité assez peu accordée au climat du lieu et au cadre austère que formait à la petite ville la montagne proche, dès novembre couverte de neige. Au premier étage, une rangée de fenêtres, décorées avec toute la fantaisie, toute la grâce de la Renaissance ; au rez-de-chaussée, des arcades soutenues par de sveltes colonnes dont aucune n’était semblable à l’autre pour l’ornementation ; en retour, sur la cour étroite, deux ailes courtes, l’une assez simplement décorée, formant les communs, l’autre reliée au principal corps de logis par une ravissante tourelle en encorbellement et continuant les arcades des colonnes aux belles ciselures, reproduites ici au premier étage où elles formaient une galerie ouverte. Cette aile, désignée sous le nom de « logis du Roi » parce qu’il s’y trouvait un tableau donné par Philippe II à son fidèle Fauveclare, était accolée à la vieille maison, dont la sombre patine devait faire mieux ressortir encore la primitive blancheur de la pierre employée pour le nouveau logis. Mais, depuis lors, le soleil, les intempéries avaient donné à la maison des Belles Colonnes une teinte roussâtre qui l’apparentait aux murs vénérables de sa voisine.

Tandis que la descendance de Thibaut se maintenait en honneurs et richesses, celle de Denys, après une longue période de prospérité, voyait au cours du XVIIIe siècle décroître sa fortune. Des bois brûlèrent dans la montagne ; des troupeaux, dans la plaine, furent décimés par la maladie. Deux importants domaines se trouvèrent confisqués pendant la Révolution et vendus comme biens nationaux. Un prodigue – fait assez rare dans cette famille – dissipa de grosses sommes. Le fils de celui-là, Melchior, était l’actuel maître de la maison Fauveclare. D’esprit tenace, travailleur, économe – avare, disait-on dans le pays – Melchior avait entrepris de relever cette situation pécuniaire si compromise. La réussite venait peu à peu, il avait pu racheter un des domaines de la plaine ; mais le plus cher de ses désirs – la possession d’une partie de la forêt autrefois vendue aux Villaferda – demeurait encore non réalisé.

Un après-midi de mai – au lendemain de l’arrivée des comtesses espagnoles – Anne Fauveclare et sa nièce Isabelle, en rentrant d’un office à l’église, croisèrent, dans la salle voûtée où l’on pénétrait directement de la rue, Melchior prêt à sortir. Il dit brièvement au passage :

– Le majordome de Madame de Villaferda vient de venir. Nous sommes invités à souper ce soir.

Puis, il franchit le seuil, en laissant retomber lourdement derrière lui l’épais vantail clouté.

Isabelle eut un rire léger, musical comme un trille sorti d’un gosier de rossignol.

– Ah ! tant mieux, nous allons connaître la petite comtesse. Oh ! tante Anne, cela me semble si étrange qu’elle soit mariée à cet âge-là ! Quatorze ans, comme moi ! Dites, petite tante, me voyez-vous mariée ?

Isabelle levait sur Mademoiselle Fauveclare son menu visage blanc comme la pure neige de la montagne, mais frémissant de vie, animé par l’ardente beauté des yeux verts qui semblaient traversés de points d’or. Les lèvres rieuses laissaient voir la nacre délicate des petites dents. Anne Fauveclare eut un rapide et doux sourire ; sa main s’étendit, caressa les cheveux qui tombaient en nappe de soie ondulée, aux tons dorés de feuilles automnales, sur les épaules de la fillette.

– Non, je ne te vois pas du tout ainsi, mon Isabelle ! Mais les quatorze ans de la jeune comtesse en représentent dix-sept ou dix-huit pour toi, Française.

– Tante Anne, Donatienne prétend qu’elle sera très malheureuse avec dona Encarnacion ?

La douce figure d’Anne Fauveclare prit une expression de sévérité.

– Donatienne a tort de préjuger ainsi.

– Elle se souvient de la comtesse, telle qu’elle était, dit-elle, il y a dix ans, orgueilleuse, dure... et du petit don Rainaldo qui semblait déjà tout pareil à sa mère. Quant à Aubert, il est d’humeur sombre depuis qu’il sait que les Belles Colonnes vont revoir leurs maîtres, et lorsqu’on prononce devant lui le nom de don Rainaldo, ses yeux deviennent si noirs, si noirs... ! Avez-vous remarqué, ma tante ?

Une ombre de tristesse inquiète couvrit les yeux bleus très purs, pleins de pensées, qui donnaient un charme si profond au visage sans beauté d’Anne Fauveclare.

– Aubert est une âme souffrante, un peu ulcérée, dont il ne faut point partager sans examen les préventions. Il déteste don Rainaldo. Pour quel motif, je l’ignore, car jamais je n’ai pu obtenir de lui la moindre confidence à ce sujet. Mais je suis persuadée qu’il s’est passé autrefois quelque chose entre ces deux enfants.

– Croyez-vous qu’il viendra avec nous ce soir, tante Anne ?

– Très probablement non, si ton père ne l’y force pas.

– Mon père ne paraît pas non plus enchanté de voir arriver ses cousins espagnols !

Anne répondit par un geste vague à cette remarque de sa nièce. Toutes deux venaient de s’arrêter au pied de l’escalier qui partait du milieu de la salle voûtée. Il était demeuré tel que l’avait construit le maître maçon du XIIe siècle, c’est-à-dire tournant autour d’un massif pilier de granit. Les Fauveclare aimaient à conserver tout ce qui prouvait l’ancienneté de leur race.

– Retire ton chapeau, dit Anne, et va retrouver Aubert, puisqu’il doit te donner ta leçon de dessin.

Isabelle tendit à sa tante la capeline qui couvrait sa tête et fit quelques pas vers une des portes basses et cintrées donnant sur la sombre et fraîche salle d’entrée où se dissimulaient quelques coffres de bois sculptés, quelques armoires ou bahuts massifs aussi vénérables que le logis. Mais elle se détourna pour suivre des yeux la forme mince, vêtue de lainage gris, qui montait légèrement les degrés de pierre. Une ferveur émue animait le regard de la fillette, faisait frémir les lèvres qui murmurèrent :

« Chère tante Anne, chère petite tante Anne ! »

Puis, d’un bond, Isabelle fut à une des portes qu’elle ouvrit sans bruit. Sa robe de jaconas maïs rayé de rose flottait autour de son corps grêle d’adolescente. Toujours en bondissant, elle entra dans une grande salle qu’éclairaient une fenêtre haute garnie de vitraux et une grande baie fermée par une grille qui était un chef-d’œuvre de la ferronnerie du XVIe siècle. Par-delà celle-ci, on apercevait un petit jardin intérieur, le « patio » espagnol, entouré sur trois côtés d’une galerie couverte dont les sveltes colonnes soutenaient d’élégantes arcatures décorées de rinceaux et de feuillages sculptés avec un art délicat.

Thibaut, en bâtissant la nouvelle demeure, avait voulu donner au logis de son frère la vue et la jouissance de cette cour fleurie, où murmurait aux jours d’été l’eau jaillie d’une fontaine de marbre. Dans ce but, il avait fait ouvrir cette baie, poser la grille semblable à une merveilleuse dentelle de fer. Denys avait reçu la clef de la serrure par laquelle se fermaient les deux battants. Lui et les siens pouvaient se promener sous la galerie, jouir des fleurs et de la lumière que le soleil, à midi, répandait sur ce petit cloître. Aux jours froids, des volets de chêne se rabattaient, fermant la baie et la salle n’était plus éclairée que par la haute verrière ancienne. Mais un Fauveclare, vers la fin du XVIIe siècle, avait fait remplacer lesdits volets par de fortes vitres pour qu’en toutes saisons la pièce reçût le maximum de lumière du dehors.

Jamais ce privilège accordé aux Fauveclare du vieux logis n’avait été contesté par les descendants de Thibaut. Entre les deux branches n’avait cessé d’exister un certain attachement, une sympathie tout au moins. Des unions, au cours de ces quatre siècles, s’étaient parfois conclues qui mêlaient à nouveau le sang français au sang espagnol. Toutefois, depuis une centaine d’années, le fait ne s’était point produit. Mais les deux familles avaient continué de se tenir en rapports d’amitié, un peu cérémonieux, comme il était d’usage chez les Villaferda qui avaient conservé la vieille et rigide étiquette espagnole en usage au temps où dona Mercédès de Villaferda était devenue l’épouse de Thibaut Fauveclare.

Cette salle où venait d’entrer Isabelle, désignée sous le nom de « salle des chasses », était tendue de tapisseries fanées soigneusement réparées, où des chasseurs du temps de Charles VI couraient le cerf et le loup. Les meubles, très massifs, bien entretenus, appartenaient à différentes époques. Des vases en vieille poterie du pays contenaient de hautes et gracieuses gerbes formées des fleurs sans prétention qui poussaient dans le jardin du vieux logis. C’était, ici, l’habituel lieu de réunion pour la famille Fauveclare. Chacun y avait sa place, les objets utiles à ses occupations habituelles et, si austère que fût la pièce, par elle-même et par sa décoration, Anne et Isabelle avaient su lui donner un aspect accueillant.

Elle était déserte quand Isabelle y entra. La fillette alla soulever une portière de tapisserie et, pendant quelques secondes, resta immobile sur le seuil.

Elle avait devant elle le salon, la pièce de cérémonie. Une fort belle tapisserie de Flandre, don de Thibaut à son frère Denys et entretenue avec un soin minutieux à travers tant d’années, couvrait les murs depuis le plafond à poutrelles peint d’animaux héraldiques sur fond orangé jusqu’à la boiserie basse en noyer noirci par les siècles. Un Fauveclare du temps de Louis XIV avait fait fabriquer les sièges larges, confortables, pour lesquels sa femme et ses filles avaient brodé une soie épaisse dont la nuance maintenant passée devait rappeler autrefois la teinte orangée des poutrelles. Le même ancêtre, cédant au goût de l’époque, avait fait établir deux larges fenêtres ouvrant de plain-pied sur le jardin, grand enclos très ensoleillé que traversait un ruisselet devenant petit torrent à la fonte des neiges.

Devant l’une d’elles était assis un très jeune homme, tenant un carton sur ses genoux. Il restait immobile, inactif, sa tête aux noirs cheveux satinés un peu penchée, ses mains petites et blanches croisées avec une sorte de nonchalance. Isabelle le considéra un moment avec une pensive curiosité, puis elle vint à lui d’un pas léger qui semblait à peine effleurer le vieux tapis ancien, décoloré.

– Aubert, tu rêves ?

Le jeune homme eut un tressaillement. Il tourna vers Isabelle un mince et pâle visage dont toute la vie semblait réfugiée dans les yeux d’un bleu sombre d’eau profonde.

– Je ne puis réaliser ce que je voudrais, Isabeau.

Il écartait ses mains et Isabelle se pencha pour mieux voir.

Sur un papier à dessin étaient tracées de fantastiques et légères silhouettes, petites formes féminines ailées, dansant au bord d’un étang fleuri de plantes aquatiques.

– Ce sont des fées ? demanda Isabelle.

Aubert fit un signe d’assentiment. Puis d’un geste rageur, il saisit la feuille et la roula en boule.

– Quel dommage ! C’était si joli ! s’écria Isabelle.

Il eut un petit ricanement.

– Joli... joli ! C’est autre chose que je voudrais ! Oui, je sens que je pourrais faire mieux, beaucoup mieux ! Mais il me faudrait des conseils, un guide...

Il se leva d’un brusque mouvement, sans prendre la peine de retenir le carton qui tomba à terre. Ses yeux luisaient d’une colère mal contenue. Il répéta sourdement :

– Il me faudrait un guide...

– Peut-être mon père finira-t-il par te permettre de suivre tes goûts, dit Isabelle avec hésitation.

– Non, jamais ! Parce que jamais, Isabeau, il ne me pardonnera d’être faible, contrefait, d’avoir une nature, des goûts si entièrement opposés aux siens. Il se venge comme il peut de ce mécompte... il s’en venge sur moi.

Aubert s’appuyait d’une main au siège qu’il venait de quitter. Il parlait d’un ton bref, chargé d’amertume farouche. En face des fenêtres, une grande glace à dorure ternie reflétait une maigre forme d’adolescent, de frêles épaules dont l’une plus haute que l’autre et ce pâle visage frémissant dont les yeux flamboyaient de souffrance passionnée.

Isabelle se jeta au cou de son frère, embrassa les joues qui brûlaient, bien qu’aucune couleur n’y apparût.

– Ne parle pas ainsi, mon frère chéri ! Papa ne te comprend pas, c’est vrai, mais il n’a pas pour toi les sentiments que tu lui prêtes.

Aubert serra les lèvres sur des paroles prêtes à lui échapper. Il écarta sa sœur en disant brièvement :

– Laissons donc ce sujet, ma petite Isabeau. Venais-tu pour ta leçon ?

– Oui... Mais tu ne vas pas me la donner ici ?

Papa n’aime pas que nous nous tenions dans cette pièce...

– Parce qu’il craint que nous achevions d’user le mobilier ?

Un pli sarcastique soulevait la lèvre d’Aubert.

– ... Et il lui serait trop dur de dépenser quelque argent pour remettre cela en état.

– Mais tu sais bien que nous ne sommes pas riches !

– Je crois que nous sommes loin d’être aussi gênés que le prétend mon père. Mais, en tout cas, je n’ai aucune envie de travailler dans la salle des Chasses tant que les Belles Colonnes seront habitées.

– En quoi cela peut-il te gêner ?

Le visage d’Aubert eut une crispation d’impatience.

– Ne comprends-tu pas qu’il y aura dans le patio des allées et venues, que les dames de Villaferda s’y tiendront probablement souvent ? Tout à l’heure déjà, j’ai entrevu une grande femme vêtue de noir qui se promenait sous les arcades.

– Oui, c’est vrai, nous serons gênés... Espérons qu’elles ne resteront pas trop longtemps ! Il y a lieu de le penser, puisque don Rainaldo n’accompagne point sa femme et sa mère.

Aubert se détourna et se baissa pour ramasser le carton à dessin.

– ... Il paraît que dona Encarnacion nous a fait adresser une invitation à souper ce soir. Viendras-tu, cher frère ?

– Bien certainement non !

Sur cette laconique et sèche réponse, Aubert siffla un jeune chien épagneul qui dormait dehors, au soleil. Puis il déclara :

– Je vais te donner la leçon dans ta chambre. Elle n’est pas bien éclairée, mais nous nous en arrangerons.

2

Anne Fauveclare était une sœur de Melchior, plus jeune que lui d’une quinzaine d’années. Orpheline de bonne heure, élevée par une tante du côté maternel, elle avait peu connu son frère jusqu’à l’époque où celui-ci, devenu veuf, l’avait appelée près de lui pour qu’elle s’occupât de ses deux enfants. Anne venait alors d’avoir seize ans. Elle s’était donnée à cette tâche avec un tendre dévouement, avec un tact et une patience bien nécessaires près d’une nature vive, ardente, volontaire, comme celle d’Isabelle et plus encore près de l’enfant, de l’adolescent douloureux, fantastique, concentré, que Melchior méprisait pour sa faiblesse et sa disgrâce physique.

Anne Fauveclare avait aujourd’hui vingt-cinq ans. Sa petite dot n’attirait point les épouseurs et l’on connaissait d’ailleurs sa résolution de ne pas se marier. Pour élever ses neveux, elle n’était pas entrée au couvent, comme l’y portait son désir ; mais elle vivait dans la pratique d’une solide, fervente et discrète piété, d’une simplicité, d’une bonté évangélique.

Un peu avant l’heure du souper aux Belles Colonnes, Mademoiselle Fauveclare achevait de revêtir la robe de faille noire tout unie qui représentait sa toilette de cérémonie, quand Isabelle entra, toute bondissante selon sa coutume.

– Tante Anne, ma robe est bien vieille !

Entre deux doigts, de chaque main, elle prenait un pli de la jupe en popeline gris pâle très fanée pour la tendre vers Anne.

– Je le sais bien, enfant. Mais je doute que ton père soit disposé à t’en acheter une autre. Si je puis économiser quelque chose sur mon petit revenu, cette année...

Isabelle lâcha la jupe et saisit la main de Mademoiselle Fauveclare sur laquelle ses lèvres mirent un chaud baiser.

– Non, non, petite tante ! Vous vous privez déjà tant pour Aubert et pour moi ! Cette robe peut très bien aller encore... et tant pis si Madame la comtesse de Villaferda ne la trouve pas à son goût !

Isabelle, sur ces mots, fit une pirouette. Anne, avec un sourire mélancolique, ouvrit un carton posé sur une table, près d’elle, et y prit une collerette de mousseline finement brodée.

– Ta mère me la donna quelques années après son mariage, pour ma fête. Mets-la ce soir, ma petite fille.

Elle la posa elle-même sur le corsage de popeline, en égalisa les plis d’un doigt léger. Son regard tendre considérait la vivante physionomie d’Isabelle, en ce moment un peu pensive.

– Tante, papa n’a point paru fâché qu’Aubert refuse de venir ?

La fillette levait sur Anne des yeux sérieux et assombris.

– En effet, ma chérie.

Après un court silence, Isabelle dit avec effort :

– Je pense qu’il a honte de lui... parce qu’il n’est pas fort, qu’il est un petit peu contrefait... Oh ! tante, comme ce serait... comme ce serait mal !

Une douloureuse et ardente protestation vibrait dans la voix d’Isabelle, allumait une flamme dans le vert doré de ses yeux.

– Tais-toi, enfant ! Ne juge pas ton père ! dit Anne avec un frémissement dans la voix.

Sa main se posa un instant sur les cheveux soyeux enfermés ce soir dans une résille de soie noire. Isabelle, en étouffant un soupir, dit à mi-voix :

– Non, non, tante, je ne peux pas juger !

D’en bas, une voix d’homme appela :

– Es-tu prête, Anne ?

Isabelle alla ouvrir la porte sur un signe d’Anne Fauveclare qui répondit :

– Me voici, Melchior.

En quelques gestes légers, Anne paracheva son austère toilette. Puis elle descendit avec sa nièce. Dans la salle voûtée, un homme de haute taille et de large carrure se promenait de long en large. Il s’arrêta pour jeter un coup d’œil sur les arrivantes et dit brièvement :

– Allons.

Lui portait une redingote démodée, qui eût peut-être donné à un autre l’apparence légèrement ridicule. Mais, comme la plupart des Fauveclare, il avait grand air, en quelque tenue que ce fût. Ses cheveux châtains un peu grisonnants étaient soignés, ainsi que la barbe en pointe terminant le visage maigre et brun, aux méplats saillants. Melchior Fauveclare avait une mine froide et concentrée qui s’harmonisait avec son caractère tenace, ou plutôt obstiné, inaccessible à tout motif d’affection ou de bonté, aussitôt que quelque intérêt matériel se trouvait en jeu.

Ses compagnes et lui sortirent du logis pour aller frapper à la massive porte de chêne qui donnait accès dans la cour de la maison voisine. Un serviteur espagnol en culotte courte les introduisit, en passant sous les arcades, dans un salon où presque aussitôt apparut une grande et mince jeune personne d’une vingtaine d’années, vêtue de soie noire, qui salua gracieusement et dit en un français teinté d’accent étranger :

– Dona Encarnacion vous attend.

Elle souleva une portière et les invités de la comtesse la suivirent dans la pièce voisine, qui était un grand salon peint à fresques, ouvrant par deux larges portes sur le patio.

Anne et Isabelle connaissaient la maison des Belles Colonnes, que leur avait fait visiter le vieil homme préposé à la garde de cette demeure. Aubert, avec sa sœur, était venu l’année précédente essayer de dessiner quelque motif des fresques où, trois siècles auparavant, un artiste inconnu avait représenté les jardins d’Armide. Ils s’étaient arrêtés longuement devant l’enchanteresse qui, étendue sur un lit de fleurs, considérait avec une énigmatique ironie Renaud agenouillé à ses pieds. Mais aujourd’hui, la première chose que vit la fillette en entrant dans le salon, ce fut un panneau flottant de tapisserie qui cachait Armide et son amoureux chevalier.

Près d’une table d’ébène incrustée d’ivoire et d’argent, dona Encarnacion était assise dans un grand fauteuil sculpté dont les bras représentaient deux chimères.

En réponse au salut de Melchior, d’Anne et d’Isabelle, elle inclina lentement sa tête coiffée d’une mantille de dentelle blanche qui laissait voir des cheveux d’un blond chaud et doré. Puis elle dit, sur un ton poli et froid :

– Je suis heureuse de vous revoir, mes cousins.

Bien qu’elle parlât correctement le français, elle employait toujours la langue espagnole quand elle se savait comprise de ses interlocuteurs, comme c’était le cas ici, tous les Fauveclare de Franche-Comté, depuis Denys, ayant pour tradition de la faire apprendre à leurs enfants.

Près de Madame de Villaferda, une petite forme claire se leva, dans un bruissement de soie. Un étroit visage ambré, de très grands yeux noirs, une petite bouche farouchement serrée, apparurent dans les plis de la mantille blanche disposée avec grâce sur de lourdes boucles noires comme l’ébène.

– Dona Enriqueta, ma belle-fille, dit Madame de Villaferda.

Et, avec un petit signe de tête amicalement protecteur vers la jeune personne vêtue de noir, elle ajouta :

– Mademoiselle Claudia de Winfeld, une jeune parente qui me tient aimablement compagnie.

Mademoiselle de Winfeld s’inclina gracieusement, avec un sourire qui montra de jolies dents. Mais le salut de la petite comtesse fut par contre froid, contraint, et aucune parole de bienvenue ne sortit de cette petite bouche serrée, aucune lueur d’intérêt n’apparut dans les prunelles sombres qui enveloppaient d’un rapide coup d’œil les arrivants.

– N’aurons-nous pas le plaisir de voir bientôt don Rainaldo ? demanda poliment Melchior Fauveclare, tout en prenant place sur un des sièges que lui désignait Madame de Villaferda.

– Il sera ici dans quelques jours, probablement. Lui est passé par Paris, où il avait affaire, tandis que nous venions directement ici.

Après une courte pause, dona Encarnacion ajouta, et sa voix prit à cet instant une intonation de mépris presque haineux :

– Je déteste Paris.

Le regard d’Enriqueta s’anima, lança une flamme en s’attachant, l’espace de quelques secondes, sur le mince visage clair et dur où les yeux couleurs d’olive ne répandaient que froideur et contentement altier de soi-même. Puis la physionomie de la jeune femme reprit son impassibilité presque farouche.

Isabelle, obéissant machinalement à un geste aimable de Mademoiselle de Winfeld, s’était assise sur une chaise à dossier sculpté par un habile artiste du XVIe siècle. Bien qu’elle ne fût pas très timide, ce premier contact avec dona Encarnacion l’impressionnait un peu. Car elle ne l’avait jamais vue auparavant, pas plus qu’Anne d’ailleurs, qui ne se trouvait pas encore à Favigny quand la noble dame y avait fait précédemment un court séjour. Or, dès le premier coup d’œil, toutes deux pensaient que la vieille Donatienne, leur servante, n’avait peut-être pas tort dans le jugement sévère qu’elle portait sur Madame de Villaferda : « C’est une orgueilleuse, la pire orgueilleuse, qui croit qu’elle seule a toutes les vertus et qui voudrait mettre tout le monde à ses pieds. »

Mais l’attention d’Isabelle se retirait bientôt de dona Encarnacion pour se porter sur la jeune comtesse, près de qui elle se trouvait assise. Dona Enriqueta demeurait silencieuse, les mains croisées sur sa jupe d’épais taffetas gris perle. Elle semblait froide, tranquille comme une statue. À peine, de temps à autre, entre les paupières ambrées, un éclair du regard annonçait-il que cette étrange petite personne était bien vivante.

Elle fut ainsi pendant tout le repas, servi dans la grande salle à manger tendue d’ancien cuir cordouan. Assise en face de dona Encarnacion, elle paraissait complètement indifférente à ce qui l’entourait. La politesse froide de sa belle-mère ne semblait d’ailleurs guère plus accueillante. Mais Mademoiselle de Winfeld sauvait la situation. Placée en face d’elle, près de dona Enriqueta, Isabelle pouvait l’examiner tout à loisir. Elle avait un charmant visage, dont la chevelure d’un noir bleuté faisait ressortir la parfaite blancheur.

On n’eût pu rêver plus angélique douceur que celle de son sourire, de son regard, de sa voix un peu lente. Ses manières étaient d’une femme du monde ; un observateur y eût peut-être découvert un peu d’affectation et, dans l’apparente simplicité de sa toilette sombre, une élégance très étudiée. Mais elle avait des gestes fort gracieux, des expressions de physionomie séduisantes. Elle témoignait aux hôtes de la comtesse une amabilité discrète et parlait avec agrément, en femme intelligente dont l’esprit est bien cultivé.

Dona Encarnacion, à une question que lui fit Melchior Fauveclare sur la durée de son séjour, répondit que, très probablement, elle passerait l’été à Favigny avec son fils et sa belle-fille. Don Rainaldo avait eu, l’hiver précédent, la fièvre typhoïde ; il n’en était pas complètement remis et comptait beaucoup sur ce changement d’air, sur l’atmosphère pure et vivifiante du pays, pour retrouver la parfaite santé dont il avait joui jusqu’alors.

– Afin de mieux atteindre ce but, ajouta la comtesse, il a l’intention d’habiter surtout la maison des Eaux Vertes où il se trouvera en pleine forêt.

– Pour un jeune homme de vingt ans, le lieu est bien mélancolique et solitaire ! fit observer Melchior.

– Rainaldo a des goûts très sérieux ; il aime les livres, le dessin, il est un cavalier intrépide et un marcheur infatigable. Bien certainement, il ne s’ennuiera pas aux Eaux Vertes. Du reste, il descendra probablement assez souvent ici.

– Et vous, dona Enriqueta, ne trouvez-vous pas trop austère ce logis dans la forêt ? demanda Anne Fauveclare.

Le souper se terminait sans que la jeune comtesse eût ouvert la bouche. Les hôtes des Belles Colonnes ignoraient encore le son de sa voix. À la question d’Anne, faite sur un ton de doux intérêt, la bouche serrée parut hésiter à se détendre pour une réponse. Mais avant qu’elle pût s’ouvrir, dona Encarnacion dit brièvement :

– Enriqueta n’ira pas aux Eaux Vertes... Son mari a décidé qu’elle demeurerait ici.

Les cils noirs très longs qui bordaient les paupières de la jeune femme battirent légèrement. Mais dona Enriqueta continua de garder le silence, en ne témoignant d’aucune façon les sentiments que pouvait lui inspirer cette décision.

– Cette petite comtesse serait-elle muette ? dit un peu plus tard Melchior Fauveclare, quand, ayant quitté les Belles Colonnes, il franchit avec ses compagnes le seuil de son logis.

Anne répliqua sans hésitation :

– Bien plus certainement, je la crois dominée despotiquement par sa belle-mère.

– Hum ! oui, sans doute. Despote, elle doit l’être sans conteste, dona Encarnacion. Mais la jeune femme a un air... comment dirais-je... ? un air assez farouche et désagréable.

– Je l’aurais encore bien davantage à sa place ! s’écria Isabelle.

Dans la salle voûtée, elle s’arrêtait près de son père en secouant sa petite tête avec vivacité.

– ... S’il fallait que je vive avec cette Madame de Villaferda... Oh ! ce serait abominable ! Elle doit être si dure, si autoritaire...

– La paix, Isabelle, interrompit sèchement Monsieur Fauveclare, en abaissant une main lourde sur l’épaule de sa fille. Tu n’as pas à juger une parente de cet âge et de cette situation. Elle peut avoir des raisons pour tenir sévèrement cette toute jeune belle-fille qui, je le répète, ne m’a point produit une impression agréable. Le contraste était frappant entre elle et cette demoiselle de Winfeld, vraiment charmante, et que dona Encarnacion paraît traiter assez affectueusement.

– Elle te plaît, Melchior ? dit Anne.

Elle enlevait lentement la petite pointe de dentelle jetée sur ses cheveux en quittant les Belles Colonnes. Pensivement, elle ajouta :

– Je n’aime guère cette physionomie. Elle est jolie, oh ! très jolie ! Gracieuse, intelligente aussi... Mais je ne sais pourquoi...

– Non, tu ne sais pourquoi... Des idées de femme, sans aucun fondement. Attends au moins de l’avoir vue plus d’une fois pour nous donner ton avis.

Cette observation, faite sur le ton sec et tranchant trop habituel à Melchior Fauveclare, n’amena aucun signe extérieur de contrariété ou de tristesse sur le visage d’Anne. Mais le teint blanc d’Isabelle se colora fugitivement, un éclair passa dans les beaux yeux sur lesquels battaient des cils soyeux et foncés. D’un air contraint, la fillette présenta son front au froid baiser paternel, après que Monsieur Fauveclare eut serré mollement la main tendue par Anne, qui disait avec calme : « Bonsoir, Melchior. » Puis la tante et la nièce gagnèrent l’escalier, tandis que Melchior, éteignant le lumignon qui éclairait avec parcimonie la salle d’entrée déjà complètement obscure en cette soirée de l’été commençant, se dirigeait ensuite vers la salle des Chasses où il avait sans doute quelque compte à finir.

À moitié de l’escalier, Isabelle mit son bras sous celui d’Anne et appuya tendrement sa tête contre la jeune fille.

– Tante Anne, elle ne me plaît pas non plus, cette demoiselle de Winfeld, dit-elle à mi-voix.

– Fais ton profit de l’observation que vient de m’adresser ton père, mon enfant, répliqua Mademoiselle Fauveclare avec une douce fermeté. Il n’est pas bon, en effet, de se montrer si prompte à l’antipathie, dès une première entrevue.

Mais Isabelle secoua vivement la tête :

– Tout ce que dira papa ne pourra jamais me changer à ce sujet ! Il y a des gens que j’aime dès le premier coup d’œil et d’autres... Je ne me suis pas encore trompée sur les bons et les méchants, avouez-le, chère tante ?

Anne eut un sourire léger :

– Il est certain que tu as assez de coup d’œil. Mais il ne faut rien exagérer. Nous allons dire bonsoir à Aubert ?

– Bien sûr ! Il n’est certainement pas encore couché.

En baissant davantage la voix, Isabelle ajouta :

– Il sera bien fâché quand il saura que don Rainaldo doit habiter aux Eaux Vertes ! Peut-être refusera-t-il de nous y suivre cet été, à cause de cela ?

Un pli soucieux parut un instant sur le beau front d’Anne Fauveclare.

– Il en est capable, hélas ! Pourvu que cela n’amène pas un conflit entre son père et lui !

Avec un petit pli amer aux lèvres, Isabelle murmura :

– Papa lui laissera faire ce qu’il veut, parce que cela lui est égal...

Elles montaient toutes deux à tâtons. Melchior Fauveclare avait des principes d’économie qui n’autorisaient pas Donatienne à éclairer l’escalier, fût-ce à l’aide du moindre lumignon. Guidée par l’habitude, Isabelle alla frapper à une porte.

– Tante Anne et moi venons te dire bonsoir, Aubert.

– Entrez, entrez ! répondit le jeune homme.

Il était assis devant une table sur laquelle tombaient les derniers reflets du crépuscule. Une fenêtre étroite et longue, semblable à une grande meurtrière, laissait entrer par son vitrail ouvert un air pur, légèrement rafraîchi par l’haleine venue de la haute montagne. Aubert un coude à la table, tenait les yeux fixés sur un livre ouvert devant lui. À l’entrée d’Anne et d’Isabelle, il leva la tête en disant, avec une pointe de sarcasme :

– Cette intéressante soirée ne s’est guère prolongée, ce me semble ?

– Que trop encore, pour l’agrément que nous y trouvions !

Isabelle venait à son frère, glissait un bras autour du cou mince et mettait un baiser sur le front trop chaud.

– As-tu la fièvre, ce soir, cher Aubert... ? demanda la fillette avec sollicitude.

– Non... mais la chaleur a été forte aujourd’hui. J’ai besoin d’aller respirer là-haut. Voyez-vous quelque inconvénient à nous y installer un peu plus tôt cette année, tante Anne ?

Isabelle appuya sa joue contre la chevelure brune, comme pour chercher à atténuer par ce geste de tendresse la contrariété qu’allait éprouver son frère. Anne fit deux pas, qui la rapprochèrent d’Aubert.

– Aucun, cher ami, si ton père le permet, ce dont je ne doute point. Il faudra seulement, cette année, nous arranger d’un voisinage...

– Un voisinage ?

Aubert levait la tête, en attachant sur sa tante un regard de surprise où déjà se montrait l’irritation.

– Les Villaferda auraient-ils l’idée d’y loger quelqu’un ?

– Don Rainaldo lui-même, qui a été malade et recherche un air vivifiant...

– Don Rainaldo... ? Ah ! ah... ! Bon !

Ces diverses exclamations suivirent un crescendo de colère. Sans rudesse, mais avec un peu d’impatience, Aubert écarta Isabelle et repoussa nerveusement le livre ouvert sur la table.

Anne Fauveclare dit, avec un calme apparent :

– Ce sera un peu gênant, naturellement, mais en prenant soin, dès le premier moment, de montrer que nous tenons à sauvegarder toute notre indépendance, je ne crois pas que...

Un vif mouvement d’Aubert l’interrompit. Le jeune homme se leva, montrant dans le jour crépusculaire un visage durci, aux lèvres frémissantes.

– Non point... ! Ce que j’aime aux Eaux Vertes, ce qui en rend le séjour si favorable à ma santé, c’est précisément l’absence de tout voisinage, la grande paix sévère du lac et de la forêt. Puisque nous n’y serons pas seuls cette année, je n’irai pas, voilà tout.

– Mais, Aubert, tu sais bien que ce changement d’air et de séjour t’est nécessaire ? dit anxieusement Isabelle.

– Peu importe ! Je ne saurais en éprouver aucun bien, du moment où il faudrait partager cet air et ce séjour avec don Rainaldo de Villaferda.

L’accent d’Aubert, la lueur échappée à son regard, révélaient une si âpre rancune qu’Anne et Isabelle tressaillirent d’une même émotion pénible.

– Mais, mon enfant, c’est donc une véritable haine que tu as pour ton cousin ? s’écria Mademoiselle Fauveclare avec une angoisse dans la voix.

Il ne répondit pas et détourna légèrement la tête. Anne mit sur son épaule une main douce et ferme.

– Aubert, comment conserves-tu en ton âme un pareil sentiment ? Ne te rends-tu pas compte de la faute que tu commets ainsi, mon pauvre enfant ?

– Je ne suis pas obligé d’avoir de la sympathie pour lui ! dit-il entre ses dents serrées.

– Non, certes ! Mais on sent chez toi quelque chose de plus que l’antipathie ordinaire... un ressentiment violent, dont je ne puis comprendre le motif...

– Laissons cela, voulez-vous, petite tante ? interrompit brusquement Aubert. Parlez-moi plutôt de votre soirée, de dona Encarnacion, qui est certainement demeurée la plus grande orgueilleuse de toutes les Espagnes, de dona Enriqueta, qui doit être bien heureuse près d’une pareille belle-mère...

Il parlait avec une ironie où il essayait de mettre quelque gaieté. Mais ni sa sœur ni Anne ne s’y trompèrent. La sensibilité à vif, l’orgueil frémissant de cette âme malade, vibraient en cet instant avec une intensité qui pâlissait le maigre visage et donnait aux yeux noirs un éclat de souffrance. Anne retint un soupir d’inquiétude, tandis qu’Isabelle, essayant de retrouver sa verve habituelle, retraçait pour son frère la monotonie solennelle de la soirée, en faisant des deux comtesses et de la jolie Claudia de Winfeld un portrait précis, avec cette conclusion :

– Nous nous sommes bien ennuyées, tante et moi... ! Papa aussi, je crois, bien qu’il ne veuille pas en convenir ! Enfin, heureusement, nous n’aurons pas souvent l’occasion d’aller aux Belles Colonnes !

3

Favigny, vieille petite cité dont toute l’industrie consistait dans l’horlogerie et la taille des pierres précieuses, était située à mi-montagne, sur un plateau entouré de bois et de prairies. Sa très ancienne église, ses logis vénérables, sa maison de ville au porche ogival, des restes de tours et de remparts attestaient ce long passé, auquel, dans les chroniques du pays, était constamment mêlée l’antique lignée des Fauveclare.

Une route au sol dur, côtoyant des combes sauvages, menait à la haute montagne dont le sombre revêtement de mélèzes et de pins formait un fond de sévère beauté, que l’hiver couvrait d’éblouissante blancheur. Là-haut, en pleine forêt, sur les bords d’un petit lac appelé dans le pays les Eaux Vertes, s’élevait un grand vieux logis dont les murs épais avaient défié les siècles. On le disait bâti sur l’emplacement d’une antique maison forte, où vivaient les Fauveclare avant de descendre sur le plateau inférieur et de choisir leur résidence définitive dans le bourg fortifié de Favigny. De très vieilles substructions, un souterrain à demi comblé, donnaient quelque apparence de vérité à cette tradition. Quant au logis, il servait depuis sa construction de résidence d’été aux Fauveclare, Denys et Thibaut, et, après eux, leurs descendants l’avaient laissé indivis. De temps à autre, au cours des trois siècles précédents, les Villaferda y étaient venus passer quelques semaines pour chasser dans la forêt dont ils possédaient une partie, la moins considérable. L’autre était alors la propriété des Fauveclare de Favigny. Les Fauveclare d’Espagne l’avaient achetée, peu à peu, au père et au grand-père de Melchior, au moment de leurs embarras d’argent. On ne les avait pas vus d’ailleurs plus souvent dans le pays, où leurs biens étaient administrés par un régisseur, et la partie du bois qui leur appartenait n’avait pas été habitée depuis plus de cinquante ans. Aussi, Anne, Aubert et Isabelle avaient-ils pris facilement l’habitude de se croire là entièrement chez eux. Ils y montaient généralement dans le courant de juin, afin que les poumons un peu délicats d’Aubert pussent absorber pendant deux mois au moins l’air vif et pur de la forêt et de la montagne.

De temps à autre, Anne et sa nièce descendaient à Favigny pour faire quelques provisions et donner un coup d’œil à la maison où demeurait Melchior avec la vieille Donatienne.

Monsieur Fauveclare montait assez rarement aux Eaux Vertes. Il éprouvait un regret amer de n’être pas le possesseur de ce domaine forestier qui avait appartenu à ses ancêtres et s’en écartait avec une sorte de rancune morose, comme si la sombre et belle forêt eût été complice des deux comtes de Villaferda, père et fils, qui avaient profité de la gêne des Fauveclare pour la joindre à leur domaine de Franche-Comté.

Anne et ses neveux, au contraire, ne trouvaient qu’agrément à ce séjour annuel aux Eaux Vertes. Aubert et Isabelle, surtout, aimaient avec une sorte de passion le charme austère et mystérieux de la forêt, la changeante beauté du lac dont les eaux avaient presque toujours des teintes d’aigue-marine. Et, devant les fenêtres closes de la partie du logis affectée aux Villaferda, tous deux et Anne elle-même en arrivaient à oublier que ce dernier n’était pas tout entier le bien des Fauveclare de Franche-Comté et que plus un pouce du sol de la forêt ne leur appartenait.

Il était donc compréhensible qu’ils éprouvassent un sérieux ennui du voisinage annoncé, d’autant que le souvenir laissé à Favigny par don Rainaldo enfant donnait à craindre que ce jeune parent ne fût pas des plus agréables. Toutefois, Anne et sa nièce n’y auraient vu qu’un inconvénient passager, sans l’obstination d’Aubert qui allait priver la faible santé du jeune homme de ce changement d’air presque indispensable.

Mademoiselle Fauveclare ne gardait aucun espoir de changer la décision de son neveu. Aubert avait pour elle une grande affection, il cédait à sa douce influence en bien des petites choses ; mais ici, elle pressentait une résistance tenace, basée sur quelque mystérieuse offense autrefois infligée par don Rainaldo, l’orgueilleux petit comte de Villaferda, à son non moins orgueilleux cousin.

Un matin – six jours après la soirée passée aux Belles Colonnes – Anne, en quittant l’église où elle venait d’entendre la messe, rencontra près du bénitier Mademoiselle de Winfeld. Elle lui tendit l’eau bénite et la jolie Claudia la remercia d’un sourire. Toutes deux sortirent ensemble. Hors du vieux porche, Anne demanda des nouvelles de Madame de Villaferda.

– Dona Encarnacion a une excellente santé, qui résiste au régime de quasi-claustration adopté par elle, répondit Claudia. Elle tient beaucoup à cet usage de la vieille Espagne, qui maintient les femmes au logis, presque aussi étroitement que chez les nations musulmanes. Quand elle réside à Burgos, elle sort généralement en voiture et seulement pour se rendre à l’église, faire quelque visite, présider une réunion charitable. Au château de Palamès, elle ne quitte pas l’enceinte des jardins. Ici, elle n’a pas encore franchi le seuil de la maison où son chapelain dit la messe chaque jour dans l’oratoire qu’elle a fait aménager. Heureusement, elle me laisse libre de ne pas mener tout à fait cette existence qui ne conviendrait pas à mon tempérament. En Bavière, où j’ai passé jusqu’ici une partie de mon existence, j’étais habituée, chez mes parents, aux longues promenades et à une vie assez active.

– Vous êtes bavaroise ? Cependant, vous parlez le français et l’espagnol presque sans accent.

– J’ai passé plusieurs années dans un couvent de Paris, j’ai fait d’assez longs séjours chez des amis français et, depuis deux ans, je vis presque constamment près de dona Encarnacion, ma cousine du côté paternel. J’ai du sang espagnol dans les veines. Quant à la France, je l’aime infiniment.

Anne jeta un furtif coup d’œil sur le visage de la jeune étrangère. Avec quelque perplexité, elle se demandait pourquoi Claudia de Winfeld lui inspirait cette sorte d’éloignement déjà éprouvé à leur première rencontre.

– Votre Jura me paraît admirable ! poursuivit Claudia après un court moment de silence. Je souhaite vivement connaître un peu les environs de Favigny. Que vous seriez bonne, mademoiselle, d’être quelquefois mon guide, lorsque dona Encarnacion, mon excellente protectrice, me permettra une promenade !

Elle regardait Anne avec une expression de prière câline. Ses yeux étaient d’un gris bleuté, très brillant parfois, et, à d’autres moments, comme voilé. Des cils noirs épais et courts faisaient ressortir la vive blancheur des paupières.

– Je ne sais trop... je suis très occupée, dit Anne avec réserve.

– Oh ! naturellement, ce ne serait qu’au cas où vous n’en seriez pas dérangée le moins du monde... ! D’ailleurs, il faut auparavant que nous fassions mieux connaissance. Je vous dois une visite, mademoiselle. Puis-je me présenter chez vous cet après-midi... ou voulez-vous me désigner un autre jour ?

Anne répondit qu’aujourd’hui elle recevrait avec plaisir Mademoiselle de Winfeld. Comme, à ce moment, elles arrivaient près de leurs demeures, les deux jeunes personnes se séparèrent avec un serrement de main accompagné, chez Claudia, du sourire très doux qui venait si facilement à ses lèvres.

Anne ouvrit la porte de son logis et entra dans la salle voûtée. Donatienne, occupée à balayer le dallage usé, s’interrompit et dit sans préambule :

– Il paraît que le jeune Monsieur de Villaferda est arrivé hier soir.

– Ah ! dit Anne.

Et elle pensa : « Mademoiselle de Winfeld n’a pas dit mot de la jeune comtesse. Ne sera-t-il pas question de promenade pour elle ? Est-elle soumise au même régime que sa belle-mère ? »

– Ils font encore plus d’embarras qu’il y a dix ans, avec tous leurs domestiques.

La vieille femme plissait avec dédain ses lèvres sèches. Attachée depuis l’enfance aux Fauveclare, elle avait fait siens leurs intérêts, leurs sympathies, leurs rancunes, et, tout comme son maître Melchior, elle en voulait sourdement à la branche espagnole d’avoir su acquérir et conserver biens, puissance, honneurs, alors que périclitait celle de la Franche-Comté.

– Et des chevaux, des voitures ! poursuivit-elle avec une irritation croissante. À croire qu’ils vont s’établir ici pour longtemps... Mais on n’a pas encore vu les dames mettre le nez dehors, sauf celle qui a un drôle de nom...

– Mademoiselle de Winfeld ? Elle doit venir cet après-midi me rendre visite.

– Toute seule ? Madame de Villaferda ne viendra pas ? Et la petite jeune dame ?

– Il n’a pas été question d’elles.

– Ah ! bien... ah ! bien... Ça ne m’étonnerait pas, du reste, si la comtesse vous faisait une impolitesse, mademoiselle. Je me souviens comme elle a froissé autrefois tout le bon monde de Favigny par ses façons orgueilleuses. Et la jeune dame a peut-être les mêmes idées.

– Ou bien elle est obligée de se plier à celles de son entourage, dit pensivement Anne.

Elle se dirigea vers la porte de la salle des Chasses. Un pli léger se formait sur son front, attestant une soudaine contention de la pensée. Depuis cette soirée passée dans le logis voisin, Anne avait été, inconsciemment, comme hantée par le mystère du petit visage immobile et fermé, des grands yeux sombres, des lèvres closes farouchement. Une sorte d’élan intérieur la poussait vers la toute jeune femme qui, pourtant, n’avait donné aucun signe de sympathie, ou même de simple bon accueil, aux cousins de son mari. Et elle avait été surprise de constater qu’Isabelle, de même, éprouvait cet attrait en apparence peu motivé pour l’énigmatique Enriqueta.

D’un geste machinal, Anne posa la main sur le bouton de la porte et la tourna lentement. Le battant s’ouvrit sans bruit. Anne s’arrêta sur le seuil, en jetant un coup d’œil autour de la salle, et vit ses neveux debout près de la grille qui séparait la pièce du patio des Belles Colonnes.

Ils étaient immobiles, appuyés l’un contre l’autre, et regardaient vers le petit jardin intérieur. Un rayon de soleil traversait de biais la cour, jetait un étincellement irisé dans l’eau jaillie de la fontaine de marbre et, avant d’atteindre les colonnes de la galerie, enveloppait une petite forme féminine qui dansait au son d’un chant lent et doux. Un étroit visage ambré, de grands yeux sombres à demi cachés par leurs très longs cils foncés, des boucles noires et satinées tombant en désordre sur un cou mince... C’était dona Enriqueta, comtesse de Villaferda. Elle dansait dans ce rayon de soleil, en tenant du bout des doigts sa large jupe de soie prune à volants. Le chant tombait de ses lèvres comme une mélopée dont le rythme grave était suivi par le corps souple, bien formé en ses délicates proportions, par les pieds menus chaussés de bas blancs et de petits souliers de soie prune. La jeune femme semblait entièrement absorbée par cet exercice ou par quelque puissante émotion intérieure, car sa figure, entre les boucles éparpillées, apparaissait crispée, frémissante, douloureuse.

Au moment où Anne, d’un coup d’œil, embrassait toute la scène, une porte s’ouvrit sous la galerie, derrière la jeune danseuse.

Les deux vantaux de chêne dont elle était fermée, décorée de parfaites sculptures, dataient du même temps que le logis. Par là, on sortait directement du salon d’Armide sur le patio.

Deux personnes parurent. D’abord, dona Encarnacion, toujours vêtue de soie noire, un voile de gaze noire jeté sur ses cheveux blonds. Derrière elle, un grand et svelte jeune homme, dont la chevelure souple, largement ondulée, avait la même nuance dorée que celle de la comtesse. Le visage d’un blanc mat, aux traits nets et froids, donnait à première vue l’impression d’un beau marbre sur lequel ressortaient nettement la pourpre vive des lèvres, la teinte foncée des cils et des sourcils, la nuance très sombre des yeux.

Sans doute Enriqueta n’avait-elle rien entendu, car elle continuait de danser, les yeux mi-clos, perdue en son rêve étrange.

La voix de Madame de Villaferda s’éleva, calme, glacée :

– Que te disais-je, Rainaldo ? Ne voilà-t-il pas un exercice bien convenable à une comtesse de Villaferda ?

Enriqueta s’immobilisa brusquement. Tout d’une pièce, faisant face à sa belle-mère et à son mari. Dona Encarnacion avait aux lèvres un pli dédaigneux et son visage semblait agité par un frémissement. Le jeune comte dont, à part un léger froncement de sourcils, la physionomie restait impassible, avança de trois pas vers sa femme.

– Je vois que vous avez encore grandement besoin des sévères leçons de ma mère, Enriqueta.

Il avait une voix un peu lasse, mais bien timbrée, qui eût été prenante si quelque chaleur se fût glissée dans l’intonation. Tout au contraire, celle-ci n’était que glace, avec une nuance d’altier dédain.

À l’apparition de la comtesse et de son fils, Aubert et Isabelle s’étaient reculés de côté, pour n’être pas aperçus. Mais Anne les appela à mi-voix :

– Venez, éloignez-vous... Il ne faut pas être indiscret.

Isabelle obéit et se rapprocha de sa tante. Aubert, pendant une minute encore, demeura près de la grille, les yeux tournés vers le patio. Puis il recula jusqu’à une grande table où Isabelle et lui avaient coutume de travailler. Il semblait plus pâle encore qu’à l’ordinaire et ses yeux luisaient d’une émotion que dénotait aussi sa bouche crispée.

Très nette, la voix de dona Encarnacion parvint encore à la salle des Chasses :

– Venez nous expliquer cette étrange scène, Enriqueta. Mais il est vraiment déplorable que votre mari, à peine arrivé, ait à vous adresser des reproches et à vous infliger une punition.

Il y eut un glissement de pas, le bruit d’une porte refermée. Puis on n’entendit plus que le son léger de l’eau tombant dans une conque de marbre.

– Oh ! tante Anne, comme elle doit être malheureuse ! murmura Isabelle.

– Malheureuse ! Ah ! je le crois bien, avec ces deux êtres ! dit sourdement Aubert.

– Nous ne connaissons pas cette jeune femme. Nous ne pouvons savoir si la sévérité de sa belle-mère et de son mari n’est pas justifiée.

Anne faisait entendre la voix de la prudence, d’une discrète sagesse. Mais Aubert secoua la tête avec énergie.

– Vous n’avez donc pas vu sa physionomie tandis qu’elle dansait, tante Anne ? C’est une pauvre jeune créature qui souffre, qui étouffe sous une domination pesante.

Presque en même temps que son frère, Isabelle disait impétueusement :

– Je suis bien certaine qu’elle est malheureuse ! Il suffit de voir dona Encarnacion pour comprendre qu’elle ne doit pas être une agréable belle-mère ! Et...

– Elle était heureuse, elle triomphait d’avoir surpris ainsi sa belle-fille, interrompit la voix frémissante d’Aubert. Sous son air glacé, on devinait une joie diabolique. Oui, oui, j’ai été frappé de son regard, au moment où elle a vu la pauvre jeune femme dansant ! Et l’autre... l’autre... !

Il crispa ses doigts sur la table. Ses yeux devenaient sombres et presque mauvais.

– L’autre ? don Rainaldo ? dit Isabelle dont le regard brillait d’émotion et de colère. Si j’étais à la place de sa femme, je le détesterais... ! Et je pense bien que c’est là ce qu’elle fait !

– Isabelle !

Mais le reproche contenu dans le ton d’Anne Fauveclare ne parut pas toucher la fillette. Aubert, lui, jeta vers sa sœur un coup d’œil approbateur et dit avec un accent d’âpre satisfaction :

– J’aime à t’entendre le juger aussi, petite Isabeau.

4

Comme elle l’avait annoncé, Mademoiselle de Winfeld se présenta dans l’après-midi à la maison Fauveclare et fut introduite au salon par Donatienne, qui l’enveloppait de coups d’œil discrets mais investigateurs et fort méfiants. Car la méfiance était de règle chez la vieille femme, à l’égard des étrangers appelés à franchir le seuil du logis. Tant qu’elle ne les connaissait pas bien, elle les considérait d’un œil sans bienveillance et ne leur accordait que les marques d’une stricte politesse. En outre, elle se piquait d’être observatrice et de reconnaître très vite les êtres dangereux.

Anne, qui travaillait dans la salle des Chasses, la vit apparaître avec une mine assombrie. Elle entendit une voix presque funèbre qui disait :

– La demoiselle au drôle de nom est là, mademoiselle Anne. Prenez bien garde, je vous en avertis, car ça, c’est un démon !

– Voyons. Donatienne, que signifie... ?

Anne regardait avec une surprise mêlée de sévérité la vieille figure maigre aux rides profondes, où brillaient de petits yeux encore vifs.

Donatienne plissa les lèvres, ce qui lui donna un air de dédain, et dit avec un peu d’impatience :

– Vous êtes trop bonne, vous, mademoiselle ; vous êtes disposée à ne pas trop voir les défauts des gens, par charité chrétienne. Mais il faut pourtant se défier, quand les loups entrent dans une maison.