La Méthode Gaboriau - Didier Bély - E-Book

La Méthode Gaboriau E-Book

Didier Bély

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Beschreibung

Au cours d'une séance d'hypnothérapie, Louis Gaboriau visualise les événements d'une vie antérieure, celle d'un fondateur d'une multinationale décédée depuis une cinquantaine d'années. C'est alors que la séance à l'origine de cette vision va entraîner Louis dans une expérience au-delà du réel.

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Didier BÉLY

La

méthode

Gaboriau

Roman

Cet ouvrage a été imprimé en France par Copymédia

Et composé par Les Éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Site : http://editions-lagrandevague.fr/

ISBN numérique : 978-2-38460-093-9

Dépôt légal : Mars 2023

Les Éditions La Grande Vague

1

Dans Gala, « Toute l’actu des stars », la lettre de Louis caviardée apparaissait en bas de la page 27. Aucun soupçon d’une possible imposture, les commentaires n’exprimaient qu’incrédulité et ironie ; solliciter financièrement une milliardaire sous prétexte d’être la réincarnation de son père décédé, quelle farce ! La lettre était ridicule et stupide, et son auteur… un sombre inconnu, quelle audace !

Un bookmaker londonien avait néanmoins ouvert des paris sur la réussite de ce Gaboriau. Il dirigeait une petite société qui sévissait sur un marché de niches, spécialiste entre autres de combats de chiens clandestins. Il s’était saisi de l’événement, parce qu’il se prénommait Sanjay et qu’il était aware, mais la cote de mille contre un n’engageait pas à l’optimisme.

— Je crois plus à la probabilité pour un bulldog anglais d’être la réincarnation d’une vache sacrée que Louis Gaboriau d’être celle de Lucien Oreille, affirmait-il en dodelinant de la tête. Et il crachait à terre un jet de salive rouge qui éclaboussait les pampilles à frange de ses mocassins Cavendish.

Louis n’était pas encore le sujet des railleries des lecteurs de Gala ou des paris mystiques d’un bookie indien, pour l’instant il se cantonnait au domaine sportif, mais là encore ses performances n’engageaient pas à l’optimisme.

Le dimanche matin, par tous temps, il parcourait cinquante kilomètres à vélo, comme d’autres pratiquent la boxe ou le double dutch - mais ce n’était plus de son âge, bientôt la quarantaine - pour se défouler.

De se défouler, on le lui avait constamment recommandé.

Depuis tout petit.

À neuf heures vingt précises, en contrebas du village de Fontaines-sur-Loire, il attendait ses compagnons de route en provenance de Blois. Il se postait au ras du muret de pierres bordant la levée de la Loire - lieu stratégique pour une profondeur de vue optimale - en face du petit parking en terre battue. Les promeneurs y garaient leurs véhicules puis marchaient vers Ménars par le chemin blanc entre l’ombre des sureaux noirs et le scintillement du fleuve qui se dévoilait au fil des trouées. Louis pestait contre tous les obstacles : les groupes de front qui le forçaient à rouler sur des bas-côtés revêches ; les parents qui ne contrôlaient pas leurs gamins turbulents ; des maîtres qui ne tenaient pas leurs chiens en laisse. Il avait installé sur le guidon de son vélo une trompe, réplique d’un cor de chasse dont il pressait la poire avec frénésie pour avertir de son approche. Les gens sursautaient. Il exultait.

C’était aussi près du petit parking que la sortie collective du dimanche matin effectuait une ultime pause au retour. Tous posaient pied-à-terre, chacun attrapait un bidon d’eau et bavardait, l’humeur joyeuse, encore une dizaine de minutes comme si personne ne voulait interrompre ces moments de franche camaraderie. Ils se donneraient rendez-vous au dimanche suivant, même endroit, même heure. Alors Louis regagnait le bourg de Fontaines-sur-Loire réjoui de la course conviviale tandis que ses compagnons continuaient à allure plus paisible vers Blois le long de la Loire.

Mais en ce dimanche, le casque balancé en direction du petit jeune en guise de séparation lui avait été fatal. Ses compagnons, pourtant bienveillants, lui avaient signifié avec force récriminations qu’ils ne supportaient plus son attitude agressive permanente, ses réactions incontrôlables, ses critiques incessantes. Ils roulaient ensemble pour le plaisir, pas pour endurer ses incartades ; ils avaient dépassé les limites du tolérable ; qu’un énergumène de son espèce aille se défouler sur un home-trainer dans son garage et s’en prendre au monde entier si tel était son plaisir ; mais sans eux. Alors, vexé, il avait grommelé un fatras d’injures, et après un bras d’honneur, avait, tête nue, écrasé de rage les pédales.

Ce n’est pas un « mauvais bougre », assuraient ses compagnons pour excuser son comportement, mais ça, c’était au début, quand chacun par absence de familiarité se tenait encore dans la retenue, mais Louis était réellement un « mauvais bougre ». Il réagissait au moindre désaccord, à la moindre objection ; il s’emportait jusqu’à la violence ; caractériel il était, il en avait conscience. Il regrettait parfois la brutalité de ses actes, mais ne parvenait pas à se maîtriser. Ce n’était pas sa faute, sa mère l’avait maintes fois répété depuis qu’elle avait dû assumer son enfance convulsive, quand elle devait venir s’excuser auprès des victimes pour ses multiples débordements.

— C’est génétique, affirmait-elle le sourire figé, son fils fermement tenu en main comme au bout d’une laisse.

Ses interlocuteurs dévisageaient Louis telle une bête singulière, fixaient son oreille, ou plutôt son absence, et répondaient par un « Ah oui » qui lui donnait envie de bondir. En vérité, c’était épigénétique, c’était la faute d’un vin non éthique.

Le noah.

Le père de Louis racontait que dans sa jeunesse en Vendée il croisait aux abords des villages des individus biscornus dotés d’un physique débile et asymétrique - soit comportant trop de doigts, soit pas assez de mains, ou de jambes -, aux visages de zombies et aux mouvements erratiques. La faculté expliquait ces anomalies par un taux élevé de méthanol présent dans le vin. Il est vrai qu’on pouvait le substituer au fioul rouge, mais avec modération, un kilomètre, ça allait, mais après trois, les moteurs toussaient à en cracher les pistons ; bonjour les dégâts !

On sous-estimait peut-être les quantités ingurgitées, car même si les Vendéens avaient subi au cours de l’évolution des transformations épigénétiques qui limitaient les effets des excès d’alcool sur leur foie, la charte imposait à l’amateur de ne jamais s’en aller boire seul. Un vin de trois, qu’ils disaient, un qui buvait, deux qui le ramenaient.

Les parents de Louis goûtaient le noah ; en quantité raisonnable, d’après les canons locaux. Ils avaient cessé peu avant la naissance de leur fils quand ils avaient déménagé dans le Loir-et-Cher, mais le vin, même s’il faisait transpirer, ne s’évaporait pas si facilement ; il générait des dépôts sauvages.

Syndrome d’alcoolisation fœtale, avait diagnostiqué le docteur Landru, médecin généraliste à Blois. Quelques anomalies physiques : des ongles de mains rachitiques et un pavillon d’oreille droite absent qui témoignait d’une brisure spontanée de symétrie caractéristique. Qu’importe l’apparence, se persuadaient les parents dans le souci de minimiser leurs responsabilités.

— S’il est myope, il portera des verres de contact, affirmait sa mère qui examinait les yeux globuleux de son fils en rajustant la monture de ses lunettes.
— En tout cas, il ne souffrira jamais d’ongles incarnés, c’est déjà ça, répliquait le père.

La mère considérait son fils avec commisération :

— Chez un homme, c’est pas le physique qui compte, c’est l’intelligence.

Là non plus, ce n’était pas gagné.

Le malheureux Louis présenta dès son plus jeune âge de manifestes troubles de comportement. Ce n’était pas sa faute. Ses parents en convenaient, ils connaissaient toutes les tribulations de l’histoire familiale. Que pouvaient-ils reprocher à Louis ? La cause primaire, la faute originelle, c’était avant tout celle de ces satanés Américains et de leurs pucerons ravageurs.

2

 

Près du petit parking sur les bords de Loire, Yannick attendait sereinement le reste du peloton, un pied posé sur le muret de pierres envahi par les herbes. Il aurait dû déguerpir sans vouloir jouer les champions. Il ne savait pas. Il se tenait là - l’inconscience de la jeunesse - à observer, olympien, filer la Loire placide. Une dizaine de cygnes impudiques plongeaient dans l’eau leurs becs orange, puis s’ébrouaient en dévoilant leurs derrières emplumés. De grandes ondes circulaires s’épanouissaient à la surface du fleuve, paradaient puis disparaissaient en un mouvement continu. Il imaginait des roues de vélo translucides qui flottaient charriées par le courant, mais il restait sourd à leurs exhortations : « Sauve-toi vite, suis-nous ! »

C’était la première fois qu’il accompagnait son beau-père dans une sortie à vélo ; il avait voulu faire étalage de ses capacités ; il avait voulu fanfaronner ; il avait sprinté. Il campait là, en vainqueur, pendant que les autres étaient encore à souffler sur le chemin.

Un Border Collie tirant sa laisse lui renifla les orteils. Son maître salua ce jeune homme élancé, au visage souriant, serré dans une combinaison bleue de triathlète. Yannick se pencha pour caresser le museau du chien, mais celui-ci prit-il peur, ou avait-il une dent contre les individus casqués ? Nul ne le sut, personne ne le débriefa après qu’il eut sournoisement planté ses crocs dans l’avant-bras de Yannick.

— Jules ! s’écria le maître en tirant sur la laisse. Tu nous fais quoi mon bébé ?

Le chien, assis, la langue pendante, regardait Yannick la gueule de travers, le souffle court et l’œil torve.

— Je ne comprends pas, il n’a jamais mordu personne, c’est la première fois… pas vrai Jules ! Il va nous faire des palpitations maintenant, c’est malin…

Yannick grimaçait. À l’endroit de la morsure, les dents avaient boursouflé la chair, une gaufrure en arc de cercle, comme si Jules y avait laissé une partie de son dentier.

— Pouvez pas faire attention à votre chien ! criait-il en se tenant le bras. Il est vacciné votre clébard ?
— Jeune homme, restez poli. Bien sûr, il a son carnet, c’est pas un corniaud, vous nous prenez pour qui ?

L’altercation aurait pu dégénérer si Louis n’avait surgi au même instant, cramoisi et pantelant. Il balança d’un mouvement rageur son vélo par terre et se précipita sur le scélérat.

— Espèce de sale connard ! hurla-t-il.

Jules forçait sur la laisse. Il grognait, les babines retroussées. Un canard s’envola en cancanant. « Ce n’est pas parce que la Loire est un fleuve sauvage qu’il faut se conduire comme des mal embouchés », protestait-il en battant des ailes.

— Cool, s’écria Yannick, les deux mains en avant, dans un geste d’apaisement.
— La flaque ! Louis désignait une étendue d’eau invisible qui lui dessillait les yeux. T’as essayé de me faire tomber dans une flaque. Hein ! vociférait-il, tandis qu’il s’avançait, le visage convulsé.

Yannick reculait. Jules, dressé sur les deux pattes arrière, bondissait et tournoyait pour se libérer. Il aboyait comme s’il voulait dévorer une colonie de lapins de garenne. Le maître s’accrochait à la laisse, tirait des deux mains, mais semblait incapable de maîtriser la fureur de son chien.

 

Le dimanche matin, sur les bords de Loire, ils étaient une dizaine, âgés de trente à cinquante ans, d’horizons divers, réunis par la même passion du vélo. Le groupe s’était constitué de manière informelle, agrégeant au fil du temps les connaissances des uns et des autres. Louis était un des derniers à s’être intégré, amené par un collègue du Chocolat Poulain, qui d’ailleurs ne participait plus depuis un problème de hernie discale. Ils parcouraient toujours le même circuit d’une cinquantaine de kilomètres. Le groupe partait de Blois, le rendez-vous fixé sur le mail à la hauteur du commissariat, puis empruntait l’itinéraire de La Loire à vélo intégrant Louis au passage. Une allure tranquille les menait en face de la centrale nucléaire de Saint-Laurent-des-Eaux dont le panache de fumée blanche leur indiquait le sens et la force du vent ; une manche à air géante. Ils discutaient des actualités, ils commentaient les résultats sportifs - en particulier cyclistes -, ils plaisantaient, ils se défoulaient. Puis, sur le chemin du retour, ils accéléraient ; à partir du château de Ménars, ils lançaient la course jusqu’à Fontaines-sur-Loire distante de trois kilomètres. Louis finissait toujours premier.

C’est lui qui gagnait.

Il stoppait au parking, jetait son vélo à peine arrivé pour montrer au groupe qu’il attendait depuis de longues minutes.

— Alors les p’tits gars, un coup de mou ! Et il redressait la tête.

Mais cette fois-ci, il n’avait pu suivre Yannick, ce qui l’avait déjà bien échauffé, mais de plus, l’autre l’avait tassé en le doublant, le forçant à fendre une flaque d’eau qui lui avait trempé les jambes et mouillé le nombril. L’irritation causée par le frottement d’un épiderme humide enflammait la blessure de son amour-propre. En arrière, le reste du peloton s’était retenu d’éclater de rire et chacun de jeter des regards complices ; le caractère de Louis, le petit jeune ne le connaissait pas, ça allait fumer…

Quand les retardataires atteignirent le point de ralliement, accueillis par des aboiements furieux, une dizaine de personnes observaient un Louis fulminant. Il avait empoigné le bras tailladé de Yannick et avait armé un direct du gauche, tout en lui hurlant dans les oreilles : « la flaque, connard ! ». Malgré la douleur, Yannick contenait le bras menaçant. Louis contourna la défense par un violent coup de tête sur le nez. Il cria :

— Coup de boule !

Le groupe se jeta aussitôt sur les protagonistes pour les séparer. Yannick essuyait le sang qui coulait de ses narines, un geste qui exhibait sa chair déchirée par la morsure. Le beau-père se précipita vers Louis en hurlant :

— T’es complètement taré. Il faut te faire soigner, espèce de débile !
— Il a la rage. T’as vu les marques des dents ? s’exclama un observateur perspicace.
— Va rager ailleurs. Allez, casse-toi. Dégage !

Louis détacha son casque, le balança sur le groupe. Il entendit un couinement quand Jules le reçut sur le museau.

 

Louis grimpait la « côte de la mort » pour rejoindre le bourg. Elle lui semblait encore plus pentue que d’habitude, les cuisses le tiraient, le petit jeune l’avait détruit. Il s’apprêtait à descendre de vélo pour continuer à pied quand il aperçut devant lui en haut du coteau, le maire et son épouse en promenade. Il se remit aussitôt en selle. Chacun sa fierté… En danseuse, il appuya plus fort sur les pédales, toisa le couple, l’air facile. Il répondit à leurs salutations par un « … jour » condescendant.

Pour Louis, le maire n’était qu’un paysan ignare, d’ailleurs il en présentait le physique, le teint rouge et les yeux globuleux d’un poisson-rat. Louis était d’un autre monde, certes il habitait un lotissement pavillonnaire dans le village, mais il se considérait toujours comme un citadin évolué, pas comme un bouseux ; blésois c’était la classe au-dessus.

Il avait été un des derniers à avoir emménagé au Chemin des Plumes. Son pavillon, blanc au toit d’ardoises, de plain-pied avec garage et petit jardin ne se différenciait guère de la trentaine d’autres. Un ensemble de clones tournés vers une place centrale accessible par une impasse en retrait de la rue principale du bourg comme pour signifier sa distinction. Louis, Juliette et leur fils Bertrand occupaient une des deux maisons qui jouxtaient le mur du cimetière au fond du lotissement. Auparavant, ils louaient un F3 bruyant à la ZUP de Blois. Des aides du Conseil départemental leur avaient permis de passer sous Les Fourches caudines des critères d’endettement. Et aussi parce que Louis avait lui-même réalisé un maximum de travaux intérieurs, électricité, plomberie et peinture, le soir après l’usine, le week-end, les vacances, il n’avait pas ménagé sa peine. Et aussi parce qu’il avait été promu contremaître chez Poulain. L’avancement avait tardé à se dessiner, Louis souffrait d’un profil rugueux, mais ce n’était que le début d’un avenir tout tracé, du moins le pressentait-il. Il imaginait les prochaines étapes : directeur du service maintenance, sous-directeur de l’usine, puis directeur. Et ensuite, à la retraite pourquoi pas maire de Fontaines-sur-Loire. Il valait bien ce paysan rougeaud qui voulait transformer ses terres agricoles en terre à éoliennes tout autour du Chemin des Plumes. Il n’était pas plus bête qu’un paysan grippe-sou, il était diplômé d’un IUT de génie mécanique, il était contremaître et dans vingt ans, directeur d’usine, pas un parcours de dégénéré, pensait-il.

Maire, la bonne affaire. Un complément de retraite indispensable. Il le savait, il aurait beau finir directeur, Juliette peut-être cheffe – quoique… -, la maison finie de payer et Bertrand plus à charge, que toucheraient-ils comme retraite à eux deux ? Il était bien placé pour s’en inquiéter, il avait été de la CGT. Il connaissait le projet que le gouvernement cachait à tous les travailleurs : une réforme à l’américaine, les cotisations placées dans des fonds en bourse ; quand le marché se casse la figure, on te saisit ta maison. C’est vrai, Grégoire, le secrétaire du syndicat l’avait expliqué de long en large aux camarades en assemblée.

Louis n’appartenait plus à la CGT, il n’avait pas été servi par la chance malgré des débuts encourageants ; de manifestant de base arpentant le pavé, il était devenu agitateur d’oriflamme, puis avait intégré le service d’ordre - trop brièvement à son gré. La faute à un black bloc assommé à coups de poing et aux côtes fêlées par des tests de chaussures de sécurité. Le syndicat avait loué son dévouement, mais les images de cette enthousiaste intervention avaient fuité auprès des instances nationales. Toutefois, son exclusion ne remettait pas en doute la clairvoyance du secrétaire. Alors oui, une paye de maire, ce ne serait pas de refus, et faute d’une gloire syndicale, une célébrité locale ferait son affaire, son nom cité dans le journal, premier édile ; il se voyait déjà en haut de la côte.

La « côte de la mort », les cuisses sifflaient et le cœur twistait. Il quitta la rue principale du bourg après être passé devant la mairie et s’engagea à gauche Chemin des Plumes. Au fond du lotissement, une ambulance du SAMU, à l’affût, moteur tournant, portière arrière ouverte et rampe lumineuse enflammée. Louis ralentit l’allure, comme s’il voulait retarder le spectre d’un malheur.

 

3

 

L’improbable rencontre entre Nikola et Madame se produisit à Paris dans le dix-septième, au croisement de l’avenue de Villiers et du boulevard Gouvion-Saint-Cyr, au feu rouge, là où le chauffeur stoppa d’une semelle légère la Rolls-Royce Phantom bordeaux.

Nikola s’avançait vers les voitures, levait un seau et brandissait une raclette, quêtant le moindre signe positif pour nettoyer le pare-brise. Le chauffeur, comme beaucoup, faisait semblant de l’ignorer. Certains se sentaient coupables de refuser l’aumône à un pauvre hère, d’autres craignaient une réaction agressive. À juste titre. Le préposé au seau devait mesurer un bon mètre quatre-vingt-dix, hauteur d’autant plus dominatrice lorsqu’on est toisé dans une position assise. Mais, pas seulement. Une grande carcasse d’une maigreur de junkie, les cheveux rasés, la barbe hérissée. Et, jaillissant d’un visage osseux, un nez brisé qui pointait, un nez semblant avoir été martelé de coups de poing en son milieu, un nez dont l’extrémité se redressait comme une pointe de flèche prête à être décochée vers le premier réfractaire, un nez qui signifiait : « Es-tu absolument certain que ton pare-brise n’a pas besoin d’un petit coup de propre ? » Mais il n’aurait pu l’énoncer en ces termes, Nikola ne connaissait que peu de mots de français, il n’était arrivé de sa Bosnie-Herzégovine natale que depuis six mois. Aucune importance, dans son métier on négligeait la langue, on se contentait d’éponges.

La voiture paraissait trop belle pour être généreuse, les riches étaient pingres, le pourquoi de leur richesse ; quand il le deviendrait, il serait près de ses sous lui aussi.

Nikola aurait ignoré la Rolls s’il n’avait remarqué une vieille dame assise à l’arrière. Il s’y risqua.

— Nettoyer, ânonna-t-il, en passant une éponge sale sur le pare-brise immaculé de la Rolls.

La procédure était minutée, d’abord attendre que le véhicule s’immobilise au feu rouge, pas trop tôt - certains avaient le cerveau engourdi, ou les pieds -, lever le seau, espérer un signe positif du chauffeur, puis frotter. Seules les trois premières voitures pouvaient postuler à un lavage, la durée du feu n’autorisait pas un temps de déplacement plus long. Souvent il ne tirait rien de sa besogne, si ce n’est des doigts d’honneur ; des droits comme des « I » bien profonds, des penchés sans destination précise, des annulaires égarés ; jamais de pouces. Il ne se décourageait pas, il prenait son air le plus méchant et levait encore et encore son seau en plastique d’un bleu délavé par le soleil ; et puant.

L’emplacement était primordial ; la loi du commerce. Il fallait se positionner sur un feu qui restait au rouge suffisamment longtemps pour pouvoir dérouler la procédure. Celui de l’avenue de Villiers, qui devait également réguler la circulation des bus, durait cent vingt secondes au lieu des quatre-vingts en moyenne. Le lieu était disputé, il avait été le théâtre d’une bataille rangée avec des Roumains qui voulaient se l’approprier. À la mairie, on avait indiqué à sa famille que les emplacements s’avéraient pour l’instant libres de droits, que la maire envisageait de lancer un appel d’offres, mais qu’elle devait consulter en premier les Verts du conseil de Paris. Était-il raisonnable de gaspiller l’eau de la ville pour faire reluire des automobiles dont les rejets polluants salissaient leurs propres carrosseries ?

Avec les Roumains, la famille de Nikola était finalement arrivée à un gentleman agreement sur un planning attribuant les horaires en fonction du trafic journalier.

Il était stressé. Il était dix-sept heures, il ne lui restait plus beaucoup de liquide malgré des ajouts tirés du plus profond de lui-même. Sa vacation se terminait et il lui manquait encore une dizaine d’euros pour atteindre son objectif. En dessous de cent un euros c’était demi-ration avec soupe à la grimace, au-dessus de cent cinquante-deux c’était ration entière avec crème caramel - le patriarche avait réévalué les objectifs en début d’année fiscale. Nikola avait eu droit à la crème caramel seulement à trois reprises le mois précédent. La barre était haute, mais il s’agissait d’un des meilleurs spots de la famille, voilà pourquoi il y officiait, on n’attribuait l’emplacement qu’à des individus motivés ou morts de faim - la faim se révélait une parfaite motivation. On n’avait pas les moyens de se satisfaire de l’à-peu-près.

Nikola avait toujours faim, un mètre quatre-vingt-dix pour soixante-cinq kilos, bien sûr qu’il avait faim. Il se demandait si un ver solitaire ne se gavait pas de ses crèmes caramel, s’il ne devait pas jouir d’une purge. Il s’en était confié à sa mère qui en avait référé au patriarche.

— Pour qu’il devienne gras ! Hors de question de démotiver le petit personnel, avait-il affirmé suivant des préceptes managériaux imparables.

Nikola avait aperçu une femme âgée à l’arrière de la Rolls. Sa présence l’avait incité à sortir l’éponge du seau. Le manuel précisait : « Si dans les trois premières voitures arrêtées tu vois une femme, vas-y ! Si en plus elle est âgée, cours ! »

La Rolls se positionnait en troisième position, celle qui ne tolère aucun geste parasite ; mais malgré sa technique parfaite et des bras plus longs que les balais d’essuie-glace, il n’avait pu terminer - la surface d’un pare-brise de Rolls oblige aux extras -, le feu était passé au vert, le conducteur avait immédiatement démarré, le percutant et le projetant à terre à l’aplomb du pare-chocs.

La Rolls s’immobilisa, le chauffeur en costume sombre et gants blancs ouvrit la portière arrière, souleva d’un geste ample sa casquette à large visière et tendit la poignée d’une canne en bois de ronce noir verni. Nikola gisait au sol, les vêtements trempés par le liquide du seau renversé, une main ensanglantée, la mascotte Spirit of Ecstasy lui ayant déchiré les chairs d’une tête plongeante. Appuyée sur sa canne, la vieille dame se pencha sur le blessé sans que les boucles de ses cheveux manifestent une quelconque inclinaison, figées dans l’indifférence d’une chevelure auburn cartonnée. Nikola distinguait des taches de vieillesse sur un visage au teint orangé dont les rides sur les joues ressemblaient à des fanons de baleine, et une bouche étriquée parée de petites dents trop régulières et trop blanches pour être honnêtes ; des lèvres fines qui semblaient ne savoir que prononcer les mots les plus délicats. Elle paraissait désolée, contrite par l’accident. Nikola lui montrait sa main tailladée et baragouinait des phrases dans une langue inconnue comme si le choc lui avait dérangé l’esprit. Les voitures bloquées derrière la Rolls klaxonnaient, le conducteur d’une camionnette énervé cria par sa fenêtre :

— Hé la momie, vire ta caisse !

Madame n’entendait pas, son oreille ronflait.

— Nous ne pouvons pas le laisser ainsi perdre son sang, Hector, vous le prenez à vos côtés, nous l’emmenons rue Windsor.
— Mais Madame, c’est un pouilleux…

Le chauffeur, d’un air dédaigneux fit signe à Nikola, qui après avoir récupéré ses outils de travail, déshonora d’un fessier graveleux l’ouvrier des usines Rolls-Royce qui s’était échiné à aplatir le cuir du siège avec un os de seiche. La vieille dame demanda de relever la vitre de séparation, importunée par une odeur d’urine en décomposition.

 

Dans un imposant hôtel particulier du XIXe siècle situé dans une voie privée rue Windsor à Neuilly-sur-Seine, une femme de chambre, en robe bleu marine au large col blanc bordé de dentelles, les cheveux blonds noués, examinait Nikola de la tête au pied en se pinçant le nez de deux doigts gantés. Elle lui fit signe de la suivre jusqu’à une salle de bain en marbre blanc puis d’un doigt autoritaire – un index - elle lui désigna une baignoire ivoire en fonte perchée sur des pattes de lion sculptées dont il ne distinguait pas le fond. Il y traîna une heure, s’amusant à brasser l’eau du bain pour se plonger dans une mousse parfumée qui exhalait l’odeur suave d’un parfum aldéhydé. La température baissait, il tirait la bonde de la baignoire, puis faisait couler de l’eau brûlante qui dissolvait la mousse ; il rajoutait du bain moussant et battait à nouveau des mains, éclaboussant le sol qui se recouvrait d’un film à l’eau de rose. Le flacon géant du bain moussant vide, il enjamba le rebord de la baignoire et se mit à taper des pieds sur le marbre pour faire jaillir des éclaboussures. Et il riait comme un gosse alors qu’il revêtait un peignoir en tissu éponge rose dont la poche poitrine arborait un monogramme brodé alambiqué. Il examinait tour à tour les objets de la salle de bains. Il se demandait ce qu’il pourrait bien emporter en souvenir. Tout en y réfléchissant, il attrapa ses vêtements qui sentaient l’urine rance, les plongea dans la baignoire et les frotta avec la mousse épargnée.

Quand l’infirmière entrouvrit la porte pour savoir si les ablutions avaient enfin cessé, elle aperçut à travers un nuage de vapeur, une panoplie de laveur de pare-brise qui s’égouttait, accrochée au cristal des appliques murales. Nikola la suivit à l’infirmerie pour soigner les dégâts de la Victoire.

Il était immergé dans un monde irréel, il s’émerveillait de tout ce luxe, les lampes champignons qui diffusaient leur lumière tamisée aux détours des couloirs ; les appliques en laiton qui éclairaient les tableaux sur les murs ; les lustres de cristal qui scintillaient comme les guirlandes des grands magasins à Noël ; des lumières plein les yeux. Et ces meubles aux dorures ciselées qui sentaient l’encaustique ; ces bibelots en ivoire, porcelaine, en bronze ; ces fauteuils cintrés en tapisserie. Il s’avançait à pas de loup comme s’il visitait un musée.

Une chaise en cuir rebondie lui servit de piédestal pour plonger son nez pointu dans une assiette bouffie. Avachi, les coudes étalés sur la table, il avalait goulûment une viande en sauce, enthousiasme partagé avec son peignoir dont il enrichissait le tissu éponge d’armoiries inconnues des héraldistes. Une fois la sauce récurée grâce à des doigts aussi râpeux que des langues de chat, il fit des signes de la main pour que la cuisinière lui apporte d’autres plats. Il grognait des mots en serbe, la cuisinière levait les yeux au ciel.

Comprenant qu’il ne devait s’en remettre qu’à lui-même, il déploya brusquement sa carcasse d’un mètre quatre-vingt-dix efflanquée, alla ouvrir un frigo géant, en tira un reste de gigot d’agneau qu’il déchiqueta de ses dents de brochet. La cuisinière affolée appela l’intendant, un homme de taille moyenne vêtu d’une veste noire, rembourré comme une chaise de la cuisine, mais le geste sec. Il se posta derrière Nikola comme s’il voulait le tirer de son siège.

C’est bien dans les manières de Madame de ramener de la racaille, se disait-il, les narines assaillies par une forte concentration de roses de mai.

— Si vous avez terminé, vous pouvez partir maintenant.

Nikola secouait la tête, les mains en l’air.

— Ja sam žedan ! dit-il en émettant un rot digne d’un futur Bosnien d’un quintal.

La cuisinière fixait les assiettes vides et les taches sur la nappe.

— Il faut prévenir Madame, murmura-t-elle.

L’intendant l’abandonna ; seule avec Nikola qui inspectait la cuisine immense, au moins trois fois la tente familiale sur le bord du périphérique Porte de la Chapelle. Il n’y connaissait rien en ménage - il n’opérait qu’en extérieur -, mais un carrelage si brillant devait être briqué tous les jours, se disait-il. Et ces casseroles en cuivre pendues, étincelantes, alignées comme les Dalton ; est-ce que la cuisinière, avec son teint rose et ses fesses grassouillettes, astiquait aussi ? Il l’examinait de pied en cap pour tenter de découvrir un indice compromettant. La pauvre femme recula se blottir contre le frigo, prête à défendre le repas du soir au péril de son intégrité physique. De la charlotte blanche qu’elle portait haut sur le front descendait une mèche blonde, qui ne pouvait masquer l’intégralité d’un œil affolé. Nikola lui souriait, l’air stupide, dévoilant des restes de salade et une dent creuse à droite. Son peignoir s’était ouvert, découvrant un crucifix violet tatoué au centre du thorax. C’était son nez tourmenté qui effrayait la cuisinière, un long nez dont le bout semblait prêt à l’embrocher. Nikola la fixait d’un regard fiévreux, les yeux exorbités, des billes d’acier qui n’attendaient qu’un signe pour lui perforer la poitrine, les lèvres fines comme des lames de rasoir qui allaient la découper en rondelles. Elle voyait déjà son sang collé dans les poils drus du menton pointu. Il répéta :

— Ja sam žedan !

Elle sursauta, la poignée du réfrigérateur lui écorcha le dos. Elle se pinça les lèvres pour ne pas effectuer un mouvement brusque susceptible de provoquer une attaque réflexe. Les bruits métalliques d’une canne résonnaient sur le carrelage blanc à cabochon noir du couloir, Madame arrivait, l’intendant suivait.

— Alors jeune homme, comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle d’une voix chevrotante.

Nikola secouait la tête et souriait de l’air ahuri d’un poisson rouge dans un jacuzzi.

— Je crois qu’il ne comprend pas notre langue, Madame, intervint l’intendant.
— Mais quelle langue parle-t-il donc ? Fernand.
— Ce doit être du russe ou d’une langue d’Europe de l’Est, je suppose, Madame.
— Trouvez-nous un interprète. Vous me ferez prévenir quand nous pourrons nous entendre.

Fernand alla chercher un atlas du monde qu’il flanqua sur la table de la cuisine. Nikola, en extase, feuilletait les images. Il s’arrêta sur celle des pyramides d’Égypte, regardant Fernand, le pouce levé.

— Non, toi, pays. Et Fernand de secouer la tête et de tourner les pages vers les États d’Europe de l’Est et de pointer son doigt sur la poitrine de Nikola.

Pour finir, Nikola se saisit de l’index de Fernand et le pressa sur la carte de la Bosnie-Herzégovine.

Deux heures plus tard, l’interprète de l’ambassade sonnait au portail monumental de la rue Windsor. Il se présenta ; un petit homme maigre et chétif, costumé et cravaté de noir, l’air pénétré comme un croque-mort devant une mise en bière. Il s’entretint avec Nikola pendant cinq bonnes minutes, puis se tourna vers Madame.

— Ja sam žedan ! Nikola a soif, dit-il d’une voix grave.

La cuisinière, les fesses potelées, maintenant rassérénées, s’en alla lui chercher un quart de Perrier et un verre.

— Désire-t-il une rondelle de citron ? demanda-t-elle, pendant que Nikola avalait l’eau et les bulles à la bouteille. Il rota puis s’essuya les lèvres du revers de la main. Le sang avait traversé le bandage, laissant apparaître une petite tache rouge circulaire. Madame recula d’un pas, elle appréciait la charcuterie, mais pas ses relents.
— Monsieur, dit-elle, en s’adressant au traducteur, je vous prie de bien vouloir présenter mes excuses à ce jeune homme pour l’avoir blessé, et si maintenant il se sent mieux, nous pouvons lui procurer des vêtements secs et le ramener à sa famille qui doit s’inquiéter pour le moins.

Madame fit signe à Fernand de lui approcher une chaise, elle s’assit, l’intendant se saisit de sa canne. Après palabres, le traducteur se tourna vers Madame :

— Nikola veut rester ici, il n’a pas d’autre famille, il déclare que sa famille, c’est vous, il affirme que vous êtes sa grand-mère, sa baba, il ne veut plus vous quitter maintenant qu’il vous a retrouvée. Il demande s’il peut vous embrasser.
— Il a dû recevoir un choc sur la tête, nous devrions peut-être appeler un médecin, avança Fernand.
— Faites pour le mieux, dit Madame en tendant la main pour qu’il lui remette sa canne.

Fernand contacta le professeur Soliman qui dépêcha une ambulance pour transférer le patient à l’hôpital américain de Neuilly où il l’examinerait. L’interprète accompagnait.

Scanner, IRM, radio du crâne, la Victoire n’avait pas entamé l’intégrité physique de Nikola.

Le professeur Soliman, la cinquantaine distinguée, vêtu d’une blouse blanche immaculée, son nom brodé d’un fil rouge sur la poitrine tel un chef cuisinier étoilé, accueillit chaleureusement les deux Bosniens dans son bureau au dernier étage de l’hôpital.

— Cher monsieur, vous pouvez partir maintenant retrouver votre famille, tout va bien, je préviendrai madame Auris de la Ferrée de votre état, ainsi que votre médecin traitant.

Nikola n’avait qu’un seul médecin traitant : le professeur ; une seule famille : sa grand-mère de Neuilly qui devait s’inquiéter de sa santé. Il se sentait toujours traumatisé par l’accident, il avait encore des étoiles plein les yeux, il voulait que la Rolls vienne le chercher. Le professeur ne discernait pas les étoiles, mais le brouillard qui les lui cachaient. Il regarda fixement Nikola, enleva ses lunettes rondes pour vérifier si elles devaient être nettoyées, tira de sa poche poitrine un petit chiffon microfibre rouge plié au carré, essuya longuement les verres puis demanda à l’interprète de répéter. Eh oui, il avait parfaitement compris. Il était ennuyé, personne ne lui avait précisé le lien de parenté avec Madame, il tenta de la joindre ; indisponible.

Le professeur dénicha un lit inoccupé, un king size, dans une suite au dernier étage avec vue sur Seine et Tour Eiffel. Les étoiles ne quittaient plus les yeux de Nikola, c’était maintenant un menu étoilé complet ; avec crème caramel. Jamais il ne reviendrait à l’ordinaire, à des moitiés de repas maigres. Ses parents ? Sa famille ? Que lui avaient-ils offert ? Une vie dans un camp de réfugiés pendant la guerre, la marche vers l’Angleterre, ils n’avaient même pas aperçu la Manche, et le camp Porte de la Chapelle, la tente où ils étaient six à vivre. La manche, là il l’avait pratiquée, et puis les pare-brises, des heures à se faire humilier par des conducteurs qui ne veulent surtout pas te jeter un regard, comme si tu pouvais les contaminer de ta misère. Et la faim. Sa mère ? Elle n’avait jamais manifesté d’affection particulière pour lui ; dans la famille on n’extériorise pas ses sentiments, mais peut-être n’en avait-elle jamais éprouvé. Elle tenait à lui, son père aussi, mais pas par amour, par intérêt. Il travaillait pour eux, comme un ouvrier opprimé. Ils l’exploitaient. Est-ce qu’il ressentait du remords de les abandonner ? Ses frères, sa sœur ? Sa sœur faisait le trottoir - pas pour astiquer les pare-brises ; avec ses frères, ils s’étaient toujours bastonnés, c’étaient les camps, si tu ne te bats pas, personne ne viendra t’aider. Chacun pour soi et personne pour tous. Et maintenant la chance, une grand-mère qui tombe du ciel, manger à sa faim, devenir quelqu’un de respecté. De l’argent sans le seau. Il s’imaginait. C’était la vie de château.

Il se tourna et se retourna dans son lit une grande partie de la nuit, le matelas était trop débonnaire, les étoiles trop fixes, mais aussi parce que son estomac n’avait pas cessé de se débattre contre les excès.

Il s’était empiffré.

Le lendemain, le professeur Soliman put s’entretenir avec Madame au téléphone. Elle ne désirait pas abandonner Nikola sans connaître ses possibilités d’hébergement, elle s’estimait coupable des blessures, et d’éventuels chocs post-traumatiques.

Le professeur, malgré toute son obligeance, ne pouvait garder Nikola à l’hôpital. Le chauffeur le rapatria alors à Neuilly, mais pas sur la banquette arrière. Il ne faudrait pas dépasser le raisonnable, s’offusquait-il en dévisageant Nikola qui souriait béatement les jambes croisées et les pouces sous les aisselles.

La chambre d’un ancien jardinier fit office d’asile de passage rue Windsor, pendant que Madame réfléchissait à la suite à donner, imaginant qu’éloigné de ses proches, le temps pourrait susciter du vague à l’âme à son réfugié. Les employés de maison, eux, ne se questionnaient pas sur les éventuels troubles psychiques du spécimen, ils essayaient de faire déguerpir le parasite en lui créant le maximum de vexations.

Il s’incrustait, imperturbable et souriait à tous.

Les cuisinières refusaient de lui préparer des repas, mais les frigos surabondaient ; personne ne lui adressait la parole, mais il s’en moquait, il ne comprenait rien ; personne ne lui lavait son linge, mais il avait tissé des relations intimes avec la salle de bain des femmes de chambre ainsi qu’avec le bain moussant aux effluves aldéhydées ; il ne possédait d’ailleurs pour tout vêtement que des tenues de travail vertes de jardinier, des salopettes à bretelles et des sabots en caoutchouc ; pour l’intérieur, une collection de peignoirs roses qui lui couvraient à peine les cuisses assortis à des mules en bouclettes frisées qui lui compressaient les orteils. Il regardait la télé dans sa chambre toute la journée, il mettait le son à fond, se disant que plus c’était fort, plus il avait de chances d’entendre le français. Il ne comprenait rien. Les manches à balai martelaient les murs. Il sortait de son antre pour se rendre aux cuisines. Là, il ouvrait un frigo et avalait ce qu’il lui tombait sous la main sous l’œil réprobateur du personnel figé à qui il affichait en toutes circonstances son sourire béat. Il appréciait particulièrement des petits pâtés ronds présentés dans des coupelles entourées de feuilles de salade, les fourberies des cuisinières. Il en ronronnait de plaisir et son poil s’assouplissait.

On dut installer une serrure à la porte de la cave à vin, car il y descendait en criant : Ja sam žedan ! et remontait avec une bouteille de Laurent Perrier qu’il sirotait avec une rondelle de citron ; c’est ainsi qu’on boit chez grand-mère, assurait-il en serbe.

Une semaine après son accident, lassé de la télé, des matchs de foot et des dessins animés, incapable de trouver les sous-titrages serbes, il fit irruption au garage et lessiva à grandes eaux les pare-brise des huit voitures de Madame. La semaine suivante, il entreprit de nettoyer les faces extérieures des vitres de l’hôtel particulier, il avait déniché une grande échelle dans les sous-sols, il y grimpait avec l’agilité d’un monte-en-l’air, pour le plus grand effroi des domestiques ; dix jours pour les trois étages, il laissait de larges traînées sur les carreaux - le caoutchouc de sa raclette avait dû subir des phénomènes de graining. Les femmes de ménage, de l’intérieur sur des escabeaux, essayaient de les effacer avec leurs chiffonnettes jusqu’au moment où l’une d’elles faillit tomber du troisième. On attendit qu’il en finisse de sa démonstration et on appela La Compagnie des Glaces.

Nikola se rendait utile, mais personne ne s’en affectait, on se souciait plus de ses nuisances. Il prenait maintenant ses repas avec les autres employés de la maisonnée, les cuisinières s’étaient plaintes de devoir rabibocher leurs plats pillés dans le réfrigérateur.

Au bout de deux mois, il avait gagné vingt kilos, il s’intéressait dorénavant plus aux appâts des cuisinières qu’à leur chère.

L’intendant, las de voir sa grande carcasse serrer de près les petites mains des cuisines tel un bodyguard zélé et de se servir des bronzes de Rodin pour haltères, proposa qu’on l’engage en tant que garde du corps ; Madame était une proie facile.

On lui fournit un costume sombre, on lui rasa les cheveux, on lui tailla sa barbe au poil soyeux, on lui posa des lunettes noires sur son nez pointu et on lui colla un talkie-walkie dans la main. Il aurait pu figurer dans l’unité des gardes du corps d’un président américain, sauf que le talkie-walkie était factice, ce qui ne chagrinait personne, on ne comprenait rien de ce qu’il racontait.

Il accompagnait le chauffeur lors des déplacements de Madame, sautait le premier hors de la Rolls, inspectait les toits, arrachait le talkie-walkie de sa ceinture, le portait à ses lèvres et sortait deux mots de français : « rondelle de Perrier » qu’il prononçait d’un accent rocailleux en écarquillant les yeux. Il se plaquait contre la portière avant et scrutait les abords, pendant que le chauffeur ouvrait celle de Madame. À la différence des répétitions en chambre, où il tirait un pistolet à eau de la ceinture de son caleçon, il restait sec et désarmé.

Un an plus tard, il remplaçait le chauffeur parti à la retraite, puis devint progressivement le confident de Madame.

 

4

 

Au Chemin des Plumes, l’ambulance du SAMU projetait ses feux clignotants orange sur les vitres des habitations. Autour de la place, les voisins scrutaient l’entrée béante du pavillon des Gaboriau, chuchotant entre eux, curieux de découvrir la personne qui en sortirait. Et en quel état ? Ils comprirent que ce n’était pas Louis, quand ils le virent affolé, jeter son vélo sur la pelouse et courir vers la maison.

Emporté par son élan, il glissa sur le carrelage du couloir - les semelles lisses des chaussures de cyclisme ne permettent pas toutes les fantaisies - pour finir à plat ventre heurter de la tête les roues d’un chariot brancard sur lequel gisait son épouse Juliette perfusée. Bertrand lui tenait la main.

Un médecin vêtu d’un blouson blanc sans manches, « SAMU 41 » affiché sur la poitrine, le prit par les épaules pour l’aider à se relever. Louis se dégagea d’un geste brusque. Il resta un long moment figé à ne pas savoir comment réagir. Son fils, plaqué contre le mur de l’entrée, entre un cactus en pot et les patères du porte-manteau, l’air hébété, la couleur livide du visage accentuée par ses cheveux noir corbeau, paraissait n’être qu’une réduction de lui-même comme s’il s’était ratatiné, les jambes enfoncées dans le sol. Les yeux gonflés et le nez humide, il fixait son père avec angoisse.

— Y se passe quoi ? bordel !
— Maman a avalé une pastille de Javel.
— C’est pas vrai ! Elle a voulu se suicider ?
— Elle s’est trompée de cachet, elle croyait prendre un Doliprane.

Quelle conne se dit Louis, mais quelle conne ! C’est pas possible ! Et il secouait la tête les yeux fermés. Mais comment peut-on faire une chose pareille ?

Les infirmiers finissaient de la sangler.

Elle l’observait, inquiète d’une réaction violente, mais Louis posa une main réconfortante sur son épaule ; la vision de la perfusion avait désarmé son agressivité. Il se revoyait sur un lit d’hôpital, à la suite d’une bagarre à l’école, quand Martin lui avait balancé un pavé sur le crâne. Sa mère l’étreignait, le consolait de sa voix apaisante.

— Juju, tu peux parler ?

Elle enserra sa gorge d’une main tremblante pour signifier qu’elle ne pouvait pas s’exprimer. Elle scrutait le visage de son mari, guettant un mouvement d’empathie, un regard, un sourire, un geste. Louis fixait les tuyaux et la potence à sérum. Il évitait les yeux de son épouse, il craignait de ne laisser transpirer que de la colère. Le médecin expliqua l’aphonie de Juliette par l’action délétère de l’hypochlorite de sodium sur ses cordes vocales. Juliette gémissait. Louis lui décrocha un rapide sourire. Deux infirmiers transportèrent le brancard dans l’ambulance. Les vitres du quartier perdirent leurs reflets orangés, les voisins rentrèrent chez eux en silence.

 

Louis s’avança dans le hall d’entrée des urgences, suivit le fléchage vers un cockpit en plexiglas à sa gauche, le repaire de deux infirmières pilotes ; une première, la voix criarde et l’air revêche enregistra les documents d’identité de son épouse, la seconde répondait au téléphone avec force de « du coup » signes cliniques d’un sévère torticolis. Sur la droite, une dizaine de rangées de sièges reliés par une barre métallique garnissaient la salle d’attente. Il s’assit sur une chaise en plastique beige près d’une plante verte stressée qui, abandonnée au pied d’un mur couvert d’affiches, espérait des soins, tout du moins un peu d’eau. Une vingtaine de personnes patientaient face à une porte blanche à double battant qui séparait le hall du service des urgences. Quelques couples conversaient de temps à autre à voix basse, éclairés par la lueur glacée de dalles lumineuses, censée suppléer un jour terne qui ne manifestait aucune intention de venir les rejoindre. Tous scrutaient avec inquiétude les battants qui s’ouvraient trop rarement en grinçant sur leurs gonds pour signaler la sortie d’un médecin affairé.

Il pénétrait dans le cockpit, consultait un écran d’ordinateur, discutait avec les infirmières, puis appelait des accompagnants qui s’empressaient de le suivre dans son sanctuaire. À chaque ouverture, Louis distinguait un couloir blanc, des chariots contre les murs et des blouses blanches qui se démenaient en silence.

Dans leur abri, les infirmières enregistraient les arrivées. Incroyable les accidents qui peuvent survenir un dimanche. Un doigt entaillé, une rage de dents, une jambe cassée, une allergie, une toux rauque et même un ongle incarné ; mais là, l’infirmière collet monté proposa, du coup, de patienter jusqu’au lendemain pour aller consulter un pédicure. La réponse déplaisante ne convint pas à l’éclopé, un homme d’une trentaine d’années au crâne rasé et à la bouche de travers, qui frappa de ses deux poings la protection de plexiglas en agonisant d’injures l’infirmière ignare. Des portes battantes, deux soignants surgirent pour lui signifier de dégager les lieux, ce dont il se résigna non sans avoir tempêté contre le personnel médical.

— Non-assistance à personne en danger, criait-il, vous aurez de mes nouvelles. Pôle emploi c’est rue Laplace, 3 rue Laplace, prend ton rendez-vous, pétasse.

Louis concevait la révolte de l’homme incarné, il aurait réagi de même s’il avait dû être confronté à un tel mépris. Il s’était demandé un instant s’il n’allait pas se lever faire le coup de poing avec les infirmiers, puis songea qu’ils pourraient s’en prendre à Juliette en représailles, alors il se calma.

Trois heures, il attendit. Ses pensées tournillaient et se grippaient parfois en déclenchant froncements ou grimaces. « Juliette, si elle ne s’en sort pas, je deviens quoi, moi ? » Il se retrouverait seul à devoir s’occuper de Bertrand et de la maison, il n’avait aucune idée du fonctionnement d’une machine à laver, et envisager aller faire les courses le samedi au lieu de regarder le sport à la télé, et le dimanche à faire le ménage à la place du vélo… D’accord pour le ménage. Une femme de ménage ? Avec un salaire unique, il n’était pas assuré de pouvoir payer les traites du pavillon. Il revoyait l’appartement à la ZUP qu’ils avaient quitté, heureux comme des propriétaires terriens, lui et Juliette. « Juliette, j’y tiens ». Il avait ses habitudes, il la supportait malgré toutes ses conneries, et des conneries, elle remportait la palme, il avait beau la secouer, elle n’en faisait qu’à sa tête. Elle s’angoissait de la misère du monde, comme si elle ressentait la culpabilité d’y échapper. À chaque catastrophe révélée à la télé à grand renfort d’images chocs, elle versait une larme et remplissait un chèque ; c’était la Croix-Rouge, Médecins sans frontières, le Secours catholique, toutes ces associations dont les dirigeants s’accordent des payes de ministres. Et elle donnait son manteau à sa sœur, car elle l’avait trouvé cool, là encore… mais pire, elle lui fauchait ses panoplies de cycliste pour les offrir à son cousin qui n’avait pas les moyens de s’en payer.

Mais elle était belle.

Jamais il n’avait pensé qu’une femme aussi jolie puisse le considérer, l’étreindre sur son cœur, et prendre autant soin de lui. Il en avait les yeux humides. Même quand il la secouait un peu fort, elle ne boudait pas plus de cinq minutes, elle revenait se blottir dans ses bras, toute penaude et promettait que c’était la dernière fois. Elle lui léchouillait l’oreille, la bonne, et lui, se laissait séduire.

Jamais il ne retrouverait une femme aussi belle, surtout à son âge.

Mais si elle s’en sortait, dans quel état la récupérerait-il ? Si elle ne pouvait plus parler, ce ne serait pas dramatique, au moins elle ne raconterait plus n’importe quoi. Mais si c’était pire. L’estomac troué, l’intérieur brûlé, une infirme à la maison. Il s’imaginait pousser un fauteuil roulant dans la « côte de la mort » quand il serait maire, c’était d’un gai ! Et il ruminait, et la faim lui tiraillait l’estomac. Est-ce qu’elle souffrait ? À l’hôpital, les médecins devaient savoir soigner la douleur. Les bons. Était-elle tombée sur des vrais, pas des internes qui apprenaient le métier ? Si elle souffrait trop, ils allaient comprendre leur douleur.

La chaise était raide, il se levait de temps à autre pour se dégourdir les jambes. Il s’était adressé trois fois à la cage en plexiglas pour demander des nouvelles de sa femme, à la troisième, l’infirmière lui avait notifié d’un air supérieur de cesser de la harceler sinon elle appellerait des collègues pour l’expulser. Il s’était assis en grommelant sous l’œil désapprobateur d’un homme en salopette tachée de cambouis à qui il fit un doigt d’honneur, l’autre ricana en lui faisant signe de se calmer.

— Mécano de merde, murmura-t-il entre ses dents.

Une blouse blanche passa la tête entre les portes battantes en claironnant son nom. Louis se leva d’un bond. Dans une pièce étroite, Juliette allongée sur un lit paraissait dormir, le visage détendu contre la potence porte-sérum.

— Nous avons terminé nos examens, l’hypochlorite de sodium a rongé les cordes vocales de votre épouse, l’œsophage et l’estomac ont également subi des lésions notables. Nous l’emmenons maintenant au bloc opératoire.
— C’est grave ? s’inquiéta Louis.
— J’ignore ce que vous appelez grave, son pronostic vital n’est pas engagé, mais je ne vous cache pas que son état est sérieux. La priorité est de sauver ses cordes vocales, nous jugerons par la suite si nous devons intervenir sur les autres lésions, elle est en de bonnes mains, soyez sans crainte.
— Elle va rester longtemps ?
— Attendons le résultat de l’opération, l’infirmière de service possède vos coordonnées, elle vous contactera.

Louis rentra chez lui. Il ne saisissait pas l’expression « pronostic vital engagé » ; « pronostic vital », il imaginait : comme au PMU, on fait des paris, mais au lieu de jouer sur des chevaux on joue sur des vies, mais engagé ? Il se plongea dans Internet pour découvrir toute la manigance : le médecin n’avait pas parié sur la mort de Juliette, car il n’était pas assuré de gagner, c’était bon signe. Il s’expliquait maintenant la consultation des ordinateurs dans le cockpit, le médecin s’informait des cotations des actes avant de savoir s’il parierait. Ce n’est pas très charitable, s’insurgeait-il amer, se faire de l’argent sur le dos des malades.

Il repensa au cachet de Javel. Comment Juliette avait-elle pu se tromper de pastilles ? Les tailles sont différentes, elle ne va pas déjà nous faire une poussée d’Alzheimer. Il avait lu sur Internet que les joueurs de foot, à force de faire des têtes, pouvaient la perdre. Peut-être ne devrais-je pas tant la secouer, songea-t-il inquiet. Mais comment aurait-il pu agir autrement ? Juliette était trop crédule, elle accordait sa confiance sans discernement, elle se laissait manipuler par le monde entier, elle l’énervait, alors parfois il la secouait un peu pour lui faire comprendre sa naïveté, comme lorsqu’on colle la truffe d’un chien dans sa merde pour qu’il apprenne à ne pas faire n’importe où sur la pelouse. D’accord ? Il ne la battait pas, c’était sa femme, mais quelques fois il la secouait peut-être trop fort, il n’en était pas non plus responsable, c’était la faute de ces traîtres d’Américains.

 

Juliette avait quarante et un ans, elle avait quitté l’école à seize, diplômée d’un brevet des collèges pour se diriger vers la coiffure. Malheureusement dans sa deuxième année de CAP, une allergie aux teintures la priva d’une brillante destinée capillaire, une allergie qui s’ajoutait à celle des études ; elle ne retenait pas grand-chose. Son père avait compris le problème et le lui avait expliqué, fort de sa propre expérience.

— Ma belle, ce n’est pas que tu ne retiens rien, ta mémoire est bonne, peut-être trop, tu tiens ça de ton père, mais c’est que rien ne ressort. Tu gardes tout en toi, tu fais un blocage.

Elle avait présumé posséder un penchant pour l’agrégation, tout s’agglomérait dans son crâne, se compactait et ne pouvait s’échapper, comme une salière dont les grains de sel humides s’agrègent les uns aux autres. La solution : secouer ou taper sur le fond de la salière.

Elle essaya d’abord la première méthode, mais quand elle secouait la tête trop longtemps, le monde tournait autour d’elle et elle vomissait. Elle conclut que sa mémoire devait grumeler, cela ne l’étonnait guère, on n’avait eu de cesse de lui laver le cerveau avec les bienfaits d’une éducation solide, à force ça coagulait. Logique ! Elle usa de la deuxième méthode, elle se cognait la tête contre les murs, c’était douloureux, mais elle insista un certain temps, le temps qu’on lui conseille de porter le voile, car avec un cal sur le front aussi prononcé elle se devait d’être une parfaite musulmane. Elle cessa du jour au lendemain, elle ne voulait pas porter le voile, dissimuler les cheveux d’une coiffeuse, même de manière lacunaire, c’était comme porter des bas pour une Toulousaine ou pour une femme du 05, c’était frustrant. Elle décréta que si rien ne pouvait sortir de sa mémoire, il était inutile de s’entêter à y faire entrer quelque chose. Peut-être avec le temps, à force d’utiliser le séchoir à cheveux, elle pourrait assécher le contenu de la salière. « Avec le temps, va, tout s’en va », chantait-elle pleine d’espoir.

La Chocolaterie Poulain cherchait des opératrices pour son usine de Blois, le poste était bien payé, le travail dans ses cordes, elle fut embauchée d’emblée grâce à un formidable atout physique.

Elle ne pouvait prétendre être « jolie comme un cœur », elle possédait des traits fins, de beaux yeux bleus faïence, mais elle les cernait d’un khôl charbonneux qui tuait tout leur éclat. De délicats cheveux blonds encadraient son visage, mais les rabattre sur les sourcils lui donnait l’air d’une bergère des Pyrénées. Une petite fossette sur la joue droite aurait pu lui prêter un air coquin ; anecdotique. Elle attirait le regard non pas par une attitude légèrement voûtée, mais par l’objet du déséquilibre, une opulente poitrine : deux seins sculptés comme des calottes de glace aux fruits de la passion, d’autant plus remarquable qu’elle arborait une taille fine et une silhouette élancée. Qui se souciait de la petite fossette coquine qui ponctuait sa joue droite ?

Le recruteur du Chocolat Poulain n’éprouva pas le besoin de tester les capacités de la candidate, de visu elle les remplissait toutes. C’est ainsi que Juliette, la mémoire engorgée et le téton conquérant, débuta une vie professionnelle excitante en tant qu’opératrice deuxième classe, bâtiment A3 au premier étage de l’usine Poulain.

Une cinquantaine d’ouvrières, sous la lumière de larges gamelles grises en suspension qui faisaient étinceler l’inox des lignes de production, se tenaient à leur poste de travail dans le ronronnement régulier d’une mécanique bien huilée. La tâche consistait à engager des tablettes de chocolat brutes dans la fente d’une emballeuse qui les avalait avec gourmandise pour les envelopper d’aluminium et les recouvrir de papier glacé. Les machines éructaient des bruits métalliques, les bobines tournaient en sifflant et les tablettes émergeaient en continu sur des rouleaux grinçants. En bout de ligne, un ouvrier récupérait les produits finis et les rangeait dans des cartons qu’il s’empressait, une fois la palette complète, de transporter au local réfrigéré.

Le travail était tranquille, l’odeur de chocolat émolliente et l’ambiance détendue. Les ouvrières assises sur leurs tabourets engageaient les tablettes en jabotant comme devant une machine à café. Le rythme n’était pas très élevé, mais elles subissaient par moments le syndrome de la cadence infernale, alors elles introduisaient une tablette issue de leur réserve personnelle ; inconnue du frigo. Le chocolat mou bloquait le mécanisme, elles appelaient les techniciens qui n’étaient pas dupes. Le temps de retirer les lambeaux de chocolat, de nettoyer et de remettre la machine en marche, elles s’octroyaient ainsi une pause supplémentaire d’une dizaine de minutes.

L’arrivée de Juliette avait quelque peu modifié les délais d’intervention. Sa poitrine survitaminée avait impressionné ses collègues de travail, les filles se demandaient si ce n’était pas du trafiqué, certaines, non convaincues tâtaient pour s’en assurer. Elles durent se rendre à l’évidence, Juliette c’était la taille King size. Les techniciens qui réparaient les emballeuses, quant à eux, ne se posaient pas de questions, ils n’avaient pas besoin de toucher - quoi qu’en insistant on eût pu trouver un volontaire. Le décolleté généreux, qu’elle ne pouvait confiner sous peine de mettre sur orbite ses boutons de chemisiers, leur faisait perdre en efficacité et quelquefois en lucidité quand ils s’évertuaient à rechercher leurs outils égarés à quatre pattes sur la machine de Juliette.

Cinq minutes supplémentaires en moyenne. Ses copines l’adoraient.

Il est vrai aussi qu’elle était dotée d’un grand cœur, il aurait été triste qu’il ne soit pas en harmonie avec de si gros poumons. Elle s’inquiétait pour tous les événements malheureux qui touchaient ses consœurs, se désolait, s’émouvait sans retenue. Elle aurait donné son chemisier si on le lui avait demandé – a priori hors de question, sous peine d’émeute. Mère Teresa offrant ses vêtements à une miséreuse. Ses collègues lui confiaient leurs problèmes, elle écoutait avec la plus grande attention, elle réconfortait, elle dispensait ses conseils, elle trouvait une solution, pas toujours appropriée, mais on ne pouvait la blâmer de son dévouement. Les filles appréciaient. Tout le monde l’aimait.

Ou presque.

Un soir à la sortie de l’usine, un ouvrier casqué, un peu excité, le printemps venait d’éclore - la sève montait -, la siffla alors qu’elle discutait avec ses copines :

— Hé ! Gros nichons, un petit tour sur ma moto ?

Son amie Nicole, une blonde à racines noires largement ventilée par le sol grâce à une jupe avare de tissu, le rembarra :

— Dégage, fous-lui la paix !
— J’te parle pas, c’est à gros nichons que j’cause.

Juliette se taisait, le regard fixé sur ses chaussures.

L’homme se montra plus entreprenant, il lui empoigna le bras et la tira vers sa moto. Juliette se débattait mollement, ne protestait pas ; elle ne voulait pas créer d’incident.

Nicole hurla :

— Au secours ! Arrêtez !

Un ouvrier d’une trentaine d’années râblé, l’air méchant s’interposa. Il arracha la main agrippée au blouson de Juliette, attrapa par le col l’importun et lui asséna un coup de poing sur le nez en criant :

— Tire-toi, connard !

Le ravisseur, les narines sanguinolentes, déguerpit sans se retourner.

— Je te remercie, mais c’était inutile de le frapper, il ne m’a pas fait de mal, murmura Juliette, l’air contrit.
— Pas sûr !

Le jeune homme reluqua la poitrine de Juliette. Il rougit.

C’est elle, se dit-il, l’œil illuminé, c’est la Juliette de l’emballage ! Il la quitta en lui tendant une main dont la moitié des ongles était rongée. Il sourit en reculant, puis osa :

— À bientôt… peut-être.

 

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