La Marquise de Pompadour - Michel Zévaco - E-Book

La Marquise de Pompadour E-Book

Michel Zévaco

0,0
0,50 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Jeanne-Antoinette Poisson, Marquise de Pompadour, duchesse de Menars, née le 29 décembre 1721 à Paris et morte le 15 avril 1764 à Versailles, est une dame de la bourgeoisie française devenue favorite de Louis XV, roi de France et de Navarre.

Ce roman historique de Michel Zévaco paru en 1910 est un livre de cape et d'épée qui raconte les intrigues à l'intérieur même de la cour du roi Luois XV.

Un jour de 1744, Jeanne Poisson, belle jeune femme, rencontre au hasard d'un bois, le roi Louis XV qui chasse et obtient de lui la grâce d'un cerf. Son cœur est alors conquis par le Bien Aimé, ce roi à qui on reproche déjà les fastes de la cour de Versailles et son insouciance vis à vis du peuple. Ce même jour, Jeanne Poisson apprend qu'elle est la fille d'Armand de Tournehem et que sa mère est morte de désespoir. A la suite d'un ignoble chantage visant son père, elle est obligée d'épouser un homme qu'elle n'aime pas, le peu ragoûtant Henri d'Etioles. Mais le roi a à son tour succombé au charme de Jeanne et leur idylle éclate au grand jour, lors d'un bal à l'hôtel de ville de Paris. Les complots se succèdent, les intrigues s'échafaudent et de sinistres personnages comme le comte du Berry ou le mystérieux M. Jacques manigancent dans l'ombre...

La suite de " La Marquise de Pompadour" est intitulée " Le Rival du Roi" (1912).
 
 

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



table des matières

LA MARQUISE DE POMPADOUR

Chapitre 1 - NOUS N’IRONS PLUS AU BOIS…

Chapitre 2 - LA TOMBE SANS NOM

Chapitre 3 - LE SACRIFICE

Chapitre 4 - LE PLACET DE DAMIENS

Chapitre 5 - NOÉ POISSON

Chapitre 6 - LE CHEVALIER D’ASSAS

Chapitre 7 - POISSON ET CRÉBILLON

Chapitre 8 - LE COMTE DU BARRY

Chapitre 9 - LE RÊVE DE JEANNE

Chapitre 10 - TRISTE RÉVEIL

Chapitre 11 - SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS

Chapitre 12 - NUIT DE NOCES

Chapitre 13 - FRANÇOIS DAMIENS

Chapitre 14 - LA BASTILLE

Chapitre 15 - MONSIEUR JACQUES

Chapitre 16 - LE TENTATEUR

Chapitre 17 - LA FILLE GALANTE

Chapitre 18 - L’HÔTEL D’ÉTIOLES

Chapitre 19 - L’HÔTEL DE VILLE

Chapitre 20 - LA DÉCLARATION

Chapitre 21 - CAGLIOSTRO

Chapitre 22 - LA MAISON DU CARREFOUR BUCI

Chapitre 23 - LE PLAN DE BERRYER

Chapitre 24 - LA TIREUSE DE CARTES

Chapitre 25 - LA ROUTE DE VERSAILLES

Chapitre 26 - LA PETITE MAISON

Chapitre 27 - SOUS LES QUINCONCES

Chapitre 28 - L’HOSPITALITÉ DE M. JACQUES

Chapitre 29 - LE PAVILLON D’EN FACE

Chapitre 30 - LA PETITE SUZON

Chapitre 31 - MYSTÈRES

Chapitre 32 - LA NOUVELLE FEMME DE CHAMBRE

Chapitre 33 - LA MAISON DES RÉSERVOIRS

Chapitre 34 - LE MAGNÉTISEUR

Chapitre 35 - LA COMTESSE DU BARRY

LA MARQUISE DE POMPADOUR

Michel Zévaco

Chapitre 1 - NOUS N’IRONS PLUS AU BOIS…

Lumineuse et claire, cet après-midi d’octobre 1744 semblait une fête du ciel, avec ses vols d’oiseaux au long des haies, ses légers nuages blancs voguant dans l’immensité bleuâtre, son joli poudroiement de rayons d’or dans l’air pur où se balançaient des parfums et des frissons d’automne.

Sur le chemin de mousses et de feuilles qui allait de l’Ermitage à Versailles, – des humbles chaumières au majestueux colosse de pierre, – un cavalier s’en venait au petit pas, rênes flottantes au caprice de son alezan nerveux et souple.

Le chapeau crânement posé de côté sur le catogan, la fine rapière aux flancs de sa bête, svelte, élégant, tout jeune, vingt ans à peine, la figure empreinte d’une insouciante audace, la lèvre malicieuse et l’œil ardent, il souriait au soleil qui, par delà les frondaisons empourprées, descendait vers des horizons d’azur soyeux ; il souriait à la belle forêt vêtue de son automnale magnificence ; il souriait à la fille qui passait, accorte, au paysan qui fredonnait ; il se souriait à lui-même, à la vie, à ses rêves…

Devant lui, à un millier de pas, cheminait un piéton, son bâton d’épine à la main.

L’homme était poudreux, déchiré. Il marchait depuis le matin, venant on ne sait d’où – de très loin, sans doute – allant peut-être vers de redoutables destinées…

Près de l’étang, le piéton s’arrêta soudain… C’était, sous ses yeux, dans le rayonnement de la clairière, dans le prestigieux décor de ce coin de forêt, une vision de charme et de grâce :

Une jeune fille… une exquise merveille… mince, flexible, harmonieuse, teint de nacre et de rose, opulente chevelure nuageuse… suprêmement jolie dans sa robe à paniers de satin rose broché de fleurettes roses, le gros bouquet de roses fixé au corsage… un vivant pastel…

Elle riait aux éclats, penchée vers une dizaine de fillettes qui, tabliers en désordre, frimousses ébouriffées, l’entouraient, tapageuses, fringantes… et elle disait :

– Oh ! les insatiables gamines ! Déjà le démon de la danse les mène ! Comment, mesdemoiselles, vous voulez encore une ronde ?…

– Oui, oui… Jeanne, chère Jeanne… encore une ronde !…

– Soit donc ! En voici une que, pour vous, j’ai composée hier sur mon chemin.

Et tandis que les petites se prenaient par la main, elle, d’une voix mélodique et pénétrante, chanta ceci :

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés

La belle que voilà, la lairons-nous danser ?

Alors, sur la tant jolie ritournelle dont cent cinquante années n’ont pas épuisé la vogue enfantine, la ronde, parmi des rires cristallins, se développa au bord de l’étang moiré…

Là-bas, sur le chemin feuilli, moussu, venait insoucieusement le jeune cavalier…

La lairons-nous danser ?

Entrez dans la danse

Voyez comme on danse…

La ronde, tout à coup, s’effaroucha. Les rires se glacèrent sur les lèvres mutines.

Le piéton poudreux sortait de son fourré, lui ; il s’approchait à pas lents et s’arrêtait, énigmatique silhouette silencieuse, près de celle que les gamines appelaient Jeanne… chère Jeanne…

Souriante, sans peur devant l’imprévue apparition, elle demanda doucement :

– Que voulez-vous ?…

L’homme s’éveilla de son extase admirative. Il balbutia :

– Pardon… excusez… où est-on ici ?

– Vous êtes sur le terroir de l’Ermitage ; voici la clairière, et voilà l’étang ; ici finit le parc royal de Versailles, et là commencent les bois…

– Le château… est-ce loin ?

– Par là… voyez-vous ? dit-elle, le bras étendu dans un geste de nymphe sylvestre.

Dans le lointain des sous-bois, le cor se fit entendre, une meute donna de la voix.

– Qu’elle est belle ! murmurait le piéton… Excusez encore… pouvez-vous me dire ?… Le roi… est-il au château ?

Elle demeura interdite, pâlissante. Et pensive, dans un souffle de rêve, elle répéta :

– Le roi !…

– Oui… Louis XV… savez-vous s’il est château ?

– Non… je ne sais pas… Pauvre homme, comme vous avez l’air malheureux… et si fatigué !

– Fatigué, oui… et malheureux… réellement malheureux…

– Oh ! attendez !… Il faut que je vous porte bonheur !

Légère comme une biche, elle s’élança. À vingt pas, sous un hêtre, deux femmes se reposaient ; l’une blonde et frêle ; l’autre vigoureuse, plantureuse, couperosée, qui se mit à crier :

– Jeanne ! Jeanne !… Pourquoi courir ainsi, mon enfant ? Te voilà en nage… tu t’abîmes le teint… et tu te décoiffes.

Sans répondre, Jeanne s’empara d’une aumônière, jetée sur l’herbe près des écharpes ; elle y puisa un louis et, toujours courant, revint au piéton.

À ce moment, le son du cor se rapprocha, sonnant la vue et le bien aller.

À ce moment aussi, débouchait sur la clairière le jeune cavalier à la fine rapière, tandis qu’un chasseur, trompe en sautoir, couteau à la ceinture, contournait l’étang au galop de son cheval blanc d’écume…

– Tenez… prenez… dit Jeanne, câline et douce.

– Je ne demande pas l’aumône, répondit le piéton sourdement.

– Oh ! fit-elle, la voix émue, vous voulez donc me faire de la peine ?…

L’homme, farouche, hésita, trembla…

Puis, lentement, sa main s’ouvrit…

Jeanne y glissa la pièce d’or !

Alors, elle battit des mains gaiement.

Mais comme l’inconnu demeurait immobile et sombre, elle reprit gravement :

– Je crois que je pourrais vous être utile… si vous vouliez me confier votre nom ?

L’homme eut un sursaut, un étrange regard… puis il murmura :

– Je m’appelle François Damiens…

Le chasseur, à cet instant, arrivait sur le groupe, arrêtait son cheval, d’une secousse, et, le ton bref, la voix dure, il laissait tomber cet ordre :

– Holà ! manant ! il faut t’en aller d’ici !… vous aussi, petites !… vous aussi, madame !

Jeanne se retourna, toisa le chasseur avec une moue d’exquise impertinence, et partit d’un rire clair :

– Monsieur, vous tenez mal votre trompe de chasse ; c’est une faute, cela, elle me prouverait que vous n’êtes pas gentilhomme, s’il était besoin de le prouver !

– Madame ! gronda le chasseur, devenu blanc de colère.

– Allez, monsieur, allez demander à M. de Dampierre une leçon de vénerie, et à tout Français que vous rencontrerez une leçon de politesse… cela fait, vous reviendrez.

Elle pirouetta sur les hauts talons de ses souliers de satin rose.

Livide, le chasseur poussa son cheval. Il allait l’atteindre… la renverser…

Les enfants crièrent. Le chemineau serra son bâton d’épine dans sa main. Il eut un grondement, leva sa trique… mais avant qu’elle se fût abattue, le cheval du chasseur reculait soudain…

Le jeune cavalier, qui venait d’entrer dans la clairière, d’un bond furieux s’était placé entre la jeune fille et le chasseur, et avait saisi la bride qu’il secoua violemment ; en même temps, sa voix éclatait, vibrante :

– Par la mort-dieu, monsieur, êtes-vous donc enragé ?…

Poitrail contre poitrail, les deux bêtes piaffaient, hennissaient… Regard contre regard, les deux hommes se menaçaient.

– Ah çà ! continuait le jeune inconnu, on insulte donc les femmes, par ici !

Le chasseur jeta un juron ; mais, se calmant aussitôt :

– Prenez garde, monsieur, dit-il avec une glaciale politesse, prenez garde ! Je fais ici mon service qui est de déblayer le chemin de la chasse…

– Et moi, je fais le mien qui est de courir sus au malotru !

– Prenez garde, vous dis-je !

– Quand vous seriez le grand veneur en personne, arrière, monsieur, arrière !

Le chasseur porta violemment la main à son côté, et s’apercevant alors qu’un couteau remplaçait son épée absente :

– C’est bon ! gronda-t-il, la moustache hérissée. Nous nous retrouverons, mon jeune don Quichotte… si toutefois on vous trouve !

– Vous allez vous faire couper les oreilles, monsieur l’écraseur de femmes. On me trouve toujours quand on me cherche ! Et même quand on ne me cherche pas !

– Votre nom, alors ! rugit le chasseur.

– Le vôtre, s’il vous plaît ?

– Comte du Barry, écuyer servant de Sa Majesté.

– Et moi, chevalier d’Assas, cornette au régiment d’Auvergne, en congé régulier, se rendant à Paris, rue Saint-Honoré, à l’enseigne des Trois-Dauphins, où il sera demain et les jours suivants pour y attendre d’être pourfendu par monsieur le comte du Barry !

– C’est bon, chevalier d’Assas ! Vous n’attendrez pas longtemps ! bégaya le chasseur, ivre de rage. Et vous, madame, vous aurez de mes nouvelles !

– Ce me sera grand honneur, dit-elle en éclatant de son rire clair, d’une si jolie impertinence.

Le comte esquissa un geste de menace, tourna bride, et, à fond de train, s’enfonça dans le sous-bois, vers le son des cors…

Pendant cette algarade, le chemineau poudreux, l’homme qui avait dit s’appeler François Damiens, s’était écarté sous une hêtraie. Là, il s’arrêtait, contemplant de loin la jeune fille en rose, et murmurait encore :

– Qu’elle est belle !…

Le chevalier d’Assas mit pied à terre et s’inclina devant Jeanne.

– Madame, dit-il, je vous supplie de faire état de moi ; quoi qu’il advienne, soyez rassurée ; cet insolent gentilhomme sera châtié, je vous le jure.

Et comme il se redressait, il demeura frappé d’admiration, comme si, à cet instant seulement, il eût bien vu quelle adorable créature se trouvait devant lui.

Il fut troublé jusqu’au fond de l’être, et son jeune cœur se mit à battre plus fort.

Et il semblait qu’un génial artiste les eût ainsi campés l’un devant l’autre, si beaux tous les deux, si parfaitement gracieux, pareils à deux biscuits de Saxe, se souriant et s’admirant, lui enivré, elle ingénument coquette, doucement remuée par ce naïf et pur hommage d’un amour qui éclatait avec la fougue imprévue, foudroyante, irrésistible des grandes passions.

Promptement, elle se remit et gazouilla :

– Ah ! chevalier… comment vous remercier ?…

– Je suis trop remercié, madame… Bénie à jamais est cette minute où je vous ai vue…

– Vous ne vous battrez pas… dites… oh ! dites…

– Ah ! madame, que me demandez-vous là !… Dussé-je affronter mille morts…

– Oh ! si vous alliez être blessé !… Blessé pour moi !…

Et il y avait plus de curiosité gentille que de réelle inquiétude dans son regard pur et moqueur. Mais lui, ah ! lui tremblait légèrement. Il était pâle. Des choses inconnues se heurtaient violemment au fond de son cœur. L’amour l’envahissait.

Sincère ?… Ah ! certes. Sincère jusqu’au plus secret de ses fibres !…

Quoi !… Une passion si rapide !… Le savait-il, seulement ! Savait-il ce qui se passait dans son âme ardente, fougueuse, prompte à se donner… sans calcul, sans réflexion, sans restriction !…

Il bégaya, mesurant à peine ce qu’il disait, étonné de sa propre audace :

– Blessé pour vous !… Que serait une blessure quand mon rêve maintenant sera de mourir pour vous, avec l’intense volupté de savoir… ou d’espérer… que peut-être vous me pleurerez !…

– Taisez-vous ! oh ! taisez-vous ! sourit-elle, émue pourtant…

– Me taire ! Lorsqu’une céleste harmonie monte à mes lèvres, lorsque tout chante en moi, que ma tête s’embrase… Oh ! pardonnez, pardonnez un pauvre fou… pardonnez… vous que je ne connais pas et qu’il me semble connaître depuis des siècles…

– Taisez-vous, reprit-elle rapidement. Voici qu’on vient… Écoutez, chevalier… nous demeurons, ma mère et moi, à Paris, rue des Bons-Enfants, en face l’hôtel d’Argenson. Et maintenant, partez, de grâce, partez !…

Elle tendit sa main gantée de blanc. Le chevalier la saisit, appuya ses lèvres sur le bout des doigts effilés, et la sensation de ce baiser fut une sensation de vertige.

Lorsqu’il se redressa, il vit Jeanne qui s’élançait au-devant des deux femmes.

Alors il sauta en selle et rendant la main, bouleversé par l’immense et soudain événement qui venait de se produire dans sa vie, – divin bonheur… ou suprême catastrophe ! – il se rua dans un galop insensé, avec l’envie folle de crier, de pleurer, de rire, de chanter…

Jeanne, déjà, pour cacher son trouble, peut-être… ou peut-être parce que cet incident avait glissé sur elle sans la toucher au cœur… Jeanne, souriante comme si rien ne se fût passé, avait repris les fillettes par la main ; de nouveau la ronde enfantine s’égayait au long de l’étang, et la voix pure de la jeune fille chantait… mais avec un éclat plus fiévreux :

Mais les lauriers du bois, les lairons-nous faner ?

Non, chacun à son tour ira les ramasser.

De plus en plus le son du cor se rapprochait de l’étang moiré par les brises qui courbaient doucement les roseaux.

Des galops retentissaient sous bois.

Des chevreuils, des faons, des biches s’enfuyaient effarés…

Si la cigale y dort, ne faut pas la blesser ;

Le chant du rossignol la viendra réveiller…

Sautez, dansez, embrassez

Celui que vous aimez…

Brusquement, Jeanne s’arrêta, le sein oppressé, les yeux voilés de larmes brillantes.

– Embrassez qui vous aimez ! murmura-t-elle. Hélas ! où est-il celui que j’aime ? Où est le Prince charmant qu’attend mon âme prisonnière !…

– La chasse ! Voici la chasse ! cria à ce moment la matrone au teint couperosé… Jeanne, regarde… voici le cerf à l’eau… Regarde donc, mon enfant !…

Et s’adressant à la femme frêle et blonde qui l’accompagnait, à voix basse et rapide :

– Retirons-nous un peu, chère madame du Hausset. Pour ce qui va peut-être se passer ici, nous serions de trop…

– Que va-t-il donc se passer, chère madame Poisson ?…

« Madame Poisson » jeta un regard trouble sur sa compagne. Et elle murmura :

– Rien… non, rien… Ne nous montrons pas… attendons… espérons !… Voici la chasse du roi !

Jeanne avait fixé ses yeux sur l’étang.

La clairière s’emplissait du bruit des cors sonnant le bat l’eau, du hennissement des chevaux, des appels de piqueurs, des voix de la meute qui, tout entière, s’était jetée à l’étang, derrière l’animal de chasse.

Et le dix cors, noblement, la tête haute, fendait les eaux…

La foule des chasseurs, maintenant, cernait l’étang ; grands seigneurs sanglés, ceinturonnés, coquettes amazones en tricorne, piqueurs en habit bleu galonné d’argent sur or, grand gilet écarlate, bottes à chaudron… et les « taïaut » retentissaient, et tout ce monde brillant, pimpant, poudré, doré, coquetait, piaffait, caracolait !

Toute pâlie, Jeanne regardait de ses yeux agrandis par l’angoisse…

Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête !…

Le noble dix cors venait droit sur elle, nageant avec une indéfinissable dignité, franchissait la ceinture de roseaux, sortait enfin de l’eau, faisait quelques pas, et s’arrêtait près de Jeanne, exténué par quatre heures de course éperdue, rendu, vaincu, la tête tournée vers les quatre-vingts chiens de la meute qui s’assirent, dans le silence de la victoire, tenant la bête sous la menace de leurs regards… L’instant fut tragique.

Une poignante tristesse voila les yeux du cerf… Et de ces yeux, deux grosses larmes coulèrent lentement…

– Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête ! balbutiait Jeanne frissonnante de pitié.

Les chasseurs, les cors, les chiens, tout se taisait… C’était la minute solennelle, odieuse, impitoyable qui précède la mort du cerf.

– Dampierre, dit une voix, l’hallali !… Du Barry, vous servirez la bête…

Jeanne étendit les mains vers celui qui venait de parler… un grand seigneur… sans doute le maître de la chasse…

Servir la bête !… c’est-à-dire la tuer au couteau !… Oh ! non !… non ! Elle ne pourrait voir cette chose affreuse…

– Ah ! monsieur, grâce pour lui… ne le tuez pas, monsieur… s’écria-t-elle, toute palpitante d’émoi.

Et comme elle levait les yeux vers le grand seigneur, elle se recula soudain, très pâle, porta la main à son cœur, et, défaillante, murmura :

– Le roi !… le roi !…

En un clin d’œil, Louis XV sauta à bas de son cheval, saisit dans ses bras la jeune fille, en s’écriant :

– Par le ciel ! cette jolie enfant s’évanouit.

Jeanne, à demi pâmée, sa tête charmante retombée en arrière, entrouvrit les yeux… Elle se vit dans les bras de Louis XV, et frissonnante, éperdue, elle s’évanouit, en murmurant tout bas, au fond d’elle-même :

– Dansez… sautez… embrassez qui vous… aimez !… Il est venu… celui que j’aime… le prince Charmant… de mon âme prisonnière… mon roi !…

Ce fut un instant plus fugitif que la seconde qui meurt à peine éclose.

Mais cette seconde fut un frémissement d’admiration chez ce connaisseur, cet adorateur de beauté, ce roi des élégances raffinées qu’était encore Louis XV.

Une étrange émotion voila le clair reflet de ses yeux gris bleu pâle.

Et déjà l’exquise créature qu’il tenait dans ses bras s’éveillait comme d’un songe, se dégageait, confuse, troublée jusqu’au fond de sa pensée, balbutiait le même mot :

– Le roi… le roi !…

– Pour vous, le premier gentilhomme du royaume ! dit vivement Louis XV… ce qui signifie incapable de refuser une prière qui s’envolerait de lèvres aussi jolies…

Jeanne rougit… Son regard plana sur le cercle des cavaliers rangés autour d’elle et du roi… autour de la meute et du cerf immobile. Sur tous les visages d’hommes, elle lut à livre ouvert l’ironie outrageante ; dans tous les yeux des femmes, elle vit briller la jalousie et la rage.

Toute la cour de France était là pour l’hallali et la curée… Toute cette cour la poignardait de ses regards aigus…

Alors, comme pour répondre à l’envie déchaînée par une héroïque et charmante bravade, comme si elle eût déclaré la guerre à toute la seigneurie assemblée, d’un geste de défi elle releva sa tête fine, posa sa main gantée sur l’encolure du cerf hypnotisé par les chiens, et, esquissant une révérence que la première dame d’honneur eût jugée impeccable :

– Sire, je ne suis qu’une petite fille et vous êtes un grand roi… Je vois ces nobles seigneurs qui brûlent de daguer la bête… je vois ces dames de haut lignage qui attendent la curée… Sire, la petite fille, contre tant de pensées mortelles, vous demande une pensée vivante, humaine… la grâce de ce pauvre animal…

Un murmure gronda dans la clairière, parmi les chasseurs.

– Ceci est contraire à tous les usages de vénerie royale ! observa une voix âpre et rude déjà entendue.

– Mordieu ! songea le roi, cette enfant se tient comme une duchesse et parle comme un grand poète…

Et, se tournant vers celui qui, d’un mot, venait de traduire la colère des courtisans :

– Comte du Barry, sonnez la retraite, dit-il froidement.

– Sire !…

Louis XV foudroya le comte d’un de ces regards de suprême insolence qui lui tenaient lieu de majesté.

Du Barry, pâle, un éclair de fureur dans ses yeux fixés sur Jeanne, obéit alors, et sa fanfare éclata, se répercuta sous les futaies.

– La Branche ! commanda le roi, rappelle les chiens.

– Sire ! Sire ! murmurait Jeanne extasiée, rayonnante de son triomphe. Oh ! merci…

Le premier piqueur, à l’appel de Louis XV, s’était élancé, faisait reculer la meute qui grondait, étonnée mais obéissant avec cette passivité qui est l’intelligence des bêtes bien dressées.

– Vous le voyez, madame, dit alors le roi, j’ai voulu que le souvenir de notre rencontre ne vous fût pas désagréable… Pour moi, ajouta-t-il avec un sourire, ce souvenir me demeurera comme un charme.

Et Jeanne, frémissante, éperdue, joignit les mains :

– Jamais, Sire… jamais cette minute de mon existence ne sortira de mon âme… jamais !

Louis XV tressaillit.

Il eut comme une rapide hésitation.

Puis, voyant tous les yeux dardés sur lui, il fit de la main un geste d’adieu et, s’élançant à cheval, s’éloigna au trot, suivi de ses piqueurs sonnant la retraite, de sa meute, de ses chasseurs et de ses amazones… En quelques instants toute cette vision de brillante cavalcade s’évanouit sous les frondaisons empourprées.

Jeanne était demeurée à la même place, une main sur son cœur, le regard attaché à l’élégant cavalier qui, là-bas, s’en était allé, suivi de ses dames et de ses seigneurs.

Et lorsque Louis XV eut disparu, un long soupir fit palpiter son sein.

Alors, elle se tourna vers le cerf que la fatigue paralysait encore, et, comme si son cœur eût contenu un trop-plein qui voulait déborder, nerveusement, elle entoura la tête de l’animal avec ses deux bras, et, à pleine bouche, baisa brusquement le mufle gracieux du fauve…

Quelques instants, le dix cors demeura tremblant sur ses jambes grêles, puis, voyant la clairière vide, souffla fortement, frappa du pied, et, au pas, comme rassuré, s’en alla, se perdit au fond des bois…

Au loin, les cors affaiblis apportaient un écho de retraite.

Vers ces échos, vers la cavalcade disparue, Jeanne laissa s’envoler un baiser du bout de ses doigts…

Et vers cette cavalcade, aussi, ce fut un geste de menace implacable qui échappa à l’homme poudreux, au piéton déchiré, à François Damiens, du fond du fourré où il s’était caché, d’où il avait assisté à toute cette scène, et d’où enfin il s’éloignait à grands pas dans la direction du château…

– Jeanne ! Jeanne ! criait en accourant la femme au teint couperosé, il t’a parlé ! Que t’a-t-il dit ? Et toi, qu’as-tu répondu ? Mon Dieu, mon Dieu, chère enfant ! Ah ! c’est maintenant que je ne regrette pas tout ce que j’ai dépensé pour ton éducation ! Voyons, parle-moi donc !…

– Taisez-vous, poison… ma chère poison… taisez-vous !

Et Jeanne, exubérante, sous le coup de cette joie intense, inconnue, irrésistible, qui fait rire aux éclats et qui fait sangloter, Jeanne s’envolait en une course gracieuse, entraînait les fillettes, conduisait la ronde, follement, et, à pleine voix, le cœur battant, jetait aux échos sa triomphante ritournelle :

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter,

Car les lauriers des bois sont déjà repoussés…

Sont déjà repoussés…

– Comment, chère madame Poisson, observa discrètement la femme blonde, elle vous appelle poison !

– Un caprice de cette folle enfant… mais cela m’est bien égal… Ah ! chère madame du Hausset, voilà une journée que je ne donnerais pas pour un million !

– Et M. de Tournehem ?… Il n’arrive pas…

– C’est pourtant à la clairière de l’Ermitage qu’il m’a donné rendez-vous, reprit M me Poisson radieuse. Mais qu’il vienne ou ne vienne pas… tant pis !… Ah ! que je suis heureuse !

Et Jeanne la bergère avec son blanc panier

Allant cueillir la fraise et la fleur d’églantier,

Allons, il faut chanter.

Entrez dans la danse,

Voyez comme on danse…

Là-bas, la chanson de Jeanne éclatait, plus envolée plus triomphale. La ronde quittait la clairière, s’enfonçait sous bois… et… tout à coup, un silence lourd… quelque chose comme un grand frisson d’angoisse sur toute cette joie…

Là, sous les buissons épineux, sous la jonchée des feuilles, perdue en ce coin de forêt, solitaire, déjà rongée par les mousses, apparaissait une grande dalle de marbre couchée à terre… Une tombe !… Oui, une tombe !…

Et sur cette tombe, un homme, debout, le front dans la main, les yeux voilés de larmes… une grande douleur, sans doute !…

Et c’était contre ce marbre solitaire, contre cette tombe, contre cet homme, contre cette douleur que la ronde exubérante, la joie fiévreuse de Jeanne, la folle chanson éperdue de bonheur venaient de se heurter, glacées soudain, les ailes brisées.

Chapitre 2 - LA TOMBE SANS NOM

Jeanne s’était arrêtée, toute pâle. Il lui parut que c’était là un symbole de sa destinée… Joie, amour, chansons légères, enivrements, visions rayonnantes, tout cela aboutissait à une tombe… ce serait là sa vie !

Timidement, elle leva les yeux vers cet homme qui pleurait, et un léger cri lui échappa :

– Mon oncle ! Mon bon oncle !…

– Jeanne !… Antoinette !…

« Chère enfant !…

L’instant d’après, la jeune fille était dans les bras de l’homme qu’elle appelait son oncle, et celui-ci l’accablait de paternelles caresses… Il semblait avoir doublé le cap de la quarantaine et portait avec une noble aisance un riche costume de ville, habit marron, veste à grands ramages en satin blanc, tricorne galonné de soie, longue canne à pomme d’or.

C’était une franche et loyale physionomie, empreinte en ce moment d’une indéfinissable tristesse.

– Nous vous attendons depuis deux heures, dans la clairière, reprit Jeanne maintenant rassurée et souriante ; « maman Poison » est là… Madame du Hausset aussi…

– J’arrivais, ayant laissé mon carrosse à l’Ermitage, et je me dirigeais vers la clairière, guidé par ta jolie voix… lorsque je me suis arrêté devant ce marbre…

– Vous pleuriez, mon bon oncle !… Oh ! pourquoi ?… dites-le à votre petite Jeanne, à votre petite Toinon… dites-lui votre chagrin.

– Oui… tu vas le savoir, enfant… et tiens ! c’est pour cela même que je t’ai fait venir à la clairière…

À ce moment, M me Poisson, écartant les branchages de sa lourde main, montra sa figure couperosée, et poussa de grands cris avec une nuance d’inquiétude et de respect exagéré :

– Monsieur de Tournehem ! quel bonheur de vous voir !… Cette mignonne ne comptait plus sur vous !…

– Madame Poisson, dit alors M. de Tournehem, voulez-vous avoir l’obligeance d’aller m’attendre à l’Ermitage où vous retrouverez mon carrosse ?…

– Mais…

– Emmenez aussi M me du Hausset et les enfants, interrompit Tournehem d’un ton bref.

M me Poisson exécuta la révérence, jeta un dernier regard sournois sur Jeanne, et partit, emmenant les fillettes qui, toutes, embrassèrent leur grande amie, – la souveraine de leurs jeux quand elle venait à l’Ermitage.

De Tournehem s’assura que la matrone était réellement partie, puis, prenant Jeanne par la main, la fit asseoir sur un vieux tronc de hêtre, jeté bas par quelque tempête… et s’assit lui-même près d’elle.

Il la contempla une minute avec une profonde tendresse, tandis qu’elle lui souriait.

– Mon enfant, dit-il enfin, as-tu conservé pour moi quelque affection malgré mes longues absences ?

Elle appuya sa tête sur l’épaule de celui qu’elle appelait son oncle, et, les yeux à demi fermés, le regard perdu au loin vers des souvenirs d’enfance :

– J’avais cinq ans lorsque vous êtes parti pour les Indes, mon bon oncle ; mais il m’en souvient comme d’hier… Vous m’avez prise sur vos genoux, ma tête contre votre poitrine… et nous sommes restés longtemps ainsi… je sentais sur mes cheveux comme des gouttes de rosée tiède, et lorsque je vous regardai, je vis que cette rosée, c’étaient vos larmes… la rosée de votre affection… Et je ne puis vous dire combien ma petite âme fut émue… mais ce dut être bien profond, puisque, aujourd’hui encore… quand un ennui secret m’assombrit le cœur, c’est dans ce cher souvenir que je me réfugie…

– Antoinette !… Ma petite Toinon chérie !…

– Puis, continua Jeanne-Antoinette, vous êtes revenu deux ans plus tard. Et à la grande joie qui m’inonda d’une lumière caressante, je compris combien vous m’étiez cher… Puis, de nouveau, vous avez fui vers les pays lointains… allant, revenant, ne demeurant jamais plus de trois mois près de nous… Les années se sont écoulées… Quand vous étiez au loin, je me sentais seule au monde, et souvent je me demandais quelle inquiétude, quel chagrin puissant vous chassaient de Paris… Lorsque vous étiez là, au contraire, je me sentais rassurée comme près d’un père…

M. de Tournehem tressaillit violemment.

– Qu’avez-vous, mon bon oncle ?…

– Rien… continue, enfant, dit sourdement M. de Tournehem.

– Et puis, je voyais bien que, de loin comme de près, vous m’aimiez. Tout éloigné que vous étiez, vous vous occupiez de mon éducation… Maman Poisson recevait de vous de longues lettres où vous alliez jusqu’à indiquer vous-même quel maître à danser il fallait me donner… Par ces détails, je voyais votre tendresse, et la mienne s’augmentait de jour en jour… Ne vous devais-je pas tout, tout au monde ! Vous m’avez fait élever comme une princesse… j’ai appris la musique, la peinture et même la gravure, j’ai reçu des leçons de poésie, il n’est pas de grande dame qui puisse se flatter d’avoir eu autant de maîtres que moi… Mes caprices faisaient loi… les bijoux les plus précieux, je les avais. Vous aviez voulu faire de moi une petite fille parfaitement heureuse… Comment voulez-vous que je ne vous adore pas ?

Elle jeta ses bras autour de son cou.

– Enfant chérie ! murmura Tournehem. Ainsi… tu es vraiment heureuse ?…

– Autant qu’on peut l’être depuis que vous êtes parmi nous pour toujours…

– Oui, pour toujours maintenant… Car le grand chagrin qui m’éloignait de France, avec l’âge, s’est atténué dans mon cœur… Et quand même il y serait aussi vif que jadis, le moment est venu pour moi de ne plus te quitter… Voici que tu vas avoir dix-neuf ans, bien que tu en paraisses à peine seize… et puis l’heure a sonné de la confession…

– Une confession !

– Ou plutôt une histoire que tu dois connaître, c’est nécessaire !

– Je vous écoute, mon bon oncle…

– Eh bien, il y a vingt ans, j’ai connu un jeune écervelé qui s’appelait… Armand. C’était l’un des fidèles de monseigneur le Régent ; toutes les folies, toutes les orgies, toutes les fêtes, sérénades, bals masqués, enlèvements, duels, Armand était le fiévreux organisateur de ces tristes amusements où il engloutit la moitié de son énorme fortune et que récompensait seulement un sourire du Régent… Mais tout cela n’était que folie de jeunesse… bientôt Armand devait en arriver au crime.

– Le crime ! murmura Jeanne en pâlissant.

– Il n’est pas d’autre nom pour l’infamie d’Armand. Écoute, mon enfant. Tu es d’âge à tout entendre, et ton esprit supérieur te met au-dessus des fausses pudeurs. Armand n’avait eu jusque-là que des liaisons. Il eut alors une maîtresse. Elle s’appelait Jeanne… oui, Jeanne… comme toi !… Elle était pauvre, de bourgeoisie tombée dans la misère à la suite des spéculations du fameux Law. Armand vit cette jeune fille, pure, candide, belle comme une madone de Raphaël. Il l’aima, le lui dit. Elle répondit qu’elle ne serait jamais qu’à l’homme dont elle porterait fièrement le nom. Armand se fût cru déshonoré aux yeux des roués qu’il fréquentait s’il eût consenti à ce mariage. Il continua à amuser la jeune fille de ses fausses promesses… Un jour… jour de honte et de malheur…

M. de Tournehem s’arrêta un instant, et essuya la sueur d’angoisse qui coulait de son front.

Puis, d’une voix rauque, comme s’il eût étouffé un sanglot, il continua :

– Ce soir là donc, Armand s’apprêtait à se rendre à quelque nouvelle fête lorsqu’on frappa à sa porte. Il ouvre lui-même. Et Jeanne est devant lui… Jeanne bouleversée de désespoir, Jeanne toute en larmes. Les mains jointes, elle s’écrie : « Armand, mon père, mon vieux père va être arrêté pour une dette de vingt mille livres. Il en mourra. Au nom de l’affection que vous m’avez avouée, sauvez-le !… » Le premier mouvement d’Armand fut de courir à son secrétaire et de signer un bon de vingt mille livres sur le trésor royal. Mais alors… oh ! alors… le démon de la luxure enflamma sa tête et lui souffla l’infamie qui pèsera sur toute sa vie. Le bon à la main, il revint à Jeanne palpitante, et lui dit… oui, il eut le courage affreux de lui dire : « Soyez à moi, et votre père est sauvé ! » Et comme Jeanne éperdue reculait en jetant une clameur d’angoisse, il l’enlaça de ses bras et ajouta : « Si tu es à moi, je jure sur mon honneur que tu seras ma femme avant un mois !… » Que penses-tu de cet homme, mon enfant ?…

Frémissante, les yeux agrandis par une sorte d’effroi, la jeune fille fixait sur M. de Tournehem un regard profond, empli de muettes questions angoissées.

Et comme elle gardait le silence, M. de Tournehem baissa la tête.

– Tu ne réponds pas, reprit-il. C’est donc que tu condamnes… cet Armand… comme je l’ai condamné moi-même… La malheureuse Jeanne consomma le sublime sacrifice qui lui était demandé… Elle se donna pour sauver son père. Sacrifice inutile !… Jeanne s’était retirée avec son père dans un hameau voisin du parc de Versailles. Trois fois par semaine, Armand venait la voir… dans une clairière où il y avait un étang…

Alors, d’une voix grave et tremblante, la jeune fille interrompit M. de Tournehem.

– Le hameau, mon oncle, s’appelait l’Ermitage, n’est-ce pas ?… La clairière, c’était celle où je chantais tout à l’heure ?… Dites, mon oncle, n’est-ce pas cela ?…

– Eh bien ! oui… C’est là, à deux pas de nous, que Jeanne et Armand se donnaient leurs rendez-vous. Un jour, trois mois après l’odieuse scène du sacrifice, Jeanne avoua à son amant qu’elle allait être mère. Et, avec une mortelle tristesse, elle ajouta :

« Si je ne deviens pas votre femme, selon votre serment, mon père mourra le jour où il connaîtra mon déshonneur… Je ne crois pas, Armand, que je lui survive ! »

Dès ce moment, les visites d’Armand s’espacèrent, puis cessèrent…

M. de Tournehem s’arrêta frissonnant.

Et la jeune fille, maintenant, contemplait la dalle de marbre.

– Mon oncle, demanda-t-elle, pourquoi n’y a-t-il pas de nom sur cette tombe ?…

M. de Tournehem leva les yeux au ciel, puis les ramena lentement vers la terre, comme s’il eût vainement cherché dans l’éther immuable une réponse à l’effrayante question.

Et ce fut d’une voix plus basse, plus brisée qu’il poursuivit :

– Quelques mois s’écoulèrent. Armand s’étourdit dans les fêtes pour étouffer son remords et son amour.

Oui ! son amour ! Car plus il allait, plus il comprenait que Jeanne avait été le seul amour de sa vie ! Un matin de printemps, après une nuit d’orgie où ses amis avaient beaucoup ri de le voir pleurer, il sauta à cheval, courut à l’Ermitage et entra dans la pauvre maison que Jeanne habitait avec son père… Jeanne était étendue sans connaissance dans un méchant lit. Un homme vêtu de noir se penchait sur elle… Au pied du lit, dans une bercelonnette, pleurait un bébé… Armand saisit l’homme noir par le bras : « Où est le père ? demanda-t-il d’une voix rauque. – Enterré il y a un mois, jour pour jour ! – Qui êtes-vous ? – Le médecin. – Ce bébé ? – Né il y a un mois, jour pour jour ! – Et elle ? Elle ? haleta Armand en désignant Jeanne. – Elle ! répondit le médecin… Dans une heure, elle sera morte !

Un sanglot déchira la gorge de M. de Tournehem.

Et, comme s’il eût craint de ne pouvoir achever, il se hâta de continuer :

– Le médecin se retira. Armand se jeta à genoux, saisit la main de sa maîtresse, pleura, cria, supplia, demanda pardon… Jeanne revint enfin à elle… Lorsqu’elle vit Armand, un ineffable sourire illumina ses pauvres yeux… Elle voulut parler… la voix expira sur ses lèvres flétries… Alors, rassemblant ses dernières forces, elle se souleva, et d’un geste tragique montra à Armand l’enfant qui s’était endormi dans son berceau et souriait doucement… Puis elle retomba pour jamais !…

– Mon oncle ! mon oncle ! murmura la jeune fille palpitante d’angoisse. Qui dort sous cette tombe ? Je veux le savoir !…

– Écoute, écoute encore, enfant !… Armand, sur le corps de la pauvre morte, fit un serment solennel. Et celui-là, du moins, il espère l’avoir tenu… Deux jours plus tard, il emporta le bébé, pauvre créature innocente qui, vaguement, lui tendait ses petites menottes comme pour crier au secours… Puis il revint et fit enterrer Jeanne dans un petit terrain qu’il acheta dans les bois… Sur la tombe, simple dalle de marbre blanc, il renouvela son serment… tu sauras tout à l’heure les termes de ce serment… L’enfant fut confié à une famille de braves gens qui reçurent les instructions nécessaires. Armand voulait en effet que, plus tard, son enfant ne fût pas considérée comme une fille naturelle… une bâtarde…

– C’était une fille ! balbutia Jeanne d’une voix mourante.

– La fillette fut donc enregistrée à la paroisse de Saint-Jacques-de-la-Boucherie… comme fille légitime de… mais qu’importe le nom !… Quant à Armand, Paris et la France même lui devinrent insupportables. Chacun de ses pas se heurtait à un remords… Il fit de longs voyages… Mais à chaque fois qu’il toucha la terre de France, il revint sur la tombe de Jeanne pleurer et renouveler son serment. Ce serment, le voici… écoute !…

M. de Tournehem se leva et fit un pas vers la tombe.

La jeune fille, debout aussi, la figure dans les deux mains, frissonnante, éperdue, bégaya :

– Que vais-je apprendre en ce jour !… quelle vérité terrible et douce va descendre en moi !…

M. de Tournehem étendit la main au-dessus de la dalle de marbre… de la tombe sans nom, et prononça :

– Pour la sixième fois, moi Armand Le Normand de Tournehem, je renouvelle la parole que je t’engageai sur ton lit de mort. Ô toi que j’ai aimée… que j’ai tuée… dors en paix ! Je jure que notre enfant sera à l’abri du malheur. Je jure que jamais, par ma faute, une larme ne coulera de ses yeux. Je jure que ma vie, ma fortune, mon intelligence, ma volonté seront par moi jonchées sous ses pas, afin que la route de sa vie, à elle, lui soit plus douce… afin que tout le bonheur dont tu as été sevrée s’accumule sur sa tête !… Dors en paix !… »

À ces paroles de M. de Tournehem, répondit un cri déchirant :

– Ma mère ! Ma mère ! Ma mère !…

Et ce cri, c’était Jeanne qui le poussait.

Elle s’abattit à genoux, laissa tomber son front sur la dalle, et, toute secouée de sanglots, avec une infinie douceur, elle répéta :

– Ma mère !… Ma mère !…

– Et maintenant, continuait Armand de Tournehem, maintenant, ô morte adorée, en présence de notre enfant qui m’écoute, je te demande humblement si je suis pardonné !… Si mon exil a assez duré, si la punition a racheté le crime, parle, ô ma Jeanne, dicte à ta fille la parole de paix et de pardon que, depuis vingt ans, mon cœur espère !…

– Ma mère !… Ma mère !… Ma mère !…

Longtemps, la jeune fille demeura prosternée, les genoux sur la terre, les lèvres collées au marbre, répétant le mot sublime qui enferme en soi toute la joie et toute la douleur humaine, le redisant avec une sorte de douloureux ravissement, comme si elle eût voulu payer d’un seul coup à cette morte inconnue toute la tendresse, toutes les caresses, toutes les effusions de son cœur.

Armand de Tournehem s’était reculé de deux pas, et il attendait, sans un geste.

Seulement, il eut fait pitié à qui l’eût vu en ce moment…

Et lorsque Jeanne se releva enfin, appuyant ses lèvres sur le bout de ses deux mains réunies et envoyant un dernier baiser à la morte, il était pâle comme un mort…

Ses yeux ne se levèrent point sur sa fille.

Mais d’une voix humble et basse, il murmura :

– J’attends votre arrêt… Ce que vous direz, c’est la morte qui l’aura dit… mon enfant !…

Chancelante, à bout de forces, les bras ouverts, Jeanne s’avança vers Armand de Tournehem, et, par le même profond sentiment qui venait de faire cesser son tutoiement, à lui, elle se mit à lui dire « tu ».

– Père, fit-elle d’une voix étouffée, tu veux donc que je pleure à la fois mon père et ma mère, puisque tu ne me tutoies plus ? Je ne suis donc plus ta petite Jeannette… ta petite Toinon… père… père chéri !…

– Puissances du ciel ! rugit Armand de Tournehem. Elle m’a pardonné !… Jeanne ! Notre fille me pardonne !…

Et cet homme, dans un tremblement convulsif de sa gorge, eut un effrayant sanglot.

Sa fille s’était abattue dans ses bras.

Il la saisit frénétiquement, l’enleva comme une plume, l’emporta en courant à travers le bois, comme jadis il l’avait emportée de son berceau, pauvre bébé qui lui tendait ses innocentes menottes…

– Ma mère… mon père… murmurait Jeanne extasiée de cette vérité qui était descendue en elle et qui, selon son mot, était si terrible et si douce.

Mais, comme Armand de Tournehem traversait la clairière dans une course éperdue, comme il passait à l’endroit où s’était arrêtée la chasse royale, brusquement, Jeanne ferma les yeux…

Il lui sembla qu’en un tel moment, l’image qui entrait dans son cœur commettait un sacrilège…

Elle voulait la repousser…

Mais plus forte que sa piété pour la chère morte, que sa tendresse pour le père retrouvé, l’image, puissante, déjà maîtresse de ce pauvre cœur, y entra triomphalement… l’image d’un élégant cavalier qu’entourait le respect d’une foule de grands seigneurs… l’image du roi… de Louis XV…

Et tout au fond de son être, avec un énigmatique sourire qui voltigea sur ses lèvres pâlies, avec la douceur de l’amour, avec l’obstination d’une grande volonté qui montait en elle, la fille de celle qui dormait sous la tombe sans nom murmura :

– Le roi !… Le Bien-Aimé… mon bien-aimé !…

Chapitre 3 - LE SACRIFICE

Le lendemain de l’émouvante scène sur la tombe au fond du parc royal…

À Paris… Rue des Bons-Enfants.

D’un somptueux carrosse, un homme vient de descendre et pénètre dans un hôtel de style Régence.

Un homme jeune, certes, par l’âge, puisque à peine atteint-il vingt-six ans ; mais comme il est chétif, malingre dans son habit d’une élégance insolente ! Son visage est celui d’un vieillard, avec ses traits flétris par la débauche ou par les soucis d’ambition : seuls les yeux, d’un gris vitreux lorsqu’ils se sentent observés, ont parfois un éclair qui révèle d’indomptables volontés.

Avec respect, les domestiques du petit hôtel Régence sont accourus à sa rencontre.

Et lui, familièrement, en habitué, se dirige vers l’escalier qui conduit au premier étage, lorsque d’un petit salon d’attente, sort une femme qui, rapidement, saisit sa main, l’entraîne, et murmure :

– Venez… il y a du nouveau.

La femme, c’est M me Poisson, la « Poison » !

L’homme, nous allons le voir à l’œuvre…

Presque au même moment, un piéton qui marche lentement, appuyé sur un bâton d’épine, est entré dans la rue, est arrivé à la hauteur du carrosse arrêté devant le portail du petit hôtel, a regardé avec attention autour de lui, puis, indécis, s’est adressé à l’un des valets de pied.

– Excusez… monsieur. L’hôtel d’Argenson… connaissez-vous ?…

Le valet, par reconnaissance d’avoir été appelé « monsieur », daigne répondre. Il étend la main vers un grand bâtiment, en face, de l’autre côté de la rue, et dit :

– Là !…

– Courage, François Damiens ! murmure le piéton en tressaillant.

Une minute, il hésite, comme si sa pensée vacillait au souffle de quelque tempête.

Puis, redressant sa taille, une flamme dans les yeux, il traverse la rue, s’enfonce, disparaît sous le vaste portail du grand bâtiment sombre : l’hôtel de M. le ministre d’État, marquis d’Argenson, chez qui, presque tous les jours, le roi venait conférer des affaires publiques…

C’était une seigneuriale demeure aux lignes académiques, aux immenses escaliers de pierre grise, qui portait sur sa face majestueuse et sévère ce cachet de froide tristesse particulier au déclin du grand règne.

Louis XIV avait fait bâtir cet hôtel près de son Louvre ; et son ombre, glorieuse pour d’aucuns, honnie par tant d’autres, semblait y errer encore, le soir, parmi les meubles somptueux et lourds des vastes salons tendus de soies vieillies.

Et en face, antithèse pétrifiée, page d’histoire que le doigt de la fatalité avait soudain tournée du feuillet sinistre au feuillet orgiaque… parfaite expression de ce souper d’allégresse, de cette réaction de plaisir qu’avait été la Régence… en face de l’hôtel silencieux, comme voilé d’un crêpe, se dressait un logis coquet, musqué, fardé, avec ses balcons de fer forgé à volutes capricieuses, son style bâtard empêtré d’astragales, ses fenêtres à festons, d’où s’échappaient des murmures de rires et s’envolaient des arpèges de clavecin.

C’est là que, depuis six mois, habitait M me Poisson, figure à demi grotesque, à demi tragique… devenue très moderne.

C’est là qu’habitait « sa fille », figure de sylphe dont Paris s’enamourait, figure de grâce et de charme, fleur énigmatique poussée à l’ombre de ce champignon – vénéneux peut-être ! – qu’était la matrone au sourire blafard.

Au premier étage de ce logis, c’était une longue pièce éclairée par quatre fenêtres, que Jeanne-Antoinette appelait son atelier. Nous la retrouvons là, étendue sur un divan, à l’heure où François Damiens entrait à l’hôtel d’Argenson…

Assis devant un grand chevalet d’ébène, un homme d’une quarantaine d’années, au front intelligent, aux mains fines surgissant des dentelles précieuses de ses manches, à la tournure élégante, au sourire sceptique, faisait la critique d’un tableau.

Cet homme, c’était le maître François Boucher, qui l’année précédente avait exposé son chef-d’œuvre, le Bain de Diane, et à qui l’admiration des parisiens venait de décerner le surnom de « Peintre des Grâces ».

Dans un angle, la frêle M me du Hausset esquissait sur un clavecin en marqueterie, incrusté d’ivoires précieux, et que Boule avait signé, les mélancoliques reprises d’un menuet aux notations graciles et discrètes.

Et c’est sur cet air de menuet, qui semble l’accompagner en sourdine, que Jeanne, devant son maître et ami, égrène les fugitives pensées qu’elle laisse tomber sans ordre… dans un désordre charmant !

– Je m’ennuie, maître, il y a dans ce petit cœur qui bat, là, sous cette guimpe, trop de joies… oui, trop de joies… et trop de tristesses… Ah ! cela vous étonne !… Vous me parlez de ma peinture… et en exquis compagnon que vous êtes, en raffiné de politesse, vous me dites du bien de mon pinceau… Ah ! qui donc dira du bien à mon cœur… à mon pauvre cœur !… Ma peinture ? Croyez-vous vraiment que je l’estime ? Est-ce qu’une femme sait faire autre chose qu’aimer… et souffrir ?

– Vous êtes dans vos jours noirs, sourit le peintre, en travaillant.

– Je suis dans mes jours où j’étouffe… Connaissez-vous M me Lebon ?…

– La chiromancienne, nécromancienne, cartomancienne, marcomancienne, celle qui exerce tous les métiers rimant à païenne ?… Une folle dangereuse…

– Folle ? Écoutez… il y a quinze jours elle vint ici et me prédit que je serais presque souveraine…

Elle eut ce mot : demi-reine ! Pourquoi presque ?… Pourquoi demi ?…

– Vous voyez bien qu’elle est folle, chère amie, puisque vous êtes très souveraine par la beauté, tout à fait reine par l’esprit…

– Oh ! vous aussi ! Des fadeurs, des fadaises qui m’assomment quand elles ne m’outragent pas ! Voilà ce que je trouve chez tous ces fats, freluquets et roués qui viennent papillonner ici… Je m’ennuie, maître ! Et pourtant, je devrais être heureuse… infiniment heureuse… après ce qui m’est arrivé hier…

– Eh bien, Louise ! Pourquoi t’arrêtes-tu ?… Il est charmant, ce menuet. De qui ?…

– De Lulli, répondit M me du Hausset en reprenant une figure de menuet qui, de nouveau, jeta dans le salon la mélancolie de ses notations grêles et tendres.

– Tout ce qui est ici, que j’aimais tant, me pèse à présent, continuait Jeanne… Ces toiles, ces marbres, ces bronzes, m’attristent… Cette profusion de menus meubles avec leurs porcelaines de Chine et leurs magots du Japon m’encombrent au lieu de me distraire… Cette Diane antique même…

– Peste !… Et cette bibliothèque… un tant soit peu amoureuse… aux volumes reliés de précieux maroquins gaufrés d’or ?

– Hélas ! j’ai trop à faire de lire au fond de mon cœur…

– Diable ! diable ! Et ces bergers de mon admirable maître Watteau qui font pendant à ces vierges du sublime Raphaël ?… Et ces tentures de Chine où des oiseaux sacrés perchés sur une patte rêvent aux bords des lacs mystérieux que couvrent des fleurs inconnues ?… Et ces grands miroirs de Venise qui reflètent à l’infini les richesses entassées dans cet atelier par votre goût prodigue ?…

– Tout cela, maître, me devient étranger… que dis-je ? hostile !… Tout cela me crie que je suis une pauvre créature dévoyée, jetée hors du milieu qu’elle eût chéri !… Tout cela m’emplit les yeux et me laisse l’âme vide…

– Voyons… vous êtes trop nerveuse, dit le peintre ému.

– Non, non !… Je sens que je n’étais pas née pour cette existence de clinquant. Ah ! maître, mon cœur veut vivre !… Vivre !… Aimer !… Et je devine, autour de moi, dans l’ombre de ces richesses, des mains qui me poussent vers de fatales destinées… J’adore les fleurs, l’air pur, les grands espaces… et je sens que je vais me noyer dans un océan de boue dorée… Le soleil brille, maître… et je m’ennuie… j’ai peur… Ah ! j’ai peur de la catastrophe sournoise et lâche qui, peut-être à la minute même où je parle, s’en vient sur moi !…

Jeanne cacha son visage dans ses deux mains et des larmes perlèrent à travers ses doigts fuselés.

Plus ému qu’il n’eût convenu à son scepticisme seigneurial, – les grands artistes sont grand seigneurs –, le peintre se leva et se dirigea, les deux mains tendues, vers la jeune fille.

À ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça :

– M. Le Normant d’Étioles !…

François Boucher demeura cloué sur place.

Jeanne essuya vivement ses yeux et se souleva, les yeux fixés sur la porte, soudain affreusement pâle.

– La catastrophe ! murmura-t-elle.

Celui que, dans le vestibule, M me Poisson avait arrêté au passage, l’homme petit, chétif et malingre, entra, le chapeau sous le bras, la main gauche appuyée sur la garde d’une épée outrageusement enrichie de gros diamants. Il entra en souriant, et s’inclinant devant Jeanne :

– Vous m’attendiez ?… Parbleu ! Je suis impardonnable… Un maudit duel où j’ai dû servir de second à un de mes amis en fut l’unique cause… Daignez-vous agréer mes humbles excuses avec mes hommages ?…

– Vous êtes tout excusé, monsieur, balbutia Jeanne.

– Vous êtes adorable, dit M. d’Étioles en se redressant, et plus généreuse que Louis le Grand qui se fâchait pour avoir failli attendre… tandis que vous pardonnez, ayant attendu…

Et il se tourna vers le peintre en le saluant froidement.

– Fi ! la vilaine figure de mal-oiseau ! murmura François Boucher qui, baisant la main que lui tendait la jeune fille, répondit au salut de l’homme par un salut d’une grâce impertinente et se retira en fredonnant l’air de menuet que M me du Hausset venait d’interrompre.

– Laisse-nous, Louise ! fit Jeanne avec un effort visible.

M me du Hausset disparut, s’évapora comme le fantôme de la discrétion.

Alors, celui qu’on appelait Le Normant d’Étioles s’assit en face de Jeanne et demanda :

– M. de Tournehem n’est pas encore ici ?

– Vous le voyez, monsieur, dit Jeanne en cherchant à dompter le tremblement nerveux qui l’agitait.

– Ce cher oncle ! reprit M. d’Étioles sans paraître remarquer le trouble et la pâleur de la jeune fille. Je suis passé tout à l’heure en son hôtel du quai des Augustins pour lui dire qu’aujourd’hui même vous auriez une bonne nouvelle à lui annoncer…

– Une bonne nouvelle !… Moi !… s’écria Jeanne qui, de pâle qu’elle était, devint très rouge.

– Oui… celle que je vais vous annoncer moi-même, cousine.

– Voyons, murmura faiblement la jeune fille.

Le Normant d’Étioles se leva, la salua en souriant d’un sourire qui la glaça et dit :

– Ma chère cousine, j’ai l’honneur de vous informer dans la joie de mon cœur que j’ai pu lever les dernières formalités qui retardaient mon bonheur, et que M. l’abbé de Saint-Sorlin, curé doyen de Saint-Germain-l’Auxerrois, nous attend demain pour bénir notre union, sur le coup de midi, devant Dieu et les hommes…

Jeanne jeta un cri de terreur et d’angoisse.

Les yeux vitreux de M. d’Étioles dardèrent un regard de menace qui s’éteignit aussitôt.

– Qu’avez-vous, cousine ? s’écria-t-il. Oh ! j’aurais dû vous préparer à ce bonheur, n’est-ce pas !… Que voulez-vous… l’amour est imprudent… et moi je suis imprudent jusqu’à la folie…

– Demain ! répéta Jeanne atterrée, en tordant ses belles mains dans un geste inconscient.

– Demain ! C’est charmant, n’est-ce pas ?…

– Je pensais… je croyais… que… deux mois au moins… étaient nécessaires… balbutiait la jeune fille.

– Cela m’a coûté quelques milliers d’écus… mais l’Église est bonne mère après tout…

– Mais, monsieur, laissez-moi le temps de prévenir mon…

– Mon oncle ! interrompit M. d’Étioles au moment un autre mot allait s’échapper de la bouche de Jeanne. Ce digne oncle ! Notre cher oncle !… Il sait tout…

– Et il approuve ? demanda avidement Jeanne qui, peu à peu, se remettait.

– Des deux mains ! répondit d’Étioles.

– Je ne suis pas prête… essaya de résister encore la jeune fille.

– Bah ! Vous avez tout près de vingt-quatre heures pour habituer votre esprit à la sainte cérémonie à laquelle votre cœur se prépare depuis un mois… Tantôt, M me Céleste Lemercier, la grande habilleuse de la cour, vous apportera votre blanche toilette… Nos amis sont prévenus… Rien ne s’oppose donc…

– Rien ! prononça Jeanne avec un désespoir qui eut attendri un tigre.

Mais M. d’Étioles était plus et mieux qu’un tigre : il sourit.

Il y eut entre ces deux êtres une minute de silence effrayant… elle, se débattant en une sorte d’agonie ; lui, la couvant de ses yeux impitoyables.

Enfin, une révolte monta en elle, de son cœur à ses lèvres, et comme il essayait de prendre sa main, elle se recula, toute frissonnante, et, d’une voix saccadée, fiévreuse :

– Écoutez-moi, monsieur… laissez-moi parler sans m’interrompre… Ce que vous dites est impossible… Appelez-moi parjure, dites ce que vous voudrez… mais cela ne sera pas… Oui, c’est vrai… il y a un mois, je vous ai dit que je consentais… mais vous le savez… oh ! je lis dans vos yeux que vous le savez… je ne vous ai dit oui que dans un moment de terreur folle… Faut-il vous rappeler cette abominable soirée où je sentis un affreux désespoir m’envahir ?…

Elle éclata en sanglots, et ce fut ainsi, toute pantelante, qu’elle continua :

– Oui, le désespoir !… Je voyais autour de moi des regards insolents… on me chuchotait des choses hideuses… pour la première fois, je compris l’épouvante de ma destinée… je vis clairement ce que voulaient ces hommes qui venaient ici sous prétexte de musique et de poésie… Seule ! Seule au monde, j’eus peur… je me sentis lentement poussée à un abîme… je tremblai… je pleurai… et lorsque je vous vis, vous, mon seul parent, je me dis que vous pouviez me sauver… Et lorsque vous me dites que nul n’oserait insulter d’un regard celle qui porterait votre nom, je songeai à ce mariage… comme on songe à la claustration… et je dis oui !

– Et depuis lors, qu’y a-t-il de changé ? demanda froidement d’Étioles. Aujourd’hui, comme alors n’avez-vous pas près de vous votre excellente mère… cette chère M me Poisson ?…

– Aujourd’hui, monsieur, il y a ceci de changé que… M. de Tournehem est de retour… et lui me protégera !…

– Eh quoi ! l’oncle aurait donc supplanté le neveu !… ricana d’Étioles.

Jeanne se leva, le front empourpré. Une incroyable dignité se répandit sur son visage.

– Monsieur, dit-elle, je vous préviens que vous blasphémez. Puissiez-vous ignorer toujours ce qu’il y a d’odieux dans les paroles que vous venez de prononcer…

L’œil vitreux lança un éclair.

– Bref ! vous me renvoyez !… Ce brave petit cousin était bon il y a un mois. Maintenant, on le jette dehors comme un faquin !…

– Pardonnez-moi, Henri, reprit Jeanne, avec une ineffable douceur. Je ne vous renvoie pas. Je vous supplie, au contraire, de demeurer mon cousin affectueux… Toute mon amitié, toute ma reconnaissance vous sont acquises…

– Mais, par la mordieu, pourquoi ce mariage est-il donc devenu impossible ?…

– Henri ! Henri ! ne m’obligez pas à être cruelle !…

– Parlez ! Je puis tout entendre…

– Eh bien, je ne vous aime pas ! dit Jeanne avec une adorable simplicité.

Henri d’Étioles partit d’un grand éclat de rire qui bouleversa la jeune fille.

– La raison n’est pas valable ! s’écria-t-il. Moi, je vous aime… et je vous épouse !

– Monsieur, dit Jeanne suppliante, les mains jointes. Si je vous disais…

– Quoi ?… Dites toujours, ma chère fiancée.

– Vous êtes homme d’honneur, murmura la jeune fille d’une voix ardente. Vous ne voudrez pas abuser d’une minute de désespoir… et faire le malheur d’un cœur qui… non seulement ne vous aime pas… mais encore… en adore un autre !…

M. d’Étioles, tranquillement, donna une chiquenaude à son jabot de dentelle.

– Est-ce tout ? demanda-t-il d’une voix glaciale.

Jeanne demeura pétrifiée, sans un souffle, les yeux agrandis par l’épouvante, stupéfiée, comme si quelque monstre lui était soudain apparu.

– Or ça, continua Henri d’Étioles, voilà assez de galanteries, ma chère. Si vous le voulez, nous allons parler sérieusement, à cette heure.

– Sérieusement ! bégaya la jeune fille toujours debout, mais vacillante d’horreur. Quoi !… Ce que je vous ai dit…

– Ne compte pas ! Vous ne m’aimez pas ? J’épouse !… Vous en aimez un autre ? J’épouse !

– Ah ! éclata la jeune fille, pourpre d’indignation, c’est trop d’audace, et je me révolte ! Qui êtes-vous, monsieur, pour oser me parler ainsi, dans cette maison, chez moi ?… J’avais pitié ! Je tremblais du chagrin que j’allais vous causer ! Votre étrange attitude suffirait à me délier de vingt serments ! Par la mordieu, comme vous dites ! vous allez voir si je suis fille à me laisser insulter… Sortez, monsieur !

– Vous me chassez !

– Comme un laquais ! Puisque vous parlez à une femme comme un laquais hésiterait à le faire !

– Et moi, je ne sors pas ! gronda d’Étioles en se levant à son tour. J’ai parlé en laquais, soit ! Je vais agir en maître !

– Oh ! c’en est trop ! s’écria la jeune fille en s’élançant vers un timbre pour appeler.

D’Étioles étendit le bras. Ses yeux lancèrent un double éclair. Sa voix se fit sifflante :

– Appelle, malheureuse ! Je te jure que le coup de timbre que tu vas frapper sonnera aussi le glas pour la mort de ton père !…

– La mort de mon père ! bégaya Jeanne foudroyée.

Elle s’était arrêtée, palpitante, une main sur son cœur pour l’empêcher d’éclater.

D’un bond, le petit homme chétif et malingre fut près d’elle :

– M’accordez-vous deux minutes d’entretien ?

Elle fit oui de la tête, sans force pour prononcer un mot.

Et lui, la voix rauque, sa petite taille redressée, comme se fût redressée une vipère, le regard enflammé :

– Écoutez, haleta-t-il à mots hachés, vous ne connaissez pas notre bon roi Louis quinzième… notre Bien-Aimé…

Un sourd gémissement déchira la gorge de la jeune fille frémissante.

– Notre Bien-Aimé est capable de tout lorsqu’il s’apprête à lever des impôts nouveaux… de tout, dis-je, même de donner satisfaction aux clameurs du populaire ! Or, ces clameurs, en ce temps-ci, accusent fort MM. les fermiers généraux… Et, si je ne me trompe, M. de Tournehem est titulaire de la ferme générale de Picardie.

Jeanne eut un douloureux tressaillement. Un frisson de mort l’agita, la secoua comme une feuille.

– Hier, continua d’Étioles avec le même grondement de sa voix basse, hier, en revenant de la chasse, le roi a signé une ordonnance… une petite ordonnance de rien… Seulement, elle prescrit une enquête sur les comptes des fermes générales… Malheur à MM. les fermiers qui ne seraient pas en règle !… Le moins qui puisse leur arriver, c’est d’être pendus haut et court… à moins qu’ils ne soient de noblesse, comme M. de Tournehem, auquel cas ils auraient le droit d’avoir la tête tranchée sur le billot par le bourreau patenté…

– Oh ! je rêve ! murmura Jeanne. C’est un cauchemar atroce !…

– Eh bien ? reprit d’Étioles avec un effroyable rire. Que dites-vous de ceci : notre roi, Louis le Bien-Aimé, faisant trancher la tête du cher oncle !…

Le désespoir galvanisa la jeune fille.

– Misérable ! dit-elle d’une voix qu’elle crut effrayante, mais qui était faible comme un souffle. Misérable, vous savez bien que M. de Tournehem ne peut avoir forfait !

– J’ai la preuve du contraire, ma douce fiancée.

– Mais il est absent depuis de longues années !…

– Mais c’est lui qui a signé toutes les pièces comptables à chacun de ses retours… sans les lire, il est vrai !

– Infamie !… Lui qui vous a fait nommer son sous-fermier !…

– C’est justement ce qui m’a permis de saisir les preuves…

– … les preuves de vos propres vols !

– Hum ! Mais c’est lui qui signait !

– Horreur ! Horreur !…

– Êtes-vous ma femme ? J’innocente votre père. Ne l’êtes-vous pas ? Je le tue !

– Votre oncle !…

– Insuffisante parenté ! Je ne veux sauver que mon beau-père !

Pantelante, défaillante, Jeanne s’appuya à un fauteuil, tandis que d’Étioles croisait ses bras…

Face à face, ils se mesurèrent du regard.

Ils étaient livides, tous les deux.

Elle eut un haut-le-cœur, et cette fois ce fut d’une voix rugissante qu’elle reprit :

– Savez-vous que vous êtes infâme !

– Après ?

– Savez-vous que vous êtes plus hideux que le bourreau !

– Après ? Après ?

– Savez-vous que je vous hais d’une insondable haine, et que si j’en avais la force je vous étranglerais comme un chien enragé !

– Après ? Après ? Après ?

– Grâce ! gémit Jeanne en s’abattant sur ses genoux. Grâce pour moi ! Grâce pour lui ! Grâce pour mon père !… Si vous saviez comme il a souffert !… Si vous connaissiez la générosité de ce cœur !… Ah ! monsieur, vous ne serez pas impitoyable, n’est-ce pas ?… Vous avez voulu m’éprouver, peut-être ?… Oh ! soyez bon… soyez clément… et je vous chérirai comme un frère… et je vous bénirai à chaque heure de ma vie !…

Et, du fond de sa pensée, la malheureuse voyait se lever le fantôme d’une femme qui, comme elle, avait eu à choisir entre les deux tenailles de l’abominable dilemme…

– Ô ma mère !… Au moins, toi, tu aimais celui à qui tu te donnais !… Et malgré sa faute, il était digne de ton amour !… Ô mon père, saviez-vous que votre faute, à vous, retomberait tout entière sur la tête de votre enfant !…

Un ricanement de hyène l’interrompit :

– Vraiment ! grondait Henri d’Étioles, vous me faites l’honneur de vous agenouiller à mes pieds ! Et puis, je devrais m’estimer bien heureux, n’est-ce pas ? Je m’en irai, emportant vos bénédictions !… Merci, cousine !… Oui ! je suis laid, je suis affreux ! Oui, ma hideur morale est capable de faire oublier ma laideur physique ! Oui ! petit, souffreteux, étriqué, l’épaule déviée, le visage sans charme, j’ai l’audace de rouler dans ma tête d’avorton des pensées de grand homme ! Oui, j’ai résolu que votre splendide beauté couvrirait de ses rayons la misère de ce corps débile…

Il s’arrêta un instant, respira avec effort puis reprit :

– Écoutez, Antoinette. Ne faites pas appel à ma pitié, car nul n’a eu pitié de moi, pas même vous ! je veux m’élever d’échelon en échelon, ces échelons dussent-ils être des cadavres, jusqu’au faite de la fortune.

Moi, l’avorton, je veux faire trembler un royaume sous mon regard ! Or, je veux que ma maison devienne le centre des fêtes, le temple du goût, le phare lumineux qui attirera tous les oiseaux écervelés dont j’ai besoin. Cette lumière, ce sera vous, Antoinette ! Ce sera vous, ou je serai sans pitié !… J’ai dit !

– Grâce !… Henri ! Henri !… Mon frère… mon ami !…

Elle se traîna à genoux, sanglotante, à demi folle.

– Finissons-en ! Êtes-vous mienne ? Je me tais ! Est-ce non ? Dans une heure, je me présente au Conseil d’enquête, et ce soir, M. de Tournehem couchera à la Bastille… en attendant mieux.

– Grâce ! oh ! grâce !… pitié !…

Henri d’Étioles, d’un geste brusque, remit son chapeau sur sa tête.

D’une secousse, il se délivra de l’étreinte de Jeanne qui enlaçait ses genoux, et se dirigea vers la porte.

Au milieu du salon, il s’arrêta, et, sombre, tragique, fatal, il demanda :

– Est-ce oui ?… Est-ce non ?…

L’infortunée, dans un geste de désespoir, leva les bras au ciel, et, d’une voix à peine intelligible, prononça :

– Oui !…

– Vous consentez à devenir M me d’Étioles ?