La pucelle d'Orléans - VOLTAIRE - E-Book

La pucelle d'Orléans E-Book

Voltaire

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Beschreibung

La pucelle d'Orléans est un poème héroï-comique en quatorze chants de VOLTAIRE, paru à Genève en 1752. VOLTAIRE commence à le rédiger en 1730 et en écrit les quatre premiers chants, pour les compléter jusqu'en 1762, année où il fait paraître la seule version officielle, en vingt-et-un chants. Entre-temps, de nombreuses versions clandestines ou non reconnues avaient vu le jour, à Genève, Paris, Amsterdam, Louvain, Londres, Glasgow, Kehl et même « Tabesterahn », « Conculix » ou « Corculia ».

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La pucelle d'Orléans

Pages de titreChant premierChant IIChant IIIChant IVChant VChant VIChant VIIChant VIIIChant IXChant XChant XIChant XIIChant XIIIChant XIVChant XVChant XVIChant XVIIChant XVIIIChant XIXChant XXChant XXIPage de copyright

1

La pucelle d'Orléan s

Voltaire

2

Chant premier

Argument.- Amours honnêtes de Charles VII et d’Agnès Sorel.

Siège d’Orléans par les Anglais. Apparition de saint Denys, etc.

Vous m’ordonnez de célébrer des saints :

Ma voix est faible, et même un peu profane.

Il faut pourtant vous chanter cette Jeanne

Qui fit, dit-on, des prodiges divins.

Elle affermit, de ses pucelles mains,

Des fleurs de lys la tige gallicane,

Sauva son roi de la rage anglicane,

Et le fit oindre au maître-autel de Reims.

Jeanne montra sous féminin visage,

Sous le corset et sous le cotillon,

D’un vrai Roland le vigoureux courage.

J’aimerais mieux, le soir pour mon usage,

Une beauté douce comme un mouton ;

Mais Jeanne d’Arc eut un cœur de lion :

Vous le verrez, si lisez cet ouvrage.

Vous tremblerez de ses exploits nouveaux ;

Et le plus grand de ses rares travaux

Fut de garder un an son pucelage.

Ô Chapelain, toi dont le violon,

De discordante et gothique mémoire,

Sous un archet maudit par Apollon,

D’un ton si dur a raclé son histoire ;

3

Vieux Chapelain, pour l’honneur de ton art,

Tu voudrais bien me prêter ton génie :

Je n’en veux point ; c’est pour la Motte-Houdart,

Quand l’Iliadeest par lui travestie.

Le bon roi Charles, au printemps de ses jours,

Au temps de Pâque, en la cité de Tours,

À certain bal (ce prince aimait la danse)

Avait trouvé, pour le bien de la France,

Une beauté nommée Agnès Sorel.

Jamais l’Amour ne forma rien de tel.

Imaginez de Flore la jeunesse,

La taille et l’air de la nymphe des bois,

Et de Vénus la grâce enchanteresse,

Et de l’Amour le séduisant minois,

L’art d’Arachné, le doux chant des sirènes :

Elle avait tout ; elle aurait dans ses chaînes

Mis les héros, les sages, et les rois.

La voir, l’aimer, sentir l’ardeur naissante

Des doux désirs, et leur chaleur brûlante,

Lorgner Agnès, soupirer et trembler,

Perdre la voix en voulant lui parler,

Presser ses mains d’une main caressante,

Laisser briller sa flamme impatiente,

Montrer son trouble, en causer à son tour,

Lui plaire enfin, fut l’affaire d’un jour.

Princes et rois vont très-vite en amour.

Agnès voulut, savante en l’art de plaire,

Couvrir le tout des voiles du mystère,

Voiles de gaze, et que les courtisans

Percent toujours de leurs yeux malfaisants.

Pour colorer comme on put cette affaire,

Le roi fit choix du conseiller Bonneau,

Confident sûr, et très-bon Tourangeau :

Il eut l’emploi qui certes n’est pas mince,

4

Et qu’à la cour, où tout se peint en beau,

Nous appelons être l’ami du prince,

Mais qu’à la ville, et surtout en province,

Les gens grossiers ont nommé maquereau.

Monsieur Bonneau, sur le bord de la Loire,

Était seigneur d’un fort joli château.

Agnès un soir s’y rendit en bateau,

Et le roi Charle y vint à la nuit noire.

On y soupa ; Bonneau servit à boire ;

Tout fut sans faste, et non pas sans apprêts.

Festins des Dieux, vous n’êtes rien auprès !

Nos deux amants, pleins de trouble et de joie,

Ivres d’amour, à leurs désirs en proie,

Se renvoyaient des regards enchanteurs,

De leurs plaisirs brûlants avant-coureurs.

Les doux propos, libres sans indécence,

Aiguillonnaient leur vive impatience.

Le prince en feu des yeux la dévorait ;

Contes d’amour d’un air tendre il faisait,

Et du genou le genou lui serrait.

Le souper fait, on eut une musique

Italienne, en genre chromatique ;

On y mêla trois différentes voix

Aux violons, aux flûtes, aux hautbois.

Elles chantaient l’allégorique histoire

De ces héros qu’Amour avait domptés,

Et qui, pour plaire à de tendres beautés,

Avaient quitté les fureurs de la gloire.

Dans un réduit cette musique était,

Près de la chambre où le bon roi soupait.

La belle Agnès, discrète et retenue,

Entendait tout, et d’aucuns n’était vue.

Déjà la lune est au haut de son cours :

Voilà minuit ; c’est l’heure des amours.

5

Dans une alcôve artistement dorée,

Point trop obscure, et point trop éclairée,

Entre deux draps que la Frise a tissus,

D’Agnès Sorel les charmes sont reçus.

Près de l’alcôve une porte est ouverte,

Que dame Alix, suivante très-experte,

En s’en allant oublia de fermer.

Ô vous, amants, vous qui savez aimer,

Vous voyez bien l’extrême impatience

Dont pétillait notre bon roi de France !

Sur ses cheveux, en tresse retenus,

Parfums exquis sont déjà répandus.

Il vient, il entre au lit de sa maîtresse ;

Moment divin de joie et de tendresse !

Le cœur leur bat ; l’amour et la pudeur

Au front d’Agnès font monter la rougeur.

La pudeur passe, et l’amour seul demeure.

Son tendre amant l’embrasse tout à l’heure.

Ses yeux ardents, éblouis, enchantés,

Avidement parcourent ses beautés.

Qui n’en serait en effet idolâtre ?

Sous un cou blanc qui fait honte à l’albâtre

Sont deux tétons séparés, faits au tour,

Allant, venant, arrondis par l’Amour ;

Leur boutonnet a la couleur des roses.

Téton charmant, qui jamais ne reposes,

Vous invitiez les mains à vous presser,

L’œil à vous voir, la bouche à vous baiser.

Pour mes lecteurs tout plein de complaisance,

J’allais montrer à leurs yeux ébaudis

De ce beau corps les contours arrondis ;

Mais la vertu qu’on nomme bienséance

Vient arrêter mes pinceaux trop hardis.

Tout est beauté, tout est charme dans elle.

6

La volupté, dont Agnès a sa part,

Lui donne encore une grâce nouvelle ;

Elle l’anime : amour est un grand fard,

Et le plaisir embellit toute belle.

Trois mois entiers, nos deux jeunes amants

Furent livrés à ces ravissements.

Du lit d’amour ils vont droit à la table.

Un déjeuner, restaurant délectable,

Rend à leurs sens leur première vigueur ;

Puis pour la chasse épris de même ardeur,

Ils vont tous deux, sur des chevaux d’Espagne,

Suivre cent chiens jappant dans la campagne.

À leur retour, on les conduit aux bains.

Pâtes, parfums, odeurs de l’Arabie,

Qui font la peau douce, fraîche et polie,

Sont prodigués sur eux à pleines mains.

Le dîner vient : la délicate chère,

L’oiseau du Phase et le coq de bruyère,

De vingt ragoûts l’apprêt délicieux,

Charment le nez, le palais et les yeux.

Du vin d’Aï la mousse pétillante,

Et du Tokai la liqueur jaunissante,

En chatouillant les fibres des cerveaux,

Y porte un feu qui s’exhale en bons mots

Aussi brillants que la liqueur légère

Qui monte et saute, et mousse au bord du verre :

L’ami Bonneau d’un gros rire applaudit

À son bon roi qui montre de l’esprit.

Le dîner fait, on digère, on raisonne,

On conte, on rit, on médit du prochain,

On fait brailler des vers à maître Alain,

On fait venir des docteurs de Sorbonne,

Des perroquets, un singe, un arlequin.

Le soleil baisse ; une troupe choisie

7

Avec le roi court à la comédie,

Et, sur la fin de ce fortuné jour,

Le couple heureux s’enivre encore d’amour.

Plongés tous deux dans l’excès des délices,

Ils paraissaient en goûter les prémices.

Toujours heureux et toujours plus ardents,

Point de soupçons, encor moins de querelles,

Nulle langueur ; et l’Amour et le Temps

Auprès d’Agnès ont oublié leurs ailes.

Charles souvent disait entre ses bras,

En lui donnant des baisers tout de flamme :

« Ma chère Agnès, idole de mon âme,

Le monde entier ne vaut point vos appas.

Vaincre et régner, ce n’est rien que folie.

Mon parlement me bannit aujourd’hui ;

Au fier Anglais la France est asservie :

Ah ! qu’il soit roi, mais qu’il me porte envie ;

J’ai votre cœur, je suis plus roi que lui. »

Un tel discours n’est pas trop héroïque ;

Mais un héros, quand il tient dans un lit

Maîtresse honnête, et que l’amour le pique,

Peut s’oublier, et ne sait ce qu’il dit.

Comme il menait cette joyeuse vie,

Tel qu’un abbé dans sa grasse abbaye,

Le prince anglais, toujours plein de furie,

Toujours aux champs, toujours armé, botté,

Le pot en tête, et la dague au côté,

Lance en arrêt, la visière haussée,

Foulait aux pieds la France terrassée.

Il marche, il vole, il renverse en son cours

Les murs épais, les menaçantes tours,

Répand le sang, prend l’argent, taxe, pille,

Livre aux soldats et la mère et la fille,

8

Fait violer des couvents de nonnains,

Boit le muscat des pères bernadins,

Frappe en écus l’or qui couvre les saints,

Et, sans respect pour Jésus ni Marie,

De mainte église il fait mainte écurie :

Ainsi qu’on voit dans une bergerie

Des loups sanglants de carnage altérés,

Et sous leurs dents les troupeaux déchirés,

Tandis qu’au loin, couché dans la prairie,

Colin s’endort sur le sein d’Égérie,

Et que son chien près d’eux est occupé

À se saisir des restes du soupé.

Or, du plus haut du brillant apogée,

Séjour des saints, et fort loin de nos yeux,

Le bon Denys, prêcheur de nos aïeux,

Vit les malheurs de la France affligée,

L’état horrible où l’Anglais l’a plongée,

Paris aux fers, et le roi très-chrétien

Baisant Agnès, et ne songeant à rien.

Ce bon Denys est patron de la France,

Ainsi que Mars fut le saint des Romains,

Ou bien Pallas chez les Athéniens.

Il faut pourtant en faire différence ;

Un saint vaut mieux que tous les dieux païens.

« Ah ! par mon chef, dit-il, il n’est pas juste

De voir ainsi tomber l’empire auguste

Où de la foi j’ai planté l’étendard :

Trône des lis, tu cours trop de hasard ;

Sang des Valois, je ressens tes misères.

Ne souffrons pas que les superbes frères

De Henri cinq, sans droit et sans raison,

Chassent ainsi le fils de la maison.

J’ai, quoique saint, et Dieu me le pardonne,

9

Aversion pour la race bretonne :

Car, si j’en crois le livre des destins,

Un jour ces gens raisonneurs et mutins

Se gausseront des saintes décrétales,

Déchireront les romaines annales,

Et tous les ans le pape brûleront.

Vengeons de loin ce sacrilège affront :

Mes chers Français seront tous catholiques ;

Ces fiers Anglais seront tous hérétiques :

Frappons, chassons ces dogues britanniques :

Punissons-les, par quelque nouveau tour,

De tout le mal qu’ils doivent faire un jour. »

Des Gallicans ainsi parlait l’apôtre,

De maudissons lardant sa patenôtre ;

Et cependant que tout seul il parlait,

Dans Orléans un conseil se tenait.

Par les Anglais cette ville bloquée

Au roi de France allait être extorquée.

Quelques seigneurs et quelques conseillers,

Les uns pédants et les autres guerriers,

Sur divers tons déplorant leur misère,

Pour leur refrain disaient : « Que faut-il faire ? »

Poton, La Hire et le brave Dunois,

S’écriaient tous en se mordant les doigts :

« Allons, amis, mourons pour la patrie ;

Mais aux Anglais vendons cher notre vie. »

Le Richemont criait tout haut : « Par Dieu,

Dans Orléans il faut mettre le feu ;

Et que l’Anglais, qui pense ici nous prendre,

N’ait rien de nous que fumée et que cendre. »

Pour La Trimouille, il disait : « C’est en vain

Que mes parents me firent Poitevin ;

J’ai dans Milan laissé ma Dorothée ;

Pour Orléans, hélas ! je l’ai quittée.

10

Je combattrai, mais je n’ai plus d’espoir :

Faut-il mourir, ô ciel ! sans la revoir ! »

Le président Louvet, grand personnage,

Au maintien grave, et qu’on eût pris pour sage,

Dit : « Je voudrais que préalablement

Nous fissions rendre arrêt de parlement

Contre l’Anglais, et qu’en ce cas énorme

Sur toute chose on procédât en forme. »

Louvet était un grand clerc ; mais hélas !

Il ignorait son triste et piteux cas :

S’il le savait, sa gravité prudente

Procéderait contre sa présidente.

Le grand Talbot, le chef des assiégeants,

Brûle pour elle, et règne sur ses sens :

Louvet l’ignore ; et sa mâle éloquence

N’a pour objet que de venger la France.

Dans ce conseil de sages, de héros,

On entendait les plus nobles propos ;

Le bien public, la vertu les inspire :

Surtout l’adroit et l’éloquent La Hire

Parla longtemps, et pourtant parla bien ;

Ils disaient d’or, et ne concluaient rien.

Comme ils parlaient, on vit par la fenêtre

Je ne sais quoi dans les airs apparaître.

Un beau fantôme au visage vermeil,

Sur un rayon détaché du soleil,

Des cieux ouverts fend la voûte profonde.

Odeur de saint se sentait à la ronde.

Le farfadet dessus son chef avait

À deux pendants une mitre pointue

D’or et d’argent, sur le sommet fendue ;

Sa dalmatique au gré des vents flottait,

Son front brillait d’une sainte auréole,

Son cou penché laissait voir son étole,

11

Sa main portait ce bâton pastoral

Qui fut jadislituusaugural.

À cet objet qu’on discernait fort mal,

Voilà d’abord monsieur de La Trimouille,

Paillard dévot, qui prie et s’agenouille,

Le Richemont, qui porte un cœur de fer,

Blasphémateur, jureur impitoyable,

Haussant la voix, dit que c’était le diable

Qui leur venait du fin fond de l’enfer ;

Que ce serait chose très-agréable

Si l’on pouvait parler à Lucifer.

Maître Louvet s’encourut au plus vite

Chercher un pot tout rempli d’eau bénite.

Poton, La Hire et Dunois ébahis,

Ouvrent tous trois de grands yeux ébaubis.

Tous les valets sont couchés sur le ventre.

L’objet approche, et le saint fantôme entre

Tout doucement porté sur son rayon,

Puis donne à tous sa bénédiction.

Soudain chacun se signe et se prosterne.

Il les relève avec un air paterne ;

Puis il leur dit : « Ne faut vous effrayer ;

Je suis Denys, et saint de mon métier.

J’aime la Gaule, et l’ai catéchisée,

Et ma bonne âme est très-scandalisée

De voir Charlot, mon filleul tant aimé,

Dont le pays en cendre est consumé,

Et qui s’amuse, au lieu de le défendre,

À deux tétons qu’il ne cesse de prendre.

J’ai résolu d’assister aujourd’hui

Les bons Français qui combattent pour lui.

Je veux finir leur peine et leur misère.

Tout mal, dit-on, guérit par son contraire.

Or si Charlot veut, pour une catin,

Perdre la France et l’honneur avec elle,

12

J’ai résolu, pour changer son destin,

De me servir des mains d’une pucelle.

Vous, si d’en haut vous désirez les biens,

Si vos cœurs sont et français et chrétiens,

Si vous aimez le roi, l’État, l’Église,

Assistez-moi dans ma sainte entreprise ;

Montrez le nid où nous devons chercher

Ce vrai phénix que je veux dénicher. »

Ainsi parla le vénérable sire.

Quand il eut fait, chacun se prit à rire.

Le Richemont, né plaisant et moqueur,

Lui dit : « Ma foi, mon cher prédicateur,

Monsieur le saint, ce n’était pas la peine

D’abandonner le céleste domaine

Pour demander à ce peuple méchant

Ce beau joyau que vous estimez tant.

Quand il s’agit de sauver une ville,

Un pucelage est une arme inutile.

Pourquoi d’ailleurs le prendre en ce pays ?

Vous en avez tant dans le paradis !

Rome et Lorette ont cent fois moins de cierges

Que chez les saints il n’est là-haut de vierges.

Chez les Français, hélas ! il n’en est plus.

Tous nos moutiers sont à sec là-dessus.

Nos francs archers, nos officiers, nos princes,

Ont dès longtemps dégarni les provinces.

Ils ont tous fait, en dépit de vos saints,

Plus de bâtards encor que d’orphelins.

Monsieur Denys, pour finir nos querelles,

Cherchez ailleurs, s’il vous plaît, des pucelles. »

Le saint rougit de ce discours brutal ;

Puis aussitôt il remonte à cheval

Sur son rayon, sans dire une parole,

13

Pique des deux, et par les airs s’envole,

Pour déterrer, s’il peut, ce beau bijou,

Qu’on tient si rare, et dont il semble fou.

Laissons aller : et tandis qu’il se perche

Sur l’un des traits qui vont porter le jour,

Ami lecteur, puissiez-vous en amour

Avoir le bien de trouver ce qu’il cherche !

14

Chant II

Argument.- Jeanne, armée par saint Denys, va trouver Charles

VII à Tours ; ce qu’elle fit en chemin, et comment elle eut son brevet

de pucelle.

Heureux cent fois qui trouve un pucelage !

C’est un grand bien ; mais de toucher un cœur

Est, à mon sens, le plus cher avantage.

Se voir aimé, c’est là le vrai bonheur.

Qu’importe, hélas ! d’arracher une fleur ?

C’est à l’amour à nous cueillir la rose.

De très-grands clercs ont gâté par leur glose

Un si beau texte ; ils ont cru faire voir

Que le plaisir n’est point dans le devoir.

Je veux contre eux faire un jour un beau livre ;

J’enseignerai le grand art de bien vivre ;

Je montrerai qu’en réglant nos désirs,

C’est du devoir que viennent nos plaisirs.

Dans cette honnête et savante entreprise,

Du haut des cieux saint Denys m’aidera ;

Je l’ai chanté, sa main me soutiendra.

En attendant, il faut que je vous dise

Quel fut l’effet de sa sainte entremise.

Vers les confins du pays champenois,

Où cent poteaux, marqués de trois merlettes,

Disaient aux gens : « En Lorraine vous êtes »,

15

Est un vieux bourg, peu fameux autrefois ;

Mais il mérite un grand nom dans l’histoire,

Car de lui vient le salut et la gloire

Des fleurs de lis et du peuple gaulois.

De Domremi chantons tous le village ;

Faisons passer son beau nom d’âge en âge.

Ô Domremi ! tes pauvres environs

N’ont ni muscats, ni pêches, ni citrons,

Ni mine d’or, ni bon vin qui nous damne ;

Mais c’est à toi que la France doit Jeanne.

Jeanne y naquit : certain curé du lieu,

Faisant partout des serviteurs à Dieu,

Ardent au lit, à table, à la prière,

Moine autrefois, de Jeanne fut le père ;

Une robuste et grasse chambrière

Fut l’heureux moule où ce pasteur jeta

Cette beauté, qui les Anglais dompta.

Vers les seize ans, en une hôtellerie

On l’engagea pour servir l’écurie,

À Vaucouleurs ; et déjà de son nom

La renommée remplissait le canton.

Son air est fier, assuré, mais honnête ;

Ses grands yeux noirs brillent à fleur de tête ;

Trente-deux dents d’une égale blancheur

Sont l’ornement de sa bouche vermeille,

Qui semble aller de l’une à l’autre oreille,

Mais bien bordée et vive en sa couleur,

Appétissante, et fraîche par merveille.

Ses tétons bruns, mais fermes comme un roc,

Tentent la robe, et le casque, et le froc.

Elle est active, adroite, vigoureuse,

Et d’une main potelée et nerveuse

Soutient fardeaux, verse cent brocs de vin,

16

Sert le bourgeois, le noble, et le robin ;

Chemin faisant, vingt soufflets distribue

Aux étourdis dont l’indiscrète main

Va tâtonnant sa cuisse ou gorge nue ;

Travaille et rit du soir jusqu’au matin,

Conduit chevaux, les panse, abreuve, étrille ;

Et les pressant de sa cuisse gentille,

Les monte à cru comme un soldat romain.

Ô profondeur ! ô divine sagesse !

Que tu confonds l’orgueilleuse faiblesse

De tous ces grands si petits à tes yeux !

Que les petits sont grands quand tu le veux !

Ton serviteur Denys le bienheureux

N’alla rôder au palais des princesses,

N’alla chez vous, mesdames les duchesses ;

Denys courut, amis, qui le croirait ?

Chercher l’honneur, où ? dans un cabaret.

Il était temps que l’apôtre de France

Envers sa Jeanne usât de diligence.

Le bien public était en grand hasard.

De Satanas la malice est connue ;

Et, si le saint fût arrivé plus tard

D’un seul moment, la France était perdue.

Un cordelier qu’on nommait Grisbourdon,

Avec Chandos arrivé d’Albion,

Était alors dans cette hôtellerie ;

Il aimait Jeanne autant que sa patrie.

C’était l’honneur de la pénaillerie ;

De tous côtés allant en mission ;

Prédicateur, confesseur, espion ;

De plus, grand clerc en la sorcellerie,

Savant dans l’art en Égypte sacré,

Dans ce grand art cultivé chez les mages,

Chez les Hébreux, chez les antiques sages,

17

De nos savants dans nos jours ignoré.

Jours malheureux ! tout est dégénéré.

En feuilletant ses livres de cabale,

Il vit qu’aux siens Jeanne serait fatale,

Qu’elle portait dessous son court jupon

Tout le destin d’Angleterre et de France.

Encouragé par la noble assistance

De son génie, il jura son cordon,

Son Dieu, son diable, et saint François d’Assise

Qu’à ses vertus Jeanne serait soumise,

Qu’il saisirait ce beau palladion.

Il s’écriait en faisant l’oraison :

« Je servirai ma patrie et l’Église ;

Moine et Breton, je dois faire le bien

De mon pays, et plus encor le mien. »

Au même temps un ignorant, un rustre,

Lui disputait cette conquête illustre :

Cet ignorant valait un cordelier,

Car vous saurez qu’il était muletier ;

Le jour, la nuit, offrant sans fin, sans terme,

Son lourd service et l’amour le plus ferme.

L’occasion, la douce égalité,

Faisaient pencher Jeanne de son côté ;

Mais sa pudeur triomphait de la flamme

Qui par les yeux se glissait dans son âme.

Le Grisbourdon vit sa naissante ardeur :

Mieux qu’elle encore il lisait dans son cœur.

Il vint trouver ce rival si terrible ;

Puis il lui tint ce discours très-plausible :

« Puissant héros, qui passez au besoin

Tous les mulets commis à votre soin,

Vous méritez, sans doute, la pucelle ;

Elle a mon cœur comme elle a tous vos vœux ;

18

Rivaux ardents, nous nous craignons tous deux,

Et comme vous je suis amant fidèle.

Ça, partageons, et, rivaux sans querelle,

Tâtons tous deux de ce morceau friand

Qu’on pourrait perdre en se le disputant.

Conduisez-moi vers le lit de la belle ;

J’évoquerai le démon du dormir ;

Ses doux pavots vont soudain l’assoupir ;

Et tour à tour nous veillerons pour elle. »

Incontinent le père au grand cordon

Prend son grimoire, évoque le démon

Qui de Morphée eut autrefois le nom.

Ce pesant diable est maintenant en France :

Vers le matin, lorsque nos avocats

Vont s’enrouer à commenter Cujas,

Avec messieurs il ronfle à l’audience ;

L’après-dînée il assiste aux sermons

Des apprentis dans l’art de Massillon,

À leur trois points, à leurs citations

Aux lieux communs de leur belle éloquence ;

Dans le parterre il vient bâiller le soir.

Aux cris du moine il monte en son char noir,

Par deux hiboux traîné dans la nuit sombre.

Dans l’air il glisse, et doucement fend l’ombre.

Les yeux fermés, il arrive en bâillant,

Se met sur Jeanne, et tâtonne, et s’étend ;

Et secouant son pavot narcotique,

Lui souffle au sein vapeur soporifique.

Tel on nous dit que le moine Girard,

En confessant la gentille Cadière,

Insinuait de son souffle paillard

De diabloteaux une ample fourmilière.

Nos deux galants, pendant ce doux sommeil,

19

Aiguillonnés du démon du réveil,

Avaient de Jeanne ôté la couverture.

Déjà trois dés, roulant sur son beau sein,

Vont décider, au jeu de saint Guilain,

Lequel des deux doit tenter l’aventure,

Le moine gagne ; un sorcier est heureux :

Le Grisbourdon se saisit des enjeux ;

Il fond sur Jeanne. Ô soudaine merveille !

Denys arrive, et Jeanne se réveille.

Ô Dieu ! qu’un saint fait trembler tout pécheur !

Nos deux rivaux se renversent de peur.

Chacun d’eux fuit, emportant dans le cœur

Avec la crainte un désir de mal faire.

Vous avez vu, sans doute, un commissaire

Cherchant de nuit un couvent de Vénus ;

Un jeune essaim de tendrons demi-nus

Saute du lit, s’esquive, se dérobe

Aux yeux hagards du noir pédant en robe :

Ainsi fuyaient mes paillards confondus.

Denys s’avance et réconforte Jeanne,

Tremblante encor de l’attentat profane ;

Puis il lui dit : « Vase d’élection,

Le Dieu des rois, par tes mains innocentes,

Veut des Français venger l’oppression,

Et renvoyer dans les champs d’Albion

Des fiers Anglais les cohortes sanglantes.

Dieu fait changer, d’un souffle tout-puissant,

Le roseau frêle en cèdre du Liban,

Sécher les mers, abaisser les collines,

Du monde entier réparer les ruines.

Devant tes pas la foudre grondera ;

Autour de toi la terreur volera,

Et tu verras l’ange de la victoire

20

Ouvrir pour toi les sentiers de la gloire.

Suis-moi, renonce à tes humbles travaux ;

Viens placer Jeanne au nombre des héros. »

À ce discours terrible et pathétique,

Très-consolant et très-théologique,

Jeanne étonnée, ouvrant un large bec,

Crut quelque temps que l’on lui parlait grec.

La grâce agit : cette augustine grâce

Dans son esprit porte un jour efficace.

Jeanne sentit dans le fond de son cœur

Tous les élans d’une sublime ardeur.

Non, ce n’est plus Jeanne la chambrière ;

C’est un héros, c’est une âme guerrière.

Tel un bourgeois humble, simple, grossier,

Qu’un vieux richard a fait son héritier,

En un palais fait changer sa chaumière :

Son air honteux devient démarche fière ;

Les grands surpris admirent sa hauteur,

Et les petits l’appellent monseigneur.

Telle plutôt cette heureuse grisette

Que la nature ainsi que l’art forma

Pour le b ou bien pour l’Opéra,

Qu’une maman avisée et discrète

Au noble lit d’un fermier éleva,

Et que l’Amour, d’une main plus adrète,

Sous un monarque entre deux draps plaça.

Sa vive allure est un vrai port de reine,

Ses yeux fripons s’arment de majesté,

Sa voix a pris le ton de souveraine,

Et sur son rang son esprit s’est monté.

Or pour hâter leur auguste entreprise,

Jeanne et Denys s’en vont droit à l’église.

21

Lors apparut dessus le maître autel

(Fille de Jean ! quelle fut ta surprise !)

Un beau harnois tout frais venu du ciel.

Des arsenaux du terrible empyrée,

En cet instant, par l’archange Michel

La noble armure avait été tirée.

On y voyait l’armet de Débora ;

Ce clou pointu, funeste à Sisara ;

Le caillou rond, dont un berger fidèle

De Goliath entama la cervelle ;

Cette mâchoire avec quoi combattit

Le fier Samson qui ses cordes rompit

Lorsqu’il se vit vendu par sa donzelle ;

Le coutelet de la belle Judith,

Cette beauté si galamment perfide,

Qui, pour le ciel saintement homicide,

Son cher amant massacra dans son lit.

À ces objets la sainte émerveillée,

De cette armure est bientôt habillée ;

Elle vous prend et casque et corselet,

Brassards, cuissards, baudrier, gantelet,

Lance, clou, dague, épieu, caillou, mâchoire,

Marche, s’essaye, et brûle pour la gloire.

Toute héroïne a besoin d’un coursier ;

Jeanne en demande au triste muletier :

Mais aussitôt un âne se présente,

Au beau poil gris, à la voix éclatante,

Bien étrillé, sellé, bridé, ferré,

Portant arçons avec chanfrein doré,

Caracolant, du pied frappant la terre,

Comme un coursier de Thrace ou d’Angleterre.

Ce beau grison deux ailes possédait

Sur son échine, et souvent s’en servait.

Ainsi Pégase, au haut des deux collines,

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Portait jadis neuf pucelles divines ;

Et l’hippogriffe, à la lune volant,

Portait Astolphe au pays de saint Jean.

Mon cher lecteur veut connaître cet âne,

Qui vint alors offrir sa croupe à Jeanne :

Il le saura, mais dans un autre chant.

Je l’avertis cependant qu’il révère

Cet âne heureux qui n’est pas sans mystère.

Sur son grison Jeanne a déjà sauté ;

Sur son rayon Denys est remonté :

Tous deux s’en vont vers les rives de Loire

Porter au roi l’espoir de la victoire.

L’âne tantôt trotte d’un pied léger,

Tantôt s’élève et fend les champs de l’air.

Le cordelier, toujours plein de luxure,

Un peu remis de sa triste aventure,

Usant enfin de ses droits de sorcier,

Change en mulet le pauvre muletier,

Monte dessus, chevauche, pique et jure

Qu’il suivra Jeanne au bout de la nature.

Le muletier, en son mulet caché,

Bât sur le dos, crut gagner au marché ;

Et du vilain l’âme terrestre et crasse

À peine vit qu’elle eût changé de place.

Jeanne et Denys s’en allaient donc vers Tours

Chercher ce roi plongé dans les amours.

Près d’Orléans comme ensemble ils passèrent,

L’ost des Anglais de nuit ils traversèrent.

Ces fiers Bretons, ayant bu tristement,

Cuvaient leur vin, dormaient profondément.

Tout était ivre, et goujats et vedettes ;

On n’entendait ni tambours ni trompettes :

L’un dans sa tente était couché tout nu,

L’autre ronflait sur son page étendu.

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Alors Denys, d’une voix paternelle,

Tint ces propos tout bas à la pucelle :

« Fille de bien, tu sauras que Nisus,

Étant un soir aux tentes de Turnus,

Bien secondé de son cher Euryale,

Rendit la nuit aux Rutulois fatale.

Le même advint au quartier de Rhésus,

Quand la valeur du preux fils de Tydée,

Par la nuit noire et par Ulysse aidée,

Sut envoyer, sans danger, sans effort,

Tant de Troyens du sommeil à la mort.

Tu peux jouir de semblable victoire.

Parle, dis-moi, veux-tu de cette gloire ? »

Jeanne lui dit : « Je n’ai point lu l’histoire ;

Mais je serais de courage bien bas,

De tuer gens qui ne combattent pas. »

Disant ces mots, elle avise une tente

Que les rayons de la lune brillante

Faisaient paraître à ses yeux éblouis

Tente d’un chef ou d’un jeune marquis.

Cent gros flacons remplis d’un vin exquis

Sont tout auprès. Jeanne avec assurance

D’un grand pâté prend les vastes débris,

Et boit six coups avec monsieur Denys,

À la santé de son bon roi de France.

La tente était celle de Jean Chandos,

Fameux guerrier, qui dormait sur le dos.

Jeanne saisit sa redoutable épée,

Et sa culotte en velours découpée.

Ainsi jadis David, aimé de Dieu,

Ayant trouvé Saül en certain lieu,

Et lui pouvant ôter très-bien la vie,

De sa chemise il lui coupa partie,

Pour faire voir à tous les potentats

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Ce qu’il put faire et ce qu’il ne fit pas.

Près de Chandos était un jeune page

De quatorze ans, mais charmant pour son âge,

Lequel montrait deux globes faits au tour,

Qu’on aurait pris pour ceux du tendre Amour.

Non loin du page était une écritoire,

Dont se servait le jeune homme après boire,

Quand tendrement quelques vers il faisait

Pour la beauté qui son cœur séduisait.

Jeanne prend l’encre, et sa main lui dessine

Trois fleurs de lis juste dessous l’échine ;

Présage heureux du bonheur des Gaulois,

Et monument de l’amour de ses rois.

Le bon Denys voyait, se pâmant d’aise,

Les lis français sur une fesse anglaise.

Qui fut penaud le lendemain matin ?

Ce fut Chandos, ayant cuvé son vin ;

Car s’éveillant, il vit sur ce beau page

Les fleurs de lis. Plein d’une juste rage,

Il crie alerte, il croit qu’on le trahit ;

À son épée il court auprès du lit ;

Il cherche en vain, l’épée est disparue ;

Point de culotte ; il se frotte la vue,

Il gronde, il crie, et pense fermement

Que le grand diable est entré dans le camp.

Ah ! qu’un rayon de soleil, et qu’un âne,

Cet âne ailé qui sur son dos à Jeanne,

Du monde entier feraient bientôt le tour !

Jeanne et Denys arrivent à la cour.

Le doux prélat sait par expérience

Qu’on est railleur à cette cour de France.

Il se souvient des propos insolents

Que Richemont lui tint dans Orléans,

Et ne veut plus à pareille aventure

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D’un saint évêque exposer la figure.

Pour son honneur il prit un nouveau tour ;

Il s’affubla de la triste encolure

Du bon Roger, seigneur de Baudricour,

Preux chevalier et ferme catholique,

Hardi parleur, loyal et véridique ;

Malgré cela, pas trop mal à la cour.

« Eh ! jour de dieu ! dit-il, parlant au prince,

Vous languissez au fond d’une province,

Esclave roi, par l’Amour enchaîné !

Quoi ! votre bras indignement repose !

Ce front royal, ce front n’est couronné

Que de tissus et de myrte et de rose !

Et vous laissez vos cruels ennemis,

Rois dans la France et sur le trône assis !

Allez mourir, ou faites la conquête

De vos États ravis par ces mutins :

Le diadème est fait pour votre tête,

Et les lauriers n’attendent que vos mains.

Dieu, dont l’esprit allume mon courage ;

Dieu, dont ma voix annonce le langage,

De sa faveur est prêt à vous couvrir.

Osez le croire, osez vous secourir :

Suivez du moins cette auguste amazone ;

C’est votre appui, c’est le soutien du trône ;

C’est par son bras que le maître des rois

Veut rétablir nos princes et nos lois.

Jeanne avec vous chassera la famille

De cet Anglais si terrible et si fort :

Devenez homme ; et, si c’est votre sort

D’être à jamais mené par une fille,

Fuyez au moins celle qui vous perdit,

Qui votre cœur dans ses bras amollit ;

Et, digne enfin de ce secours étrange,

Suivez les pas de celle qui vous venge. »

26

L’amant d’Agnès eut toujours dans le cœur,

Avec l’amour, un très-grand fond d’honneur.

Du vieux soldat le discours pathétique

A dissipé son sommeil léthargique,

Ainsi qu’un ange, un jour, du haut des airs,

De sa trompette ébranlant l’univers,

Rouvrant la tombe, animant la poussière,

Rappellera les morts à la lumière.

Charle éveillé, Charle bouillant d’ardeur,

Ne lui répond qu’en s’écriant : « Aux armes ! »

Les seuls combats à ses yeux ont des charmes.

Il prend sa pique, il brûle de fureur.

Bientôt après la première chaleur

De ces transports où son âme est en proie,

Il voulut voir si celle qu’on envoie

Vient de la part du diable ou du Seigneur,

Ce qu’il doit croire, et si ce grand prodige

Est en effet ou miracle ou prestige.

Donc se tournant vers la fière beauté,

Le roi lui dit d’un ton de majesté

Qui confondrait tout autre fille qu’elle :

« Jeanne, écoutez : Jeanne, êtes-vous pucelle ? »

Jeanne lui dit : « Ô grand sire, ordonnez

Que médecins, lunettes sur le nez,

Matrones, clercs, pédants, apothicaires,

Viennent sonder ces féminins mystères ;

Et si quelqu’un se connaît à cela,

Qu’il trousse Jeanne, et qu’il regarde là. »

À sa réponse et sage et mesurée,

Le roi vit bien qu’elle était inspirée.

« Or sus, dit-il, si vous en savez tant,

Fille de bien, dites-moi dans l’instant

Ce que j’ai fait cette nuit à ma belle ;

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Mais parlez net.

— Rien du tout », lui dit-elle.

Le roi surpris soudain s’agenouilla,

Cria tous haut : « Miracle ! » et se signa.

Incontinent la cohorte fourrée,

Bonnet en tête, Hippocrate à la main,

Vint observer le pur et noble sein

De l’amazone à leurs regards livrée :

On la met nue, et monsieur le doyen,

Ayant le tout considéré très-bien,

Dessus, dessous, expédie à la belle

En parchemin un brevet de pucelle.

L’esprit tout fier de ce brevet sacré,

Jeanne soudain d’un pas délibéré

Retourne au roi, devant lui s’agenouille,

Et, déployant la superbe dépouille,

Que sur l’Anglais elle a prise en passant :

« Permets, dit-elle, ô mon maître puissant !

Que, sous tes lois, la main de ta servante

Ose ranger la France gémissante.

Je remplirai les oracles divins :

J’ose à tes yeux jurer par mon courage,

Par cette épée, et par mon pucelage,

Que tu seras huilé bientôt à Reims :

Tu chasseras les anglaises cohortes

Qui d’Orléans environnent les portes.

Viens accomplir tes augustes destins ;

Viens, et de Tours abandonnant la rive,

Dès ce moment souffre que je te suive. »

Les courtisans, autour d’elle pressés,

Les yeux au ciel et vers Jeanne adressés,

Battent des mains, l’admirent, la secondent.

Cent cris de joie à son discours répondent.

Dans cette foule il n’est point de guerrier

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Qui ne voulût lui servir d’écuyer,

Porter sa lance, et lui donner sa vie ;

Il n’en est point qui ne soit possédé

Et de la gloire, et de la noble envie

De lui ravir ce qu’elle a tant gardé.

Prêt à partir, chaque officier s’empresse :

L’un prend congé de sa vieille maîtresse ;

L’un, sans argent, va droit à l’usurier ;

L’autre à son hôte, et compte sans payer.

Denys a fait déployer l’oriflamme.

À cet aspect, le roi Charles s’enflamme

D’un noble espoir à sa valeur égal.

Cet étendard aux ennemis fatal,

Cette héroïne, et cet âne aux deux ailes,

Tout lui promet des palmes immortelles.

Denys voulut, en partant de ces lieux,

Des deux amants épargner les adieux.

On eût versé des larmes trop amères,

On eût perdu des heures toujours chères.

Agnès dormait, quoiqu’il fût un peu tard :

Elle était loin de craindre un tel départ.

Un songe heureux, dont les erreurs la frappent,

Lui retraçait des plaisirs qui s’échappent.

Elle croyait tenir entre ses bras

Le cher amant dont elle est souveraine ;

Songe flatteur, tu trompais ses appas :

Son amant fuit, et saint Denys l’entraîne.

Tel dans Paris un médecin prudent

Force au régime un malade gourmand,

À l’appétit se montre inexorable,