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Beschreibung

Le XXIe siècle se caractérise par la peur de son voisin. Il peut être terroriste, criminel, enfant turbulent de 13 ans ou même être un étranger ordinaire en quête d’accueil sur un territoire. Ce voisin fait peur. Or la peur, quand elle devient un phénomène politique, peut motiver différentes réactions. Dans nos sociétés modernes, la réaction privilégiée est le fichage, prélude à des mesures d’exclusion : exclusion de la vie politique, exclusion sociétale, voire même élimination physique. Il s’agit d’une forme renouvelée de proscription. La proscription est un thème récurrent du droit. La mise à l’écart d’un individu pour des raisons qui peuvent tenir à la sécurité, une certaine conception de la Nation ou encore la religion, est une pratique régulière de l’histoire du droit et des institutions.

Les présents travaux se proposent de rechercher la cohérence d’ensemble des pratiques contemporaines de la proscription ; celle-ci pourrait être appréhendée comme le révélateur juridique d’une certaine peur, caractéristique de nos sociétés. Seront ici abordés tant les fondements théoriques et historiques de la proscription, que les techniques dans l’ordre interne ou sa dimension dans la sphère internationale.

L’ouvrage est une réflexion générale sur les modes de proscription dans le droit, thème inédit dans la doctrine juridique et politiste. Il touchera donc tout à la fois les étudiants, les chercheurs et des praticiens du droit, confrontés à ces thématiques.

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ISBN : 978-2-8027-4131-2

La collection « Penser le Droit »

La collection « Penser le Droit » a pour objet la publication d’ouvrages originaux de philosophie et de théorie du droit. Elle accueille également des traductions d’ouvrages étrangers.

La qualité scientifique des manuscrits soumis à publication est évaluée de manière anonyme par le comité de lecture de la collection. Les manuscrits sont envoyés au Centre Perelman de Philosophie du Droit, Université Libre de Bruxelles, CP-132, 50 av. F.D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles.

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Françoise Tulkens Juge à la Cour Européenne des Droits de l’homme

PARUS DANS LA MÊME COLLECTION

1. Classer les droits de l’homme, sous la direction de Emmanuelle Bribosia et Ludovic Hennebel, 2004.

2. La société civile et ses droits, sous la direction de Benoît Frydman, 2004.

3. L’auditoire universel dans l’argumentation juridique, par George C. Christie. Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Guy Haarscher, 2005.

4. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.

5. Philosophie de l’impôt, sous la direction de Thomas Berns, Jean-Claude Dupont, Mikhaïl Xifaras, 2006.

6. Responsabilités des entreprises et corégulation, par Thomas Berns, Pierre-François Docquir, Benoît Frydman, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz, 2006.

7. Dire le droit, faire justice, par François Ost, 2007.

8. Généalogie des savoirs juridiques contemporains. Le carrefour des lumières, sous la direction de Mikhaël Xifaras, 2007.

9. La vertu souveraine, par R. Dworkin. Traduit de l’anglais (américain) et présenté par Jean-Fabien Spitz.

10. Juger les droits de l’homme. Europe et États-Unis face à face, par Ludovic Hennebel, Gregory Lewkowicz, Guy Haarscher et Julie Allard, 2007.

11. La prohibition de l’engagement à vie, de la condamnation du servage à la refondation du licenciement. Généalogie d’une transmutation, par Alain Renard, 2008.

12. L’Europe des cours. Loyautés et résistances, par Emmanuelle Bribosia, Laurent Scheek, Amaya Ubeda de Torres, 2010.

13. L’imaginaire en droit, sous la direction de Mathieu Doat et Gilles Darcy, 2011.

14. Le sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, par Benoît Frydman, 3e édition, 2011.

15. La science du droit dans la globalisation, sous la direction de Jean-Yves Chérot et Benoît Frydman, 2012.

16. Théorie bidimensionnelle de l’argumentation juridique. Présentation et argument a fortiori, par Stefan Goltzberg, 2012.

17. Dire le droit, faire justice, 2e édition par François Ost, 2012.

18. Droit et dissimulation, sous la direction d’Agnès Cerf-Hollander, 2013.

Sommaire

Avant-propos

Partie ILes fondements de la proscription

Sous-partie ILes fondements théoriques de la proscription

I. De la proscription et du droit

Jean-François Akandji-Kombe

II. La politique de la peur, ressort de la proscription ? Quelques prolongements sur la mondialisation et la démocratie d’opinion

Jacques Breillat

Sous-partie IIUne histoire de la proscription

I. L’expérience romaine de la proscription

Florence Demoulin-Auzary

II. Un voile sur la Liberté : les lois de proscription au XIXe siècle

François Saint-Bonnet

III. L’indignité nationale, une proscription de l’intérieur ? Genèse et application de l’interdiction de résidence (1945-1951)

Anne Simonin

Partie IILes voies juridiques de la proscription

Sous-partie ILes techniques internes de proscription

I. Les proscrits de la société : identité pénale et droit à l’oubli

Agnès Cerf-Hollender

II. L’émergence d’une proscription préventive par l’Administration

Olivier Le Bot

Sous-partie IILa proscription dans les relations internationales

I. L’hostis humani generis : entre proscription et protection

Ludovic Hennebel et Hélène Tigroudja

II. Asile et proscription : une continuelle interaction

Catherine-Amélie Chassin

Bibliographie

Table des matières

Avant-propos

C’est dans le courant de l’année 2008 que l’idée d’un travail de recherche sur le concept de proscription s’est développée. Les deux initiateurs du présent colloque s’interrogeaient alors sur le phénomène d’exclusion ciblée, plus ou moins violente, caractérisant leur domaine d’investigation. Que cela soit au niveau international ou national, la rhétorique martiale et sécuritaire était particulièrement marquée. George Bush était alors président des États-Unis, et l’argumentaire développé à la suite des attentats du 11 septembre était pleinement d’actualité. Sur le plan interne français, l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République avait abouti à l’annonce de plusieurs projets à portée sécuritaire, que ce soit sur le plan pénal ou à travers la création de nouveaux fichiers tels le fameux EDWIGE, dont la portée était alors si décriée.

Le débat public avait émergé – et continue aujourd’hui encore de se développer – autour du sort à réserver aux terroristes, aux États voyous, ou encore aux personnes étrangères en situation irrégulière. Tant de situations particulièrement hétérogènes, mais qui s’articulent toutes autour de la question de l’exclusion, avec in fine la disparition sociale de l’élément perturbateur. Pour méditer cet élément, il fallait faire ressortir une notion fleurant bon la Révolution française et plus encore les derniers jours de la République romaine : la proscription.

La proscription est née à Rome, sous la plume de Sylla : au Ier siècle avant Jésus-Christ, il s’agissait alors de débarrasser la République de ceux que le dictateur considérait comme étant des fauteurs de troubles. Le procédé était particulièrement brutal, puisqu’il induisait la mort des proscrits, qui n’avaient d’autre choix que de tenter une éphémère fuite, ou accepter le sort auquel Sylla les condamnait sans jugement. Nul asile n’était envisageable ; la proscription n’était pas seulement une exclusion, mais bien une mise à mort programmée.

Ainsi conçue, la proscription pourrait sembler dépassée ; néanmoins, elle a résisté au passage du temps, dans des formes certes différentes, qui n’entraînent plus la mort des proscrits, mais continue de les marquer au fer rouge, parfois à vie.

La question est donc posée : que reste-t-il de la proscription aujourd’hui ?

Les réflexions menées et les riches débats qui les ont accompagnés ont permis de montrer la résilience du mécanisme juridique, que l’on retrouve à travers les grandes lois de police du XIXe siècle, ou lors de l’épuration qui suit la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, la proscription demeure tapie dans l’ombre du développement des fichages quels qu’ils soient, mais aussi dans la lutte contre le terrorisme ; elle aboutit à une relation ambiguë avec l’asile que recherchent les proscrits sur les territoires d’autres États.

Bien au-delà de la réflexion juridique technique, le thème de la proscription permet de s’interroger plus largement sur nos sociétés et l’évolution de nos droits. Au moment où la peur du voisin semble (re)devenir si prégnante, il importe de réfléchir au passé et de s’interroger sur les voies juridiques qui ont permis, et permettent encore, de neutraliser ce voisin, qu’il soit opposant politique, terroriste, délinquant ou simplement mineur turbulent. Le liant des réponses apportées par le droit semble bien exister, et, au-delà du réflexe protecteur, se fonder sur la mise à l’écart du fauteur de trouble avéré ou supposé.

Droit et proscription entretiennent, aujourd’hui comme hier, des relations troubles, en particulier dans le cadre de l’État de droit. Dès Sylla, il apparaît que le signe distinctif de la proscription est d’écarter les mécanismes judiciaires ou parajudiciaires de garantie dans la conception et dans l’application de la mesure de proscription. Plutarque l’écrit dès le Ier siècle : « Sylla proscrivit aussitôt quatre-vingts personnes sans en avoir référé à aucun magistrat. L’indignation générale ne l’empêcha pas d’en proscrire deux cent vingt autres le surlendemain, et autant le jour suivant »1. Toujours selon Plutarque, Sylla proscrivait aussi « ceux qui avaient accueilli et sauvé un proscrit et punissait de mort cet acte d’humanité, sans faire d’exception pour les frères, les fils ou les parents des personnes en cause »2. La fameuse controverse sur le délit français de solidarité apparaît comme un lointain écho de cette mesure3.

On pourrait multiplier les relations entre l’origine de la notion et ses applications modernisées. Mais ce serait anticiper sur les questions que ne manquera pas de susciter la lecture des actes du présent colloque, organisé les 1er et 2 octobre 2009 à Caen. Préparé dans le cadre d’un partenariat entre l’Institut international des droits de l’homme et de la paix (2idhp) et la Faculté de droit de Caen appuyée sur le Centre de recherches sur les droits fondamentaux et les évolutions du droit (CRDFED), le colloque avait pour objectif, à partir d’une étude historique des phénomènes proscriptifs, de s’attacher à la résilience du mécanisme dans le droit contemporain. Une approche multidisciplinaire était résolument à l’œuvre.

L’avocat et homme politique Alain Tourret, président de la première séance de travail, s’était alors interrogé sur la relation du politique avec le droit dans les phénomènes de violence. La proscription est effectivement une forme de politique, dissimulée en mesure juridique. Cette acception transparaît des mécanismes mis en place, que ce soit sur le plan interne ou sur le plan international.

La sphère internationale présente toutefois une spécificité, en ce que la notion de proscription peut inclure la question des États voyous (« Rogue States »), notion développée en particulier par la doctrine anglo-saxonne après le 11 Septembre. Toutefois, si la question dialectique entre le langage juridique et le langage politique semblait séduisante dans le cadre de l’exclusion unilatérale des États jugés violateurs des valeurs portées par la communauté internationale, son étude paraissait sans doute décalée dans le cadre du présent colloque. Il eût en effet s’agit de reconstruire le fonctionnement des réactions décentralisées à l’illicite, signe distinctif du système international. Or, la base de la proscription est son exceptionnalité dans le cadre d’un système juridique déterminé. Au demeurant, sa cible « naturelle » reste l’individu, bien davantage que l’État. Ce dernier semble être l’instrument et le moyen de proscription, bien davantage que sa cible.

Les travaux se sont donc construits autour de cette idée de proscription des individus. Deux axes ont été retenus : d’une part, les fondements, théoriques et historiques, de la proscription ; d’autre part, les techniques contemporaines de la proscription, que ce soit dans l’ordre interne ou dans la sphère internationale.

Les organisateurs du colloque tiennent à remercier très chaleureusement les participants à cette manifestation, parfois venus de fort loin afin d’éclairer les débats et d’apporter le bilan de leurs propres expériences et/ou recherches. Ce sont eux qui ont permis de faire de ces deux jours un lieu de discussions animées et d’échanges passionnants, que ce soit sur la notion même de proscription et sa traduction aujourd’hui, ou sur les voies empruntées par le phénomène proscriptif.

Ne peuvent davantage être oubliés ceux et celles qui ont permis que ces journées se déroulent sans difficulté. Doivent être ici spécialement mentionnées Marie-Pierre Pagnon pour l’Institut 2idhp, et Magdalena Dobrzanska pour la faculté de droit. Au-delà, la contribution, morale et logistique, des doctorants du CRDFED et des étudiants du Master 2 Pratique et contentieux des droits fondamentaux de la faculté de droit de Caen, mérite d’être relevée.

Que tous, participants et intervenants, soient ici remerciés de leur investissement.

Sébastien Botreau Bonneterre

Directeur de l’Institut international des droits de l’homme et de la paix

et Catherine-Amélie Chassin

Maître de conférences, faculté de droit de Caen

1. Plutarque, Vies parallèles I, coll. Bouquins, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 644.

2. Ibid.

3. Le « délit de solidarité » se fonde sur l’art. L.622-1 du Code français de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Il prévoit la possibilité de prononcer des sanctions pénales contre la personne aidant un étranger en situation irrégulière. Très critiqué par le monde associatif, le texte a pourtant été considéré comme conforme à la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour du même nom (C.E.D.H., 10 novembre 2011, Mallah c. France, 29681/08). Le projet de loi déposé en septembre 2012 prévoit de restreindre le champ d’application du texte aux aides apportées contre rémunération, qui souvent relèvent du trafic de personnes.

Partie ILes fondements de la proscription

La proscription peut être conçue, sera conçue dans cet ouvrage, comme un mécanisme d’exclusion fondé sur des ressorts juridiques, mécanisme légitimé par la peur d’autrui – quelles que soient les raisons de cette peur : opposition politique, motif ethnique, crainte de troubles à l’ordre public, tout ou presque peut ici être envisagé.

Les fondements de la proscription seront ici appréhendés sous deux angles. Sera d’abord étudié le fondement théorique, à travers la question de la juridicité même de la proscription (« De la proscription et du droit », par Jean-François Akandji-Kombé), et celle des fondements politiques de la proscription (« La politique de la peur, ressort de la proscription ? », par Jacques Breillat).

En second lieu seront abordés les fondements historiques. Trois périodes clefs seront ici évoquées, à commencer par les fameuses listes de Sylla, avec « L’expérience romaine de la proscription » (par Florence Demoulin-Auzary). La période contemporaine sera appréhendée à travers les lois de police du XIXe siècle (« Un voile sur la liberté », par François Saint-Bonnet) et l’utilisation de méthodes proscriptives durant l’épuration qui a suivi la Seconde Guerre mondiale (« L’indignité nationale, une proscription de l’intérieur ? » par Anne Simonin).

Sous-partie ILes fondements théoriques de la proscription

IDe la proscription et du droit

Jean-François Akandji-Kombe

Professeur de droit public à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne

Selon une opinion communément admise1, la proscription aurait été inventée par Sylla vers 82 avant notre ère et utilisée dans un but politique qui était d’éliminer les « ennemis de la patrie ». Ceux-ci étaient alors « désignés » sur une liste affichée aux côtés de la loi en vertu de laquelle ils étaient condamnés, et chaque citoyen pouvait les exécuter et être rétribué pour cet acte de douze mille deniers par tête.

À vrai dire, la proscription a des origines plus anciennes. Elle s’est, semble-t-il2, pratiquée abondamment, essentiellement sous la forme du bannissement, dans l’antiquité grecque : à Athènes vers l’an 600 avant notre ère avec la proscription de la famille des Alcméonides, laquelle fut à nouveau proscrite en 507 ; en 584 à Corinthe avec la proscription de la famille des Bacchiades ; en Sicile (Syracuse) vers 466 après le règne de Gélon et de ses successeurs ; à Athènes à nouveau pendant la guerre du Péloponnèse, sous le règne des 400 tyrans, spécialement en 411 ; à Sparte à la suite de cette guerre.

Cette litanie des proscriptions pourrait être prolongée. Il est à peu près certain que des phénomènes similaires se sont rencontrés sous d’autres cieux et dans d’autres civilisations : en Chine, en Inde, dans les grands empires africains. Pour en revenir à l’Europe, à la France en particulier, on ne compte pas les actes de proscription, aussi bien politiques que religieux. Il en sera sans doute question au cours de ce colloque : « proscription de la Saint-Barthélemy »3, celles liées à la Révolution, à la Restauration, à l’Empire, etc.

De cette suite d’actes, il ressort clairement que la proscription est intimement liée aux convulsions politiques, qu’elle en est même une des manifestations les plus paroxysmiques. On peut donc raisonnablement la tenir pour un phénomène fondamentalement politique.

De là à dire qu’à l’instar desdites convulsions elle est phénomène d’exception, il y a toutefois un pas qu’il faut se garder de trop vite franchir, et cela, au vu même de la vision que proposent de la proscription les organisateurs du présent colloque. Si on les suit, et nous le faisons ici volontiers, aussi bien la condamnation pénale, l’inscription dans des fichiers administratifs, le droit des réfugiés et de l’asile, ou même plus largement le droit des étrangers, que les régimes juridiques applicables, en droit international, aux « ennemis de l’humanité », aux États voyous ou aux auteurs de crimes internationaux, relèveraient de la problématique de la proscription. Or, qui ne voit qu’on est ici en période normale, dans des temps qui sont présentés comme ceux du cours normal des choses ? En osant une caractérisation juridique, on dirait que l’on est ici non pas en régime d’exception, mais plutôt dans le « droit commun ».

Cette conception très large de la proscription est-elle recevable ?

On observera d’abord que la « fortune » que ce mot a connue au fil du temps s’y prête. En effet si, à l’origine, la proscription désignait exclusivement une condamnation au bannissement ou à la mort sans forme judiciaire4, le mot a connu une dilatation formidable et renvoie aujourd’hui à des situations plus différenciées. De fait, dans les dictionnaires contemporains, notamment le Petit Robert, le verbe « proscrire » s’emploie pour signifier tout à la fois le bannissement, l’exil, l’exclusion, la condamnation ou la simple interdiction.

Mais on ne peut se satisfaire de cette première réponse. Il faudra aussi se demander si la mutation n’est pas plus profonde, si elle n’indique pas une profonde évolution, vers la normalisation de la proscription, et si cette normalisation n’est pas précisément un des produits d’une rencontre de plus en plus intime entre le procédé ou le phénomène politique et le droit, voire même un des produits de sa prise en charge par le droit.

L’hypothèse ne manquera pas de surprendre. On aura beau jeu d’objecter que s’il est vrai que la définition de la proscription comme « mise hors la loi » ou comme « condamnation prononcée sans jugement » inscrit le mot dans l’univers juridique, il est tout aussi évident que le terme n’est pas en lui-même juridique. D’ailleurs, pourra-t-on ajouter, dictionnaires, encyclopédies et lexiques de termes juridiques ne le connaissent pas. À partir de quoi on pourrait conclure que la proscription n’est ni notion ni institution juridiques.

Cela est indubitable. Au moins est-il indiscutable, à partir de l’expérience historique, que proscription et droit sont deux objets distincts, séparés par nature. Mais l’histoire montre aussi qu’ils sont voués à se rencontrer ; de sorte que si la proscription n’est pas une notion juridique, c’est bien par le droit que, le plus souvent, elle trouve à se réaliser, mais aussi qu’elle rencontre ses limites. Le premier a à voir avec la forme du droit, tandis que le second renvoie aux fins du droit.

I. Proscription et forme du droit

Que la proscription se réalise dans le droit, c’est un fait observable de tout temps quelle que soit la société envisagée. Que ce soit dans la Grèce antique, à Rome, en France ou dans l’Union européenne, la proscription prend la forme d’un acte juridique : loi, décret, décision, règlement, etc.

Cet acte paraît se caractériser d’abord par des éléments de forme. Le premier semble être la forme en laquelle il est délivré. À cet égard, l’origine du mot est peut-être plus significative qu’il n’y paraît. En latin, d’où provient le vocable qui nous occupe, le verbe proscribere ne signifie-t-il pas « publier », « inscrire sur un écriteau » ? Loin donc de désigner la décision même de bannissement ou de condamnation, c’est par son mode de publication qu’il la saisit. Or, ce mode de désignation n’est guère caractéristique. La proscription, au sens latin du terme, ne désigne pas spécifiquement l’opération consistant à bannir, à condamner à mort ou à exclure un individu ou un groupe d’individu. Il se réfère à un mode de publication des décisions qui était alors commune et que l’on rencontrait également ailleurs, par exemple, en matière civile : voir les proscriptions en matière de créances.

Il y a là déjà un premier élément de normalisation par le droit « processuel ». La prescriptio a pour effet de déclencher une exécution, celle de la décision. Envisagé de ce point de vue, l’acte de proscrire apparaît alors comme un acte juridique, sinon ordinaire, du moins commun.

Il y avait bien, en Grèce comme dans l’Empire romain, et même par la suite, un cérémonial spécifique, empreint de solennité, qui pouvait distinguer la décision de proscrire au sens où nous entendons le mot ici : ainsi à Athènes où, s’agissant des décisions du peuple à l’encontre d’un citoyen, un héraut annonçait sur la place publique la récompense promise pour l’exécution de ladite décision, la somme étant par ailleurs déposée cérémonieusement sur la place publique même ou sur l’autel d’une divinité. Mais, outre que ces formalités n’ont rien de nécessairement juridique, il n’est pas certain qu’elles fussent réservées aux actes de proscription, et qu’elles ne s’appliquassent pas pour d’autres types de décisions.

Si l’on s’intéresse maintenant à la décision même de proscription, il ne semble pas qu’elle s’illustre davantage par sa nature particulière. L’instrumentum, sans être toujours le même partout et en tout temps, est celui auquel ordinairement les pouvoirs ont recours. Une loi ici, un décret par là, ou encore un règlement.

Il est intéressant d’ailleurs de noter en passant que, de par sa structure, cet acte présente une certaine figure de permanence. D’un côté, dans la mesure où il vise souvent un groupe, il procède par généralité : saisissant les personnes visées en tant que catégorie à raison d’un comportement défini abstraitement, et attachant à ce comportement une certaine conséquence juridique. D’un autre côté, pour assurer l’efficacité de la norme ainsi édictée, il en individualise l’application en désignant les individus concernés. En cela se retrouvent la loi de Sylla, les listes de proscription napoléoniennes et les règlements de l’Union européenne, pris en application de résolutions du Conseil de sécurité, imposant des mesures restrictives à l’encontre de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.

Quoi qu’il en soit, la proscription apparaît ainsi comme la mise en œuvre dans des formes juridiques ordinaires de mesures politiques extraordinaires ; comme la normalisation ou à tout le moins une tentative de normalisation par le droit d’actes « anormaux ».

Cette normalisation prend un tour particulier aujourd’hui avec la sophistication des techniques de proscription et par la systématisation de la mémoire d’État. C’est là tout le problème des fichiers, fichiers dont la multiplication renseigne sur le fait que l’on est passé de mesures « accidentelles » à des mesures de gestion administrative ordinaire. Cela est vrai en matière pénale, mais plus vrai encore en matière de police administrative. Dans ce dernier cas, le fichage n’étant que la phase préalable de la mise à l’écart, il introduit dans un univers de proscription latente et donc permanente.

Ce fait – la réalisation de la proscription par le droit et le soin apporté aux formes – on en devine aisément les motifs. Il s’agit d’abord d’assurer, au moins en la forme, la légitimité de la mesure prise. Il s’agit aussi d’en garantir l’efficacité par le jeu des mécanismes juridiques, notamment d’exécution.

Mais cette rencontre entre proscription et droit, voire le caractère nécessaire de cette rencontre et l’adéquation parfaite entre la mesure politique et sa concrétisation juridique, peut susciter des interrogations plutôt gênantes dont la principale est la suivante : se pourrait-il que la proscription soit, ou soit devenue, consubstantielle au droit, qu’elle soit au principe du droit ? La question devient plus lancinante encore lorsque l’on prend pour référence le droit contemporain dans lequel les techniques de proscription semblent monnaie courante alors même que l’on se trouve en dehors de toute crise politique.

On se gardera bien de répondre à cette question à ce stade du colloque. Les communications qui vont suivre y pourvoiront, du moins on l’espère.

Reste que poser la question de cette manière – la proscription est-elle au principe du droit ? – transporte inévitablement le débat sur le terrain substantiel, car l’on touche, par delà le problème des techniques et procédés du droit, à la question des fins du droit.

II. Proscription et fins du droit

On doit d’abord remarquer que, tout en se banalisant en passant par le filtre formel du droit, la proscription n’en demeure pas moins un acte grave qui pose des problèmes juridiques de fond. Plus précisément, qualifier un acte ou une mesure d’acte ou de mesure de proscription, c’est ipso facto poser la question des valeurs qui sous-tendent le droit.

De ce point de vue, il est intéressant de savoir qui qualifie. À notre connaissance, il est rare qu’un acte de proscription se présente lui-même comme tel. Ce n’est qu’exceptionnellement que les pouvoirs publics reconnaîtront qu’ils ont pris une mesure de proscription. La plupart du temps, cette qualification émanera des victimes elles-mêmes, de leurs ayants cause ou de leurs défenseurs. Or, ce faisant, ils n’entendent pas se borner à désigner objectivement un type de règle ; ils visent surtout à la marquer comme ignominieuse, arbitraire, voire tyrannique ; ils cherchent à convaincre de ce qu’elle est une mesure étrangère ou contraire au principe du bon gouvernement, contraire au bon droit et, finalement, contraire aux droits de la personne. En somme, qualifier un acte de mesure de proscription, c’est dénoncer cet acte comme contraire à une certaine idée du droit et du gouvernement.

On peut s’en convaincre à partir de deux exemples. Le premier est tiré de l’ouvrage de Pierre-Louis Roederer consacré à la proscription de la Saint-Barthélemy5, plus précisément de l’avant-propos de cet ouvrage. On y trouve un plaidoyer admirable qui confirme la justesse de l’hypothèse formulée précédemment. Ainsi est rédigé ce plaidoyer : « Après avoir lu, il y a quelque cinquante ans, les principaux écrits qui concernent la Saint-Barthélemy, il m’est resté dans l’esprit que la Henriade était fondée sur une pure fiction ; que le massacre n’était point l’ouvrage du fanatisme, mais d’une convulsion de la haine et de la peur dans quelques personnages de cour et dans un roi absolu. Quand, au mois d’août 1829, Charles X a composé un ministère pour le renversement de la liberté, et qu’il y a fait entrer un personnage fameux par un plan de proscription hautement manifesté, et par ce propos, que le roi, à son retour de l’exil, aurait dû faire tomber soixante mille têtes, j’ai eu la curiosité de revoir l’histoire de la Saint-Barthélemy et d’étudier toutes les circonstances de cette grande proscription, et de vérifier si une cour perverse ne pourrait pas la recommencer de nouveau »6.

L’autre exemple est tiré de l’ouvrage de Pascal Duprat (ancien représentant du peuple), intitulé « Les listes de proscription de Louis Bonaparte et de ses complices »7. Le titre de l’ouvrage dit déjà tout. La dédicace de l’auteur aux « compagnons d’exil » le fait mieux encore : « C’est vous, écrit l’auteur, qui avez fait ce livre. Je l’ai puisé dans vos entretiens, dans vos lettres, dans le récit pathétique de vos malheurs et de vos souffrances : il vous appartient comme une partie de vous-même. Témoin d’un passé plein de fraudes et de crimes, qu’il soit le précurseur d’un avenir de justice ! Le droit, pris dans un piège, a pu être vaincu. Mais qu’importe ? Le droit vit toujours. Un César de carrefour ou de caserne, escorté de ses prétoriens, a beau le bannir de la patrie : le monde tout entier lui sert d’asile. La tyrannie demain le chasserait du monde, qu’il trouverait un dernier refuge dans la conscience humaine, cette inexpugnable forteresse, pour en sortir un jour avec une irrésistible puissance »8.

On le voit, la question de la proscription pose nécessairement, en creux, celle des finalités du droit et, pour tout dire, celle de l’État de droit.

On n’évoquera pas dans ces propos liminaires le rapport qui peut exister entre les pratiques de proscription et l’émergence de l’État de droit, bien que ces rapports paraissent à peu près évidents, au moins entre les déploiements de cette figure extrême de la violence politique qu’est la proscription, d’une part, et, d’autre part, la quête ou, mieux encore, la revendication d’un État raisonné et raisonnable, d’un pouvoir politique tenu par la règle de droit et, finalement, d’un régime politique et juridique protecteur, par essence, de la personne humaine.

On notera seulement que, progressivement, ont émergé dans le droit des protections et des garanties qui, au moins en principe, concourent à cantonner la proscription. Ainsi en est-il, par exemple, de l’interdiction de la peine de mort, de la prohibition de l’apatridie et de la prohibition en droit international de l’expulsion des nationaux, de l’interdiction de certaines peines infamantes ; ainsi également des différentes garanties procédurales liées au droit au juge et/ou au droit à un procès juste et équitable.

Cette évolution ne manque cependant pas d’être paradoxale. Comment, en effet, expliquer la banalisation présumée de la proscription avec le système de État de droit flamboyant, où le droit est censé intégrer dorénavant ces garanties, notamment procédurales, contre la proscription, via notamment la généralisation du droit au juge et/ou du droit à un procès équitable, comme il sera vu avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ?

Mais peut-être n’y a-t-il pas paradoxe. Si l’on se pose encore la question de la proscription aujourd’hui, c’est peut-être parce que les protections et garanties mises en œuvre par l’État de droit ne sont pas suffisantes, parce qu’elles ne permettent de saisir que les mesures de proscription les plus ostensibles, et les mesures connues. Or, comme on l’a déjà dit et comme on le verra avec les communications suivantes, l’essentiel de telles mesures échappe aujourd’hui à la connaissance, et donc au contrôle.

*

Une fois tout cela énoncé, il reste une question fondamentale à laquelle ce colloque devrait aider à répondre. Au final, qu’est-ce qu’une mesure de proscription ? Qu’est-ce qui la distingue d’une autre mesure ? Quelle raison justifie que telle condamnation pénale sera considérée comme proscriptive et non pas telle autre ? Pourquoi telle mesure d’interdiction administrative relèverait d’une problématique de proscription, alors que telle autre n’en relève pas ?

Les réponses à ces questions ne peuvent pas, à notre avis, être strictement juridiques. Ainsi qu’il a été noté précédemment, la mesure de proscription ne paraît pas pouvoir être caractérisée à partir de sa forme ou même de son mode de production. Certes, le critère pourrait être trouvé dans le fond du droit lui-même, en partant de la considération que telle mesure ou telle peine ou encore telle modalité d’exécution de la mesure ou de la peine est prohibée dans un l’ordre juridique de référence. Mais précisément, cette considération ne place-t-elle pas, en dernier ressort, le critère de distinction et de caractérisation de la proscription en dehors du droit : dans l’idée qu’une société politique donnée se fait de la légitimité des actes de pouvoir, ou encore de l’équilibre nécessaire entre la protection des personnes et la sauvegarde de l’ordre social ?

Nous aurons beaucoup avancé si nous avons pu, au cours du présent colloque, esquisser une réponse à cette question.

1. On renvoie sur ce point aux différentes contributions qui forment le présent ouvrage, en partic., à celle de Mme Demoulin-Auzary.

2. Voy. au mot « proscription » dans W. Ducket, Dictionnaire de la conversation et de la lecture : inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous, vol. 45, Paris, Firmin Didot, 1867.

3. Voy. à ce propos la très intéressante étude de P.-L. Roederer, La proscription de la Saint Barthélemy, Paris, Hector Bossange, 1830, Librairie des étrangers.

4. Voy. W. Ducket, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, op. cit.

5. P.-L. Roederer, La proscription de la Saint Barthélemy, op. cit.

6. C’est nous qui soulignons.

7. P. Duprat, Les listes de proscription de Louis Bonaparte et de ses complices, Liège, éd. C. Redouté, 1852

8. Souligné par nous.

IILa politique de la peur, ressort de la proscription ? Quelques prolongements sur la mondialisation et la démocratie d’opinion

Jacques Breillat

Maître de conférences associé IAE de Bordeaux Université Montesquieu – Bordeaux IV

Le sujet de la proscription interroge nécessairement l’histoire constitutionnelle et politique de nos systèmes démocratiques. En effet, les différents contextes historiques et politiques, culturels et juridiques, ont entraîné des usages extrêmement variés de la norme constitutionnelle. À l’époque des Lumières, l’épanouissement des idées libérales renforce la croyance initiale dans le Droit, fondateur d’un ordre juridique universel. Car ce Droit était perçu à la fois comme un facteur de pacification dans l’ordre politique interne et un outil de régulation pour les relations internationales1. Ainsi conçue, la norme « réifiée » devenait un facteur de paix et de liberté, aussi bien dans l’ordre interne que dans l’ordre externe interétatique. Le constitutionnalisme porte cette ambition originelle « à la fois interne aux États, qui y souscrivent par consensus systémique, de par ses propensions universalistes, c’est-à-dire exportatrices »2.

Cette construction ne pouvait reposer in fine que sur une vision plus large de la relation entre « gouvernants » et « gouvernés », celle-là même que Léon Duguit se proposait de qualifier de « Droit politique », tant la norme doit faire l’objet d’un accord préalable sur les règles du jeu entre les acteurs institutionnels3. Toute l’histoire de la construction des libertés publiques et du contrôle de constitutionnalité peut s’interpréter comme l’intégration progressive et l’acceptation mesurée des différences politiques, sociales ou culturelles. L’idée selon laquelle le pouvoir souverain lui-même, fût-il d’expression démocratique, ne saurait s’affirmer sans connaître de limites. Peu à peu et tour à tour, se gomment et s’estompent les conflits de classes, de religions, de communautés… considérés comme « solubles » dans le processus électoral du suffrage universel. On peut alors avancer l’idée selon laquelle « le politique et le social coïncident dès lors que les spécificités, les différences, les singularités qui structurent la société sont niées. Le lien civique finit en ce sens par figurer, en son abstraction, l’archétype du lien social »4. La machine constitutionnelle des démocraties pluralistes construit ainsi une « communauté des citoyens » qui « acceptent les règles explicites et implicites qui permettent de résoudre, au moins provisoirement, leurs conflits de manière non violente, par la discussion, le compromis et la référence acceptée par tous, à un intérêt général proclamé et accepté comme tel, qui ne se confond pas avec celui des individus ou des groupes particuliers »5. Cette « communauté de citoyens » est le fruit d’un long mouvement séculaire et culturel de construction de la citoyenneté démocratique. Un tel mouvement ne s’accommode que difficilement de la proscription, puisqu’il ambitionne précisément l’inclusion politique de la diversité. La régulation électorale par le suffrage universel vise justement à assurer la forclusion de la violence en encourageant le règlement pacifique des conflits sociaux. Il ne s’agit plus de bannir, d’exiler ou d’éliminer des ennemis, mais bien de transformer ces ennemis potentiels en véritables acteurs du jeu démocratique, c’est-à-dire en adversaires politiques. À la politique de la peur et de l’exclusion, ressort de la proscription, se substitue la politique de la confiance et de l’inclusion civique, ressort de la démocratie pluraliste constitutionnelle. L’ennemi social, incarné presque « physiquement » dans la figure du proscrit, est remplacé par l’adversaire politique, qui devient un compétiteur légitime sur le plan électoral.

Pour autant et loin de toute lecture idéaliste, il convient de relever que les évolutions récentes de notre système politique tendent plutôt à remettre en cause ce processus de lissage et d’institutionnalisation des différences. La proscription s’exprime ainsi comme un mode de « prophylaxie sociale », dans la mesure où elle permet à l’opinion publique d’évacuer ses peurs par la voie du ressentiment collectif (I). L’indignation du jour, sans cesse construite et reconstruite, s’accompagne de la désignation de catégories spécifiques jugées responsables ou désignées coupables des malheurs sociaux. Le suffrage universel, élément central du processus d’intégration des différences, se trouve désormais concurrencé et miné par de nouvelles formes d’expressions, à la fois plus abruptes (parce que non temporisées) et plus brutales (parce que moins médiatisées). Le développement de la démocratie d’opinion engendre des conséquences sur les règles du jeu politique, car le processus de médiation des divergences ne repose plus principalement sur le temps fort de l’élection (A). L’expression directe de l’opinion publique par la voix des sondages et d’Internet favorise objectivement la prise en compte de sursauts affectifs et la manifestation collective de réactions émotionnelles (B). Ce mouvement est, selon nous, amplifié contextuellement par les incertitudes liées à ce que l’on appelle communément la mondialisation. Dans un environnement économique et social perçu comme profondément porteur de mutations et d’instabilité, la proscription devient un mode de réassurance (II). Les changements sociaux et politiques imposés par les défis de la mondialisation sont vécus comme autant de remises en cause, de menaces individuelles et collectives entrainant des réactions qui suscitent les réflexes de proscription (A). Car loin de gommer les différences, d’homogénéiser et de rapprocher les peuples, un tel contexte favorise plutôt l’extériorisation et l’affirmation des identités culturelles (B). Portée par la démocratie d’opinion et amplifiée par la mondialisation, la politique de la peur devient ainsi un ressort essentiel de la proscription.

I. La proscription comme mode de prophylaxie sociale

Les nouvelles règles de la vie politique découlant de la démocratie d’opinion remettent en cause les fragiles équilibres construits sur la base du suffrage universel et de l’État de droit. L’instrumentalisation des sondages, le recours excessif au marketing politique et l’expression directe de l’opinion publique, via notamment Internet, offrent un champ propice à l’épanouissement de la proscription.

A. Le suffrage universel : antidote à la proscription ?

La démocratie constitutionnelle pluraliste s’est construite autour de l’État de droit. En s’accordant sur les règles du jeu constitutionnel portant sur les conditions de dévolution et d’exercice du pouvoir, les citoyens acceptent un mode de règlement pacifique des conflits. L’offre électorale contribue à condenser l’ensemble des questions primordiales et à garantir une logique d’alternatives.

La tenue d’élections « libres et sincères »6 programmées à échéances fixes permet de reposer régulièrement chaque question, de mesurer les écarts entre les réalisations et les promesses, et d’amorcer une logique d’évaluation des politiques publiques. La possibilité d’alternance offre aussi des débouchés à chaque question sociale. L’ensemble de ces conditions engage les perdants à accepter le choix des gagnants7 en imaginant pour le futur une meilleure fortune électorale. Dans une telle équation, il n’est donc nul besoin de proscrire, chaque citoyen disposant du pouvoir d’exprimer librement ses différences et d’un égal accès à l’arène démocratique. Dans une logique purement systémique, les acteurs sociaux (associations, syndicats, groupes d’intérêt…) et les acteurs politiques (partis) concourent de concert à l’expression des changements sociaux.

Une telle mécanique repose, il est vrai, presque entièrement sur une dialectique à la fois subtile et fragile : celle du conflit et de l’unanimité. D’une part, l’acceptation du conflit comme principe régulateur se trouve légitimée comme moteur du progrès démocratique. D’autre part, l’unanimité sur les modes juridiques et la technologie électorale de médiation du conflit concourent à l’endossement de règles communes régissant la compétition démocratique. Elle nécessite de ce fait, comme condition préalable et sine qua non, que nulle minorité n’ait à redouter des excès de l’exercice du pouvoir démocratique par la majorité issue des urnes. La garantie des libertés publiques et l’homéostasie du système supposent que personne n’ait à craindre d’avoir « juridiquement tort, parce qu’il serait politiquement minoritaire ».

Pour autant, un gouvernement majoritaire pourrait être « naturellement » tenté d’imposer des choix de politique publique, soit en allant au-delà des aspirations de sa propre majorité électorale, ou, au contraire, en agissant à l’encontre de cette même majorité (hypothèse nettement plus problématique dans ses répercussions potentielles sur les résultats de futurs scrutins). Nous sommes aux antipodes du postulat de la philosophie rousseauiste selon lequel : « la volonté générale ne peut errer ». C’est pourquoi, sur le plan parlementaire, la proscription constitutionnelle impose à la fois la fiction nécessaire de la souveraineté nationale8 et l’interdiction de tout mandat impératif9. Le régime du gouvernement représentatif libère (au moins sur le plan de l’affirmation normative) ainsi les représentants de tout enracinement géographique et de toute dépendance à des groupes d’intérêt particuliers. Du même coup, il accorde juridiquement une grande marge de manœuvre aux gouvernants, libres de déterminer « au coup par coup » et en conscience la teneur de chaque réponse aux problèmes sociaux.

Dans la réalité des rapports politiques, les choses ne sont, bien sûr, pas aussi simples, à la fois du coté des groupes minoritaires et de la majorité. D’une part, certains groupes minoritaires peuvent considérer à juste raison que les barrières posées à l’entrée du marché politique sont totalement prohibitives et ne leur permettent pas vraiment de défendre leurs intérêts catégoriels ou de promouvoir efficacement leur cause10. Privés d’un possible écho sur le plan électoral, ces groupes peuvent s’estimer frappés de proscription, marginalisés par les conditions mêmes de structuration du jeu démocratique. D’autre part, la peur étant un ressort utile de mobilisation de l’électorat (c’est ce que l’on appelle trivialement « l’électoralisme »), la majorité peut choisir de dessiner et de désigner à la vindicte populaire certaines catégories sociales particulières : le criminel sexuel récidiviste, l’immigré de Calais, le jeune de banlieue… La proscription peut alors s’incarner dans l’émergence de figures nouvelles, figures du mal faisant en quelque sorte office d’épouvantails sociaux. Le système démocratique en appelle alors à la restructuration de l’opinion publique autour d’un ennemi social commun, un ennemi de l’intérieur ; souvent « désencastré des contextes locaux » qui permettraient sa compréhension11. Le débat démocratique s’articulera autour d’un réflexe de « prophylaxie sociale ». Soulignons, dans cette tendance, toute l’importance du calcul politique et l’instrumentalisation de la peur dans un objectif rationalité électorale. La prise en compte du marketing électoral lors des dernières élections et le recueil du Storytelling s’apparentent à une manipulation des émotions12. La cible électorale devient en elle-même la spécification de la combinatoire discursive. Cette question renvoie aux dimensions complexes du vote. À la fois choix rationnel13, choix partisan, choix de valeurs… Mais aussi affirmation symbolique de l’appartenance à la communauté des citoyens. C’est pourquoi le vote peut aussi conduire à la définition du « bouc émissaire » permettant de conforter ou de restructurer le groupe14. Une telle démarche est en prise avec les moyens de communication qui permettent de présenter l’offre électorale en période de campagne électorale, mais aussi qui permettent entre deux échéances d’assurer l’expression de l’opinion publique. La figure du proscrit résulte alors du télescopage entre deux formes de démocratie : la démocratie électorale (seule constitutionnelle) et la démocratie d’opinion.

La réponse du discours s’avère d’autant plus probable qu’elle constitue, dans une société dominée par les enjeux médiatiques une première réponse de politique publique15. L’enjeu du jour devient un point d’appui pour la prise de parole des hommes politiques et le proscrit, une figure stigmatisée par le discours politique. En effet, toute politique publique peut être abordée comme le « programme d’action d’une autorité publique »16. Pour autant, l’analyse de politique publique ne peut se résumer au simple enregistrement mécanique d’une série d’actes de gestion. Dans sa dimension abstraite, toute politique publique exige un travail de retranscription permettant à la fois de reconstituer son identité et son contenu par le jeu d’agrégations successives17. Elle demeure donc « sensible » aux injonctions des émotions collectives.

Une telle inclination de la vie politique induit des conséquences sur l’agenda politique, c’est-à-dire sur « le plan d’action par lequel un organe ou des responsables politiques déterminent la liste des demandes qui leurs sont adressées ou des contraintes qu’il leur faut surmonter en l’ordonnant dans le temps au regard des bénéfices politiques à escompter ou des risques encourus »18. En effet, la « mise sur agenda » n’est plus seulement le produit contingent du champ des forces politiques institutionnalisées (partis politiques, syndicats professionnels, associations, groupes d’intérêt…) qui s’affrontent autour d’un problème particulier. Elle résulte à présent directement des capacités à orchestrer les campagnes médiatiques et à faire enfler les polémiques.

B. La proscription médiatique aux affres de la démocratie d’opinion19

Sous l’influence de la démocratie d’opinion, les règles de construction du débat démocratique et du discours politique peuvent donc parfaitement et presque « rationnellement » encourager à la définition de proscrits. La logique de la séduction électorale l’emporte alors sur un échange protégé de la rhétorique des démagogues. Le phénomène est, selon nous, largement amplifié par le développement des médias de masse. L’institutionnalisation discursive du proscrit résulte aussi du jeu des sondages et d’un accès plus large à l’opinion publique.

Les sondages agissent désormais comme des photos instantanées et de puissants révélateurs de l’opinion publique ; le sujet du jour nourrissant la « peur du jour » pour renvoyer à l’indignité sociale. Avec le sondage comme principal thermomètre d’acquiescement, les hommes politiques recherchent l’assentiment de l’opinion publique pour légitimer le bien-fondé de certaines décisions publiques. On voit d’ailleurs se développer la technique marketing dite du « ballon sonde » qui consiste à formuler directement ou indirectement une annonce fracassante, à tester les réactions ; c’est-à-dire prendre le pouls de l’opinion par sondage, avant de décider s’il est finalement opportun d’avancer un peu plus sur le plan des décisions effectives. Cette démarche est certes contestable sur le plan de la méthodologie, car les sondages présentent de nombreux biais scientifiques liés à l’échantillonnage et aux systèmes de représentations. Mais les questions épistémologiques tenant aux méthodes de recherches en sciences sociales n’ont pas véritablement de place dans l’usage excessif qui est fait du sondage dans la vie politique. Qu’importe finalement les biais de questionnement ou d’échantillonnage. La fameuse formule « les Français pensent que… » résume en elle-même l’ambiguïté et les risques de ces dérapages plus moins contrôlés. Il existe une « ivresse des sondages » mêlant « parodie de science », « illusion de la transparence » et aboutissant à l’instrumentalisation du nombre20. L’idée d’une démocratie d’opinion « en temps réel » fait alors lentement son chemin.

Un tel système de gouvernement d’opinion n’est pas sans danger pour ses protagonistes eux-mêmes. En effet, il encourage les hommes politiques à porter les inquiétudes du moment et à promouvoir les peurs sociales. En retour, il fait aussi des hommes politiques eux-mêmes des proies faciles pour l’opinion publique. Tel ministre est au cœur de la tourmente pour ses pérégrinations en Asie. Tel ancien maire se voit accuser du meurtre rituel d’une prostituée à Toulouse. La proscription médiatique s’abat alors sur les hommes publics, considérés collectivement comme pompiers et pyromanes, accusés d’avoir trop facilement « joué avec les allumettes » de l’opinion publique. La figure incarnée du Pouvoir étant, par nature suspecte, l’opinion publique se repaît volontiers d’histoires imaginaires et de fantasmes touchant à la vie privée des dirigeants politiques. À trop flatter les pulsions immédiates et les ressentiments versatiles de la foule, on prend le risque non négligeable de se retrouver « cloué au pilori », empêtré dans un registre d’autojustification, engoncé maladroitement dans les alibis, se défendant d’écarts que l’on n’a peut-être même pas commis.

Au-delà des sondages, le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) par Internet renforce considérablement la puissance d’expression directe de l’opinion publique. Le débat public a déserté l’espace trop confiné des hémicycles et le cadre étriqué du petit écran pour trouver une sphère autonome dans le World Wide Web. Internet est ainsi traversé régulièrement par l’irruption et l’éruption plus ou moins spontanée de phénomènes d’opinion. La société de la communication et la logique de la transparence démocratique n’empêchent pas la diffusion de rumeurs collectives21. Pourtant, « la communication, en tant que système, se défend en effet de toute idéologie, affirme même en sonner le glas. Elle proclame bien haut tolérer tous les points de vue, ne faire obstacle à rien ni personne. Elle représente, voilà tout, et se dresserait immaculée, pure, que ne souillerait aucune pensée »22. Bien au contraire, pour l’idéologie de la transparence, le proscrit est celui qui à quelque chose à cacher. « Ne pas dévoiler, c’est cacher. Chaque non-dit est soit un “pas-encore-dit”, soit une faille dans l’idéal communiquant. La moindre opacité est ipso facto déclarée marginale, déviante, et un homme ou un pays sera jugé selon cette grille »23.

Sur Internet, le roulement des peurs s’avère semblable à celui du tambour, et chaque jour le battement d’une peur nouvelle chasse l’autre. Les buzz24 et les polémiques qui agitent frénétiquement la toile annoncent en amont l’actualité immédiate ou reprennent en chorus les déferlements médiatiques de la presse écrite ou télévisée. Il existe désormais un étroit rapport de contamination croisée entre l’actualité sur Internet et la presse audiovisuelle, entre le média et le hors-média. On voit se matérialiser cette circularité la communication de masse dominée par le fast thinking, l’urgence et la banalisation des lieux communs25. Internet offre en effet de grandes potentialités de proscription en agglomérant sans précaution le vrai et le faux, l’expertise et la doxa…26 Dans la société de communication, nulle personnalité, nulle organisation ou nul groupe social n’est plus à l’abri de l’indignation de l’opinion publique et du ressentiment des internautes. Chacun peut être soudainement désigné à la vindicte publique pour endosser symboliquement le costume du proscrit. Dès lors, il s’avère nécessaire d’apprendre à défendre son image et à gérer les risques d’opinion27. Par exemple, de grandes entreprises ont été proscrites pour ne pas avoir respecté les standards de la Responsabilité sociale et environnementale (RSE). Le « netoyen »28 et les ONG font ainsi surenchère de vertu. En 1995, le groupe Total est accusé dans les forums de discussion sur Internet de collaborer avec la junte birmane. Ces dernières années, de nombreuses firmes ont connu des mésaventures similaires et des mises en cause radicales29.

II. La proscription comme mode de réassurance

Sur le plan des relations internationales, la chute du mur de Berlin et l’effondrement des blocs marquent un tournant dont les conséquences alimentent les peurs collectives. La mondialisation est perçue comme un phénomène extérieur qui s’impose aux populations et qui provoque de nombreuses remises en question sur le plan économique, social et politique. Cette dynamique s’accompagne de crispations identitaires conduisant les nations et les groupes à se repenser « dans » et parfois « contre » le monde. La galerie des proscrits s’enrichit et s’incarne dans la figure fantasmée de cet Autre à la fois lointain et pourtant si proche.

A. Mondialisation, menaces et réactions

Avec le recul de l’histoire, le vieux système bipolaire possédait la particularité d’être aussi effrayant que stable. Certes, il s’agissait d’une stabilité par la terreur, induisant la course effrénée aux armements et aux arsenaux nucléaires. Certes, cette stabilité n’était que toute relative. Elle n’évitait pas notamment la survenance de conflits dits « périphériques », ni les jeux d’affrontements indirects par le truchement d’États tiers (déstabilisations, guérillas…). Mais la dissuasion nucléaire maintenait à peu près le statu quo rendant aussi bien la « guerre impossible » que la « paix improbable »30. Dans le système bipolaire, l’ennemi était clairement matérialisé et désigné sur un plan géostratégique. Le ressort de la proscription reposait alors sur une forme explicite de manichéisme idéologique : bons contre mauvais, gentils contre méchants...

A contrario