Triboulet - Michel Zévaco - E-Book

Triboulet E-Book

Michel Zévaco

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Beschreibung

À 50 ans, François 1er est las de la belle Ferronnière, il aime la douce et jeune Gilette. Or Gilette n'est autre que la fille adoptive de son fou, Triboulet, et est aimée de Manfred, truand de la Cour des Miracles. D'autres surprises attendent encore le roi... François Ier, grande figure de la renaissance, nous apparaît ici sous un jour peu brillant: coureur de jupon, obsédé, lâche, il va se retrouver confronté à la vengeance de son ancienne maîtresse, odieusement traitée. Nous retrouvons, au coeur de ce récit, d'autres grandes figures historiques, telles que Ignace de Loyola (bras armé de l'Inquisition) ou Étienne Dolet (imprimeur et esprit éclairé). Comme toujours avec Zévaco, le style est vif, alerte, l'histoire pleine d'action et de rebondissements: on ne s'ennuie pas un instant. Il n'est pas besoin d'aller chercher loin l'inspiration de l'auteur, en la circonstance. Triboulet, personnage historique, qui fut le bouffon de la cour de France sous les règnes de Louis XII et François Ier, est le personnage principal de la pièce de Victor Hugo, Le Roi s'amuse, qui a ensuite inspiré Francesco Maria Piave pour le livret de l'opéra Rigoletto de Giuseppe Verdi. Il est amusant de constater que dans les articles encyclopédiques consacrés à Triboulet ou à la célèbre pièce de Hugo, ce roman de Zévaco n'est jamais cité. Ce qui en dit long sur la place de la littérature populaire...

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Triboulet

Chapitre 1 - LE ROIChapitre 2 - LE BOURREAUChapitre 3 - LE BOUFFONChapitre 4 - LE GUEUXChapitre 5 - LA MÈREChapitre 6 - REFUGE OU TOMBEAUChapitre 7 - LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLETChapitre 8 - LES DEUX PÈRESChapitre 9 - LE GRAND PRÉVÔTChapitre 10 - MADELEINE PERRONChapitre 11 - LOYOLAChapitre 12 - FILLE DE ROI !Chapitre 13 - NUIT DE RÊVEChapitre 14 - MANFREDChapitre 15 - DEUX FRÈRESChapitre 16 - LA COUR DES MIRACLESChapitre 17 - MONCLAR PARLE DE LANTHENAYChapitre 18 - GILLETTE FIANCÉEChapitre 19 - LA GYPSIEChapitre 20 - MANFRED ET LANTHENAYChapitre 21 - FRÈRE LUBIN ET FRÈRE THIBAUTChapitre 22 - LA BEAUTÉ DE MADELEINE PERRONChapitre 23 - UN LIVRE EN VAUT UN AUTREChapitre 24 - LA PETITE DUCHESSEChapitre 25 - TRIBOULETChapitre 26 - LA DUCHESSE D’ÉTAMPESChapitre 27 - MARGENTINE LA FOLLEChapitre 28 - LE RANZ DES VACHESChapitre 29 - LA TAVERNE AU BORD DE L’EAUChapitre 30 - IMPOSSIBLES AMOURSChapitre 31 - RABELAISChapitre 32 - UNE VOIX APPELAIT MANFREDChapitre 33 - QUI AVAIT APPELÉ MANFRED ?Chapitre 34 - M. DE MONCLAR CHEZ LUI ET CHEZ LE ROIChapitre 35 - CHEZ ÉTIENNE DOLETChapitre 36 - DEMAIN !…Chapitre 37 - LE PÈREChapitre 38 - MONTGOMERYChapitre 39 - RECHERCHESChapitre 40 - LA PRINCESSE BÉATRIXChapitre 41 - LA VISITE DE RAGASTENS AU GRAND PRÉVOTChapitre 42 - EN QUELLE MAISON SE RÉFUGIA RAGASTENSChapitre 43 - LA CONCIERGERIEChapitre 44 - LAISSEZ PASSER…Chapitre 45 - ÉTONNEMENT DE MAÎTRE GRÉGOIREChapitre 46 - LES SUITES DE CETTE AVENTUREChapitre 47 - ENTRETIENChapitre 48 - TENTATIVEChapitre 49 - UN CAPRICE DE FRANÇOIS IerChapitre 50 - TRICOT SE DESSINEChapitre 51 - BATAILLEChapitre 52 - LE POISONChapitre 53 - L’ENCLOS DES TUILERIESChapitre 54 - DIANE DE POITIERSChapitre 55 - APPARITIONNotes de bas de pagePage de copyright

Chapitre 1 - LE ROI

– Ici, Triboulet !

Le roi François Ier, d’une voix joyeuse, a jeté ce bref et dédaigneux appel.

L’être tordu, bossu, difforme, à qui l’on parle ainsi, a tressailli ; ses yeux ont lancé un éclair de haine douloureuse. Puis sa face tourmentée, soudain, se fend d’un ricanement ; il s’avança en imitant le furieux aboi d’un dogue.

– Çà, bouffon, que signifient ces aboiements ? demande le roi, les sourcils froncés.

– Votre Majesté me fait l’honneur de m’adresser la parole comme à un de ses chiens ; je lui réponds comme un chien : c’est une façon de me faire comprendre, sire !

Et Triboulet salue, courbé en deux. Les quelques gentilshommes qui sont là éclatent en folles huées.

– À plat ventre ! crie l’un d’eux, un chien, ça se couche, Triboulet !

– Ça mord quelquefois, monsieur de la Châtaigneraie. Témoin ce coup de croc que vous a donné Jarnac… sous forme d’un soufflet !

– Misérable insolent ! rugit La Châtaigneraie.

– La paix ! commande le roi en riant. Or, maître fou, parle sans déguiser : Comment me trouves-tu aujourd’hui ?

Debout devant l’immense miroir, présent de la République vénitienne, le roi François Ier se contemple et s’admire, tandis que deux valets empressés achèvent d’ajuster sa toque de velours noir à plume blanche, son pourpoint de satin cerise et son habit de fourrures.

– Sire, répond Triboulet, vous êtes beau comme le seigneur Phébus !

– Pourquoi comme Phébus ? interroge le monarque.

– Parce que, comme celle de Phébus, la tête de Votre Majesté est entourée de rayons ; seulement, les rayons sont figurés par les poils blancs de votre barbe et de vos cheveux !

Triboulet recule en secouant sa marotte et en faisant grincer son ricanement. Les gentilshommes murmurent, indignés de tant d’audace ; mais le roi a ri, et ils rient plus fort que le roi, plus fort que Triboulet.

François Ier redresse sa haute taille aux épaules d’athlète, son buste large, fait pour les lourdes armures.

Il se tourna vers ses gentilshommes :

– Et toi, Essé, comment me trouves-tu ?

– Jamais Votre Majesté ne me parut plus alerte ; elle rajeunit de jour en jour !

– Comte ! comte ! glapit Triboulet, vous allez faire croire au roi qu’il retombe en enfance. Cela viendra, mais il n’a que cinquante ans encore, que diable !

– Et toi, Sansac ? demande le roi.

– Votre Majesté demeure un modèle d’élégance…

– Oui, interrompt le fou ; cependant, vous ne vous mettez pas une bosse au ventre pour mieux imiter la proéminente élégance du ventre royal ! Moi, au moins, j’en ai une au dos !

Les courtisans dardèrent sur lui des regards haineux auxquels il riposta par des grimaces. Le roi se mit à rire.

– Sire, s’écria alors La Châtaigneraie avec dépit, Votre Majesté daignera-t-elle nous expliquer d’où lui vient aujourd’hui sa belle gaieté ?…

– Pardieu ! cria aigrement Triboulet, le roi songe à la paix que lui a imposée son cousin l’empereur : il ne perd que la Flandre et l’Aragon, l’Artois et le Milanais. Il n’y a pas de quoi pleurer, je pense !

– Bouffon !…

– Non ?… Ce n’est pas cela ?… Le roi songe peut-être aux massacres qui se font pour Notre Mère l’Église… La Provence noyée dans le sang !… Moi aussi, cela me rend tout joyeux !…

– Silence ! gronda le roi, tout pâle devant ces spectres que le fou venait d’évoquer.

Et il se hâta de reprendre :

– Messieurs, grande expédition ce soir !… Ah ! j’ai cinquante ans ! Ah ! on dit que je me fais vieux ! ajouta-t-il fiévreusement, comme pour s’étourdir. Nous allons voir ! Après Marignan, on disait : Brave comme François ! Je veux qu’on dise encore, et toujours : Jeune comme François ! Galant comme François ! Par Notre-Dame, rions, mes amis, puisque la vie est si douce et que les femmes sont si belles dans notre pays de France…

– Jour de Dieu, mes amis ! L’amour ! Ah ! la divine musique de ce mot : J’aime !… Si vous saviez comme elle est belle dans sa candeur, et comme ses dix-sept printemps mettent à son front d’ange une auréole de pureté !… Et c’est cela qui m’enflamme et jette dans mes veines des torrents de feu ! C’est cette pureté qui brille en son regard, c’est toute cette virginité qui me tente, m’attire, m’affole !…

Devant cette soudaine confession qui éclatait sur les lèvres de François Ier, les courtisans se taisaient, anxieux… Qui était cette jeune vierge qu’aimait le roi ? Le monarque, maintenant, se promenait avec agitation. De nouveau, le grand miroir attira son regard.

– Non, je n’ai pas cinquante ans ! Je suis si jeune ! Je le sens aux puissants battements de mon cœur, à l’amour qui délire dans ma tête. J’aime, et je veux qu’elle m’aime !…

– Et si elle ne veut pas vous aimer, elle ? interrogea Triboulet avec un ricanement où il y avait une sourde angoisse.

– Elle m’aimera ! car tel est mon bon plaisir… Ce soir !… à dix heures… Vous serez là… Vous m’aiderez…

– Certes, sire ! s’écria d’Essé ; mais que va dire la belle Mme Ferron quand elle saura…

– La Ferron ! Elle m’ennuie ! Elle m’assomme ! Je n’en veux plus ! Elle est devenue une chaîne pour moi !

– Une belle ferronnière ! exclama Triboulet.

– Triboulet, le mot est impayable, s’écria le roi épanoui. Il faut le donner à Marot pour qu’il l’enchâsse en quelque ballade… La belle Ferronnière !… Charmant !

– Je donnerai le mot à Marot, dit Triboulet. Mais vous signerez la ballade, sire !

– Triboulet, tu seras de l’expédition, ce soir ? reprit François qui feignit de n’avoir pas entendu cette allusion à ses plagiats.

– Pardieu, mon prince ! Il ferait beau voir le roi de France faire une sottise qui ne serait pas contresignée par son bouffon !

Retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, Triboulet regardait tomber la nuit sur les constructions à demi achevées du nouveau Louvre. Et, en lui-même, le bouffon songeait :

– Il a dit : une jeune vierge de dix-sept ans… Qui peut être cette enfant ?… J’ai peur !…

Une expression de crainte, de douleur et d’angoisse mortelle se figeait sur son visage tourmenté. Quels redoutables problèmes s’agitaient dans ce pauvre cœur ?

– Quant à la Ferron, continuait François Ier… quant à Madeleine Ferron, je vais de ce pas chez elle… Et je lui ménage une surprise telle que jamais plus il n’y aura possibilité de renouer la ferronnière !…

– Voyons la surprise ? demanda Sansac.

À ce moment la porte de la chambre royale s’ouvrit. Un homme vêtu de noir, livide de figure, apparut.

– Voici M. le comte de Monclar, déclama Triboulet qui, en se retournant, reprit son masque de joie sardonique, voici M. le grand audiencier, grand prévôt de Paris, maître austère de notre police, justement redouté de MM. les truands, tire-laine, sabouleux[1] et suppôts de Galilée !…

Le comte de Monclar s’était avancé vers le roi, devant lequel il demeura incliné.

– Parlez, monsieur, dit François Ier.

– Sire, je viens vous soumettre la liste des demandes d’audiences, afin que Votre Majesté me désigne ceux de ses sujets qu’elle daignera recevoir. Il y a d’abord le sieur Etienne Dolet, imprimeur à l’enseigne de la Dolouèred’or.

– Je ne veux pas le recevoir, fit durement le monarque. Vous aurez à surveiller étroitement cet homme qui a d’étranges accointances avec les nouvelles sectes qui empoisonnent mon royaume… Ensuite ?

– Maître François Rabelais…

– Qu’il aille au diable ! Et qu’il prenne garde, lui aussi ! Notre patience royale a des bornes… Ensuite ?

– Vénérable et vénéré dom Ignace de Loyola…

Le front du roi devient soucieux.

– Je recevrai demain le vénérable Père.

– Pardieu ! glapit Triboulet. Après les robes de femmes, notre sire n’aime rien tant que les robes de moines !

– C’est tout pour les audiences, sire, reprit le comte de Monclar, mais… Sire, la Cour des Miracles devient une intolérable peste, qui menace d’empoisonner Paris. Il y a que toute la rue Saint-Denis devient inhabitable ; que les rues des Mauvais-garçons, des Francs-Bourgeois, de la Grande et Petite Truanderie envahissent les rues saines ; que l’audace des malandrins dépasse les limites et qu’il faut faire un exemple. Deux hommes méritent la corde : un certain Lanthenay et un autre qu’on nomme Manfred… Que faut-il en faire ?

– Prenez ces deux hommes et pendez-les !

Triboulet battit des mains :

– À la bonne heure ! On manque de distractions à Paris. C’est à peine s’il y a eu cinq pendaisons hier et huit aujourd’hui !…

Puis l’homme noir sortit, dans un grand silence. Seul, Triboulet cria :

– Salut à l’archange du Gibet !…

– Ce pauvre Monclar ! dit le roi. Voilà vingt ans qu’il en veut fort à tous ces Égyptiens et Argotiers qu’il accuse d’avoir volé et peut-être tué son jeune fils… Mais maintenant que les affaires de l’État sont réglées, occupons-nous des nôtres. Au logis Ferron… en attendant l’expédition de ce soir !

Et François Ier, suivi de ses gentilshommes, sortit de la chambre royale, fredonnant une ballade…

Chapitre 2 - LE BOURREAU

Il est huit heures. La nuit est d’un noir d’encre. Il vente un vent froid de fin d’octobre qui souffle en rafales.

C’est près de l’enclos des Tuileries.

Là se dresse une maison isolée : le nid qui abrita les amours du roi et de la belle Mme Ferron. Au premier, une fenêtre faiblement éclairée brille comme une discrète étoile.

La chambre est aménagée pour les longues étreintes passionnées qu’avive et surexcite un savant décor. Le lit monumental ressemble à un vaste et profond autel édifié pour le perpétuel recommencement d’un sacrifice érotique.

Sur un fauteuil, aux bras du roi François Ier, assise sur ses genoux, une femme dont aucun voile ne gaze la splendide impudeur, tend ses lèvres et murmure :

– Encore un baiser, mon François…

Cette femme est jeune. Elle est souverainement belle. La nudité marmoréenne de sa chair éclatante et rose, la ligne harmonieuse de son corps cambré en une pose lascive, le rayonnement de ses cheveux blonds épars sur ses épaules, l’ardeur veloutée de ses yeux brûlants, la palpitation précipitée de son sein que soulève la passion, cet ensemble merveilleux exalte le roi. Ce n’est plus une femme. Ce n’est plus la belle Mme Ferron. C’est Vénus elle-même ! c’est Aphrodite superbe d’impudicité…

– Encore un baiser, mon roi…

Les deux bras nerveux de François se nouent autour de la taille souple ; il pâlit, la saisit, l’emporte à demi pâmée, et roule près d’elle, sur le lit profond…

Au dehors, du fond de l’ombre, un homme contemple la fenêtre éclairée… Immobile, insensible aux morsures du froid, blême, les traits contractés, cet homme regarde, de ses yeux pleins de désespoir…

Il balbutie d’incohérentes paroles :

– On a menti ! c’est impossible ! Madeleine ne me trahit pas ! elle n’est pas dans cette maison ! Madeleine m’aime ! Madeleine est pure… Celui qui est venu aujourd’hui me prévenir en a menti ! Et pourtant, malheureux, je suis là, guettant, pleurant, attendant que cette porte s’ouvre !…

Dans la chambre, le roi François Ier, maintenant, s’apprête à partir.

– Vous reviendrez bientôt, mon François ? soupire la jeune femme.

– Par le ciel ! Il faudrait n’avoir pas d’âme ! Ce sera bientôt, je le jure… Adieu, ma mie… Avez-vous fait attention à ce coffret d’argent que je vous ai rapporté ?

– Qu’importe, mon roi !… Revenez bientôt.

– Bientôt, certes ! C’est Benvenuto Cellini qui l’a ciselé tout exprès pour vous.

– Oh ! si vous veniez à me manquer, mon doux amant !

– J’ai placé dedans un collier de perles qui siéra à ravir à votre divin cou d’albâtre… Adieu, ma mie…

Un dernier baiser… Le roi François Ier descend…

Sur le seuil de la porte ouverte, il s’arrête, scrute la nuit, entrevoit les silhouettes de ses courtisans qui l’attendent… Il sourit et s’avance à leur rencontre…

– La surprise, Sire ? demande Essé.

– Vous allez voir !…

À ce moment, une ombre se détache de la nuit… L’homme vient vers le groupe des gentilshommes… Il jette des yeux hagards sur ces seigneurs… Qui est, parmi eux, le traître ?… Qui lui a volé sa femme ?…

– Vous êtes Ferron ? raille François Ier.

L’homme fait un effort, cherche à reconnaître celui qui parle, ses mains se crispent comme pour un étranglement.

– Et vous ? grince-t-il… et toi ? Qui es-tu ? qui es-tu ?…

Tout à coup, ses bras retombent.

– Le roi ! Le roi ! bégaye l’homme, écrasé.

Un rire lui répond… Il sent qu’on glisse un objet dans sa main… Il demeure un instant stupide d’horreur et de désespoir… Et quand il revient à lui, quand ses poings se relèvent dans une résolution suprême, le groupe des seigneurs a disparu dans la nuit…

Le roi et ses courtisans se sont arrêtés à vingt pas de là, curieux de ce qui va se passer.

– Comment trouvez-vous la surprise ? demande le roi.

– Admirable ! Le Ferron fait merveilleuse figure !…

– Bah ! ricane le roi. Il se consolera avec le prix du collier que je viens de laisser là-haut.

L’amant de Madeleine vient de remettre à Ferron la clef de la maison où s’est consommé l’adultère !… C’est la « surprise » préparée par le Roi-Chevalier !

Un râle, un sanglot d’abominable souffrance déchire sa gorge… Soudain, une main le touche à l’épaule.

– Me voici, maître Ferron, murmure quelqu’un. Fidèle au rendez-vous…

Ferron regarde d’un œil hébété…

– Le bourreau !… exclame-t-il avec un frisson de joie.

– Pour vous servir, mon maître. Vous m’avez dit : « Viens à huit heures, à l’enclos des Tuileries. Il y aura de la besogne pour toi. » Je suis venu !

Ferron essuie la sueur qui coule de son front… Puis il saisit la main du bourreau :

– Ce que je t’ai demandé tantôt… es-tu décidé à le faire ?… Tu n’hésiteras pas ?…

– Puisque vous allez me payer !…

– Il s’agit d’une femme… entends-tu ?

– Homme ou femme, c’est bon ! Puisque vous me payez !

– Tout est prêt ?… La voiture ?…

– Là, dans l’angle de la Tuilerie…

– Bon ! halète Ferron. Tu ne mens pas ? Tu n’as pas peur ? Tu feras la chose ?

– À onze heures et demie, on m’ouvrira la porte Saint-Denis : j’y connais quelqu’un. À minuit, homme ou femme, tout sera fini !…

– Attends ici, alors ! Attends !

Ferron s’élance vers la mystérieuse et coquette maison.

En haut, Madeleine Ferron, avec des gestes languides, s’habille et songe à ce qu’elle va raconter à son mari, là-bas, dans le logis marital, pour expliquer sa longue absence…

Car elle aime !… Follement, de toute son âme, de tout son corps, elle aime !

Et de ses lèvres humides, de ses yeux noyés de tendresse, Madeleine Ferron sourit doucement à sa propre image que lui renvoie le grand miroir devant lequel elle s’est placée. Tout à coup, ses lèvres se glacent…

Elle demeure sans voix, sans un geste. Invinciblement ses yeux, agrandis par la terreur, s’attachent à une image que lui renvoie maintenant le miroir… l’image de l’homme qui vient d’ouvrir la porte, et blême, pareil à un spectre, s’est arrêté dans l’encadrement… l’image de Ferron !…

Le mari est là avec son regard glacial qu’elle sent peser sur sa nuque frissonnante !…

Par un suprême effort d’énergie, Madeleine parvient à reconquérir un peu de sang-froid. Elle se retourne, en même temps que Ferron entre tout à fait et ferme la porte…

– Comment êtes-vous ici ? murmure-t-elle angoissée.

Ferron veut répondre… La parole confuse qui s’exhale de ses lèvres n’est qu’un râle… Alors, il fait un geste… Il montre la clef que lui a remise François Ier, et qu’il tient encore à la main. Cette clef, Madeleine la reconnaît.

Une idée terrible traverse son cerveau : Ferron a guetté le roi !… Ferron a tué le roi !… Sa terreur tombe. Elle bondit sur son mari. Elle saisit ses deux poignets.

– Cette clef ! hurle-t-elle, cette clef !… Comment l’avez-vous eue !…

Ferron devine sa pensée. D’une secousse, il se débarrasse de l’étreinte de Madeleine et il la repousse. Elle va tomber près de la fenêtre, reprise de terreur devant cet homme qui s’avance sur elle, les poings levés, en râlant :

– Malheureuse ! Je connais ton infamie et la sienne ! Cette clef ! C’est lui qui me l’a remise ! C’est ton amant ! C’est le roi !

Affolée, Madeleine se relève, ouvre la fenêtre, se penche.

Folie !… Ce n’est pas possible !… Son François n’a pu être infâme à ce point ! Son roi va accourir à son appel !

– À moi, mon François ! clame-t-elle.

Cette fois, le roi répond. De sa voix railleuse, il crie :

– J’ai brisé ma ferronnière… Adieu ma mie !… Adieu, ma belle Ferronnière !…

La voix du roi François Ier s’éloigne, chantant sa ballade favorite, et se perd parmi des rires étouffés. Plus rien : un silence tragique !

Madeleine, pétrifiée, hébétée, est frappée de vertige… Tout s’effondre autour d’elle… son cœur se brise… un immense dégoût l’envahit… elle se penche, écumante, et de sa bouche crispée jaillit une farouche insulte :

– Roi de France !… Lâche !… Lâche !…

Et elle retombe en arrière, comme une masse.

Perron, une minute, la contemple avec une tranquillité plus effrayante que sa colère.

Enfin, il s’accroupit près d’elle, le menton dans ses mains, perdu dans une muette extase de désespérance.

L’horrible tête-à-tête du mari, fou de douleur, et de la femme évanouie dure longtemps.

Le tintement d’une horloge éveille Ferron…

– Onze heures ! crie une voix, dehors.

La voix du bourreau !… Ferron la reconnaît…

Ses yeux errent autour de lui… Sur une table, il aperçoit le coffret d’argent, merveille de ciselure florentine, laissé par le roi… Il sourit affreusement, s’empare du bijou…

Alors, il se penche sur Madeleine, la soulève, l’emporte…

En bas, la voiture est là qui attend…

Ferron y jette sa femme. Puis il se tourne vers le bourreau et lui tend le coffret d’argent.

– Voici le « paiement », dit-il d’un ton sinistre qui souligne la double entente de ce mot.

Le bourreau saisit avidement le coffret, le contemple et pousse un grognement de joie. Alors il saute sur le siège.

Ferron monte dans la voiture qui démarre aussitôt…

La course infernale éveille des échos de ferraille dans les rues noires… la voiture s’engouffre sous la porte Saint-Denis qui s’est ouverte à un signal…

Hors les murs, la route est défoncée, barrée de fondrières… la voilure se met au pas, s’avance péniblement vers un point noir, là-bas, sur une éminence…

Dans la voiture, Madeleine est revenue de son évanouissement. Elle se débat, supplie :

– Grâce ! Où me conduisez-vous ? Grâce !…

Là-bas, sur l’éminence, le point noir s’élargit, s’amplifie, se dessine… et la voiture s’arrête.

Ferron saute à terre, entraînant Madeleine.

– Grâce ! Au secours ! François ! François ! pleure la femme adultère à qui la terreur fait oublier, à ce moment, l’infamie de celui qu’elle adorait.

– Oui ! rugit Ferron. Appelle-le ! Où est-il, ton François ? Où est-il le chevalier qui m’a fait prévenir de ta trahison ? Où est-il, l’amant qui te livre au bourreau ? Où est-il ? Patience, Madeleine ! Je le retrouverai, j’en jure ma haine et mon désespoir ! Et alors, ce sera horrible ! Toi d’abord… Lui ensuite !…

Et il la pousse dans les bras du bourreau.

La malheureuse jette autour d’elle un regard affolé.

– Dieu du ciel ! balbutie-t-elle. Où suis-je ?

Devant elle se dresse une étrange, une fantastique maçonnerie vers laquelle le bourreau la traîne… Et son cri d’épouvante déchire lamentablement la nuit :

– Horreur !… Le gibet de Montfaucon !

Chapitre 3 - LE BOUFFON

– Où est-il, ton amant ? Que fait-il le Roi-Chevalier ?…

– Grâce ! Pitié ! crie-t-elle encore.

Cherchons la réponse à cette ironique et sinistre question du mari… Que faisait François Ier ?…

Vers dix heures, comme tout dormait au Louvre, le roi, retiré dans sa chambre, attendait l’arrivée des trois courtisans favoris dont il avait coutume de dire :

– Essé, Sansac, La Châtaigneraie et moi, nous sommes quatre gentilshommes.

Il était seul avec Triboulet. Celui-ci jouait un air de rebec, tandis que François Ier, tout joyeux de l’expédition amoureuse qui se préparait, se promenait avec impatience.

– Gillette !… Elle s’appelle Gillette Chantelys !… Jour de Dieu ! Le joli nom pour une si jolie fille ! murmurait-il.

Et il ajoutait, dans le fond de sa pensée :

– Ah ! Je l’aime vraiment !… Jamais je n’éprouvai désir aussi intense, et jamais sensation plus douce et plus ardente ne caressa mon cœur !…

– Voici les trois quarts de roi ! s’écria Triboulet.

Essé, La Châtaigneraie et Sansac faisaient leur entrée.

– Sommes-nous prêts, messieurs ?

– Nous sommes toujours prêts, Sire, pour le service de Votre Majesté, dit Sansac.

– Mais, ajouta La Châtaigneraie, le roi ne nous a pas encore dit où nous allons.

– Messieurs, nous allons à l’enclos du Trahoir, près la rue Saint-Denis. C’est là que gîte le bel oiseau qu’il s’agit de dénicher… L’oiseau s’appelle Gillette… et…

François Ier ne put achever, un cri d’angoisse, semblable au cri de détresse d’une bête blessée à mort, venait de retentir… Ce cri, Triboulet l’avait poussé…

– Qu’a donc le bouffon ? ricana Sansac.

– Rien, messieurs, rien… moins que rien… j’ai laissé tomber ce rebec… et l’émotion…

Triboulet était blême. Il fit un effort qui eût paru sublime à quiconque eût pu lire dans ce cœur.

– Que disait donc le roi ? demanda-t-il.

– Le roi disait que nous allons à l’enclos du Trahoir, répondit François Ier.

– À l’enclos du Trahoir ! s’écria-t-il. Votre Majesté n’y songe pas !…

– Qu’est-ce à dire, bouffon !

– Mais, Sire, rappelez-vous ce que disait M. de Monclar… les truands en révolte… l’enclos du Trahoir est si près de la Cour des Miracles !… Non, non, Sire, vous ne commettrez pas cette folie…

– Çà ! perds-tu la tête ?

– Sire, attendez à demain !… Je vous le demande en grâce ! Demain le grand prévôt aura saisi les plus dangereux de ces coquins… demain, Sire… pas ce soir !…

– Triboulet est fou, messieurs : il devient raisonnable.

– Raisonnable, oui, Sire. Mes paroles sont dictées par de justes craintes… Sire !… Sire !… n’allez pas ce soir à l’enclos du Trahoir…

– Du danger ? Par Notre-Dame, voilà qui complète le plaisir de l’expédition ! Venez, messieurs ! Viens, Triboulet !

D’un bond. Triboulet se jeta devant lui :

– Sire ! Sire !… Daignez m’écouter… Songez à ce que vous allez faire, Sire !… Une enfant de dix-sept ans ! Votre Majesté aura, pitié… Quoi. Sire ! Vous avez les dames de la Cour, les bourgeoises… Cette pauvre petite… Tenez, Sire, je ne la connais pas, mais cela me fait une étrange peine… Tant de charme, de jeunesse et de pureté ! Vous l’avez dit vous-même… Oh ! Sire ! grâce pour cette enfant ?…

Il y eut un éclat de rire général.

– Triboulet, que de vertu ! pouffa le roi.

Le malheureux fou tordait ses mains.

– Sire ! sire ! reprit-il, qui vous dit que cette enfant n’a pas une mère !… Songez à l’affreux désespoir…

– Rassure-toi ! fit le roi en riant de plus belle. Elle n’a pas de mère !…

– Ou un père, peut-être ! continua Triboulet d’une voix tremblante. Un père !… Oh ! Sire ! Pensez au deuil abominable qui eut atteint votre cœur paternel, si…

– Misérable ! rugit le roi, blanc de fureur, oserais-tu quelque sacrilège comparaison !

Sa main lourde s’abattit sur l’épaule du bouffon qui tomba sur ses genoux.

– Non ! non ! Sire, clama le malheureux. Loin de moi la pensée d’assimiler un cœur de roi à un cœur d’homme !… Mais, Sire, si pourtant cette enfant a un père !… Oh ! songez à ce que va souffrir cet homme ! Songez que vous allez le tuer, Sire !

– Assez, bouffon !… Venez, messieurs !…

– Sire, je suis à vos genoux !

– Jour de Dieu !

– Le chien devient enragé, dit Sansac.

Triboulet se redressa péniblement. Le roi voulut l’écarter.

– Sire, dit Triboulet, tuez-moi. Moi vivant, vous n’irez pas au Trahoir.

– Sansac, appelez mon capitaine.

L’instant d’après, le capitaine des gardes apparut.

– Bervieux, commanda le roi, arrêtez mon bouffon !

– Sire ! sanglota Triboulet d’une voix brisée, Sire ! faites-moi jeter dans un cachot, mais écoutez-moi, par pitié !… Je vais vous dire… vous allez savoir…

Bervieux avait fait un signe. En une seconde, le bouffon fut saisi, entraîné… Deux minutes plus tard, il était enfermé dans une salle basse du Louvre.

Pendant quelques instants, Triboulet demeura immobile, frappé de stupeur. Puis, tout à coup, il se mit à tourner dans sa prison, en poussant de lamentables clameurs.

Puis, enfin, il tomba tout de son long sur les dalles et il pleura ! Il sanglota ! Il pria, supplia !…

Le capitaine de Bervieux qui, surpris de cette arrestation, avait écouté à la porte, raconta plus tard à son lieutenant Montgomery qu’il n’avait jamais entendu pareils accents de lamentation, et qu’il avait dû s’en aller pour ne pas se mettre à pleurer.

– Sans pitié !… grondait Triboulet en labourant les dalles de ses ongles saignants. Ce roi est sans pitié !… Pouvais-je lui dire ! Il se serait ri de moi !… ô ma Gillette !… ô mon ange candide et pur !… Pouvais-je lui dire, à ce monstre, que tu es toute ma vie !… que nos destinées sont indéliables… depuis le jour où, pauvre enfant perdue, tu apparus si pitoyable au bouffon enchaîné que raillait une ville entière !… depuis l’heure bénie où ton regard de pitié fut le rayon céleste qui éclaira mon enfer !… Ma fille !… Je vous assure. Sire, qu’elle est devenue ma fille, à moi, qui n’ai ni père, ni mère, ni femme, ni amante, ni enfant, ni rien au monde !… Rendez-moi ma fille ! Pitié, Sire !

Au matin, on pénétra dans la salle basse. On trouva Triboulet évanoui. Chose affreuse : sur sa figure, insensible et raidie, coulaient lentement des larmes qui tombaient une à une et roulaient sur les dalles.

Chapitre 4 - LE GUEUX

Le roi François Ier courait à l’enclos du Trahoir. Il marchait, rapide et silencieux, souriant à son rêve d’amour.

Ses compagnons respectaient sa rêverie…

Soudain, comme ils débouchaient dans la rue Saint-Denis, une femme à peine vêtue, malgré le froid, les croisa sans les voir. Et sa voix s’éleva, stridente :

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille !… de ta fille !…

Le roi s’arrêta, pâle et frissonnant. D’un geste instinctif, il ramena son manteau sur son visage… comme s’il eût craint d’être vu par la femme, malgré la nuit profonde.

– Oh ! cette voix ! murmura-t-il éperdu. Où ai-je entendu cette voix sinistre !…

La femme était déjà passée, se dirigeant vers la porte Saint-Denis. Au loin sa voix retentit encore dans la nuit :

– François ! François ! Où est notre fille ?

Et elle balbutia un nom, un nom de jeune fille… un nom que François Ier n’entendit pas.

– Ce n’est rien, Sire, dit La Châtaigneraie, c’est une folle bien connue dans ce quartier de Paris, elle réclame sa fille à tout venant. On l’appelle Margentine. Margentine la Folle… ou Margentine la Blonde.

– Margentine ! murmura le roi. Margentine !… Le crime de ma jeunesse !

Il s’absorbait une minute en des pensées amères sans doute… car son front se plissait…

– Allons, messieurs ! dit-il brusquement.

Quelques minutes plus tard, ils passaient devant la rue de la Croix-du-Trahoir, et, cent pas plus loin, s’arrêtaient devant une maisonnette à toit pointu, entourée d’un jardin.

– C’est là ! fit le roi. Convenons nos gestes.

Laissons le roi de France préparer une infamie nouvelle. Pénétrons dans la maison…

Dans une chambre, près d’une haute cheminée où quelques tisons achevaient de se consumer, une jeune fille, assise en un fauteuil, filait au rouet. En face d’elle, plongée dans un vaste siège, dormait une vieille femme.

La salle s’ornait d’un bahut, d’une armoire, d’une table à pieds sculptés et de quelques belles chaises. Il régnait là une atmosphère de calme infini, dans le silence que scandaient les coups lents du balancier dans l’horloge.

La jeune fille était vêtue de blanc.

Elle avait des cheveux d’un blond doré d’une exquise tonalité. Toute sa personne respirait une idéale pureté.

Parfois, elle arrêtait son rouet. Son regard se perdait en une rapide rêverie. Alors son sein se soulevait, et elle murmurait en rougissant :

– Dame Marceline m’assure qu’il s’appelle Manfred… Jamais je n’oublierai ce nom.

Et puis, elle continuait :

– Comme il a l’air doux et fier… Comme ses yeux m’ont pénétrée d’une émotion, que je ne connaissais pas…

La matrone s’éveilla et, jetant un regard effaré sur l’horloge, s’écria :

– Déjà si tard !… Ah ! Gillette, c’est mal…

– Je n’ai pas voulu vous éveiller, dame Marceline.

– Vite… à votre chambre !… Si votre père savait que vous veillez après le couvre-feu !…

– C’est vrai ! Pauvre père !…

Gillette prit le flambeau et se dirigea vers la porte de sa chambre.

– Seigneur Jésus ! exclama tout à coup la vieille en pâlissant, on dirait qu’on marche dans le jardin !…

– C’est le vent qui soulève les feuilles…

Gillette achevait à peine ces mots que la porte s’ouvrit violemment, et quatre hommes apparurent. Dame Marceline s’affaissa dans le fauteuil où elle s’évanouit…

Gillette avait pâli…

– Je vois que vous portez l’épée, messieurs, dit-elle d’une voix qui tremblait légèrement ! C’est une honte que des gentilshommes pénètrent ainsi dans une maison comme des malandrins… Sortez !

– Jour de Dieu ! Qu’elle est belle ainsi ! s’écria le roi. Et, s’avançant, la toque à la main :

– Belle enfant, quel inexpiable crime que d’encourir votre colère ! Vous pardonnerez quand vous saurez quel amour vous avez inspiré et quel homme vous aime.

– Monsieur ! Monsieur ! Sortez ! dit-elle toute frémissante d’indignation et d’effroi.

– Sortir ! Soit ! Mais avec vous ! Oh ! si tu savais, enfant, comme je t’aime ! Veux-tu la fortune ?

– Horreur ! Infamie ! À moi ! À l’aide !

Le roi, brusquement, la saisit dans ses bras.

Elle eut un cri d’épouvante, essaya de se débattre.

Mais l’athlétique ravisseur déjà l’emportait en courant.

– À moi ! au secours ! À l’aide !

Fou de passion, la main brutale, François Ier cherchait à étouffer les cris de la jeune fille.

– À l’aide ! au secours ! gémit Gillette.

– Que quelqu’un ose donc te venir en aide ! gronda François Ier, furieusement.

– Holà ! cria dans la nuit une voix jeune qui résonna soudain comme une fanfare. Holà ! Quels sont ces truands d’enfer qui font pleurer les femmes ! Je vais, du plat de mon épée, vous montrer comme on traite les larrons !

– Au large ! cria Sansac, ou tu es mort !

– Il me plait d’être à l’étroit, moi ! répondit la voix. Épée contre épée ! Par le ciel ! ce sont des gentilshommes ! Voleurs de femmes, est-ce la corde ou le billot que vous choisissez ?

Celui qui parlait ainsi apparut alors dans le faible rayon de lumière de la fenêtre. C’était un jeune homme de fière mine, l’œil hardi, la bouche fine, arquée par un sourire plein d’un narquois dédain…

François Ier, devant cette soudaine rencontre, s’était arrêté, avait déposé à terre la jeune fille qu’il continua de maintenir par un poignet.

Gillette entrevit le jeune homme… un sourire d’extase voltigea sur ses lèvres… elle murmura un nom… et, à bout de forces, se laissa glisser contre le mur du jardin.

– Sus à l’insolent ! hurla le roi.

Un rire éclatant lui répondit.

Les trois courtisans dégainèrent, traitant leur adversaire de : manant, laquais et ribaud.

La longue rapière de l’inconnu flamboya. Et sa voix railleuse pétilla :

– Par les cornes du diable, messieurs ! Vous êtes trop généreux ! Manant ! laquais ! ribaud ! Quelle monnaie d’impertinences ! Vous me prêtez trop, vraiment ! Mais je suis bon payeur… Gare ! je rembourse ! Voici pour manant ! Ramassez, monsieur !

Sansac poussa un hurlement : l’épée de l’inconnu venait de lui traverser le bras droit…

La Châtaigneraie et d’Essé se précipitèrent, l’épée haute…

Il y eut de rapides froissements de fer, et la voix mordante du jeune homme s’éleva encore :

– La dette est déjà plus légère… Gare ! Je vais payer laquais ! Voici pour laquais, monsieur ! Prenez sans crainte !

– Jour de Dieu ! cria le roi. Prends garde !

– Ne craignez rien pour monsieur ! riposta l’inconnu ; il va être payé. Je sais payer, vous dis-je ! Quarte, prime ou tierce, je paie toujours ! Quelle monnaie faut-il à monsieur ? Un joli coup droit ! Gare ! maraud est payé !

La Châtaigneraie, touché à la poitrine, s’affaissa. Alors l’inconnu marcha droit au roi.

– Lâchez cette femme, larron, ordonna-t-il.

– Misérable ! rugit le roi, sais-tu qui je suis ?

– Tu es un félon qui, traîtreusement, la nuit, se glisse dans les demeures pour y jeter la honte.

– Damnation ! Tu seras pendu !

– À moins que je ne te cloue à ce mur…

– Insensé ! Tu m’obliges à l’écraser de la révélation de mon nom… Mais c’est ta mort ! Sache-le donc, acheva François Ier d’une voix tonnante. Sache-le, ce nom redou[té !][2]

– Et moi, riposta l’âpre voix de l’inconnu, moi, je suis Manfred, premier et dernier du nom… Manfred sans famille, sans père ni mère, sans sou ni maille, sans feu ni lieu… Manfred, roi des gueux !…

– Un truand !… s’exclama François Ier, ironique.

– Un homme, monsieur !

– Et moi qui me mettais en colère ! L’aventure est plaisante !

– Prenez garde qu’elle ne devienne tragique !

Les paroles se croisaient, duel fantastique d’un hère inconnu avec le plus redoutable monarque du monde…

– Plus un mot, mon maître ! poursuivit François Ier.

– Donnons donc la parole aux épées !

– Va ! Je te fais grâce !

– Dégainez, monsieur ! Ce que pèse l’épée de Pavie devant la rapière d’un gueux, nous allons le savoir !

– Allons donc, truand ! Tu es au bourreau !

– Et vous, à ma merci !

Le roi pâlit.

– Écoute ! fit-il, plus hautain, plus dédaigneux encore : pour la dernière fois, au large ! Et tu auras la vie sauve !

– Pour la dernière fois, monsieur, écoutez ceci !…

Manfred fit un pas. Son bras s’allongea… le bout de son doigt vint se poser sur la poitrine de François Ier.

– Dans un instant, acheva le jeune homme, ma dague va remplacer mon doigt si tu ne lâches cette jeune fille !

Le doigt pesa comme une pointe de fer.

Une seconde, François plongea son regard dans les yeux de Manfred. Et, dans ces yeux, il lut une si violente résolution que le frisson de la mort le toucha à la nuque…

Le roi de France eut peur ! Et sa main crispée sur le poignet de la jeune fille, lentement, se desserra…

Blême, chancelant, il recula d’un pas… Sous la poussée de ce doigt de fer qui pesait sur sa poitrine, il recula !…

Manfred, alors, laissa tomber son bras.

– Allez, sire ! dit-il avec un calme inouï.

– Truand ! murmura le roi, tu fais le brave parce que les suppôts t’entourent sans doute au fond de l’ombre !…

Alors, une idée de bravade stupéfiante, insensée, traversa l’esprit du jeune homme. Et ces paroles retentirent, sur un ton d’intraduisible insolence :

– En plein jour, devant vos gardes, sire, je viendrai vous répéter que tout homme qui violente une femme est un lâche !

– Tu viendras ? rugit le roi.

– Je viendrai en votre Louvre !…

Manfred, alors, se tourna vers la jeune fille qui avait assisté à cette scène, tremblante et glacée de terreur.

– Ne craignez plus rien, dit-il d’une voix très douce.

Elle leva sur lui des yeux troublés et répondit :

– Je suis rassurée… depuis que vous êtes là…

Manfred tressaillit.

– Venez, dit-il simplement.

Il prit le bras de la jeune fille et l’entraîna après s’être assuré d’un coup d’œil qu’il n’était pas suivi.

Il était loin de penser, d’ailleurs, que le roi de France pût descendre à une besogne d’espion !

Trois cents pas plus loin, il s’arrêta devant une petite maison de bourgeoise apparence et heurta le marteau de fer par deux coups précipités. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit ; un homme, jeune encore, au visage énergique, au front pensif, apparut, un flambeau à la main.

– J’ai reconnu votre façon de frapper, dit cet homme. Entrez, cher ami, et dites-moi qui vous amène…

– Maître Dolet, fit gravement le jeune homme, je viens vous demander l’hospitalité pour cette enfant…

– Qu’elle soit la bienvenue ! Je vais réveiller ma femme et ma fille Avette… Entrez… la maison est à vous…

Gillette fit un pas et son doux visage apparut en plein dans la lumière du flambeau. Manfred la vit et ses yeux éblouis s’emplirent d’une admiration passionnée…

La jeune fille, cependant, murmurait :

– Comment vous remercier, monsieur…

À ce moment, une sourde rumeur se fit entendre. Le jeune homme, sans répondre à Gillette, saisit la main du maître de la maison.

– Mon noble ami, dit-il, jurez-moi que vous aurez soin de cette enfant comme de votre propre fille…

– Je vous le jure, ami !

– Merci, maître Dolet, s’écria Manfred… Et maintenant, vite, fermez votre porte !… À bientôt !…

Il s’élança au dehors et s’enfonça dans l’ombre, du côté de la porte Saint-Denis…

Chapitre 5 - LA MÈRE

François Ier était demeuré un instant immobile, les yeux fixés sur le groupe formé par Manfred et Gillette…

Bientôt ils disparurent…

Alors, sans jeter un regard sur ses courtisans évanouis, morts peut-être, sans une hésitation, il se mit en marche.

Cette besogne d’espion nocturne dont Manfred l’avait jugé incapable, le roi l’accomplissait !… De loin, il assista a l’entrée de Gillette dans la maison de Dolet… puis il vit la porte se refermer… il entrevit Manfred qui s’éloignait…

Alors il s’approcha, s’arrêta devant la maison.

Soudain, angoissé, il prêta l’oreille.

La rumeur que Manfred avait entendue s’approchait rapidement… François Ier s’enfonça derrière une borne cavalière et attendit, frémissant.

L’instant d’après, une troupe d’hommes apparut.

Ils marchaient en rangs serrés, s’éclairant de lanternes…

Le roi eut un tressaillement profond. Ce n’était pas une révolte ! C’était le guet de Paris !…

Il s’élança, avec un rauque soupir de joie, et posa sa main sur l’épaule de l’homme qui marchait en tête.

– Le roi ! exclama le chef qui se découvrit et, d’un geste, arrêta sa troupe. Sire, quelle imprudence !…

– Silence, Monclar !… Écoutez… ce truand… ce Manfred…

– Je suis sur sa piste, sire… J’ai fait barrer les rues… le drôle ne peut m’échapper…

– Il est la, dit le roi d’une voix où toute sa haine comprimée fit explosion, devant vous… à cinq cents pas à peine… Monclar, prenez cet homme !… qu’il meure !… Dès cette nuit… qu’il meure supplicié… Je veux un horrible supplice… Vite. Monclar, courez !…

Le grand prévôt fit un signe. Son lieutenant vint se ranger derrière François Ier avec douze hommes d’escorte.

Puis, le comte de Monclar partit au pas de course, suivi du reste de sa troupe – une quarantaine de soldats – dans la direction indiquée par François Ier.

Le roi eut un sourire, terrible de cruauté froide.

Alors il se tourna vers le lieutenant du grand prévôt.

– Monsieur, ordonna-t-il, frappez à cette porte… L’officier obéit… le marteau résonna.

La porte demeura fermée…

Un nouveau coup de marteau plus violent…

Encore le silence !…

L’officier interrogea le roi d’un regard.

– Qu’on défonce cette porte ! dit François Ier.

Les soldats s’avancèrent…

En cet instant, un cri lugubre déchira la nuit :

– François ! François ! Qu’as-tu fait de notre fille ?…

Le roi frissonna… blêmit…

– Oh ! murmura-t-il. La folle !… Margentine !…

Oui ! C’était la folle ! C’était Margentine la Blonde !… Elle errait dans les rues noires, la pauvre mère !… Et elle criait son éternelle douleur. Elle demandait sa fille.

Elle la revoyait en imagination, cette fille, perdue depuis près de douze longues années !…

Elle apparut, les cheveux dénoués, à demi-nue, et s’arrêta devant François Ier. Elle hésita une seconde.

– Monsieur… peut-être l’avez-vous rencontrée… dites… une toute petite fillette, monsieur… six ans… blonde… frêle… si délicate… dehors… par un temps pareil… Oh ! dites, monsieur !… Voulez-vous que je vous dise son nom… un joli nom… Elle s’appelle Gillette… Gillette, vous dis-je !…

Ces derniers mots produisirent sur François Ier un prodigieux effet… ! Il oublia ce qui l’entourait, ne vit plus que Margentine… sa maîtresse !…

– Gillette !… bégaya-t-il. Ta fille !… Dieu ! Dieu ! Ces choses sont possibles !…

La mère, sans doute, ne l’entendit pas, toute à sa démence. De sa voix infiniment douce, pareille à une caresse, elle continuait :

– Gillette… un joli nom… n’est-ce pas ?… Voilà du temps que je la cherche… C’est à Blois que je l’ai perdue… Connaissez-vous Blois’?… Elle a six ans, la pauvre mignonne… À Blois, je vous dis… Là, j’ai aimé…

Et soudain, violente, farouche :

– François !… Où est ta fille ?…

– Oh ! murmurait François anéanti. Ceci est affreux… C’est ma fille que j’aime… C’est sur ma fille que j’ai porté les mains… C’est ma fille qui est là !…

Il regarda avidement la folle… Il allait lui parler, peut-être !…

Peut-être une flamme jaillie des lointaines amours de sa jeunesse allait-elle éclairer les ténèbres de sa pensée !

À ce moment, un roulement sourd. Quelque chose passa dans un grand tumulte, une voiture lancée au galop, courant avec on ne savait quoi de mystérieux et de sinistre, comme si elle eût emporté le secret d’un drame abominable…

Margentine vit la voilure. Une idée nouvelle frappa sa pauvre cervelle, et elle, s’élança, avec une clameur :

– On m’enlève ma fille !…

Un instant plus tard, elle avait disparu.

Pétrifié, François Ier regardait…

Les soldats n’osaient faire un geste.

Il paraît que l’officier a écrit plus tard qu’il avait vu le roi faire un mouvement comme pour s’élancer à son tour, puis, qu’il s’était arrêté, passant ses deux mains sur son front, poussant des soupirs semblables à des sanglots, murmurant des choses inintelligibles où on ne distinguait que ces mots prononcés dans un tremblement :

– Oh !… mais c’est monstrueux… je sens que je l’aime encore… malheureux !

Que se passait-il donc dans ce cœur ?… Quelle émouvante lutte s’y livraient l’amour sensuel et l’amour paternel ?…

Quand le roi parut revenir à lui-même, l’officier se hasarda à lui demander :

– Sire, que faut-il faire ?

– Monsieur, répondit le roi d’une voix étrange, effrayante, je vous ai dit de faire enfoncer cette porte !…

Chapitre 6 - REFUGE OU TOMBEAU

Manfred, sans courir, marchait d’un bon pas. Son oreille exercée mesurait de seconde en seconde la distance qui le séparait des gens du guet. Il les avait devinés et avait souri dédaigneusement. À la première rue, il voulut tourner… Mais, dans l’ombre, il fit luire des piques.

Il haussa les épaules et continua alors droit devant lui.

– Il paraît que monsieur le grand prévôt s’amuse !

La deuxième rue était barrée…

– Ah ! ah ! La farce continue !…

La troisième, la suivante, toutes les rues aboutissant à la grande artère se hérissaient de piques…

– Bon ! fit Manfred, les grands honneurs ! Paris sous les armes à mon passage !

Derrière lui, il entendit le gros du guet qui se mettait à courir.

Devant lui, la porte Saint-Denis, fermée à cette heure ! Il était pris !… Il allait mourir !…

Un instant, sa pensée se reporta vers cette jeune fille qu’il venait de confier à maître Dolet…

– Allons ! dit-il en riant, je n’étais pas né pour l’existence paisible et les amours bourgeoises ! Gueux je suis, gueux je vais mourir… Mais, par tous les diables ! ce ne sera pas sans découdre quelques-uns de ces vilains limiers !

D’un geste que lui eussent envié les preux des temps de chevalerie, il tira sa longue rapière et il se prépara, non à la défense, mais à l’attaque…

– En avant ! tonna la voix de Monclar. Le voilà !

– Pas encore ! rugit Manfred. Il allait foncer, l’épée haute…

À cette seconde, des cris retentirent parmi les gens de police… un roulement de tonnerre ébranla le pavé… une voiture lancée à fond de train apparut, filant droit sur la porte, bousculant et renversant les policiers…

La porte Saint-Denis fut ouverte… Par qui ? Pourquoi ?

C’est ce que ne voulut jamais avouer le sergent d’armes à qui fut fait un procès dans lequel on ne trouva aucune trace de complicité avec Manfred.

Celui-ci vit la voiture s’engouffrer sous le monument… Ce fut un éclair… D’un bond, il se rua vers la porte, assomma d’un coup de pommeau un soldat qui tentait de lui barrer le passage, et s’élança dans la campagne…

Il fit une centaine de pas en courant, puis s’arrêta, se tourna vers Paris…

– Morbleu ! Qu’il fait bon vivre !

On ne le poursuivait pas ! Alors il eut un rire silencieux :

– Quand je vous le disais, monsieur de Monclar, que ce ne serait pas pour ce soir !… C’est égal, ajouta-t-il, je dois une fière chandelle au conducteur de cette voiture…

En parlant ainsi, il avait regardé du côté où la voiture s’était engagée. Il ne la vit pas, mais il entendit le bruit de ferraille de ses roues qui grinçaient péniblement sur la côte de Montfaucon. Il se mit à la suivre de loin.

Au bout de vingt minutes, le bruit de roues cessa.

– Étrange ! murmura Manfred, on dirait qu’elle s’est arrêtée au pied du grand gibet !

Il se rapprocha rapidement… se glissa derrière des touffes de ronces… et ce qu’il vit alors… ce qu’il entrevit le fit frissonner d’étonnement et d’épouvante…

Là, à quelques pas de lui, se dressait la formidable machine de mort… une femme se débattait en criant grâce, dans les bras d’un homme qui l’entraînait vers le gibet…

Manfred assistait à l’horrible scène sans pouvoir jeter un cri, faire un geste…

Tout à coup, il vit le corps de la femme qui se balançait dans le vide… L’homme remontait sur le siège de la voiture, et celle-ci, s’ébranlant lourdement, s’enfuyait vers le village de Montmartre.

– Horreur ! balbutia Manfred éperdu.

S’élancer, alors, escalader le soubassement de maçonnerie, soulever la femme dans ses bras, couper la corde du tranchant de son poignard, redescendre, déposer la malheureuse sur le sol… tout cela s’exécuta comme en un cauchemar et dura quelques secondes.

À genoux près de la femme, Manfred posa la main sur son sein… Le cœur battait… Alors, il regarda de près et ne put retenir un cri d’admiration :

– Qu’elle est belle, malgré sa pâleur !…

Peu à peu, l’inconnue reprenait ses sens… elle ouvrait des yeux étonnés, emplis encore d’épouvante…

– Vous êtes sauvée, Madame, dit-il.

Elle regarda autour d’elle… et, soudain, se rappela.

– Sauvée ! répéta-t-elle, – non avec ce ravissement d’extase qui suit les grands dangers évités, mais avec une effrayante expression de haine. Sauvée ! Je vis !… Oui, je vis !… Oh ! malheur au lâche maintenant !… Malheur à toi, François !… La vengeance de Madeleine va être assez horrible pour que dans les siècles futurs on en parle encore… Monsieur, reprit-elle soudain, je vous dois infiniment plus que la vie… Votre nom ?…

– Manfred, madame…

– Si vous êtes pauvre, si vous êtes persécuté, si vous souffrez, si vous avez besoin d’un dévouement, venez quand il vous plaira, venez à la petite maison de l’enclos des Tuileries, et nommez-vous… cela suffira !…

À ces mots, Madeleine Ferron s’élança et disparut dans les ténèbres, laissant le jeune homme stupéfait.

Au moment où il allait se mettre à la poursuite de l’étrange femme, poussé par une irrésistible curiosité, il crut voir des ombres s’agiter à une trentaine de pas.

C’étaient les sbires de Monclar… Ils s’avançaient en rampant…

Manfred s’appuya au soubassement du gibet, avec le suprême espoir que peut-être ils passeraient sans le voir.

Ce soubassement était creusé en manière de cave… Or, dans cette cave, immonde charnier, cachot des morts, dernière prison des suppliciés, on jetait les cadavres des malandrins pendus au gibet de Montfaucon…

En s’appuyant au mur, Manfred sentit qu’il était contre une porte de fer. Sous sa poussée, la porte céda…

Il eut un instant d’hésitation… puis, la sueur au front, il recula, s’enfonça dans le cachot des morts !…

Sous ses pas, il entendit des craquements…

C’étaient des squelettes qu’il écrasait… Il s’arrêta, le cœur broyé par une angoisse telle qu’il n’en avait jamais éprouvée… à la pensée de ces bras décharnés, de ces têtes qui le regardaient de leurs yeux vides…

Et cela devint si poignant que, tout à coup, il marcha vers la porte de fer… il suffoquait !… Il lui fallait de l’air à tout prix ! Au risque d’une bataille contre quarante sbires !…

À ce moment, il vit une ombre se dresser devant l’ouverture, une main s’allongea. La porte fut violemment fermée.

Et Manfred, pétrifié, frappé d’une terreur sans nom, entendit le grand prévôt jeter cet ordre :

– Dix hommes pour garder cette porte nuit et jour ! On n’ouvrira que dans huit jours, quand le truand sera mort !

Chapitre 7 - LE SERMENT D’ÉTIENNE DOLET

Maître Dolet, le célèbre imprimeur, avait ses ateliers dans l’enceinte de l’Université, sur la montagne Sainte-Geneviève, à l’enseigne de la Dolouèred’Or. Mais il habitait rue Saint-Denis, avec sa femme, Julie, et sa fille, Avette.

Mme Dolet était une femme de trente-cinq ans, d’une belle intelligence, d’une haute bonté. Elle secondait son mari dans ses travaux, et était pour lui la compagne idéale, l’ange du foyer, la consolatrice dans les heures de trouble et de désespérance, comme le savant traducteur en avait eu déjà de si douloureuses dans sa vie.

Avette était une jeune fille de dix-huit ans. Elle était svelte et gracieuse. Mais elle avait un caractère ferme et droit, une nature vibrante, un cœur délicat et tendre…

Telle était la famille où un hasard de la vie agitée de cette sombre époque avait jeté Gillette Chantelys.

Après le départ précipité de Manfred, Etienne Dolet avait soigneusement refermé sa porte, l’avait barrée d’une chaîne et, se tournant vers Gillette toute tremblante :

– Ici, mon enfant, vous êtes en sûreté… Ne tremblez donc pas ainsi… Julie ! Avette ! appela-t-il à haute voix.

Les deux femmes, réveillées déjà par le bruit, s’étaient habillées en toute hâte. Elles apparurent en haut d’un bel escalier de bois qui conduisait à l’étage supérieur.

– Avette, dit gravement Dolet, mon ami Manfred est presque le frère de ton fiancé Lanthenay… Il nous fait l’honneur de nous confier cette jeune fille… Aime-la donc comme si elle était ta sœur.

En quelques mots, il mit sa femme au courant de ce qui venait de se passer. Et déjà les deux femmes comblaient Gillette de leurs caresses…

– Comme vous êtes belle ! disait Avette. Savez-vous que nous vous connaissons bien ?…

– Vous aussi, vous êtes belle ! dit Gillette avec une sincère et naïve admiration.

– Manfred est donc votre ami ?… Quel bonheur !… Il est si brave… et si bon… Lanthenay l’aime tant !…

– Je ne le connais que depuis tout à l’heure ! répondit Gillette en rougissant… mais je l’avais vu quelquefois…

– Je crois en effet qu’il est bien brave… Il m’a sauvé d’un grand péril… Jamais je ne l’oublierai !

Elle joignit les mains avec force, par un geste nerveux.

– Oh ! ajouta Gillette, dans un mouvement de réaction de son effroi, ces inconnus qui sont entrés soudainement… et cet homme qui m’insulte, qui me saisit… qui m’emporte !… Oh ! cet homme surtout ! J’en ai peur !…

– Chère enfant !… Ne craignez plus rien !…

– Oh ! non, n’est-ce pas, madame… je n’ai plus rien à redouter ?…

– Vous êtes en parfaite sûreté ici, reprit Etienne Dolet. À ce moment, le marteau de la porte résonna impérieusement. Gillette devint blanche comme une morte.

Julie et Avette se tournèrent vers Etienne Dolet avec un regard d’interrogation angoissée.

Très calme, le maître imprimeur fit un geste pour recommander le silence aux trois femmes.

Puis il souleva une tenture, ouvrit une porte… une sorte de réduit apparut… C’est là que Dolet mettait sur des rayons les livres précieux qu’il imprimait.

On frappa une deuxième fois plus violemment.

Avette entraîna Gillette dans le réduit… Dolet laissa retomber la tenture. Julie était demeurée près de lui. Il alla écouter à la porte et il entendit une voix qui le fit tressaillir… une voix qu’il reconnut !…

Des chocs terribles ébranlèrent alors la porte.

Etienne Dolet s’était retourné vers une étincelante panoplie d’armes qui ornait l’un des panneaux de bois.

Mais après un instant de méditation, il secoua la tête. Alors il poussa un fauteuil au milieu de la salle. Il le tourna vers la porte de la rue, il s’assit, et la figure empreinte d’un calme majestueux, il attendit !

Soudain, dans un bruit de bois qui se déchire, la porte céda. Plusieurs hommes firent irruption dans la salle…

Dolet était demeuré assis…

– Qu’est-ce à dire, messieurs ! dit-il de sa voix imposante et digne. Comment, en pleine ville, on assiège un paisible logis ! On défonce une porte ! Prenez garde, messieurs, je me plaindrai au roi, qui dans sa haute justice…

– Maître Dolet ! interrompit soudain la voix même que l’imprimeur avait reconnue au dehors, c’est par mon ordre que mes gens sont entrés ici…

– Le roi ! fit Dolet avec le même calme impassible.

Il se leva et s’inclina profondément.

– Votre Majesté est la bienvenue dans ma demeure. Cette visite en dépit des circonstances où elle se fait, demeurera un éternel honneur pour le logis et le fidèle sujet qui l’habite… Daigne Votre Majesté prendre sa place en ce fauteuil… Julie, prends la coupe d’or vermeil, prends ce vieux vin de Bourgogne qui date de la naissance de notre fille. Hâte-toi d’offrir à notre sire les marques de l’hospitalité auxquelles il a droit…

– C’est bien, c’est bien, maître ! dit le roi.

– Ah ! sire ! reprit l’imprimeur, jamais je ne me consolerai d’avoir fait attendre Votre Majesté… Si j’avais su quel auguste visiteur frappait à ma porte ! Si, tout au moins, Monsieur avait crié la parole devant laquelle tout bon sujet s’incline : « Au nom du roi ! »

– C’est vrai, balbutia le lieutenant, j’ai omis de crier « Au nom du roi ! » mais…

– Silence ! commanda François Ier. Maître Dolet, je ne vous incrimine pas. Venons donc au fait. Vous avez reçu tout à l’heure la courte visite d’un homme… une espèce… un gueux… nommé Manfred…

– Oui, sire, dit Dolet : c’est mon ami…

– Votre ami ! Vous avez de singulières amitiés !

– Ah ! sire, on aura fait, sans doute, quelque méchant rapport à Votre Majesté sur ce jeune homme ! Jamais cœur plus loyal ne battit dans poitrine plus chevaleresque ! J’avoue qu’il a la tête un peu chaude… Mais il possède par-dessus tout une qualité qui le ferait certainement priser du roi qui s’y connaît : c’est le courage !

– Assez maître !… Ce… noble chevalier s’arrangera avec mon grand prévôt… Il a amené ici une jeune fille’?…

– Oui, sire.

– Cette jeune fille est encore dans votre maison ?…

– Oui, sire.

– Maître Dolet, amenez-la-moi à l’instant…

– Non, sire.

– De la rébellion ! gronda le roi.

– De l’honneur, sire. J’aime mieux encourir votre colère que votre mépris. J’ai fait serment, sire, que cette enfant ne sortirait pas d’ici. Que penserait Votre Majesté de celui de ses sujets qui parjurerait la parole donnée ?

Le roi garda un instant le silence.

– Maître, fit-il avec colère, vos paroles me prouvent une dernière fois ce que je savais déjà : que vous êtes animé d’un mauvais esprit et que l’autorité sacrée du roi n’a pas plus de prise sur votre obéissance que l’autorité vénérée de l’Église… Cependant, je comprends le sentiment qui vous a poussé, – je veux bien oublier ce que je viens d’entendre… Cette jeune fille, maître !

Le lieutenant et les soldats écoutaient cette conversation avec une stupéfaction grandissante.

Et ils frémirent d’indignation lorsque Dolet répondit :

– Sire, à ce que Votre Majesté vient d’entendre, je n’ai rien à ajouter, rien à retrancher.

– Qu’on fouille cette maison ! tonna François Ier. Qu’on, saisisse cet homme ! Qu’on le traîne à la Bastille !…

Julie poussa un cri de terreur et voulut se jeter au cou de son mari. Mais déjà celui-ci était entouré de gardes… La malheureuse femme, violemment repoussée, alla retomber sur le fauteuil.

À ce moment, la tenture du réduit se souleva.

Gillette parut, très pâle, mais très ferme, et s’avança vers le roi qui, bouleversé, en proie à une foule de sentiments contradictoires, la regardait avec une avide curiosité.

– Ma fille ! murmura-t-il d’une voix si basse que personne ne l’entendit.

– Sire ! dit alors Gillette d’une voix qui tremblait à peine, j’ignore la cause de la persécution dont je suis victime… J’attends que vous me l’appreniez !

Un silence de mort s’établit dans la salle. Dolet, entouré de soldats, jeta un regard d’admiration sur Gillette… Quant au roi, il pâlissait et rougissait coup sur coup…

– Mon enfant, balbutia-t-il enfin… je vous donne ma parole de gentilhomme et de roi que vous serez respectée… que pas un mot, pas un geste offensant… Gillette, il faut que vous veniez au Louvre !…

Une idée perverse traversa tout à coup son cerveau.

– Vous viendrez au Louvre, ou maître Dolet ira à la Bastille… Choisissez !

– Sire ! sire ! s’écria Dolet, vous abusez de l’innocence de cette enfant ! Ceci est odieux !

– Silence ! ou par le ciel, maître Dolet, votre dernière heure est venue ! Ma patience est à bout !…

– Sire, un mot ! cria Gillette en s’élançant au-devant des soldats. Je vous suis si vous faites grâce à l’homme de courage qui veut bien, en cette minute mortelle, servir de père à celle qui n’a point de père !…

À ces mots, François Ier, qui pas un instant n’avait perdu Gillette des yeux, et qui manifestait d’incompréhensibles revirements de physionomie, de geste et de voix, François Ier tressaillit et pâlit.

– Celle qui n’a point de père ! balbutia-t-il.

Il fit un signe : les soldats s’écartèrent d’Etienne Dolet. Puis il s’avança et prit la main de Gillette. La jeune fille frissonna. Elle eut un brusque mouvement d’effroi.

– Mon enfant, dit le roi – et il appuya sur ce mot, et sa parole trembla étrangement – mon enfant, je vous inspire donc de l’horreur ?… Ne redoutez rien, je vous en prie… Ma parole royale vous est un garant dont nul au monde, jusqu’ici, n’a douté !…

– Sire, je vous suis ! répondit-elle avec fermeté.

Le maître imprimeur voulut intervenir une dernière fois… mais déjà le roi, conduisant Gillette par la main, franchissait le seuil de la porte.

– Infamie ! gronda Dolet, les poings serrés.

Chapitre 8 - LES DEUX PÈRES

Le lendemain, la porte du vaste et somptueux cabinet où François Ier avait coutume de recevoir ses courtisans ne s’ouvrait point. Le roi méditait…

D’étranges bruits circulaient dans le Louvre…