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Cette histoire est tout à fait romantique et "à l'ancienne" : l'héroïne est jeune, jolie, naïve et opprimée, et totalement aveugle des sentiments naissants (puis ardents) du héros ou de la jalousie des autres femmes. En bref, une petite histoire totalement désuète et très divertissante, un peu dans la même veine qu'un Barbara Cartland, mais en mieux !
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Seitenzahl: 257
Veröffentlichungsjahr: 2019
Delly
Transis par l’aigre bise qui soufflait, en cet après-midi de mars, les passants hâtaient leur marche, peu soucieux de flânerie. Une pluie, mêlée de grésil, commençait à tomber... Pour s’en préserver, une fillette qui sortait d’une fruiterie ramena sur ses cheveux blonds le châle couvrant ses épaules et se mit à courir, souple et légère comme un feu follet. En deux minutes, elle eut atteint une grande maison de rapport, très vieille, sous la voûte de laquelle disparut sa frêle petite personne.
Au-delà d’une cour étroite et noire, un autre bâtiment se dressait, haut de cinq étages, noir, lézardé, percé de fenêtres nombreuses. L’enfant s’engagea dans le couloir de ce corps de logis et commença de gravir l’escalier étroit, mi-partie brique et bois. La rampe usée, graisseuse, les murs d’un vert déteint, d’où se détachaient de larges plaques, les relents de cuisine et de lessive, tout annonçait le logis de pauvres.
Au troisième étage, une femme qui descendait dit à la fillette, au passage :
– Bonsoir, mademoiselle Lilian... Comment va votre maman, ces jours-ci ?
– Pas très bien toujours, madame Justine.
– Eh ! la pauvre dame, c’est le temps qui fait ça probable. S’il venait un peu de soleil, ça la remonterait tout de suite.
Lilian soupira.
– Je ne sais trop... Elle est si, si fatiguée !
Puis, adressant un amical bonsoir à la femme, une voisine de palier très complaisante, elle continua son ascension, jusqu’au cinquième, où elle s’arrêta devant une porte qu’elle ouvrit.
On entrait directement dans l’étroite cuisine, d’une minutieuse propreté. Après cela venait l’unique chambre, où Mme de Sourzy avait réuni les quelques épaves de son aisance passée... Un jour terne éclairait cette pièce, qui donnait sur la cour, enserrée par des bâtiments de cinq et six étages. Près de la fenêtre, Mme de Sourzy cousait. À l’entrée de l’enfant, elle leva son visage émacié, creusé de rides nombreuses.
– Tu n’es pas trop mouillée, ma chérie ?
– Non, maman, presque pas. J’ai couru, et c’est tout près, d’ailleurs... Mais il fait bon, ici, quand on rentre !
Lilian, tout en parlant, retirait le châle qui couvrait d’admirables cheveux blond doré. Sa figure délicate apparut, toute rosée par la course et le froid, éclairée par de grands yeux noirs et veloutés, sur lesquels s’allongeait la frange soyeuse des cils bruns.
S’approchant de sa mère, la fillette lui mit un bras autour du cou et se pencha pour l’embrasser.
– Il faut laisser maintenant cet ouvrage, maman. Vos pauvres yeux n’en peuvent plus.
– Je dois le finir aujourd’hui, mon enfant, pour que tu le portes demain à Mme Bordier.
– Je m’en occuperai ce soir, chère maman. Laissez cela, je vous en prie !
Et Lilian enleva doucement des mains de sa mère la pièce de lingerie presque terminée. Puis, après un nouveau baiser, elle se dirigea vers la cuisine pour préparer le frugal dîner.
Mme de Sourzy la suivait des yeux. Un soupir gonfla sa poitrine, et, joignant les mains, elle songea en frissonnant : « Ma pauvre petite chérie, si fine, si jolie ! Quelle existence pour elle !... Et qu’allons-nous devenir si Laurence ne répond pas ? »
Tandis que l’enfant allait et venait, la mère, une fois de plus, reportait sa pensée vers les années heureuse : celles de son enfance, celles de sa courte union avec Adrien de Sourzy. Puis les malheurs avaient commencé : la mort de son mari, la vente trop hâtive, dans de mauvaises conditions, d’une propriété jusque-là prospère ; des placements défectueux émiettant rapidement la fortune de la veuve. Celle-ci, de nature passive et indolente, n’était pas capable de remonter le courant. De plus, sa santé s’altérait... Un dernier coup lui fut porté quand ce qui lui restait pour vivre sombra dans une catastrophe financière. Brisée par cette suite de malheurs, elle quitta la ville de province où elle vivait depuis son veuvage et vint s’installer à Paris avec Lilian, qui avait alors dix ans.
Une de ses amies, restée fidèle à l’infortunée, lui procura quelques leçons. Mais la pauvre femme tomba malade, dut rester plusieurs mois chez elle et ne retrouva plus ensuite ses élèves, qui s’étaient adressées à une autre. D’ailleurs, les forces l’abandonnaient complètement. Maintenant, elle ne sortait presque plus... Mme Burdennes, son amie, très gênée elle-même, chargée d’une nombreuse famille, ne pouvait lui venir en aide autrement que par des conseils, des adresses de maison où Lilian allait demander, pour sa mère, quelque ouvrage de couture. La plupart du temps, on l’éconduisait. Cependant, une entrepreneuse de lingerie avait consenti à lui donner du travail, rétribué de façon infime, et qui devait être livré à jour fixe. Mme de Sourzy accepta..., et maintenant elle usait ses dernières forces pour ajouter ce pauvre gain à la petite rente viagère de quelques centaines de francs qui permettait à la mère et à l’enfant de ne pas mourir de faim.
Mais cette rente s’éteignait après elle. Que deviendrait alors Lilian ?... C’était, pour cette femme qui savait sa santé irrémédiablement atteinte, la terrible angoisse de chaque jour... Lilian, l’enfant charmante, dévouée, à l’intelligence vive, au cœur aimant et délicat..., l’enfant qui serait dans quelques années une femme si belle – trop belle, hélas ! pour une isolée.
Comme parenté, Mme de Sourzy n’avait plus qu’une cousine de son mari, lady Stanville, plus âgée qu’elle d’une dizaine d’années, veuve d’un riche industriel anglais. Elle ne s’était rencontrée avec elle qu’une seule fois, quelques mois après son mariage, et gardait un souvenir peu sympathique de cette grande femme brune, orgueilleuse de sa fortune, de son rang, considérant de haut ces cousins qui, bien que dans l’aisance à cette époque, demeuraient néanmoins dans une situation fort inférieure à la sienne. Les rapports s’étaient bornés à l’envoi de lettres de faire-part au moment de la mort de lord James Stanville et de celle d’Adrien de Sourzy... Quand la ruine s’abattit sur elle, Mme de Sourzy songea bien à demander l’aide de Laurence Stanville. Mais, se rappelant cette physionomie dure, elle n’osa pas et se dit : « Attendons encore... Je pourrai peut-être m’en tirer sans arriver à cette extrémité... »
Hélas ! il avait bien fallu y venir, pourtant ! La main tremblante et le cœur en détresse, Mme de Sourzy avait écrit à sa cousine pour lui exposer sa triste situation. Un mois s’était écoulé depuis lors... et aucune réponse n’avait été faite à ce cri d’appel.
« Ma lettre s’est-elle égarée ? se demandait la pauvre femme que le désespoir commençait d’envahir. Dois-je écrire encore ?... Ou bien faut-il penser qu’elle ne veut rien faire et dédaigne même de répondre ? Elle n’a pas de cœur, mon pauvre Adrien me l’a bien dit. Il l’avait en vive antipathie – et elle non plus ne pouvait le souffrir, paraît-il. Ce sont là, évidemment, de bien mauvaises conditions pour réussir dans ma démarche ! »
Tandis qu’elle songeait ainsi, douloureusement, le crépuscule s’insinuait dans la chambre déjà sombre en plein jour, et si froide, car on n’y faisait jamais de feu. Le petit fourneau de la cuisine ne parvenait pas à chauffer cette pièce humide mal close, où la bise pénétrait tout à l’aise. Mme de Sourzy frissonna, en serrant plus étroitement autour d’elle le vieux manteau dont elle s’enveloppait.
Lilian vint étendre une serviette sur la petite table. Puis elle apporta des assiettes, mit le couvert avec des mouvements à la fois vifs et soigneux. Dans l’ombre envahissante, Mme de Sourzy regardait évoluer la frêle silhouette, et son cœur se gonflait d’émotion à la pensée du dévouement, du courage, de la pénétration supérieure à son âge dont faisait preuve cette enfant bien-aimée.
Dans le silence, un coup sec frappé à la porte retentit et fit un peu sursauter la veuve.
Lilian dit, tout en posant vivement sur la table un verre qu’elle tenait à la main :
– Je parie que c’est Loulou qui s’amuse à frapper comme cela. Il mériterait que je n’aille pas lui ouvrir !
Sans prendre la peine d’enlever le vieux tablier bleu dont elle avait couvert sa robe, pour sa besogne de ménagère, la fillette alla vers la porte... Mais, au lieu de Loulou, le fils cadet de Mme Burdennes elle se trouva en face d’une grande et forte femme vêtue de noir, qui demanda sèchement :
– Est-ce ici que demeure Mme de Sourzy ?
Lilian balbutia :
– Mais oui, madame.
– Je suis lady Stanville. Dites-lui que je viens lui parler.
– Lady Stanville !... entrez, madame, s’il vous plaît.
De sa chambre, Mme de Sourzy avait entendu. Tremblante d’émotion, elle se levait, s’avançait vers la visiteuse qu’introduisait Lilian.
– Que c’est bon à vous, ma cousine, de prendre cette peine !...
La voix sèche répliqua :
– J’aime toujours mieux traiter les affaires de vive voix... Mais vous êtes logées terriblement haut ! Il est fort heureux que j’aie encore de bonnes jambes !
Une main gantée de laine noire se tendit vers Mme de Sourzy qui la serra en balbutiant une excuse au sujet de son pauvre logement.
– Oui, je vois que vous avez fait du chemin en arrière depuis une dizaine d’années ! C’est incompréhensible de se laisser ruiner ainsi !... Tout à fait incompréhensible !
Le dédain vibrait dans l’accent de lady Stanville.
Mme de Sourzy bégaya :
– Il y a des malchances...
– La malchance ?... Je n’y crois pas, ma chère. C’est le terme commode dont on enveloppe l’insouciance, l’incurie, la dépense mal entendue...
Lilian s’était éclipsée vers la cuisine pour aller allumer la lampe. De là, elle entendait... et son jeune cœur, fier et sensible, tressaillait d’émotion, de colère, aux paroles dures, humiliantes, qui tombaient sur sa pauvre mère.
Quand elle entra dans la chambre, la lampe à la main, les deux femmes étaient assises près de la fenêtre, d’où ne venait plus qu’un crépuscule mourant. Lady Stanville, penchant un peu la tête pour regarder l’enfant, demanda :
– C’est votre fille, Emmeline ?
– Oui, c’est ma petite Lilian, ma consolation.
Tout en continuant d’examiner la fillette des pieds à la tête, lady Stanville interrogea encore :
– Quel âge a-t-elle ?
– Douze ans, ma cousine.
– Douze ans !... on ne le dirait pas ! Quelle mauviette ! Caroline Bairn, la nièce de mon mari, a ce même âge, mais est autrement forte que cela !
Mme de Sourzy fit observer timidement :
– Lilian a bien pâti depuis quelques années. Elle n’a pas une nourriture suffisante, pas assez d’air non plus, dans ce triste logis, et elle travaille beaucoup pour me venir en aide. Mais, si elle est restée frêle, sa santé n’est pas mauvaise, car elle n’est jamais malade.
– C’est fort heureux pour elle, puisqu’elle n’aura pas de rentes lui permettant de se dorloter... Mais venons maintenant au fait, Emmeline, car j’ai peu de temps à moi. Je suis arrivée hier et je repars demain soir. Or j’ai encore à traiter quelques affaires dont m’a chargée mon fils, pour la fabrique.
– C’est lui qui s’en occupe, maintenant ?
– Oui, depuis la mort de son père. Bien qu’il n’ait que vingt-trois ans, tout marche admirablement sous sa direction. Hugh est une intelligence supérieure, servie par une énergie inflexible. Je prévois qu’avec lui les affaires connaîtront une prospérité inouïe !...
L’orgueil faisait vibrer la voix sèche, animait le dur visage sans beauté, sans charme, les yeux clairs et froids.
– Son jugement est remarquable, et je ne fais rien sans le consulter. D’ailleurs, il est le chef de la famille, maintenant, et toute la fortune des Stanville lui appartient. C’est donc lui et moi qui avons décidé que nous devions, comme parents, répondre à votre appel en vous offrant de venir chez nous... Dans votre lettre, vous me dites que vous avez six cents francs de rente ?
– Oui, c’est absolument tout.
Une sorte de rictus dédaigneux plissa les lèvres minces de lady Stanville.
– Vraiment, vous vous êtes mise dans une jolie situation !... Enfin, nous acceptons de vous tendre la perche, puisque vous faites partie de la famille. Vous allez venir à Breenwich, et nous prendrons à notre charge vos dépenses de nourriture, celles que nécessitera l’instruction de cette petite, à laquelle il faudra donner un moyen de gagner sa vie.
L’angoisse et l’humiliation serraient le cœur de Mme de Sourzy. Elle avait espéré qu’on lui ferait une petite rente, suffisante pour lui permettre de vivre très simplement et d’achever l’éducation de sa fille. Au lieu de cela, on lui offrait – et de quelle façon ! – une hospitalité qui ne pourrait être qu’un esclavage, sous le joug de cette femme orgueilleuse et dure... Et pourtant il fallait qu’elle acceptât, car, hélas ! le choix ne lui était pas laissé !
Elle balbutia :
– Mais, ma cousine, nous vous dérangerons peut-être beaucoup ?
– J’espère que non. La maison est immense, je puis vous loger facilement. Vous prendrez vos repas avec nous, et je trouverai à vous occuper... Parlez-vous anglais ?
– Oui, et Lilian aussi.
– Très bien ! Mon fils et moi nous nous servons fréquemment du français, entre nous, mais les domestiques l’ignorent, en dehors du valet de chambre de Hugh et de ma femme de chambre, qui est normande... Eh bien ! est-ce convenu ?
Mme de Sourzy, en crispant les mains sur sa vieille jupe, répondit d’une voix tremblante :
– Je vous suis très reconnaissante... Oui, nous irons à Breenwich, et nous nous efforcerons de vous gêner le moins possible.
– Eh bien ! entendu ! Venez dès la semaine prochaine, si vous le voulez ! vos chambres seront prêtes... Il y a, pas très loin de chez nous, une petite maison où l’enfant recevra une instruction suffisante pour sa position..., une instruction pratique surtout.
Elle se levait en parlant. Sa grande taille forte se développa, dans l’ample manteau noir de forme disgracieuse, mais chaud et confortable, dont elle était vêtue. Près d’elle, Mme de Sourzy, mince, blonde et si frêle, apparut comme écrasée.
– Au revoir, Emmeline. Écrivez-moi si vous avez quelque renseignement à me demander... Mais je ne le pense pas, car j’ai l’habitude de tout prévoir. Tenez, voici les heures du train et du bateau...
Elle sortit de son sac un papier, qu’elle tendit à Mme de Sourzy.
– Quant à la somme nécessaire pour le voyage, je présume que vous ne l’avez pas ?
– Oh ! non !
Le regard inquisiteur de lady Stanville fit le tour de la pièce et s’arrêta sur un petit secrétaire en bois de rose.
– Vous pouvez vendre ceci, qui a de la valeur.
Mme de Sourzy bégaya :
– Je l’avais conservé jusqu’ici parce que c’est le dernier souvenir de famille qui me reste et que ma mère y tenait beaucoup. Mais je le vendrai... oui, pour payer ce voyage et quelques dettes...
– Des dettes ?... chez qui ?
– Le pharmacien, le boucher, un terme en retard...
– Total ?
– Environ trois cents francs, je crois.
– Environ ?... Vous ne savez pas cela au juste ?... Si c’est toujours ainsi que vous avez conduit vos affaires, Emmeline, je ne m’étonne pas de vous voir réduite où vous en êtes !...
La pauvre femme courba la tête sous l’ironie méprisante.
Lady Stanville poursuivit :
– ... Trois cents francs !... Ce meuble en vaut bien huit cents ou mille, je crois ; ces choses-là se vendent cher, à notre époque. Tâchez de ne pas vous faire voler... Quant au reste, vous en retirerez une somme infime, car c’est de la pacotille. Maintenant, je vous dis bonsoir...
Elle sortit, après avoir tendu la main à sa cousine, qui murmurait un remerciement. Lilian l’accompagna jusque sur le palier, puis dans l’escalier obscur, pour l’éclairer... Lady Stanville relevait très haut sa jupe et affectait de ne pas frôler le mur ni toucher la rampe. Dans le couloir du rez-de-chaussée, son pied heurta une brique disjointe. Elle grommela :
– Quel logis !... On peut être reconnaissant aux gens qui viennent vous enlever à cette misère !
Le cœur de Lilian bondissait d’indignation, quand l’enfant rentra dans la chambre où Mme de Sourzy, affaissée sur une chaise, attendait dans l’obscurité.
– Oh ! maman, quelle mauvaise femme !... Est-il possible que nous soyons obligées d’aller vivre chez elle ?
– Hélas ! ma Lily chérie !
Lilian s’agenouilla près de sa mère et prit la main glacée sur laquelle s’appuyèrent ses lèvres.
– Petite maman, si j’étais déjà une jeune fille, comme je travaillerais de toutes mes forces plutôt que d’accepter cela.
– Mais tu n’es encore qu’une enfant, pauvre petite..., et moi je suis faible, usée !... Il faut accepter l’offre qui nous est faite..., il le faut absolument, Lily.
La fillette eut un mouvement de révolte.
– Nous devrons, alors, tout accepter d’elle ?... Il lui sera permis de vous traiter de cette manière tant qu’elle voudra ?... Mais je ne pourrai pas supporter cela, maman !
Le regard inquiet et douloureux de la mère enveloppa la délicate physionomie, toute frémissante, où les yeux brillaient de fierté ardente.
– Lilian, Lilian, il faudra t’habituer, mon enfant..., t’habituer à tout supporter... Comprends-le bien, nous serons les parentes pauvres..., les parentes dépendantes, qui n’ont qu’à courber la tête et à remercier. Ta nature est fière, délicate, Lily ; mais, dans notre situation, tu devras la tenir en bride et t’accoutumer, pauvre chérie, à l’humiliation.
Sa main, toute tremblante, caressa les beaux cheveux soyeux.
Lilian dit ardemment :
– Ah ! comme je vais aspirer à la fin de mes études pour échapper à cette servitude, pour vivre et vous faire vivre de mon travail !
La mère soupira, en songeant : « Pourvu que je lui reste jusque-là, ma petite bien aimée !... Que deviendrait-elle, si tendre, si sensible, près de cette Laurence au cœur de glace ? »
Pendant un moment, toutes deux gardèrent le silence, un lourd silence d’angoisse. Puis Mme de Sourzy murmura, en jetant un coup d’œil vers le secrétaire de bois de rose :
– Il faudra parler à Mme Burdennes au sujet de cette vente, Lily. Elle pourra peut-être nous avoir l’adresse d’un antiquaire à peu près consciencieux... Pauvre cher meuble, il m’en coûte de m’en séparer ! Cela aurait été si peu de chose, pour Laurence, de m’épargner ce sacrifice... oui, si peu de chose, mon Dieu !
Ses doigts maigres se joignirent et elle soupira encore en disant tout bas :
– Que votre volonté soit faite, Seigneur !
*
La famille Stanville était d’origine normande. Vers le temps où Henri V régnait sur l’Angleterre, le chevalier Hugues Stanville, ayant épousé la fille d’un négociant anglais, vint s’établir à Breenwich et devint l’associé de son beau-père. Sous la direction de cet homme intelligent, énergique, entreprenant, la fabrique de draps, qui périclitait, reprit un nouvel essor. Les coffres vides s’emplirent de nouveau d’or sonnant et trébuchant ; la maison entra dans une phase de prospérité, qui, par la suite, devait aboutir à la véritable opulence.
Car Hugues Stanville eut des successeurs qui le continuèrent dignement. Presque tous furent de grands travailleurs, durs à eux-mêmes et aux autres, économes, habiles dans leurs affaires, tout en restant d’une probité inattaquable. Certains, à des heures critiques, purent rendre au souverain, à de puissants personnages, des services pécuniaires dont ils furent remerciés par des avantages honorifiques. C’est ainsi que le grand-père de James Stanville, le mari de lady Laurence, reçut, du roi, la pairie, avec le titre de lord. Le prestige dont jouissait déjà l’opulente famille, à Breenwich et dans tout le comté, fut, de ce fait, augmenté considérablement... Mais le nouveau lord et son fils ne changèrent rien à leurs habitudes de labeur et d’économie. On les vit s’occuper de diriger eux-mêmes la fabrique, ainsi que l’avaient fait la plupart de leurs prédécesseurs, et mener ferme leurs ouvriers, selon une tradition bien établie.
Or Hugh Stanville, le fils de Laurence, paraissait disposé à marcher sur leurs traces..., à les surpasser même, comme chef d’industrie.
À l’angle d’une place et d’une petite rue étroite se dressait, depuis des siècles, la lourde façade grise de Stanville-House, percée de hautes fenêtres, décorée de trois massifs balcons de pierre. Une porte en bois épais, cloutée de fer, ouvrait sur un hall immense, dallé de pierre, au fond duquel s’élevait un imposant escalier de granit, sombre et sévère comme toute cette demeure. Dans les vastes pièces du rez-de-chaussée, du premier étage, s’alignaient de beaux vieux meubles solides, entretenus avec un soin méticuleux. De lourds brocarts, des velours épais couvraient les sièges, drapaient les fenêtres. Dans les armoires profondes s’accumulaient des trésors d’argenterie, des piles de linge superbe, orgueil de lady Laurence après avoir été celui de ses devancières. Une impression de richesse bien assise, lourde – écrasante même – se dégageait de toute cette demeure, à l’intérieur comme au-dehors.
Dans la petite rue voisine, étroite, sombre, mal pavée, une large porte cochère s’ouvrait au milieu d’un haut mur gris. Au-delà d’une cour sablée se dressaient les bâtiments de la fabrique, reliée à Stanville-House par une galerie que soutenaient des arcades de pierre – passage réservé au maître pour venir directement de son logis au bureau d’où il dirigeait, en autocrate, les importants rouages qui s’augmentaient à chaque génération.
Le maître... C’était ce nom-là – et non celui plus moderne de « patron » – que les ouvriers, les employés de tous grades continuaient de donner à lord Hugh Stanville. Parmi eux, la tradition s’était continuée, de père en fils. Mais cette appellation n’avait pas ici le sens affectueux que lui donnaient jadis, si fréquemment, les serviteurs, les artisans qui faisaient partie de la maison et presque de la famille. Les Stanville, au cours des siècles, avaient été craints, mais rarement aimés. Ils tenaient leurs ouvriers par la nécessité, car eux seuls donnaient de l’ouvrage aux gens de Breenwich, vieille ville aristocratique sans autre industrie, et à ceux des alentours immédiats.
Aussi lord Hugh avait-il pu déclarer un jour, en parlant de grève avec un autre industriel :
– Si jamais un fait de ce genre se produisait chez moi, je fermerais la fabrique, et rien au monde ne me déciderait à la rouvrir.
Or, on savait trop bien qu’il tiendrait parole. Sa main de fer pouvait donc s’appesantir comme il lui plaisait et maintenir une discipline inflexible. Il n’était pas un des êtres employés là, du plus humble au plus important, qui ne courbât le front et ne sentît un frisson de crainte ou de gêne sous le regard étincelant de la plus haute intelligence, mais dur, impérieux, de ce très jeune homme, qui était bien vraiment « le maître » – un maître déjà redouté comme peut-être aucun des Stanville ne l’avait été avant lui.
Telle avait été l’œuvre de James Stanville et surtout celle de sa femme dans l’âme de cet enfant, admirablement doué à tous points de vue, et dont ils avaient exalté l’orgueil, resserré le cœur, entretenu les tendances dominatrices en lui persuadant qu’il était un être à part, fort au-dessus de la commune humanité, en lui assurant que la bonté, l’indulgence, la charité n’étaient que des mots dont un Stanville ne devait pas s’occuper.
Si Mme de Sourzy avait connu cela, ses appréhensions, si douloureuses déjà, n’en auraient pas été allégées, bien loin de là !
Par un après-midi pluvieux et froid, elle descendit avec Lilian à la gare de Breenwich. Personne ne les y attendait. Lilian dut se débrouiller le mieux possible pour faire porter les bagages. Puis elle monta avec sa mère, brisée de fatigue, dans une voiture qui les conduisit à la porte de Stanville-House.
Un domestique revêche, aux cheveux gris, leur ouvrit et les fit monter au second étage, où se trouvaient leurs chambres. Celles-ci étaient deux très grandes pièces, convenablement meublées, mais sans rien de confortable. Il n’y avait pas de feu, et Mme de Sourzy dit en frissonnant :
– Je crois que, l’hiver prochain, nous aurons plus froid ici que dans notre pauvre logement.
Les fenêtres donnaient sur un très vaste jardin entretenu d’impeccable façon, trop impeccable même, au gré de Lilian, qui murmura :
– Il doit être triste même sous le soleil, ce jardin-là !
Puis, voyant la physionomie abattue, découragée de sa mère, la fillette s’efforça de dominer ses impressions pénibles, feignit un peu de gaieté, parla de quelques arrangements à faire pour donner à la chambre de Mme de Sourzy un aspect plus hospitalier.
Lady Stanville ne s’était pas montrée. Une jeune femme de chambre apporta du thé, mais n’offrit pas autrement ses services. Elle informa seulement les arrivantes de l’heure du dîner, en ajoutant que lady Stanville leur recommandait la plus stricte exactitude.
Avant de quitter Paris, Mme de Sourzy avait acheté pour elle une robe noire et, pour Lilian, un costume gris bien simple.
C’était là une tenue fort modeste, étant donné surtout les habitudes anglaises pour le repas du soir. Mais elle ne pouvait mieux faire.
Les dettes une fois payées, la somme nécessaire au voyage mis de côté, il lui était resté juste de quoi, sur le prix de vente du secrétaire, acheter un peu de lingerie, des chaussures, ces deux costumes, quelques objets indispensables.
– Si lady Stanville ne nous trouve pas bien, elle nous habillera à ses frais, voilà tout ! déclara Lilian en donnant un dernier coup de brosse à ses cheveux, avant de descendre.
Dans un grand salon où brûlait un feu d’anthracite, qui ne parvenait pas à le chauffer, lady Stanville tricotait à la lueur d’une lampe électrique placée près d’elle, sur un guéridon à dessus de marbre. De l’autre côté de celui-ci, une grande fillette au corps anguleux, au visage maigre, semé de taches de rousseur, aux cheveux blonds trop pâles, travaillait indolemment à une tapisserie.
C’était, ainsi que l’apprirent un instant plus tard les arrivantes, Caroline Bairn, nièce du défunt lord Stanville, une orpheline qu’élevait lady Laurence.
Sa physionomie maussade, sa mine arrogante accentuaient l’impression désagréable produite par sa disgrâce physique. Elle toisa Mme de Sourzy, puis Lilian, et leur tendit le bout des doigts d’un geste condescendant.
Quant à lady Stanville, après un accueil sec, elle commençait d’interroger Mme de Sourzy sur de menus détails du voyage, lorsqu’une porte s’ouvrit au fond de la pièce. Dans la pénombre apparut une silhouette d’homme, svelte et haute... Lady Laurence s’interrompit et dit avec un accent où vibrait tout à coup la satisfaction orgueilleuse :
– Voici mon fils.
Lord Stanville s’avança et adressa quelques mots de bienvenue correcte à Mme de Sourzy. Il avait une voix nette, bien timbrée, mais à laquelle les intonations dures, autoritaires, devaient être habituelles. Son visage restait dans l’ombre, car l’abat-jour de la lampe rabattait sur le guéridon toute la lumière. On distinguait seulement des yeux scrutateurs, qui examinaient d’un rapide coup d’œil les nouvelles venues.
Comme Mme de Sourzy commençait d’exprimer sa reconnaissance pour l’hospitalité qu’on lui accordait, il l’interrompit avec une froide politesse :
– Je ne fais qu’accomplir un devoir à l’égard d’une parente de ma mère. J’espère que vous vous habituerez vite ici et que vous ne regretterez pas trop Paris, dans notre paisible Breenwich.
Mme de Sourzy balbutia :
– Oh ! Paris, je n’ai fait que d’y souffrir !... Je ne le regrette pas du tout.
Le dîner fut annoncé à cet instant... Dans la salle à manger aux vieux meubles de chêne sculpté, un homme entre deux âges, qui attendait là, debout, salua lady Stanville. Hugh le présenta à Mme de Sourzy :
– M. William Huntler, mon secrétaire.
Lilian, placée au bout de la table, put bien voir lord Stanville, cette fois en pleine lumière. Tous les traits de ce visage mat, aux lignes bien modelées, dénotaient la fermeté, la dureté même. Des cheveux bruns et soyeux, coupés ras, dégageaient un front volontaire. Dans les yeux foncés, fort beaux, se reflétaient une puissance d’énergie et d’intelligence, une décision orgueilleuse qui donnaient à cette physionomie dix ans de plus que son âge véritable.
Un bel homme, d’ailleurs, d’une distinction très aristocratique, de tenue correcte et presque sévère, ce qui achevait de lui enlever l’apparence de jeunesse qu’eussent demandée ses vingt-trois ans. Lilian eut un petit frisson en songeant :
« Il n’a pas l’air facile, lord Stanville !... Je pense qu’il ne ferait pas bon le mécontenter ! »
Le secrétaire, petit homme maigre au teint jaune et aux yeux vifs, devait être tout à fait de cet avis, si l’on en jugeait par la façon discrètement adulatrice avec laquelle il écoutait la moindre phrase tombée des lèvres de lord Stanville. Celui-ci, d’ailleurs, parlait peu. Il adressait quelques mots à Mme de Sourzy, placée à sa droite, échangeait quelques courts propos sur la politique avec Huntler, écoutait distraitement le récit des menus événements de Breewich que faisait lady Laurence. Celle-ci, vêtue d’épaisse faille noire, une lourde broche de diamants au corsage, couvrait son fils de regards idolâtres. Quant à Caroline, qui occupait la place à gauche de son cousin, elle semblait en extase aussitôt qu’elle le regardait, ce dont Lilian finit par s’amuser beaucoup, en son for intérieur.
« Est-elle drôle ! pensait-elle. Quelle bêtise de prendre cet air-là !... Et lui ne paraît d’ailleurs y faire la moindre attention... Mais c’est égal, ils semblent à genoux devant lui, ici, sa mère y compris. Faudra-t-il donc que nous fassions de même ? »
À ce moment de ses réflexions, elle rencontra le regard de lord Stanville, ce même regard d’indifférence hautaine, si pénétrant pourtant, qui s’était posé sur elle tout à l’heure, dans le salon, quand sa mère l’avait présentée au maître de céans.
Elle rougit et eut un frémissement de gêne, comme si lord Stanville avait pu deviner la révolte de sa jeune âme fière à l’idée qu’on exigerait peut-être d’elle d’humiliantes platitudes envers celui qui tenait, entre ses mains, le sort de sa mère et d’elle-même.
Aussitôt le dîner terminé, le jeune homme prit congé des deux dames et s’éloigna en compagnie de son secrétaire ; lady Laurence le suivit d’un regard orgueilleux... Quand la porte se fut refermée sur lui, elle se tourna vers sa parente.
– Il va travailler tard dans la nuit. Voilà où il met tout son plaisir, mon bel Hugh, à un âge où les autres ne songent qu’à s’amuser... Vous avez vu quel homme superbe il est ? Sa ressemblance avec un frère de mon père est frappante. Mais, grâce au ciel, il diffère de lui moralement autant que le jour et la nuit ! Sous ce rapport, c’est un Stanville, un parfait Stanville !
Ainsi, dès ce soir-là, Mme de Sourzy et Lilian comprirent clairement qu’ici lord Stanville était la toute-puissance incontestée ; que sa mère elle-même, si autoritaire, l’admirait avec dévotion et annihilait, devant lui, toute sa volonté... ; puis aussi que ce jeune homme au front hautain, aux yeux froidement dominateurs, n’aurait qu’indifférence pour les parentes malheureuses auxquelles il daignait accorder l’abri de son toit.
Dès le matin, un soleil printanier vint un peu réchauffer les grandes chambres où le lendemain, s’éveillaient Mme de Sourzy et Lilian. Celle-ci, vite habillée, descendit pour demander le déjeuner de sa mère, qu’une nuit d’insomnie avait complètement affaiblie... Comme, au bas de l’escalier, l’enfant restait indécise, ne sachant pas trop comment se diriger, elle aperçut le domestique revêche qui traversait le hall, un plateau à la main.
Lilian s’avança et demanda :
– Où dois-je aller, s’il vous plaît, pour le déjeuner ?
Il répondit du bout des lèvres :
– Suivez-moi.
À droite, dans le hall, il ouvrit une porte et fit entrer Lilian dans une salle lambrissée de chêne du haut en bas, éclairée par d’étroites et hautes fenêtres garnies de fort beaux vitraux anciens. Une table carrée couverte d’une épaisse nappe damassée en occupait le milieu. Là était servi le déjeuner du matin, que finissaient de prendre lady Stanville, son fils et Caroline.
Lilian fut aussitôt apostrophée en ces termes :
– Eh bien ! vous êtes en retard !... Joli début !
– Je vous demande pardon, ma cousine... Je ne croyais pas...
– C’est bon, asseyez-vous. Mais ne vous avisez pas de recommencer, car vous vous passeriez alors de déjeuner... Votre mère ne vient pas ?
– Elle a été souffrante toute la nuit et se trouve trop fatiguée pour se lever. Je viens vous demander la permission de lui porter son déjeuner...
Lady Laurence pinça les lèvres.
– Je n’aime pas cela. Très probablement, avec un peu plus d’énergie, elle aurait pu descendre... Enfin, quand cela se produira, vous vous occuperez de la servir, car les domestiques ont autre chose à faire. Dès que vous aurez déjeuné, Dominich vous donnera un plateau sur lequel vous préparerez ce qu’il faut.