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Gonzague Métivier est l’heureux héritier du Domaine de la Pie-grièche, l’un des vignobles les plus prisés du Saumurois, qu’il gère d’une main de maître depuis vingt ans. Mais lorsqu’une singulière découverte archéologique est mise au jour dans les troglodytes, d’étranges évènements commencent à se produire. S’agit-il de banales coïncidences, ou bien d’une ancienne malédiction ?
Sept cents ans plus tôt, Mathilde, âgée de dix-neuf ans, mène une existence paysanne paisible et pieuse. Lorsque sa route croise celle d’un jeune noble, le seigneur Tristan du Bellay, Mathilde ne se doute pas un seul instant que sa vie est sur le point de basculer.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Née en 1988 dans le Maine-et-Loire,
Céline Nioht vit depuis une quinzaine d’années dans le Nord de l’Allemagne, mais elle n’a jamais rien perdu de sa passion pour la France, sa langue et sa culture; son premier roman "La malédiction de la Pie-grièche" n’est pas seulement un récit fantastique – c’est une lettre d’amour à son Anjou natal.
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Seitenzahl: 908
Veröffentlichungsjahr: 2024
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CélineNioht
La malédiction de la Pie-grièche
À mon mari, Dominik,merci pour ta patience !
« Ici de mille fards la traison se déguise,
Ici mille forfaits pullulent à foison,
Ici ne se punit l’homicide ou poison,
Et la richesse ici par usure est acquise. »
–Joachim du Bellay – Les Regrets, 127.
Châtaignier-sur-Loire, Maine-et-Loire, mars, de nosjours
–Pardonnez-moi, mon Père, car j’ai péché.
–Parle, mon fils. Le Seigneur t’écoute.
Gonzague ne put se retenir de sourire en coin ; malgré la grille qui les séparait, il avait parfaitement senti le prêtre se redresser subitement et prendre une grande inspiration lorsqu’il avait prononcé sa phrase.
–Je suis entré dans ce confessionnal dans la seule et unique intention de vérifier que le curé de ma paroisse ne profitait pas de ce fauteuil et de l’obscurité pour piquer un petit somme, expliqua-t-il d’un ton faussement innocent.
Puis, sans ajouter un mot ni attendre de réponse, il se leva dans un craquement de bois et poussa la porte du confessionnal, qui grinça sur ses gonds.
Il régnait un calme absolu dans l’église Saint-Luc de Châtaignier-sur-Loire, si bien que chaque son se réverbérait à travers toute la nef. Le prêtre ne tarda pas à le suivre. C’était un homme assez âgé, à la peau ridée et aux cheveux blancs, les yeux cerclés de lunettes à la monture discrète, et vêtu d’une simple soutane noire surmontée d’un col romain.
–Sans rire, mon Père, reprit Gonzague d’un air à peine caustique. Vous ne vous ennuyez pas, tout seul, toute la sainte journée ?
–Il est vrai qu’il fut un temps, ce confessionnal était beaucoup plus fréquenté, convint le père Saumoussay avec gravité. Les années passent, et nos paroissiens les plus assidus nous quittent les uns après les autres. Les gens ne viennent plus que pour les mariages et les enterrements.
–Même plus pour les baptêmes ?
–Les baptêmes, oui… Mais j’ai de plus en plus de mal à remplir mes classes de catéchisme.
–On se demande bien pourquoi, grommela Gonzague d’une voix à peine audible.
–Bientôt, je vais devoir rediriger les enfants de Châtaignier vers l’une des autres paroisses saumuroises, si la situation ne s’améliore pas, poursuivit le prêtre sans tenir compte de sa remarque.
Il marqua une pause, mais cette fois, Gonzague se garda bien de faire le moindre commentaire. Plus d’une décennie auparavant, il avait lui-même envoyé sa fille au catéchisme avec le père Saumoussay – plus par tradition que par conviction, soit dit en passant –, et il n’avait jamais eu à se plaindre du comportement de l’ecclésiastique. Ce qui ne l’empêchait pas de l’asticoter dès qu’il en avait l’occasion.
–Cela dit, puisque vous êtes là, vous pourriez effectivement prendre le temps de vous confesser, insista Saumoussay d’un air entendu. Cela ne vous demanderait pas plus de cinq minutes.
–C’est gentil de le proposer, mais Dieu soit loué, j’ai la conscience tranquille ! répondit Gonzague dans un sourire un peu forcé.
–Soit, soupira le prêtre en retirant ses lunettes pour les essuyer à l’aide d’un mouchoir. J’imagine que vous êtes venu me livrer mon vin liturgique ?
–Oui, le voilà, confirma Gonzague en désignant un lourd carton posé sur l’un des bancs en chêne massif.
Saumoussay s’approcha de la caisse et l’ouvrit ; il saisit l’une des bouteilles et la leva devant son visage. L’étiquette représentait un oiseau au plumage gris et blanc tenant une feuille de vigne dans son bec ; il s’agissait d’une pie-grièche, qui donnait son nom au domaine viticole.
–Le Saumur blanc le moins cher de ma gamme, souligna Gonzague. Comme commandé. La facture est dans le carton.
–Merci. Je vous ferai déposer un chèque.
Gonzague pinça les lèvres pour s’empêcher d’exprimer le fond de sa pensée : à voir la décoration intérieure du lieu de culte – aux vitraux colorés et dorures ostentatoires –, le vigneron se demandait si c’était l’Église catholique qui était devenue radine pour commander du vin si bon marché, ou seulement Saumoussay. Son petit doigt lui conseillait de ne surtout pas poser la question.
–Dites-moi, mon Père, reprit-il néanmoins. J’ai toujours voulu savoir…
C’était plus fort que lui, il ne pouvait tout bonnement pas s’en empêcher !
–Pourquoi achetez-vous du vin blanc pour la messe ? Il est bien censé représenter le sang de Jésus, non ? Un vin rouge ne serait-il pas plus adapté ? Pas que je me plaigne que vous achetiez chez moi plutôt que chez la concurrence, bien au contraire…
À ces mots, le père Saumoussay eut un petit rire amusé.
–Il est tout à fait possible de célébrer l’office avec du vin rouge, effectivement, admit-il. Cependant, le vin blanc a l’avantage de ne pas laisser de taches sur les chasubles.
–Ah, fit Gonzague, légèrement pris au dépourvu par le prosaïsme de cette explication. Oui, ça se tient.
–Le plus important, c’est qu’il s’agisse d’un vin naturel, sans sucre ou alcool ajoutés, précisa encore le prêtre.
–Hm, fit Gonzague en se grattant le menton, de plus en plus dubitatif.
Aucune chance de lui vendre du Crémant…, songea-t-il avec déception.
Il y eut un bref instant de silence puis le prêtre reprit la parole :
–Vous êtes sûr de ne pas vouloir vous confesser ?
–Hein ? fit Gonzague en retrouvant subitement ses esprits. Oh, non. Je n’ai pas le temps, il faut que je retourne travailler.
–Je comprends tout à fait, assura le curé en inclinant sensiblement la tête. Dans ce cas, je vous raccompagne.
À ces mots, il fit signe à Gonzague de passer devant et le suivit en direction de la grande porte.
–Bonne journée, mon Père, conclut le vigneron lorsqu’ils furent arrivés sur le parvis.
–À vous également, mon fils, répondit-il. Que Dieu soit avec vous !
–Merci.
–Oh, et n’oubliez pas que vous êtes le bienvenu à l’office, dimanche matin, ainsi que votre famille !
–C’est gentil à vous, mon Père. Bonne journée !
Voyant que le prêtre ouvrait de nouveau la bouche pour renchérir, Gonzague se hâta de monter dans sa camionnette blanche, peinte elle aussi de l’emblème de la Maison de la Pie-grièche. Il venait de refermer la portière lorsque les premières gouttes s’écrasèrent sur son pare-brise.
–Si ça pouvait faire remonter un peu le niveau de la Loire ! soupira-t-il en jetant un coup d’œil aux bancs de sable qui s’étendaient de l’autre côté du parapet, là où auraient dû se trouver les eaux du dernier fleuve sauvage d’Europe.
En effet, malgré l’hiver, on avait rarement vu le lit de la Loire aussi à sec pour un mois de mars ; qu’en serait-il lorsque l’été s’installerait ? Il contempla un moment le faible courant d’un air songeur, jusqu’à ce que l’averse gagne en intensité et le ramène à la réalité. Après avoir jeté un bref regard dans le rétroviseur intérieur – qui lui renvoya l’image d’un cinquantenaire aux cheveux et à la barbe grisonnants, aux yeux bleus et à la mine fatiguée –, il tourna la clé de contact ; le moteur démarra aussitôt et Gonzague se mit en route.
L’église ainsi que la plus grande partie de la commune de Châtaignier avaient été bâties dès la fin du Moyen-Âge sur la rive gauche de la Loire, à quelques kilomètres seulement de la ville de Saumur. Puis, alors que la population ne cessait de s’accroître, la mairie avait commencé à vendre des parcelles de terrain sur le coteau qui surplombait le village d’origine pour y construire des maisons individuelles. Une rue étroite, escarpée et sinueuse, sobrement nommée « rue du Coteau », reliait les deux parties du bourg ; Gonzague s’y engagea. Car les lotissements résidentiels n’étaient pas les seuls à dominer la Loire et la commune : c’était également là que se trouvait le domaine viticole de la Pie-grièche.
Il passa la grille ouverte à faible allure et alla se garer dans la cour, sur le parking. La pluie n’avait pas cessé de tomber, mais Gonzague ne grogna pas. Dans son métier, il fallait de l’eau. Pas trop, certes, mais pas trop peu non plus ! Il tira sur la fermeture éclair de son anorak puis releva la capuche sur sa tête avant de descendre de voiture.
Les graviers crissant sous ses semelles, il traversa la cour en passant devant le châtelet. Par beau temps, la vue sur le bourg et le fleuve depuis le sommet du coteau était imprenable, mais ce matin-là, le ciel encombré de nuages bas ne laissait rien paraître d’autre que la pluie ruisselant sur les toits d’ardoise ; sans la verdure du vignoble, Gonzague se serait presque cru dans un film en noir et blanc.
Il accéléra encore un peu l’allure et se dirigea d’abord vers le châtaignier plusieurs fois centenaire qui avait donné son nom à la commune. Un arboriculteur aux cheveux gris et drus était justement en train d’effectuer les dernières coupes hivernales.
–Bonjour, monsieur Métivier ! le salua l’homme, debout sur son escabeau.
–Bonjour, monsieur Hardouin ! lui répondit Gonzague. Comment ça se présente ?
–Impeccable, assura le pépiniériste. Ce châtaignier a encore de belles années devantlui !
–Vous m’en voyez ravi ! Dans ce cas, je ne vous dérange pas plus longtemps. Bonne journée, monsieur Hardouin !
–À vous aussi, monsieur Métivier !
Gonzague lui adressa encore un sourire poli avant de se remettre en marche. Il parcourait à présent le chemin goudronné qui menait à l’entrée des caves, situées juste en dessous des vignes. Il s’y engouffra et retira sa capuche avec soulagement.
La région angevine était notamment réputée pour ses troglodytes creusés à flanc de coteau, et la Pie-grièche ne faisait pas exception. Avec leur température constante de douze degrés Celsius, leur taux d’humidité mesuré et leur faible luminosité, les caves de tuffeau rassemblaient les conditions idéales pour le stockage du vin ; ajoutez à cela l’inclinaison des sols en surface, qui garantissait la meilleure exposition au soleil possible, le site était l’endroit rêvé pour un vignoble – c’était sans doute pour cette raison que le domaine de la Pie-grièche était l’une des plus importantes Maisons du Saumurois, où la concurrence était pourtant trèsrude.
Le dos légèrement courbé pour ne pas se cogner la tête, Gonzague descendit le tunnel principal jusqu’à la première grande salle. Faiblement éclairée par un puits de lumière, on y entreposait quelques tonneaux et porte-bouteilles, histoire de mettre les visiteurs directement dans l’ambiance ; car au-delà de ses activités viticoles, le domaine s’ouvrait tous les ans aux touristes pour leur faire découvrir les merveilles cachées de la Pie-grièche – une façon comme une autre de se faire de la publicité et de remplir les caisses de l’entreprise. Et d’instruire les gens, comme le lui rappelait toujours sa femme, Valérie. Un bruit assourdissant lui parvint aux oreilles, et Gonzague hâta lepas.
Il parcourut plusieurs couloirs souterrains, suivant l’origine du vacarme qui se propageait comme un halo, et s’arrêta finalement à l’entrée de la salle où travaillaient les terrassiers. Incommodé par le niveau sonore, Gonzague fit la moue et se boucha les oreilles. Il croisa alors le regard du contremaître, qui surveillait l’extraction du tuffeau. Car la Pie-grièche était si prospère que les troglodytes d’origine ne suffisaient plus ; Gonzague avait donc pris la décision d’agrandir les caves et, après un véritable parcours du combattant, il avait enfin fini par obtenir le précieux permis de construire.
Bien que caché sous ses lunettes de protection, son masque FFP2 et son casque de chantier, le contremaître hocha la tête sans chercher à le rejoindre et Gonzague en conclut que tout allait bien. Il lui rendit son salut et retourna sur ses pas, avant de bifurquer dans une autre salle.
Celle-ci était beaucoup plus grande et haute de plafond que les tunnels qu’il venait de parcourir, et abritait deux rangées de grandes cuves en inox. C’était là que se faisait la première fermentation alcoolique des différents cépages qui serviraient ensuite à l’assemblage des vins par le maître de chai. Sans surprise, celui-ci se trouvait dans le fond de la cave, sa silhouette assise sur un tabouret penchée sur une table, le dos face à l’entrée ; Gonzague décida de s’annoncer.
–C’est moi ! lança-t-il d’une voix sonore, dans l’espoir de couvrir un peu le boucan provoqué par les marteaux piqueurs.
La silhouette redressa la tête et se tourna vers lui ; en voyant son visage, Gonzague ne put s’empêcher de sourire.
À la Pie-grièche, le maître de chai était une maîtresse. Et pas n’importe qui : il s’agissait de Valérie, la femme de Gonzague. Ils s’étaient rencontrés à l’époque où Gonzague travaillait avec son père ; Valérie était l’une des apprenties œnologues et il s’était rapidement avéré qu’elle avait un don inné pour la création des vins. Mais bien entendu, pour Gonzague, elle était bien plus qu’une recrue talentueuse : elle était sa boussole, son étoile polaire, à la fois son guide et son ancre. Bon, de toute évidence, Gonzague devait également signifier quelque chose aux yeux de Valérie, car elle avait accepté de l’épouser et ensemble, ils avaient eu une magnifique petite fille.
Lorsque Gonzague avait repris le domaine une vingtaine d’années auparavant, et malgré leur envie de fonder une famille, il avait semblé naturel que ce soit Valérie qui endosse la responsabilité de maîtresse de cave, ce qui permettait à Gonzague d’avoir plus de temps à consacrer aux tâches administratives ô combien rébarbatives, mais malheureusement nécessaires, en plus de ses travaux dans les vignes. Et puis, il fallait tout de même avouer que mettre Valérie en avant comme maîtresse de chai avait l’agréable effet secondaire de faire plaisir aux féministes ; encore une fois, tout le monde était gagnant.
–Tiens, goûte ça ! s’exclama-t-elle dans un sourire radieux.
Elle se retourna, faisant voler ses longs cheveux bruns dans son sillage, ses yeux noirs pétillants de malice, puis saisit la carafe posée devant elle et versa quelques gouttes de vin d’une teinte joliment rosée à l’intérieur d’un gobelet transparent, qu’elle tendit à Gonzague.
–C’est pour le Crémant, précisa-t-elle.
En effet, la Maison de la Pie-grièche était non seulement renommée pour son Saumur blanc, mais également pour ses vins effervescents, sous les appellations Crémant de Loire et Saumurbrut.
Gonzague fit brièvement tourner le liquide dans la coupe avant de la lever devant son visage, et commença par humer son parfum : il perçut une note fruitée qui excita ses papilles. Il porta ensuite le verre à ses lèvres pour boire une toute petite gorgée, qu’il garda un moment en bouche, plaquant sa langue contre son palais. Il reconnut aussitôt les arômes de chenin blanc, de chardonnay et de pinot noir, ainsi que cet arrière-goût de châtaigne qui rendait les vins de la Maison de la Pie-grièche si singuliers.
–Alors ?
–On dirait la Cuvée Plume,non ?
–C’est la Cuvée Plume, confirma Valérie. Je sais que la première production n’a pas encore été mise en vente et qu’on ne peut pas savoir si ça marchera, ajouta-t-elle précipitamment d’une voix soudain mal assurée, mais je me disaisque…
Gonzague l’interrompit d’un geste.
Valérie avait créé la Cuvée Plume – ainsi nommée pour souligner sa délicatesse – seulement deux ans auparavant ; et effectivement, les premières bouteilles finissaient tranquillement de vieillir sur lattes, en attendant de pouvoir être remuées puis dégorgées. Mais ce n’était plus l’affaire que de quelques mois avant qu’elles puissent enfin être mises sur le marché.
–Je maintiens ce que j’ai dit à l’époque, répondit-il en reposant le gobelet sur la table. Ce sera le mousseux parfait pour un apéritif sur la terrasse, l’été, ou en dessert le reste de l’année. Tu as mon feu vert pour refaire cet assemblage, si tu veux. J’ai un bon pressentiment, ça va être notre prochain produit vedette.
Pour toute réponse, Valérie lui adressa un large sourire, ses yeux noirs pétillant de gratitude et de fierté.
–Comme quoi, j’ai bien fait de te nommer maîtresse de chai, finalement, se moqua-t-il gentiment.
À ces mots, Valérie lui donna une petite tape sur le bras, l’air faussement outré.
–Tu es allé livrer le père Saumoussay ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
–J’en reviens, confirma Gonzague d’un ton bourru, en fourrant ses mains dans ses poches. Il te passe le bonjour et sans vouloir nous mettre la pression, il nous a invités à venir à la messe, dimanche…
–Qu’est-ce que tu lui as répondu ?
–Simplement que c’était très aimable de sa part, expliqua Gonzague en haussant les épaules avec indifférence.
Valérie opina du chef, mais ne fit aucun commentaire.
–Au fait, Aliénor m’a envoyé un message pour nous rappeler qu’elle est à l’anniversaire d’une de ses copines de fac ce samedi, et que rentrer pour une seule journée n’en vaut pas la peine.
–Mouais, sans doute, grommela Gonzague d’un air soudain maussade.
Valérie poussa un profond soupir.
–Quand est-ce que tu vas arrêter de bouder ? gronda-t-elle, les sourcils froncés. Elle a parfaitement le droit de faire sa propre vie. Ce n’est pas parce que toi, tu as choisi de reprendre le domaine qu’elle est obligée de le faire à son tour !
–Obligée, non, mais je te rappelle que la Pie-grièche est dans ma famille depuis dix générations, et ça me ferait mal d’être forcé de vendre, c’est tout !
Valérie ouvrit la bouche pour répliquer, mais avant qu’aucun son n’ait pu sortir de sa gorge, un bruit de pas précipités se fit entendre – des pas qui venaient dans leur direction. C’est alors qu’ils s’aperçurent que le vacarme des marteaux piqueurs avait soudain cessé.
–Monsieur Métivier ! s’écria le contremaître en apparaissant sur le seuil, légèrement essoufflé. Il faut que vous veniez voir ça ! On a découvert quelque chose !
Il fit de nouveau volte-face et s’éloigna en courant dans le couloir. Valérie et Gonzague échangèrent un regard étonné, puis se décidèrent enfin à lui emboîter le pas.
Une minute plus tard, ils arrivèrent dans la salle où les terrassiers creusaient un nouveau tunnel. L’air était saturé de poussière de tuffeau, et ils ne purent réprimer une quinte de toux.
–On voulait dégager un bloc à cet endroit-là, et regardez un peu sur quoi on est tombés, reprit le contremaître.
Gonzague saisit la lampe torche que l’artisan lui tendait et éclaira l’endroit indiqué. Il y avait un trou d’environ un mètre de hauteur et cinquante centimètres de largeur dans le mur ; un trou qui semblait avoir été percé il y a bien longtemps avant d’être rebouché avec des gravats.
–Et ce n’est pas tout, poursuivit le contremaître.
Il s’avança vers l’ouverture et y glissa d’abord le pied droit, avant de se mettre accroupi pour pouvoir passer la tête et les épaules, puis disparut complètement à l’intérieur de la cavité. De plus en plus intrigués, Gonzague et Valérie se hâtèrent de le suivre.
–Oh putain ! s’écria Gonzague en reculant contre unmur.
Comme le trou qui en marquait l’entrée, la salle était étroite et basse de plafond. Mais ce n’était pas ce qui la rendait si curieuse : en son centre, posé à même le sol, se trouvait un sarcophage de tuffeau ressemblant à ceux qu’on pouvait voir dans la carrière de Doué-la-Fontaine, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Saumur. Mais ce n’était pas le pire.
Deux ouvriers se trouvaient de l’autre côté de la cave, près du contremaître, avec l’air embarrassé. Quant au sarcophage, son couvercle avait été descellé. Mais contrairement à ceux de Doué-la-Fontaine, ce sarcophage-là n’était pas vide.
Il contenait un squelette.
Village de Menais, Anjou, mai1327
Une légère brise se leva enfin, faisant doucement frémir les feuilles des arbres de la forêt de Born et danser les quelques mèches blondes qui s’échappaient du fichu noué autour de sa tête ; Mathilde se redressa aussitôt, les joues rosies par l’effort, et épongea son front encore juvénile et perlé de sueur d’un revers de main, en poussant un soupir de soulagement. Elle se tenait debout près de la chaumière, la baratte en bois posée devant elle ; le barattage du beurre nécessitait toutes ses forces, et en cette après-midi ensoleillée du mois de mai 1327, chaque courant d’air était une bénédiction. Tout en essuyant ses paumes à la peau calleuse sur son tablier de lin, la jeune femme profita de ce court répit pour jeter un regard circulaire autour d’elle.
Le village de Menais était situé à environ une lieue au sud de la ville de Saumur, pris entre ce qu’il restait de l’ancienne forêt de Born et la rive du Thouet. Chaque dimanche, les trois douzaines d’âmes que comptait le hameau se rassemblaient dans la petite chapelle administrée par l’abbaye de Saint-Florent-le-Jeune, et où officiait le père Roland. Les ailes du moulin-tour qui dominait la campagne environnante tournaient paresseusement au gré du vent, et les habitants avaient fini par s’habituer au raffut des coups de marteau du taillandier Armand. Outre les ateliers du talemelier Josse et de Samson, le potier, on trouvait à Menais également plusieurs fermes. C’est dans l’une d’elles que vivait Mathilde.
À environ une toise de l’endroit où se trouvait la jeune femme, un muret de pierre bordé de buis, de valériane, de mélisse et de saponaire séparait la bâtisse des champs. La manse possédait un potager – où la famille faisait pousser des lentilles, des choux et du céleri –, ainsi qu’une vache, un porc, des poules et quelques moutons, tous destinés à l’usage domestique. Mais ce jour-là, le père de Mathilde ainsi que ses cinq frères étaient tous occupés à semer du chanvre, dont les fibres serviraient à fabriquer un tissu épais et robuste, et les chènevis, à produire de l’huile et de la farine. Mathilde les observa un instant, essayant de discerner les instructions qu’Aymeric donnait à ses fils, puis son regard se posa naturellement sur la chaumière.
Comme toutes les habitations alentour, la maison était faite de murs de torchis montés sur un soubassement de pierre, dont la charpente de bois était recouverte d’un toit de chaume. Elle ne possédait qu’une seule et unique porte, ainsi que deux étroites fenêtres ; malgré la cheminée que leur père avait fait construire dans l’un des pignons plusieurs années auparavant, il faisait souvent trop sombre à l’intérieur pour pouvoir y travailler, c’est pourquoi Mathilde et ses sœurs s’installaient dehors chaque fois qu’elles le pouvaient.
Justine, âgée de dix ans, était d’ailleurs assise près d’elle sur une pierre plate et s’affairait à raccommoder chainses et braies que leur père et leurs frères avaient esquintées lors de leurs divers travaux. La fillette s’appliquait avec le plus grand soin, les sourcils froncés et la langue coincée entre ses dents, ce qui fit sourire Mathilde. Lorsque soudain, le caquètement des poules se fit plus sonore et plaintif.
La jeune femme tourna instinctivement la tête en direction du vacarme et ne tarda guère à en découvrir l’origine : Eulalie, la cadette de la famille, venait de faire son apparition, sa longue tresse blonde échevelée, sa cotte crottée et l’air fort mécontent sous ses taches deson.
–Pourquoi est-ce toujours à moi de nettoyer le poulailler ? ronchonna-t-elle. Pourquoi ne puis-je point faire de la couture, comme Justine ? Si Mère était encorelà…
–Si Mère était encore là, les choses iraient différemment, je te le concède, coupa sèchement Mathilde.
Elle saisit le brasseur d’un geste convulsif et se remit à battre la crème de lait avec plus de vigueur qu’elle ne l’avait fait jusqu’alors.
Mathilde avait dix-neuf ans ; elle était la fille aînée de la fratrie et, tout naturellement, c’était à elle qu’on avait confié la charge de s’occuper du logis lorsque sa mère, Mélisande, était morte en couches sept ans auparavant. Pour la jeune femme, organiser les corvées avait toujours été un calvaire, et ce, même à l’époque où leurs trois autres sœurs – Jeanne, Blanche et Aurore – vivaient encore à la manse. La situation s’était cependant nettement compliquée lorsque leur père les avait envoyées toutes les trois au couvent de Fontevraud pour qu’elles entrent dans les ordres : si leur absence réduisait le nombre de bouches à nourrir et de dots à distribuer, elle représentait également une surcharge de travail pour les trois filles restantes.
Alors certes, Mathilde comprenait la frustration d’Eulalie. Mais contrairement à elle, la fillette n’avait jamais rien connu d’autre que la vie à la manse ; si quelqu’un avait le droit de se plaindre, c’était bien elle ! Or Mathilde ne s’était pas une seule fois lamentée sur son sort. Jamais.
Voyant qu’Eulalie ne semblait toujours pas décidée à se remettre au travail, Mathilde lâcha de nouveau le brasseur puis se tourna vers la fillette :
–Soit, dit-elle en s’efforçant de sourire. Si tu y tiens, tu n’as qu’à prendre ma place au barattage, et je m’en irai m’occuper des poules. Qu’en dis-tu ?
Cette fois, Eulalie n’osa pas répondre. Car battre la crème de lait pour en faire du beurre était une besogne autrement plus fastidieuse, éreintante et interminable que celle de nettoyer le poulailler ! Sachant parfaitement cela, la fillette lui jeta un regard noir puis tourna les talons et s’éloigna en chassant les volatiles qui se trouvaient sur son chemin. Mathilde attendit qu’elle disparaisse à nouveau parmi les poules avant de pousser un profond soupir, puis se remit au travail.
Sa brève altercation avec Eulalie avait au moins eu un effet bénéfique : Mathilde était à présent si furieuse qu’elle barattait avec tant d’énergie qu’elle aurait sans doute fini plus tôt que prévu.
–Tu aurais aimé rester au couvent ? demanda timidement Justine au bout d’un moment.
Mathilde redressa la tête, sans cesser de battre la crème ; une ombre voila brièvement son regard, mais par chance, sa sœur étant assise derrière elle, elle ne put s’en apercevoir.
–Je suis là où on a besoin de moi, répondit-elle d’un ton un plus rude qu’elle ne l’aurait voulu.
S’il ne s’agissait de l’entière vérité, ce n’était pas pour autant un mensonge. Non, Mathilde n’avait eu aucune envie de devenir novice lorsque, la première, ses parents l’avaient confiée à l’abbesse de Fontevraud ; mais d’un autre côté, être retirée du couvent pour devoir prendre soin de ses dix frères et sœurs comme s’ils étaient ses propres enfants n’était pas non plus l’existence dont Mathilde rêvait la nuit. Mais cela, Justine n’y pouvait rien. Ni Eulalie, d’ailleurs.
Un faucon passa haut dans le ciel au-dessus de leurs têtes ; Mathilde cessa un instant de baratter pour l’observer, puis se tourna vers Justine :
–Avoir des regrets est inutile, lui dit-elle d’une voix apaisée. Si j’ai appris une chose auprès des moniales, c’est que la vie est telle qu’elle est. C’est la volonté divine, et il ne nous appartient point de remettre en cause ses desseins.
–Oui-da, souffla Justine. Je comprends.Mais…
Elle n’eut jamais le temps d’achever sa phrase. À en croire le raclement des sabots et le hennissement des chevaux, un groupe de cavaliers était en approche.
Mathilde tourna vivement la tête et vit que son père et ses frères avaient également cessé le travail, les yeux fixés sur la charrière qui bordait la manse. Elle suivit leurs regards et retint son souffle. Il n’y avait plus eu d’incursions normandes en Anjou depuis plusieurs siècles, pourtant les terribles récits des massacres et des pillages continuaient d’être transmis de génération en génération. Le tumulte de la cohorte se rapprochait ; Mathilde croisa ses mains tremblantes devant sa poitrine et murmura une prière, le cœur battant à tout rompre contre son sein.
Les premiers palefrois apparurent à l’ombre de la forêt de Born qui marquait le virage de la route de Saumur, et longèrent bientôt le muret qui délimitait le champ. Leurs robes nacrées scintillaient au soleil comme la lumière à la surface de l’eau ; à en juger par la richesse des bardes de poitrail et des flançois dont ils étaient drapés, ces chevaux appartenaient à des nobles. Ils avançaient à si vive allure qu’ils arriveraient bientôt à la hauteur de la chaumière. Tandis qu’ils se rapprochaient, Mathilde eut tout le loisir de les observer.
Au nombre de quatre, les cavaliers étaient de jeunes hommes à peine plus âgés qu’elle. La chaleur de ce mois de mai leur avait manifestement fait renoncer à porter leurs houppelandes et ils voyageaient tête nue ; ils n’étaient vêtus que de pourpoints courts et matelassés, joints aux chausses par des laçages et des aiguillettes, qui mettaient en valeur leurs larges épaules ainsi que leurs longues jambes musculeuses.
–Oh ! Qu’ils sont beaux ! s’écria Eulalie, en les regardant passer au galop dans un nuage de poussière.
La fillette avait de nouveau abandonné le nettoyage du poulailler pour venir assister à ce spectacle singulier, et elle n’était pas la seule : bien qu’elle soit toujours assise sur sa pierre plate, Justine avait également délaissé ses travaux de couture. Mais Mathilde n’avait pas le cœur à leur en faire la remarque, d’autant plus qu’elle partageait l’avis de sa cadette.
La jeune femme se sentit violemment rougir et détourna le regard. Eulalie avait raison, ces nobles seigneurs possédaient tellement plus de prestance que les hommes de Menais ! Mais tout comme le donjon de Saumur, dont les tours blanches se dessinaient à l’horizon, ces jouvenceaux resteraient pour toujours inaccessibles aux petites gens tels que Mathilde. Elle secoua la tête en soupirant, faisant virevolter les quelques mèches qui dépassaient de son fichu.
Bien décidée à retourner à ses corvées, Mathilde empoigna d’un geste énergique le pan de son bliaud vermillon et fit demi-tour. C’est alors qu’elle vit un passereau perché au sommet du brasseur.
De la taille d’un merle noir, le volatile avait le plumage blanc sur le flanc, et gris sur la calotte et le manteau. La pointe de ses ailes, sa queue, ainsi que son bec et le pourtour de ses yeux étaient sombres comme les plumes d’un corbeau. Mathilde se figea sur place, observant la pie-grièche avec appréhension. Soudain, l’oiseau ouvrit grand ses ailes, mais au lieu de prendre son envol, il se mit à pousser un cri strident. Une plainte gutturale et aiguë qui se répandit dans l’air avec force et détermination ; Mathilde sentit ses cheveux se dresser d’effroi sur sa nuque.
Le hennissement affolé d’un des chevaux l’arracha à sa contemplation ; elle fit brusquement volte-face, juste à temps pour voir l’un des palefrois, cabré sur ses pattes arrière, jeter à bas son cavalier, dont la tête heurta le bord du muret avec une violence inouïe.
Domaine de la Pie-grièche, Maine-et-Loire, mars, de nosjours
Un silence stupéfait s’était abattu sur la minuscule cave faiblement éclairée. Pendant de longues secondes, personne n’osa parler. Valérie s’était plaqué une main sur la bouche pour s’empêcher de crier à cette vision d’horreur. Elle en avait la chair de poule et tremblait de tous ses membres. C’est à peine si elle osait respirer !
Malgré sa terreur – ou peut-être était-elle mue par elle ? –, Valérie tourna légèrement la tête vers son mari. Debout à ses côtés, Gonzague se tenait immobile, ses yeux ronds comme des soucoupes fixés sur le squelette. Tout dans son attitude semblait hurler : « Je rêve, pincez-moi ! ». Valérie comprit alors qu’il était tout aussi éberlué qu’elle l’était elle-même.
Recouvrant peu à peu ses esprits, Gonzague s’avança d’un pas. Puis, rassemblant tout son courage, il se tourna de nouveau vers le contremaître.
–Qui l’a ouvert ? lui demanda-t-il. C’est vous ? ajouta-t-il en s’adressant aux deux ouvriers.
Il avait parlé d’une voix anormalement rauque et à peine plus haute qu’un murmure. Les deux hommes durent l’interpréter comme une menace, car leurs regards se firent davantage fuyants.
–C’est vous ? insista-t-il devant leur absence de réponse.
Valérie connaissait trop bien son mari pour comprendre que le premier choc venait de laisser place à une colère sourde. Et elle pouvait le comprendre ; quel genre de crétins ouvrait un sarcophage antique, franchement ?
–Oui, admit courageusement l’un d’eux, mais on ne croyait pas que…
–Non, mais vous vous rendez compte de ce que vous avez fait ? s’indigna Gonzague en haussant soudainement le ton, confirmant les soupçons de son épouse. Qui vous a autorisé à l’ouvrir ? Vous avez peut-être endommagé un bien archéologique avec vos conneries ! Je vous préviens : si jamais ça m’attire des emmerdes, vous allez avoir de mes nouvelles !
Honteux, les deux terrassiers baissèrent la tête. On aurait dit deux gamins pris en flagrant délit, la main dans le bocal à bonbons. Valérie ressentit une certaine pitié à leur égard, mais ce n’était pas le cas de Gonzague, qui semblait de plus en plus furieux et agacé.
–Sortez tous ! ordonna-t-il sèchement. Partez, rentrez chez vous. On stoppe les travaux jusqu’à nouvel ordre.
À ces mots, le contremaître opina sombrement du chef puis, d’un simple haussement de menton, il fit signe à ses hommes de le suivre en dehors de la cavité. Valérie les accompagna du regard, à défaut de pouvoir le faire physiquement ; elle non plus n’avait aucune envie de se trouver là.
Gonzague attendit que tous les ouvriers aient déposé leurs outils et quitté les lieux pour se tourner vers elle. Leurs regards se croisèrent.
–Ça va ? s’enquit-il en posant une main apaisante sur sonbras.
Son attitude avait changé du tout au tout ; il ne semblait plus en colère, mais sincèrement inquiet. C’était une de ses choses que Valérie aimait le plus chez lui, cette capacité qu’il avait d’envoyer balader tout le monde tout en ayant toujours un mot gentil à lui adresser.
–Hé, chuchota encore Gonzague en s’approchant davantage, l’air profondément soucieux. Est-ce que çava ?
–Ou-oui, acquiesça-t-elle vaguement.
Tout en parlant, elle s’efforça de sourire d’un air qui se voulait rassurant, mais le résultat ne devait pas être bien probant, car Gonzague pinça les lèvres d’un air compatissant.
–Oui, soupira-t-il. Je sais. Ça me fait pareil.
Il caressa doucement son bras avec son pouce et Valérie se détendit sensiblement. Puis, d’un mouvement unanime, ils se tournèrent de nouveau vers le sarcophage de tuffeau.
Gonzague était toujours armé de sa lampe torche ; le faisceau de lumière balaya la tombe poussiéreuse, mais ni lui ni Valérie n’osèrent pour autant trop s’en approcher. C’était un peu comme un accident de la route : on ne voulait pas voir, pourtant on ne pouvait s’empêcher de regarder.
–Bon Dieu ! souffla-t-il en se passant une main sur le visage. Un squelette, ici ! À la Pie-grièche ! Qui l’eût cru ? Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire, maintenant, hein ?
–Il faut qu’on prévienne quelqu’un, chuchota Valérie.
L’écho de sa voix se répercuta contre la voûte de pierre, mais elle n’y prêta aucune attention.
–Il existe sans doute une procédure à suivre dans ce genre de cas, poursuivit-elle. Nous ne sommes sûrement pas les premiers particuliers à trouver par hasard des vestiges archéologiques sur leur terrain…
Oui, c’était parfaitement logique.
–Tu as raison, admit Gonzague, manifestement à contrecœur.
Il eut un mouvement d’hésitation et Valérie comprit instinctivement ce qu’il avait en tête : son premier réflexe était de sortir son téléphone de sa poche pour chercher sur internet ; mais il n’avait évidemment pas de réseau à cette profondeur.
–Allons dans ton bureau, conseilla-t-elle d’une voix douce.
Gonzague lui adressa d’abord un regard fautif, preuve ultime qu’elle avait deviné juste. Il adorait dire à qui voulait l’entendre que lire dans ses pensées était l’un des nombreux talents de son épouse, en plus de l’assemblage des vins ; ce à quoi Valérie rétorquait toujours : « Lorsqu’on te connaît aussi bien que moi, ce n’est pas très difficile ». Cette fois-ci ne faisait pas exception.
Malgré la veste polaire qu’elle portait toujours sur elle lorsqu’elle travaillait dans les caves, l’humidité et la fraîcheur des troglodytes lui glaça soudain le dos ; un frisson lui parcourut l’échine.
–Sortons, insista-t-elle. Cet endroit me donne la chair de poule.
Cette fois encore, Gonzague acquiesça. Il n’avait pas l’air particulièrement à son aise, lui non plus.
–Aprèstoi.
Valérie ne se fit pas prier et sortit de la tombe, Gonzague sur ses talons.
Soucieuse de mettre le plus de distance possible entre elle et le squelette, elle remonta la galerie principale à longues enjambées avant de s’arrêter subitement après seulement quelques mètres. Gonzague, qui la suivait de près, manqua de la percuter.
–Qu’est-ce qu’il y a ? questionna-t-il, alors qu’elle se tournait vers lui.
–Tu ne crois pas qu’on devrait mettre quelque chose pour interdire le passage ? suggéra-t-elle dans un souffle.
–Euh…, fit Gonzague.
Tout en parlant, il jeta un regard incertain par-dessus son épaule. De là où ils se trouvaient, l’intérieur de la tombe était plongé dans l’obscurité la plus totale. Valérie tressaillit de nouveau.
–Oui, dit-il finalement. Bonne idée. Attends…
Il s’éloigna de quelques pas et revint bientôt avec une barrière rayée de rouge et de blanc, surmontée d’un panneau indiquant sobrement :
ACCÈS INTERDIT –PRIVÉ
–Voilà, dit-il en se frottant les mains pour les débarrasser de la poussière. De toute façon, c’est pas les touristes qu’il y a en cette saison…
Il avait parlé d’un ton jovial pour la rassurer, mais Valérie n’était pas dupe. Elle voyait bien la ride qui s’était formée sur le front de son mari ; cette ride qui n’apparaissait que lorsqu’il était vraiment soucieux. Mais elle n’insista pas. Ils auraient tout le temps d’en parler une fois dehors.
Le couple remonta à la surface, où il tombait à présent une pluie diluvienne. De plus en plus agacé, Gonzague referma son anorak et remonta sa capuche sur sa tête, tandis que Valérie sortait son K-way de sa poche. Puis, rassemblant tout leur courage, ils prirent tous deux une grande inspiration, comme s’ils se préparaient à plonger la tête la première depuis le bord d’une piscine, et s’élancèrent à vive allure en direction du châtelet.
Avec ses hauts murs de tuffeau, ses deux petites tourelles et son toit pointu en ardoise, il y avait près d’un siècle que l’édifice était inscrit au titre des monuments historiques. En forme de U, il avait été construit à la fin du XVIIIe siècle, peu avant la Révolution française, alors que la Maison de la Pie-grièche était devenue le premier fournisseur d’alcool du régiment de Carabiniers installé à Saumur, date décisive dans l’histoire du domaine. Si, à cette époque, la demeure tenait lieu d’habitation aux ancêtres de Gonzague, elle avait été complètement réaménagée pour accueillir les bureaux de cette entreprise en constante expansion, ainsi que les milliers de visiteurs qui franchissaient ses portes chaque année ; depuis lors, les Métivier occupaient seulement l’aile ouest, certes plus modeste, mais néanmoins extrêmement confortable. Quant à l’aile est, un hangar était aménagé au rez-de-chaussée, tandis que l’étage était morcelé en petites chambres pour accueillir les vendangeurs saisonniers.
Gonzague et Valérie avaient beau avoir couru en zigzag pour éviter les flaques et passer entre les gouttes, ils ne s’en trouvèrent pas moins ruisselants de pluie lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall d’accueil qui contenait à la fois la billetterie et la boutique de souvenirs. Un homme aux cheveux poivre et sel coiffés avec soin se tenait accoudé au comptoir ; il interrompit momentanément sa dégustation, le temps de tourner la tête pour les regarder baisser leurs capuches et s’essuyer les pieds sur le tapis de l’entrée.
–Monsieur et madame Métivier, vous tombez bien ! s’exclama Élodie, la jeune œnologue qu’ils avaient recrutée l’été précédent pour s’occuper des touristes. Ce monsieur vient des États-Unis et il aurait quelques questions à propos du château. Mr and Mrs Métivier are the owners of the vineyard, précisa-t-elle à l’adresse du client.
À ces mots, le regard de l’homme s’éclaira d’une lueur de ravissement mêlée de curiosité, mais Gonzague n’y prêta pas la moindre attention.
–Pas maintenant, Élodie, répondit-il d’un ton bourru.
Manifestement prise de court par le manque d’intérêt de son patron, la jeune femme ouvrit la bouche puis la referma sans qu’aucun son n’ait daigné sortir de sa gorge, son regard médusé passant de Gonzague à Valérie.
–Désolée, Élodie, répondit Valérie dans un sourire d’excuse. Une affaire urgente. Offrez-lui une paire de verres à pied pour nous faire pardonner. I’m sorry, ajouta-t-elle à l’adresse de l’Américain. Urgent business…Next time, maybe…
Puis, sans ajouter un mot ni attendre de réponse, elle suivit Gonzague, qui avait déjà disparu derrière la porte qui masquait l’antique cage d’escalier.
À l’étage, des rires s’élevaient des différents bureaux. Ils abritaient la comptabilité et le service logistique, deux domaines de compétences que Gonzague avait préféré déléguer plutôt que de s’en charger lui-même, par souci d’efficacité. C’était particulièrement vrai depuis que la Pie-grièche vendait ses vins à l’international. Outre l’Allemagne et le Royaume-Uni, les États-Unis et la Chine raffolaient tout particulièrement des vins effervescents saumurois, moins onéreux que le Champagne, mais tout aussi qualitatifs ; il fallait donc des experts pour s’occuper des formalités douanières. Et puis, il ne pouvait pas raisonnablement s’occuper de tout avec des journées de seulement vingt-quatre heures !
Valérie traversa le palier et pénétra à son tour dans le bureau – une pièce de taille moyenne aux meubles Louis XVI, et dont les hautes fenêtres perlées de pluie donnaient sur le parking. Gonzague s’était déjà assis devant son écran d’ordinateur ; Valérie referma la porte derrière elle, et après avoir accroché son K-way dégoulinant au porte-manteau, elle le rejoignit et regarda par-dessus son épaule. Il venait tout juste de saisir la souris et s’apprêtait à entrer son mot de passe lorsqu’il stoppa soudain son geste.
–Hmpf, grogna-t-il avec frustration.
–Qu’y a-t-il ? s’inquiéta Valérie.
Pour toute réponse, Gonzague ouvrit plusieurs tiroirs de son bureau en acajou et en tâta le fond, avant de les refermer un à un sans en avoir rien sorti. Valérie tira une chaise qui se trouvait dans un coin et s’assit à ses côtés.
–C’est ça que tu cherches ? interrogea-t-elle en saisissant la paire de lunettes rondes négligemment posée sur une pile de papiers.
–Ah oui, fit Gonzague. Merci.
Il chaussa ses lunettes puis se concentra enfin sur le moteur de recherche.
–Qu’est-ce que je tape ? demanda-t-il, les doigts suspendus au-dessus du clavier.
–Hm…, fit Valérie, les sourcils froncés avec concentration. « Découverte archéologique terrain privé » ? suggéra-t-elle.
Gonzague s’exécuta.
De toute évidence, Valérie avait su trouver les mots justes, car une longue liste de sites internet s’afficha aussitôt.
–Là, regarde ! s’exclama-t-elle en pointant l’écran du doigt. « Les découvertes archéologiques fortuites » ! Et c’est le site du ministère de la Culture, lut-elle encore.
Gonzague ne se fit pas prier et cliqua sur le lien.
–« Toute découverte fortuite d’objets ou de vestiges archéologiques doit obligatoirement faire l’objet d’une déclaration immédiate en mairie et à la Direction régionale des affaires culturelles – Service régional de l’archéologie, et toutes les mesures de conservation provisoire doivent être mises en œuvre », grommela Gonzague en lisant à voix haute. Et merde…
À ces mots, il retira ses lunettes en se laissant tomber contre le dossier de son fauteuil, puis poussa un profond soupir en se massant l’arête du nez.
–Où est le problème ? s’enquit Valérie.
–Honnêtement, ça ne me réjouit pas particulièrement de devoir prévenir les autorités, ronchonna-t-il en rouvrant les paupières.
–C’était tout de même prévisible, souligna-t-elle avec un réalisme impitoyable. Le contraire m’aurait même étonnée.
–Peut-être bien, mais à tous les coups, ils vont nous interdire de poursuivre les travaux jusqu’à la Saint-Glinglin. Ou alors ils vont se mettre à creuser dans tous les sens pour chercher d’autres tombes et on ne pourra plus travailler correctement. C’est que je voudrais avoir fini tout ce chantier avant les vendanges !
–C’est sûr que ce serait contrariant, mais je doute que nous ayons le choix…
–Pourquoi pas ? fit Gonzague. On rebouche le trou du mur, ni vu ni connu ! Qu’est-ce que tu veux qu’on nous fasse ?
–Les ouvriers ont vu le squelette, rappela Valérie avec raison. Ils vont forcément en parler. Il faut que tu appelles Thierry, insista-t-elle.
Elle le toisait à présent d’un regard si pénétrant que Gonzague n’eut d’autre choix que celui de capituler. Ça aussi, c’était l’un de ses superpouvoirs. Il soupira derechef puis saisit le combiné du téléphone, qui attendait sagement sur son socle près de l’écran d’ordinateur.
–D’un autre côté, dit-il en composant le numéro de Thierry Delaunay, le maire de Châtaignier-sur-Loire, ils feront peut-être venir la presse… On ne peut pas décemment dire non à de la publicité gratuite, ce serait malpoli !
Valérie leva les yeux au ciel et secoua la tête d’un air à la fois amusé et affligé, mais elle se garda bien de faire le moindre commentaire.
Village de Menais, Anjou, mai1327
Eulalie lâcha son seau rempli de fientes de poules et se mit à hurler à pleins poumons. Sans prendre la peine de réfléchir, Mathilde se précipita en courant en direction de l’accident, tenant les pans de son bliaud dans une main pour gagner en liberté de mouvement. Elle se pencha par-dessus le muret et fut secouée d’un violent haut-le-cœur en découvrant l’ampleur du désastre.
L’étalon alezan gisait en travers de la route, étendu sur le côté, une patte tordue ; son souffle était sifflant et il semblait affreusement souffrir. Juste à côté de lui, son cavalier reposait dans une mare de sang mêlée de boue, les paupières étroitement closes. Une plaie luisante à l’arrière de sa tête collait ses cheveux châtains contre son crâne.
–Tristan ! s’écria l’un des autres seigneurs, en se jetant à bas de sa monture, le regard affolé et le teint blême.
C’était un jeune homme aux cheveux bruns, dont les armoiries représentaient un lion noir tenant un blason blanc et rouge entouré de quatre merles.
–Tristan ! appela-t-il derechef en se laissant tomber à genoux aux côtés du blessé, sans se soucier de salir ses beaux habits. De grâce, mon ami, répondez-moi !
Mais le dénommé Tristan n’eut aucune réaction. Ses yeux sombres exorbités de terreur, l’homme se pencha sur lui et prit dans ses mains son visage ensanglanté. Puis soudain :
–Il respire encore ! annonça-t-il d’une voix forte, l’air manifestement soulagé.
Il n’était d’ailleurs pas le seul. En entendant ces mots, Mathilde porta une main à sa bouche en étouffant un petit cri, et recula d’un pas.
–Écarte-toi, ma fille ! ordonna une voix rauque derrière elle, reconnaissable entre mille.
Mathilde s’exécuta sans rechigner et laissa passer son père.
Aymeric avait quarante-cinq ans et, bien qu’il fût en excellente santé pour quelqu’un de son âge, il ne se déplaçait plus aussi rapidement que dans sa jeunesse et son dos était légèrement voûté. Ses cheveux étaient blancs et courts, sa peau burinée par le travail au grand air et ses yeux couleur noisette, comme ceux de Mathilde. Il était simplement vêtu d’une cotte bleue par-dessus sa chainse, et ses braies vertes étaient rehaussées de chausses. Il était accompagné de Gauthier, son filsaîné.
De taille moyenne, on disait souvent de lui qu’il était sec comme un cent de clous tant sa silhouette paraissait chétive en comparaison des autres jouvenceaux de son âge. En effet, Gauthier était âgé de quelques mois de plus que Mathilde, mais contrairement à sa sœur, ses cheveux étaient d’un noir corbeau, son teint pâle et ses yeux clairs.
Les deux autres seigneurs étaient également descendus de selle. Le plus âgé – un blond à la mâchoire carrée, mais au regard d’un bleu étonnant, et qui portait des armoiries formant des bandes verticales jaunes et rouges – les regardait approcher avec méfiance, une main serrée sur la fusée de l’épée qui pendait à sa ceinture. Son autre main était gantée ; le faucon qui planait au-dessus de leurs têtes juste avant l’accident vint s’y poser, et Mathilde comprit que les quatre jeunes hommes s’adonnaient à la chasse au vol.
Une fois arrivé devant le muret, Aymeric retira son chapeau de paille dans un geste d’apaisement et donna un coup de coude à Gauthier pour qu’il en fasse autant.
–Messires, salua Aymeric en inclinant humblement la tête. Nous sommes à votre service.
Mais aucun des jeunes nobles ne lui prêta attention.
–Croyez-vous que nous puissions le transporter ? s’enquit avec inquiétude le troisième homme qui ne portait pas de blason, mais qui se distinguait des autres de par son intense chevelure rousse, ainsi que son extrême jeunesse.
–J’en doute fort, gémit celui qui tenait toujours le blessé serré contre sa poitrine. Le château d’Allonnes, où notre ami réside, est hélas hors d’atteinte ; quant au donjon de Saumur, ce pauvre Tristan trépassera bien avant que nous arrivions en vue de la porte des Champs, c’est certain !
–Alors que suggérez-vous, La Motte ? s’impatienta le noble à l’épée. De laisser Du Bellay mourir ici, dans la boue, seul comme une innocente brebis au milieu de chiens galeux ?
–Mesurez vos propos, Amboise, conseilla le dénommé La Motte en relevant la tête d’un mouvement brusque.
Remarquant que son compagnon observait quelque chose se trouvant dans son dos, le dénommé Amboise pivota légèrement sur ses talons. Mathilde suivit son regard et vit que nombre de leurs voisins se dirigeaient vers eux, sans doute alertés par le vacarme provoqué par l’accident ; d’ailleurs, maintenant qu’elle y prêtait attention, les coups de marteau dans l’atelier du taillandier avaient effectivement cessé. La réaction du seigneur d’Amboise à leur approche ne se fit pas attendre :
–HALTE ! cria-t-il d’une voix forte en tirant son épée, ce qui eut pour effet d’effrayer le faucon, qui reprit son envol. N’avancez point davantage ! Je suis Raoul d’Amboise, capitaine et garde de la garnison de Saumur, et je vous ordonne de ne point faire un pas de plus !
À la vue de la lame brillante au soleil, Mathilde – comme la foule – eut un mouvement de recul.
–Loin de moi l’idée d’abandonner Tristan à son triste sort ! reprit La Motte d’un ton pressant. Nous devrions trouver un endroit calme et abrité où l’allonger, en attendant que l’un d’entre nous aille chercher le physicien.
Alors, et bien qu’Amboise les menaçât toujours de son épée, Aymeric reprit courageusement la parole :
–Messires, commença-t-il d’une voix mal assurée. Notre demeure est certes modeste, mais nous la mettons à votre disposition le temps que le seigneur du Bellay se rétablisse.
À ces mots, Mathilde jeta à son père un regard brillant d’admiration, tandis que Gauthier se renfrognait ; l’aîné de la fratrie ne partageait manifestement pas l’élan de générosité de son père et de sa sœur – pas après s’être fait insulter de chien galeux !
Comme pour lui donner raison, Amboise toisa Aymeric avec mépris, la pointe de son épée toujours brandie en direction des villageois. Avant que son ami n’ait le temps de répondre quelques paroles désobligeantes, La Motte reprit la parole :
–Nous pourrions le porter jusqu’à l’église, là-bas, proposa-t-il d’un ton désespéré.
Ses deux camarades suivirent son regard et envisagèrent un instant la petite chapelle qui se trouvait au centre du hameau, à une cinquantaine de toises.
–Je vous en prie, Raoul ! insista La Motte. Tempus fugit !
–Qu’il en soit ainsi ! approuva Amboise en rangeant sa lame au fourreau. Allons déposer notre ami entre les mains de Dieu !
Il se dirigea alors vers La Motte et l’aida à soulever le corps inerte du blessé. Le jeune homme aux cheveux roux, lui, ne bougeapas.
–Quid de son palefroi ? s’enquit-il d’une voix timide. Ne serait-il point miséricordieux d’abréger ses souffrances ?
–Ces rustauds peuvent très bien s’en charger, rétorqua Amboise d’un air dédaigneux.
–Le temps presse, Édouard, répéta La Motte.
Le jeune homme roux s’empourpra violemment et se hâta de rejoindre ses camarades. Un instant plus tard, le blessé fut allongé en travers de la selle d’une des trois montures restantes.
–En avant, déclara Amboise.
Ils se mirent en route sans accorder le moindre regard à Aymeric et sa famille, et passèrent devant les villageois rassemblés un peu plus loin sur la charrière ; en voyant les trois seigneurs approcher avec le blessé, guidant leurs chevaux par le licol, la foule s’écarta comme d’un seul homme pour les laisser passer.
Lorsqu’ils furent hors de vue, le patriarche reprit la parole :
–Gauthier, occupe-toi du bourrin.
–Oui, Père, acquiesça-t-il.
Il alla saisir la hache plantée dans une bûche près de la chaumière et passa devant Mathilde, qui s’affairait à consoler Eulalie ; la détresse de la fillette avait subitement effacé les mots qu’elles avaient eus l’une envers l’autre, juste avant l’accident.
Gauthier sauta par-dessus le muret et s’approcha de l’équidé, qui soufflait bruyamment par les naseaux ; il leva le bras et, d’un geste sûr et précis, il abattit sa hache sur la gorge de l’animal, éclaboussant sa chainse, ses braies et son visage de sang.
–Ces nobliaux sont certes de la truandaille, dit-il en se redressant, mais au moins, nous aurons de la viande pour plusieurs jours !
–Tais-toi, Fils ! gronda Aymeric.
–Mais Père ! N’avez-vous point entendu la façon dont ces seigneurs nous traitent ? Si, pour une fois, l’un d’eux pouvait mourir à la place de l’un d’entre nous, alors…
–Gauthier, cesse de bagouler !
Le patriarche semblait soudain encore plus tendu qu’en présence des jeunes nobles, comme s’il craignait que ces paroles puissent remonter aux oreilles du seigneur d’Amboise. Et il n’avait peut-être pas tort. Car maintenant que plus aucune lame ne les menaçait, les autres villageois s’étaient ragaillardis. Gauthier obéit et se tut ; il les regarda approcher en s’essuyant distraitement le front d’un revers de manche, ce qui étala encore davantage la trace rouge qui imbibait sa figure ; par chance, ils étaient trop loin pour avoir pu l’entendre.
Debout toujours à la même place, Mathilde aussi les observait, inquiète de la réaction qu’allait avoir son père. Aymeric se tenait aussi droit que possible, les yeux fixés sur la foule avec autant de méfiance qu’Amboise quelques instants auparavant.
–Holà, Aymeric ! salua Pierrick, le meunier. Quel tintouin, n’est-ce pas ? Mais par tous les saints, que s’est-il passé au juste ?
–N’est-ce point évident ? grommela Aymeric avec humeur. Plusieurs nobles sont passés à cheval et l’un d’eux a fait une mauvaise chute, voilà tout.
–Quel noble ? s’insurgea un autre villageois.
–Le comte de Valois ?
–Balivernes ! Il est bien trop jeune pour être le comte de Valois !
–Ah, parce que tu as vu sa goule, peut-être ?
Aymeric soupira d’un air consterné et échangea un regard avec Mathilde, en quête de soutien. La jeune femme se trouvait toujours en retrait devant la chaumière, Eulalie serrée contre ses jambes. D’un léger haussement de menton, elle désigna le cadavre du cheval allongé en travers de la route ; Aymeric se renfrogna, mais opina du chef.
–Ne parlez point tous en même temps ! râla-t-il, s’adressant à la foule.
Il était forcé d’élever la voix pour couvrir le brouhaha et dut s’y reprendre à plusieurs reprises.
–ASSEZ ! cria-t-il, à bout de patience.
Heureusement, cette fois, tout le monde se tut aussitôt.
–Ces messires nous ont laissé le soin de mettre fin aux souffrances de la bête blessée. Mon fils Gauthier va le dépecer et vous octroyer un morceau par famille. Qu’en dites-vous ?
Gauthier ouvrit la bouche d’un air de profond dépit ; il ne faisait aucun doute que la décision prise par son père lui déplaisait fortement. Il n’osa néanmoins pas le contredire et se mit au travail.
Tandis que le jeune homme s’attelait au dépeçage, Aymeric se chargeait de la distribution.
–Un quartier de viande par famille, pas plus, répéta-t-il alors que le meunier tentait de discuter.
Pierrick ouvrit la bouche pour protester, mais il fut bientôt écarté d’un coup de coude par Gilles, le menuisier.
–Vous ne nous avez toujours pas raconté comment ça s’est passé, fit-il remarquer.
Il toisait Aymeric d’un regard pénétrant, mais le patriarche fit mine de ne pas l’avoir entendu. Contre toute attente, ce fut Eulalie qui répondit à la question :
–Les beaux messires chevauchaient très vite sur leurs beaux palefrois, et quand ils ont longé le champ, l’un des chevaux s’est cabré et le seigneur s’est cogné la tête contre le muret.
–Ah ! commenta Gilles avant qu’Aymeric n’ait eu le temps de rabrouer sa fille cadette. Ça explique tout ce sang.
–Il est sans doute déjà mort, acquiesça Josse, le talemelier, en hochant gravement la tête.
–Il ne l’était pas lorsque les autres seigneurs l’ont emmené, intervint Gauthier.
–Une blessure pareille, il n’ira guère loin, insista Josse.
Gauthier voulut renchérir, mais Aymeric ne lui en laissa pas l’opportunité :
–Si vous avez le temps de tailler une bavette au lieu de travailler, grand bien vous fasse ! lança-t-il. Pour ma part, je retourne à mes semis. Gauthier ! Va te laver, et suis-moi ! Tes frères nous attendent au champ. Allez !
Et il tourna les talons sans attendre de réponse. Gauthier ouvrit la bouche d’un air dépité avant de la refermer, sans qu’aucun son n’ait daigné sortir de sa gorge. Il poussa un imperceptible soupir, puis se résigna finalement à obéir à son père.
Mathilde attendit qu’ils se soient tous deux éloignés pour se tourner de nouveau vers la route ; les villageois étaient repartis, et la jeune femme délivra sa sœur de son étreinte.
–Tu n’aurais pas dû raconter ce qui s’est passé, la gronda-t-elle avec sévérité. Père ne tolère guère les médisances et les commérages.
À ces mots, Eulalie s’empourpra violemment, comme si elle venait de prendre conscience d’aller au-devant d’une correction. Elle baissa les yeux d’un air honteux et marmonna quelques paroles d’excuse.
–Retourne donc au poulailler, conseilla Mathilde. Tu ne voudrais pas que Père te rosse aussi pour ne pas avoir fait tes corvées ?
Pour toute réponse, Eulalie saisit son seau et s’éloigna en courant, chassant les poules dans un tourbillon de plumes et de caquètements. Quant à Justine, elle était toujours assise sur sa pierre plate et reprit ses travaux de couture.
Mathilde tourna de nouveau la tête en direction de la charrière, dont la terre battue était imbibée de sang, puis son regard se posa sur la chapelle du village ; Josse et le seigneur de La Motte avaient raison, la blessure de messire du Bellay était extrêmement grave et ses chances de survie, infimes.
Elle leva lentement la main droite ; du bout des doigts, elle effleura d’abord son front, puis sa poitrine, son épaule gauche et enfin la droite, priant la Vierge Marie comme le lui avait appris sœur Constance lors de son séjour à l’abbaye. De tout son cœur et de toute son âme, elle souhaita au seigneur du Bellay de connaître la guérison.
Sur le toit de la chaumière, la pie-grièche grise prit son envol.
Domaine de la Pie-grièche, Maine-et-Loire, mars, de nosjours
Une camionnette blanche passa le portail ; Gonzague cessa aussitôt de faire les cent pas devant l’entrée et l’observa se garer sur le parking, les yeux plissés avec suspicion et nervosité, Valérie debout à ses côtés. Le véhicule ressemblait assez à la fourgonnette qu’il conduisait lui-même, à ceci près qu’il arborait des bandes rouges réfléchissantes et les mots « Recherches archéologiques » peints en noir, en lieu et place d’une pie-grièche grise.
Quelques instants plus tard, deux personnes descendirent de voiture ; le chauffeur était un homme assez jeune, de vingt-cinq ans tout au plus, ses longs cheveux châtains attachés en queue de cheval, tandis que la femme à la coupe courte qui l’accompagnait devait bien avoir la cinquantaine. Tous deux étaient vêtus de pantalons beiges et de vestes de chantier orange fluo ainsi que d’une bonne paire de bottes ; Gonzague et Valérie allèrent aussitôt à leur rencontre.
–Bonjour, salua la femme en s’arrêtant près de Valérie. Je suis Christelle Durand, archéoanthropologue à l’Institut national de recherches archéologiques préventives – l’Inrap, en abrégé. Et voici mon assistant de recherche archéologique et technicien de fouille, Quentin Viaud.
–Enchantée, répondit-elle en serrant sa main tendue. Valérie Métivier, je suis la maîtresse de chai. Et voici mon mari et gérant de notre Maison, Gonzague.
–Bonjour, grommela-t-il à sontour.
Deux jours s’étaient écoulés depuis son coup de fil à Thierry Delaunay, le maire de Châtaignier-sur-Loire ; deux jours pendant lesquels Gonzague n’avait plus fermé l’œil, se demandant sans cesse s’il avait vraiment pris la bonne décision en prévenant les autorités.
–D’après ce que nous a communiqué la DRAC, vous avez trouvé un squelette en creusant vos caves troglodytiques, c’est bien ça ? reprit la dénommée Durand.
–Oui, ce sont nos ouvriers de terrassement qui sont tombés dessus, expliqua le viticulteur d’une voix tendue.
L’archéologue hocha la tête puis échangea un bref coup d’œil avec son assistant.
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