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Beschreibung

Les hôtes d’Ogier de Chancenay prenaient le thé, en cet après-midi de septembre, sur le pont du yacht mouillé devant un petit port italien. Ils avaient sous les yeux le village, avec ses maisons disséminées dans un désordre pittoresque, ses jardins à demi cachés derrière le feuillage d’énormes figuiers chargés de fruits, ses bois d’oliviers et d’orangers caressés par le soleil déclinant. Des barques, leurs voiles rousses tendues, rentraient chargées de poisson, montées par des hommes au teint brun qui saluaient au passage les étrangers. Elles allaient s’amarrer le long du port, où les femmes aux cheveux sombres à moitié couverts d’un fichu écarlate se tenaient prêtes à enlever le produit de la pêche. Et des enfants aussi bruns que père et mère couraient, se poursuivaient, nu-pieds, en jetant des cris aigus, ainsi que les corneilles aux soirs d’été.

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Delly

La petite chanoinesse

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383836902

« Ni l’éloignement ni la mort ne peuvent rompre l’amour véritable ; il creuse l’âme d’autant plus qu’il est privé d’expansion au-dehors. »

Lacordaire.

1

Les hôtes d’Ogier de Chancenay prenaient le thé, en cet après-midi de septembre, sur le pont du yacht mouillé devant un petit port italien. Ils avaient sous les yeux le village, avec ses maisons disséminées dans un désordre pittoresque, ses jardins à demi cachés derrière le feuillage d’énormes figuiers chargés de fruits, ses bois d’oliviers et d’orangers caressés par le soleil déclinant. Des barques, leurs voiles rousses tendues, rentraient chargées de poisson, montées par des hommes au teint brun qui saluaient au passage les étrangers. Elles allaient s’amarrer le long du port, où les femmes aux cheveux sombres à moitié couverts d’un fichu écarlate se tenaient prêtes à enlever le produit de la pêche. Et des enfants aussi bruns que père et mère couraient, se poursuivaient, nu-pieds, en jetant des cris aigus, ainsi que les corneilles aux soirs d’été.

William Horne, un jeune Anglais à la physionomie intelligente et fine, dit à son voisin, le gros baron de Pardeuil :

– Joli, hein, ce village ?

L’autre avança la lèvre, en une lippe qu’il croyait sans doute du plus agréable effet.

– Joli ?... Peuh ! Tout cela se ressemble !... Moi, vous savez, la nature...

Et il fit claquer ses doigts.

William retint un sourire narquois, en demandant :

– Alors, comment avez-vous accepté l’invitation de Chancenay pour cette croisière ? Vous devez vous ennuyer terriblement, si la vue de ces charmants paysages ne vous dit rien ?

– Mais non, mais non, je ne m’ennuie pas ! On mange admirablement, chez M. de Chancenay ! Il a pour chef un véritable artiste !... Et puis, comment trouver le temps long, en une si aimable compagnie ?

Le regard du baron effleurait les invités masculins, et s’arrêtait sur une belle personne blonde, très élégante, qui se balançait dans un rocking-chair tout en causant à bâtons rompus avec ses voisins.

On n’aurait trop su quel âge lui donner, tellement la fraîcheur de son visage était entretenue avec art. Et non moins indécis, peut-être, serait apparu son état civil, au cas où quelque curieux aurait entrepris des recherches à ce sujet. Elle se disait Française, veuve d’un Hongrois, et se faisait appeler la comtesse Doucza. On calculait qu’ayant une fille de vingt ans, elle devait être dans les parages de la quarantaine. D’une intelligence moyenne, mais souple, habile, sachant s’adapter à tous les milieux, elle arrivait, tout en faisant partie à l’ordinaire d’un monde « entre deux », très cosmopolite et assez peu scrupuleux sur le chapitre de la morale, à se faufiler avec sa fille dans la meilleure société, à la faveur de la tolérance mondaine en usage à notre époque.

C’était ainsi qu’Ogier de Chancenay les avait connues. Quelques mois auparavant, à une vente de charité organisée par sa tante, la vicomtesse de Challanges, il avait acheté des fleurs à la jolie Sari Doucza. Celle-ci lui ayant laissé comprendre qu’il plaisait énormément, et qu’elle ne serait pas d’une difficile conquête, Ogier l’avait revue très volontiers, car il la trouvait amusante, et ne s’embarrassait guère d’avoir à son actif une fantaisie de plus, qu’il secouerait demain comme il avait déjà fait d’un certain nombre d’autres.

Par ailleurs, son opinion au sujet de la mère et de la fille se trouvait résumée dans ce fait que, parmi les relations masculines plus ou moins intimes conviées à cette croisière, Mme Doucza et Sari se trouvaient les seules femmes invitées.

Comme personne n’eût songé à se poser en rival du comte de Chancenay, tous les hommages, s’écartant de la seconde, refluaient vers la belle veuve qui les recevait avec une aimable sérénité, en accordant quelque préférence à M. de Pardeuil, fort empressé autour d’elle.

William Horne, seul, demeurait insensible. Avec son flegme britannique, il faisait de petites études de caractère sur ses compagnons de bord, et suivait d’un œil paisible le flirt de son cousin Ogier avec Sari Doucza.

Ce fut lui qui annonça :

– Voilà Chancenay et Mlle Doucza qui reviennent.

Les regards se dirigèrent vers le port. Le canot du yacht s’en éloignait lentement, dans la lumière du couchant qui faisait jaillir de ses cuivres des étincelles, et enveloppait de sa clarté chaude encore les deux jeunes gens assis à l’arrière.

Sari avait retiré son chapeau, qui reposait sur ses genoux. Le soleil caressait librement ses cheveux blonds, un peu roux, moussant en gros bandeaux qui laissaient à peine voir un fin visage au teint frais, et des yeux gris foncé, très expressifs, en ce moment tout occupés de M. de Chancenay... Elle était vraiment jolie, cette petite cosmopolite. Avec cela, très visiblement amoureuse du séduisant gentilhomme assis près d’elle, ce bel Ogier de Chancenay dont les mondaines les plus en vue se disputaient l’attention... « Trop visiblement », chuchotait à l’oreille de William Horne M. de Pardeuil, qui jalousait son hôte.

L’Anglais eut un mouvement d’épaules, en ripostant avec quelque dédain :

– Oh ! elle a fini de se compromettre depuis longtemps !... Un peu plus, un peu moins !...

Mme Doucza, tout en s’éventant, dirigeait un regard intéressé vers les occupants du canot. Dans la lumière se dessinaient la svelte silhouette de M. de Chancenay, son visage aux traits fermes, au front un peu altier. Un pli de contrariété apparaissait au coin des lèvres. Mais les yeux, très beaux, où passaient de vifs reflets orangés, considéraient avec complaisance la jolie fille rousse qu’ils paraissaient fasciner.

Mme Doucza eut un sourire de satisfaction, qui s’accentua quelque peu à cette réflexion d’un de ses voisins :

– Elle paraît plaire énormément à M. de Chancenay, votre charmante fille, madame !

La veuve répliqua modestement :

– Elle est très gentille, en effet, ma petite Sari, et je suis heureuse de voir que notre hôte l’apprécie comme elle le mérite.

Le canot approchait du yacht, en laissant derrière lui un étincelant sillage... Il accosta et, lestement, les deux jeunes gens gagnèrent le pont. Sari, tout aussitôt, s’écria d’un air tragique :

– Devine, maman, la malchance qui nous arrive !

– Une malchance ?... Quoi donc, mon cœur ?

– M. de Chancenay a trouvé à la poste une dépêche de son grand-père, lui apprenant qu’une de leurs vieilles parentes vient de mourir, là-bas, du côté du Jura ou je ne sais où !... Et il faut qu’il aille conduire le deuil, qu’il s’occupe du règlement des affaires, car c’est la marquise de Chancenay qui hérite...

Ogier l’interrompit :

– Le règlement des affaires, cela peut être remis à plus tard. Mais les obsèques n’attendent pas, elles. Le yacht va donc nous conduire à Naples dès ce soir. Et tandis que je prendrai le premier train, vous continuerez votre croisière, avec mon cousin qui vous fera les honneurs de la Libellule, en mes lieu et place. Dès que je saurai quand je puis revenir, je télégraphierai à l’une des escales prévues, où vous m’attendrez.

Des exclamations, des mots de regret se faisaient entendre... Mme Doucza ne pouvait dissimuler une réelle consternation. Elle s’écria :

– Mais quelqu’un ne peut-il vous remplacer ?... Un autre parent ?

Ogier eut un léger froncement de sourcils, en ripostant d’un ton bref :

– Personne. C’est à moi qu’incombe ce devoir, et je n’ai aucune raison sérieuse pour m’y soustraire.

Sari se laissa tomber dans un fauteuil, en glissant vers sa mère un coup d’œil mécontent. Toutes deux s’étaient aperçues, plus d’une fois, que M. de Chancenay ne supportait pas un semblant d’immixtion dans ses affaires de famille ou autres.

Ogier s’assit près de son cousin, et prit dans une de ses poches des lettres qu’il lui tendit.

– Tiens, voilà pour toi, Willy.

– Merci... Est-ce Mme de Valheuil qui est morte ?

– Elle-même. Avec elle s’éteint cette branche de la famille qui s’établit dans la Comté vers le seizième siècle. Je ne la connaissais pas le moins du monde, si ce n’est par ce que m’en a dit ma grand-mère. Elle était, je crois, une personnalité assez falote... Veuve très jeune, sans beaucoup de fortune, elle vivait depuis cinquante ans retirée dans une vieille demeure, s’occupant de dévotion, d’œuvres charitables. Grand-mère n’avait plus avec elle que des relations par écrit, une fois dans l’année.

William dit avec un demi-sourire :

– Alors, son héritage n’augmentera pas sensiblement ta fortune ?

Ogier sourit à son tour, en étendant la main pour prendre une cigarette sur la table placée près de lui.

– En effet !... Une maison croulante, nid à souris probablement, quelques petites rentes... Et encore, peut-être celles-ci sont-elles destinées, par testament, à des œuvres pies. Elle aurait d’ailleurs eu bien raison de le faire, la pauvre femme, sachant que ni mes grands-parents, ni moi, ne sommes précisément dans le besoin.

Il y eut des rires, autour de lui, et parmi eux celui de Sari, un peu aigu.

La jeune fille enfonçait dans un fauteuil profond sa personne menue, vêtue de blanc. Sur le bout de ses doigts aux ongles bien polis, elle faisait lentement sauter la petite marmite de paille bise, décorée d’un immense couteau de plumes couleur d’orange, qui lui servait de chapeau. Sous l’ombre des paupières demi-baissées, elle ne quittait guère du regard M. de Chancenay qui fumait nonchalamment, l’air distrait, en jetant un mot dans la conversation, de temps à autre. Un reflet de soleil se glissait jusqu’aux cheveux blond foncé, souples et ondulés, jusqu’aux yeux bruns si beaux, où Sari se dépitait de trouver toujours tant d’ironie, sous la caresse charmeuse du regard, au lieu de la passion qu’elle souhaitait y voir... Et elle pensait une fois de plus, avec quelque colère : « Il y a quelque chose en lui que je ne puis saisir... quelque chose qui m’échappe, qui m’échappera toujours, j’en ai peur... »

Un peu avant le dîner, Sari entra dans la chambre de sa mère. Celle-ci, tout habillée déjà, compulsait des lettres posées devant elle, sur la tablette du bureau. Elle ne put retenir un mouvement de contrariété, à la brusque apparition de sa fille, et fit le geste de repousser les lettres dans un tiroir.

Mais Sari se mit à rire.

– Oh ! tu n’as pas à me faire mystère de ta correspondance, maman ! Je sais que tu te charges de fournir des renseignements à certaines puissances désireuses d’avaler quelque jour la France, et toute l’Europe avec. C’est ton affaire, et je n’y trouve rien à redire, d’autant plus que ton petit trafic nous permet de mener la vie mondaine que nous aimons.

Elle parlait à mi-voix. Cependant, sa mère lui fit signe de se taire, puis chuchota :

– On ne sait jamais... Il faut de la prudence...

– Bien, j’en aurai... Mais tu sais, si j’arrive jamais à devenir comtesse de Chancenay, il faudra laisser là ces sortes d’affaires ?

– Naturellement ! Nous n’en aurions plus besoin, d’ailleurs... Voyons, cela s’arrange-t-il à ton gré, petite ?

Sari secoua la tête. Une lueur de contrariété passait dans ses yeux, qui devenaient presque noirs... Elle mit un genou sur le petit divan placé près du bureau, et appuya au dossier de velours ses bras nus, très blancs, sortant d’une courte manche de tulle rose.

Mme Doucza demanda, d’un ton inquiet :

– Cela ne va pas ?

– Non, pas comme je le voudrais... Il est trop maître de lui, toujours. Je l’amuse, voilà tout. Je suis la distraction du moment. L’hiver prochain une autre chassera celle-là... C’est une nature dont je n’ai pas saisi encore le point faible, et sur laquelle, de ce fait, je n’ai pas de prise. Mais il faudra que j’y arrive... Oh ! cela oui ! Il faudra que je devienne sa femme. Car, si je l’aime pour lui-même, je veux aussi avoir son nom et sa fortune !

La mère approuva :

– Je le pense bien, mon cher cœur !... Et je te crois assez habile pour y réussir.

Sari murmura d’un air songeur :

– Oui, je l’espère... Mais ce sera probablement difficile, car il est très orgueilleux... Orgueilleux de son nom, orgueilleux de tout... Et puis...

Elle s’interrompit, les lèvres crispées.

Mme Doucza répéta :

– Et puis ?

Sari dit entre ses dents :

– Je crois qu’il nous méprise.

– Quelle idée !... Pourquoi cela ?

Sari leva les épaules.

– Ils sont ainsi, les hommes ! Après qu’une femme s’est bien compromise pour eux, après avoir accepté l’amour qui se donne à eux, voilà tout ce qu’ils nous réservent en retour : le mépris... Et leur estime va aux âmes vertueuses, à ce qu’on appelle « les femmes irréprochables ».

Mme Doucza eut un sourire léger.

– C’est assez naturel... Mais que t’importe, si tu arrives à te faire assez aimer pour qu’il t’offre son nom ?

Sari dit avec colère :

– C’est que, précisément, il ne me l’offrira pas, à cause de cela !... Je le sens bien, va ! Sous son apparence de mondain, d’élégant viveur, il y a quelque chose que je ne puis définir... Une sorte de réserve, de dédain...

– Eh bien, change de tactique, joue la convertie, la jeune fille qui regrette sa légèreté passée... Cela réussit parfois très bien.

Le regard sombre s’éclaira un peu.

– Voilà une idée qui n’est peut-être pas mauvaise, maman ! Je puis toujours essayer. M. de Chancenay vaut vraiment bien la peine qu’on s’ennuie pendant quelques mois à simuler des remords, à faire la sérieuse – et même à s’affubler d’un peu de dévotion, qu’en dis-tu ?

– Certainement ! Les hommes aiment assez la religion, pour leur femme. Et puis c’est bien porté dans le monde auquel appartient M. de Chancenay... Oui, ma petite, inaugure cette nouvelle attitude aussitôt qu’il sera de retour. J’en espère les plus heureux effets, vois-tu.

2

Il était près de dix heures quand, le surlendemain, Ogier descendit du train omnibus qui s’arrêtait à la petite station de Gouxy.

Sur le quai se trouvait le domestique envoyé par son grand-père pour lui porter les vêtements nécessaires à la cérémonie, et qui était arrivé de la veille. M. de Chancenay lui tendit sa valise en demandant :

– M. le marquis et Mme la marquise vont bien, Célestin ?

– Très bien, monsieur le comte.

– Bon... En route !... Est-ce loin d’ici, le village ?

– À un quart d’heure environ, monsieur le comte... J’ai cherché une voiture, mais on ne trouve que des carrioles, dans ce pays, ou bien des équipages qui datent de Mathusalem, comme celui du vieux château !

Et Célestin eut un méprisant plissement de lèvres.

– La voiture est inutile. J’aime beaucoup mieux marcher.

Ogier sortit de la petite gare, et s’engagea sur la route, suivi du domestique. Le temps était humide et sombre, ce matin. Une brume s’étendait sur les bois, flottait au-dessus des prés et de la rivière torrentueuse, venue des hauteurs à peine distinctes derrière le voile grisâtre. M. de Chancenay, au souvenir du soleil qu’il venait de quitter, eut un frisson de déplaisir et pensa : « Je ne vais pas m’attarder ici ! Aussitôt les obsèques terminées, j’irai retrouver la Libellule, et cette petite Sari, vraiment gentille. »

Tout en marchant il évoquait la silhouette vive et menue de la jolie Hongroise, son fin visage très mobile, ses yeux câlins, qui cherchaient souvent les siens, et lui dévoilaient hardiment l’amour qu’il inspirait. Quelle que fût l’opinion d’Ogier de Chancenay au sujet des femmes en général, et de Sari Doucza en particulier, il lui plaisait d’être l’objet de ces sentiments passionnés, auxquels il ne répondait pas. Sari avait bien deviné, en jugeant qu’elle n’était pour lui qu’un amusement, une distraction d’un moment. Mais cette distraction lui était assez agréable pour qu’il la regrettât et désirât la retrouver très vite.

À un tournant de la route, soudainement, il vit devant lui le village. Un château le dominait, vaste construction d’apparence massive et sombre bâtie au pied d’une large tour carrée. Ogier, se tournant vers le serviteur qui le suivait à une courte distance, désigna cette demeure en demandant :

– Est-ce là le logis de Mme de Valheuil ?

– Non, monsieur le comte. Ceci est le château de Prexeuil, où habitent trois dames qu’on appelle les trois chanoinesses, et qui étaient les amies de Mme de Valheuil. La maison de Mme la vicomtesse, le Pré-Béni, comme ils la nomment ici, se trouve entre ce château et le village.

M. de Chancenay, ainsi renseigné, continua d’avancer, dans le jour gris, sur la route qui montait sensiblement. Il atteignit le village, passa devant l’église, vieille et trapue, verdie à sa base par les mousses qui s’insinuaient entre les pierres anciennes. Des têtes se penchaient curieusement hors des fenêtres, des femmes, des enfants apparaissaient au pas des portes pour regarder l’étranger, le parent de Mme de Valheuil. Et beaucoup disaient ou pensaient : « Qu’il est bien ! »

Sur la route qui continuait hors du village, en montant encore, une silhouette sombre se dessina. Bientôt, M. de Chancenay reconnut un prêtre.

Quand il fut plus près, il vit qu’il était jeune, vigoureux, de physionomie calme et intelligente.

Leurs regards se rencontrèrent, et le prêtre vint à Ogier en disant :

– M. le comte de Chancenay, je pense ?

– Oui, monsieur l’abbé.

– Je suis le curé de Gouxy. Précisément, je viens de prier près de Mme de Valheuil, votre excellente parente, monsieur. Ce fut une femme de bien, dans toute l’acception du mot, et sa mort est une grande perte pour ma petite paroisse.

– Je ne la connaissais que par ouï-dire, monsieur le curé. Ma grand-mère ne l’avait pas vue depuis fort longtemps... De quoi est-elle morte ?

– D’un brusque arrêt du cœur, d’ailleurs prévu par le médecin. On l’a trouvée sans vie le matin. Mais elle était bien prête à mourir, la sainte créature... Voyez-vous quelque inconvénient, monsieur le comte, à ce que les obsèques soient célébrées demain vers dix heures ?

– Mais aucun, monsieur le curé !... absolument aucun. C’est au contraire ce que je désire.

– Eh bien, voilà qui est convenu, en ce cas. Elles se feront très simplement, selon le vœu de la défunte... Si vous aviez à me donner quelques instructions complémentaires, monsieur, vous voudrez bien me le faire savoir, dans le courant de la journée ?

– Certainement, monsieur le curé. Mais je m’en remets volontiers à vous, qui êtes beaucoup plus au courant que moi des coutumes du pays et des volontés de Mme de Valheuil.

– J’ai réglé tout de mon mieux, aidé par les dames de Prexeuil, les excellentes amies de la défunte... À demain donc, monsieur le comte !

Il serra la main que lui tendait M. de Chancenay, et s’éloigna, tandis qu’Ogier continuait la montée de la route, jusqu’à une bifurcation où un chemin plus étroit l’amena devant un grand logis roux, à hautes cheminées, que précédait une cour close d’une simple barrière de bois.

Toutes les jalousies étaient baissées, devant les fenêtres surmontées de têtes de femmes sculptées dans la pierre. Mais la porte restait grande ouverte, sur le seuil élevé seulement de deux marches... Ogier entra dans le vestibule un peu sombre, et vit s’avancer vers lui une vieille femme qui le salua en se nommant :

– Je suis la femme de chambre de Mme de Valheuil, monsieur le comte... Rosalie... Si monsieur le comte veut bien ?...

Elle ouvrit le battant d’une porte, et s’effaça. M. de Chancenay entra dans le salon aux rideaux clos, éclairé par les cierges qui entouraient le cercueil drapé de noir, sur lequel se fanaient des fleurs sans parfum. Dans un fauteuil, une femme, assise, égrenait son chapelet. Elle leva son visage un peu mat, jeune encore, aux yeux tranquilles, et répondit par une inclinaison de tête au salut de l’arrivant.

Ogier jeta l’eau bénite sur le cercueil, et demeura un moment debout dans une attitude respectueuse. Du coin de l’œil, il regardait l’inconnue. Les yeux baissés, elle continuait de faire glisser entre ses doigts les grains d’ivoire. Ses cheveux bruns formaient sur son front deux bandeaux bien lisses. Elle était vêtue d’une robe noire, très simple ; mais un large ruban de faille bleu de roi tombait sur son corsage, supportant une croix d’or émaillé.

M. de Chancenay songea : « Célestin m’a parlé de trois chanoinesses. Cette personne en est une, évidemment... Et sans doute aussi une de ces amies de la défunte, nommées par le curé. »

Il s’attendait à ce que l’inconnue lui adressât la parole. Mais elle continuait de prier, les paupières toujours baissées. Alors M. de Chancenay sortit, et retrouva dans le vestibule la femme de chambre qui l’attendait.

Elle s’informa :

– Monsieur le comte veut-il monter à sa chambre ?...

– Volontiers... Mais dites-moi...

Il baissa un peu la voix.

– ... Qui est cette jeune femme ?

– Mme la comtesse Bathilde de Valromée, une des dames du château. Elles étaient très amies avec la pauvre Madame, toutes trois, et elles sont venues veiller près d’elle, ces jours-ci, elles se sont occupées de bien des choses...

– Celle-ci est chanoinesse ?

– Oui, monsieur le comte, chanoinesse d’un chapitre autrichien, comme sa tante, Mme la comtesse Antoinette de Prexeuil, comme sa nièce, Mlle Elys... je veux dire Mme Elys de Valromée... J’ai de la peine à l’appeler ainsi...

Tout en faisant quelques pas vers l’escalier qui dressait au fond du vestibule ses degrés de chêne et sa large rampe bien cirée, M. de Chancenay demanda :

– Elle a une nièce d’âge à être chanoinesse, cette comtesse Bathilde ?

– Mais oui, monsieur le comte. Mme Bathilde a bien la quarantaine, Mme Elys vient d’avoir dix-huit ans, et le chapitre l’a reçue à seize ans.

Ogier songea tout haut :

– Quelle singulière idée !

Au premier étage, Rosalie l’introduisit dans une grande chambre meublée de chêne ancien, tendue de reps grenat. Célestin y avait préparé l’installation de son maître. Quand celui-ci eut quitté sa tenue de voyage, il renvoya le domestique, et, allumant un cigare, s’approcha d’une des fenêtres qu’il ouvrit.

De ce côté commençait le jardin, formé de plates-bandes étroites, bien fleuries, décorées d’arbustes taillés avec soin. À droite, un saule pleureur laissait pendre ses branches qui commençaient à se dépouiller. Un peu plus loin, un vieux puits dressait, au-dessus de la margelle écroulée, sa curieuse ferronnerie du seizième siècle.

L’attention d’Ogier fut attirée par une silhouette féminine qui apparaissait dans une des allées. C’était une jeune fille – une très jeune fille, il s’en rendait mieux compte à mesure qu’elle approchait. Svelte, pas très grande, vêtue de noir, elle avançait d’une allure souple, harmonieuse, en serrant contre elle des fleurs aux nuances diverses. M. de Chancenay distinguait maintenant l’ovale délicat de son visage, la blancheur fine du teint, les petites lèvres pourprées, les cheveux bruns coiffés en bandeaux, et qui ondulaient de chaque côté du front bien modelé... Puis il remarqua les grands cils foncés, au bord des paupières, et pensa, vivement intéressé : « Je voudrais voir les yeux de cette délicieuse créature ! »

De la maison, à ce moment, un chien de Terre-Neuve sortit et s’élança vers la jeune fille, en aboyant joyeusement.

Une voix au timbre pur s’éleva...

– Non, Liaou, non, mon gros, on ne joue pas aujourd’hui.

Mais le chien ne l’entendait pas ainsi. Il se dressa, pour appuyer ses pattes sur l’épaule de la jeune fille. Celle-ci fit un mouvement de côté. En même temps, elle abaissait un peu les fleurs qu’elle tenait dans ses deux mains, et Ogier vit sur sa poitrine, suspendue à un ruban bleu de roi, la même croix que portait Mme Bathilde de Valromée.

Il murmura :

– Eh ! c’est la troisième chanoinesse, parbleu !... Elys de Valromée... Elle est ravissante, celle-là !

En bas, la jeune fille appelait :

– Rosalie, venez chercher Liaou, je vous en prie ! Il va faire tomber mes fleurs !

La femme de chambre apparut, saisit le chien par le collier et l’emmena en déclarant :

– C’est que Mademoiselle l’a trop gâté, ce vilain Liaou.

La jolie chanoinesse disparut dans la maison, le jardin redevint silencieux... Accoudé à l’appui de la fenêtre. M. de Chancenay pensa : « J’espère bien qu’on ne fait pas vœu de célibat, dans ce chapitre-là, car ce serait un crime, vraiment !... »

 

3

 

Dans l’après-midi, Ogier fit la connaissance de la comtesse Antoinette de Prexeuil.

Elle vint prier près du cercueil de son amie, et M. de Chancenay, qui avait donné ordre de le prévenir, descendit pour la saluer.

Il se trouva en face d’une vieille dame grande et forte, dont le visage gardait des traces de beauté. Elle aussi portait, sur sa robe noire, les insignes du chapitre dont ses nièces et elle faisaient partie... Sa physionomie froide et sévère ne s’adoucit pas un instant, au cours de son entretien, d’ailleurs très bref, avec Ogier. Elle eut quelques mots d’éloge et de regret pour Mme de Valheuil, s’informa si M. de Chancenay approuvait les dispositions prises. Après quoi, elle déclara :

– Je vais rester un moment près de ma pauvre amie. Cette nuit, ma nièce veillera, en compagnie de Rosalie et de Mme Dambry, la mère de notre curé.

Elle tendit au jeune homme ses doigts ridés, un peu déformés par les rhumatismes. Mais comme il s’inclinait pour les effleurer de ses lèvres, la chanoinesse les retira, d’un mouvement presque brusque.

– Non, non, c’est inutile !... Ne vous donnez pas cet ennui... Car ce n’est pas agréable de baiser une main de vieille femme.

La voix était brève, sourdement ironique, et dans le regard qui enveloppait M. de Chancenay, on pouvait discerner une sorte d’hostilité.

Ogier, qui ne se laissait pas facilement démonter, riposta, non sans quelque hauteur :

– Je n’ai jamais songé à trouver désagréable cet acte de courtoisie qui me fut enseigné dès l’enfance, madame.

– Oui, je sais, vous êtes très grand seigneur, comme tous ceux de votre race... comme d’autres... ce qui ne les a pas empêchés d’être...

Elle n’acheva pas sa phrase, et, inclinant un peu la tête pour prendre congé du jeune homme, elle rentra dans le salon.

Ogier pensa : « La singulière femme !... Pas très aimable, évidemment. L’âge lui a peut-être dérangé les idées... Elle a dû être fort bien autrefois, et elle reste très grande dame. Le titre de chanoinesse lui sied, à celle-là. Mais à sa jolie petite-nièce, non, non ! »

Il fit quelques pas dans le salon-bibliothèque où il venait de recevoir Mme Antoinette de Prexeuil, puis murmura, en souriant avec un peu de raillerie :

– Naturellement, excellente chanoinesse, que je trouverais un plaisir plus vif à baiser les charmantes petites mains que j’ai entrevues ce matin !... Eh ! j’ai dans l’idée qu’elle doit veiller comme un dragon sur la jeune personne, cette tante-là !

Ogier fut interrompu dans ses réflexions par Rosalie. Elle venait l’informer que le notaire était là et demandait à lui parler.