La Rescousse - Joseph Conrad - E-Book

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Joseph Conrad

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Beschreibung

Les petits fonds dont l’écume murmure sur les rivages de ce millier d’îles, grandes et petites, qui forment l’Archipel Malais, ont été, depuis des siècles, le théâtre d’aventureuses entreprises. Les vertus et les vices de quatre nations ont concouru à la conquête de cette région qui, même aujourd’hui, n’a pas complètement perdu le mystère et l’attrait romanesque de son passé : et les descendants de ceux qui ont lutté contre les Portugais, les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, n’ont pas vu leur race modifiée par l’inévitable défaite. Ils ont conservé jusqu’à ce jour le même amour de la liberté, le même attachement fanatique à leurs chefs, leur aveugle fidélité dans l’amitié et dans la haine, – tous leurs instincts légaux et illégaux. Cette contrée de terre et d’eau, – car la mer fut leur pays tout autant que le sol de leurs îles, – est devenue la proie de la race occidentale, le prix d’une force supérieure, sinon d’une plus grande vertu. Demain l’avance de la civilisation effacera jusqu’aux traces de cette longue lutte en achevant son inévitable victoire.

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Joseph Conrad

LA RESCOUSSE

Traduction : G. Jean-Aubry

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385744724

INTRODUCTION

De tous les romans de Joseph Conrad la Rescousse est assurément celui qui a le plus longtemps occupé sa pensée, celui dont l’achèvement fut le plus retardé. Une note manuscrite jetée sur le faux-titre d’un des exemplaires de ce livre, déclare « L’histoire du Rescue est l’histoire d’à peu près tout l’ensemble de ma vie littéraire ».

C’est dans une lettre écrite de Londres, le 23 mars 1896, à son ami Edward Garnett, que l’on en trouve la première indication.

« Vous m’avez convaincu : je vais écrire cette histoire maritime immédiatement (douze mois). Ce sera sur les bases indiquées par vous. Je m’abandonne à l’infâme démon que vous avez éveillé en moi, et comme je tiens à ce que votre indignité soit complète, je cherche un titre sensationnel. Vous ferez bien de m’aider, ô séduisant esprit meurtrier. Vous avez tué mon aspiration la plus chère, et maintenant vous devez venir m’aider à en enterrer les restes décemment. Je suggère comme titre : The « Rescuer : a tale of narrow waters. Méditez là-dessus pendant quinze jours, et à ce moment-là, vous aurez mon adresse, et vous serez alors en état de me faire savoir ce que votre naturelle aptitude à l’infamie et au crime vous aura suggéré. »

Moins d’un an auparavant, en mai 1895, Joseph Conrad avait publié son premier livre la Folie Almayer ; au mois de septembre suivant, il avait achevé An Outcast of the Islands qui venait de paraître huit jours avant le moment où il écrivait à Edward Garnett cette lettre amicale et railleuse, et le lendemain de ce jour, il épousait à Londres Miss Jessie George : les jeunes mariés partaient le soir même pour la Bretagne, où après avoir passé quelques jours à l’hôtel de France, à Lannion, ils s’installaient pour plusieurs mois, non loin de là, à l’Île Grande.

Conrad n’attendit pas son installation pour se mettre au travail. C’est durant son court séjour à Lannion qu’il écrivit les premières pages de ce nouveau roman. Dès le 13 avril, il envoyait à Edward Garnett les vingt-quatre premières pages du manuscrit, accompagnées de ces lignes :

« J’ai si peur de moi, de mes goûts et de mes dégoûts, de mes idées et de mon expression, qu’il me faut recourir à vous pour me soulager ou me condamner : en tout cas pour tuer mes doutes, car je ne puis vivre avec des doutes, du moins pendant longtemps. La chose est-elle tolérable ? Est-elle lisible ?… »

Edward Garnett l’engagea vivement à poursuivre son récit ; mais Conrad fut alors assez gravement souffrant d’un retour des fièvres qu’il avait contractées au Congo. Aussitôt rétabli, il se remit à la tâche non sans peine, et il avait atteint la soixante-dixième page lorsqu’une grande lassitude le prit. Il mit son roman de côté, et écrivit d’un trait la nouvelle les Idiots. Au début de juin, pourtant, il envoyait à Garnett toute la première partie du Rescuer, avec ce commentaire :

« Je ne sais que penser des pages que je vous envoie. Elles me remplissent de détresse… Il m’a fallu 103 pages manuscrites pour raconter les événements de douze heures. Je l’ai fait en poursuivant un plan. Mais le plan est-il absolument mauvais ? J’avais l’idée confuse que, dans la première partie, il me fallait donner au lecteur l’impression de la mer, du navire, des marins ; mais je me demande si j’ai réussi à traduire autre chose que ma propre extravagance. Je doute de la sincérité de mes propres impressions… Je vis avec la notion passagère de scènes de passion et de combat, et je ne sais comment y parvenir. Je rêve pendant des heures sur une phrase, et même alors, je ne puis l’assembler de façon à satisfaire les désirs de mon âme. »

Huit jours après, il écrivait au même ami : « Depuis que je vous ai envoyé la première partie, j’ai écrit une page. Exactement une page. J’ai passé mon temps à penser et à oublier, assis devant la page blanche, pour découvrir que j’étais incapable d’écrire une page. Penser sans pouvoir s’exprimer est une fameuse torture. Je l’endure, – sans patience. Je n’en vois pas la fin. C’est ridicule et affreux. Maintenant que j’ai réuni tous mes personnages, je ne sais plus qu’en faire. »

Un mois plus tard environ, le 10 juillet, il continuait à tenir son ami au courant de ses hésitations : « Je crois fermement que je vivrai assez longtemps pour terminer ce livre, mais du train dont je vais maintenant, je me prépare une vieillesse interminable. Je mets maintenant Béatrice, son mari et Linares (le gentilhomme espagnol) sur leurs pieds. C’est une sacrée besogne, comme dirait Carter. Pourtant je crois que vous trouverez qu’ils tiennent bien sur leurs quilles, quand j’aurai fini. »

Il abandonne de nouveau The Rescuer pour écrire, en quatre jours Un Avant-poste du Progrès. Et de nouveau, l’ayant repris, s’épuise en vains efforts, comme le montrent ses lettres d’Île Grande, du mois d’août : « J’ai vécu dans un enfer, dans un lieu de tourments si subtils, si cruels, si inévitables que la perspective d’une damnation théologique dans l’avenir n’offre plus pour moi de terreurs. – La seule certitude que j’ai est que je ne puis travailler actuellement. – Je déteste chaque ligne que j’écris. »

C’est ce roman seulement qui lui cause cette irritation et le rend impuissant, car, en quelques jours, il écrit Le Lagon, l’un de ses plus contes et, par son cadre et son sujet, visiblement un surgeon du Rescuer.

L’été s’achève ; il quitte la Bretagne où il vient de passer près de six mois. Ce séjour maritime a ranimé en lui des souvenirs de son existence, encore proche, de marin : il va inaugurer la part autobiographique de son œuvre, et, mettant alors délibérément de côté The Rescuer il écrit, d’une main et d’un esprit également fermes, d’octobre 1896 à février 1897, Le Nègre du « Narcisse ». « The Rescuer dort encore d’un sommeil semblable à la mort », écrit-il en février à son amical confident. « Y aura-t-il un miracle et une résurrection. Quien sabe ? »

L’atmosphère de la Malaisie l’environne encore, mais ce n’est pas à son roman qu’il se remet, le mouvement de ses pensées lui inspire le conte Karain. En décembre 1897 paraît le Nègre du Narcisse ; quelques mois plus tard, Histoires Inquiètes. Un peu auparavant, il a tenté de reprendre le fil de son roman : « Je pense au Rescuer ; je n’écris rien : je retiens souvent mes larmes, jamais mes malédictions. »

Il change le titre de The Rescuer en celui de The Rescue. La perspective de le voir paraître bientôt dans une revue importante lui redonne un moment courage ; mais la matière du récit lui résiste. « Cette histoire que je ne peux écrire se mêle à tout ce que je vois, je dis : aux lignes du moindre livre que j’essaie de lire. » (20 mars 1898). – « Le fait est que ce Rescue me rend malheureux, m’épouvante, et je ne l’abandonnerai pas, même momentanément. Il faut que je continue, et cela ruinera ma réputation… J’ai perdu tout sentiment de la forme, et je ne puis voir d’images. » (Mars 1898).

Et c’est pourtant à ce moment même qu’il écrit, presque sans peine, ce chef-d’œuvre : Jeunesse. En même temps le désir le reprend d’un commandement à la mer ; mais sur ce point aussi, ses espoirs sont déçus. Les démarches qu’il fait à Glasgow n’aboutissent à rien. Il détruit tout ce qu’en un mois il vient d’écrire de cet infernal roman. Il ne sait plus à quel saint se vouer. Et remuant ses propres souvenirs, il écrit, en quelques semaines, cette magnifique et sombre fresque africaine le Cœur des Ténèbres.

Sa réputation grandissante attire l’attention des revues, l’Illustrated London News lui propose de lui acheter un long roman ; c’est l’occasion d’en finir avec le Rescue. Et le combat reprend entre l’écrivain et ce sujet rétif. L’irritation, de nouveau, s’empare de lui ; nous en trouvons un écho dans la lettre du 22 novembre 1898 à Mme Bontine, la mère de son ami et confrère Cunninghame Graham.

« Tenter d’écrire romantiquement une histoire d’amour dans laquelle le mot amour ne doit pas être prononcé semble aller délibérément au-devant d’un désastre. Ajoutez à cela qu’une inextricable confusion de sensation forme l’essence même du récit et vous pouvez imaginer quel succès, matériel ou autre, je puis en attendre. Le lecteur demande une situation nette et des motifs définis. Il ne les trouvera pas dans La Rescousse. »

Il a beau s’acharner : il ne cesse de tâtonner, de reprendre, de détruire. Et l’inspiration, la force, la richesse de son génie sont en pleine floraison, puisque c’est alors qu’abandonnant ce combat, il écrit coup sur coup un récit étendu et complexe comme Lord Jim et des contes de ton aussi différent que Falk ou Amy Foster.

Pendant des années, il n’est plus question du Rescue ; une seule allusion discrète dans une lettre du 21 août 1903 à J.-B. Pinker, au moment même où il est plongé dans le labeur écrasant que réclame l’achèvement de Nostromo.

Quinze années vont se passer encore dont chacune ou presque voit paraître un nouveau livre de Joseph Conrad, atteste le génie de l’écrivain, la diversité de sa vision, la force vivante de ses créations.

En septembre 1918, il venait d’achever, dans La Flèche d’Or, l’évocation de ses premières aventures romanesques à Marseille. La guerre touchait à sa fin, mais non pas ses angoisses au sujet d’un de ses fils, officier à l’armée anglaise. Rien de moins calme que son cœur, rien de plus inquiet que son esprit : et c’est ce moment que le destin incompréhensible choisit pour renouer le fil rompu depuis près de vingt ans. À la fin de septembre, il reprend le manuscrit inachevé et presque sans à-coup en double l’étendue et le mène à sa fin. Il l’achève le 25 mai 1919, à Spring Growe, Wye, Kent : vingt-trois ans et deux mois après l’avoir entrepris.

Il se sentait cette fois si assuré de mener à bonne fin son ouvrage qu’il avait consenti à en laisser commencer la publication, avant même qu’il fût terminé. The Rescue parut dans la revue anglaise Land & Water du 30 janvier au 31 juillet 1919, et aux États-Unis, dans le magazine Romance de novembre 1919 à mai 1920.

Edward Garnett qui avait été le confident de la naissance de ce livre jeta, à la demande de Conrad, ses remarques et suggestions sur les marges des numéros de Land & Water. Au début de 1920, l’auteur reprit son texte, l’amenda, le corrigea selon les avis de son ami. Le 21 mai 1920 The Rescue paraissait en volume à New-York chez Doubleday Page & C°; et le mois suivant, à Londres, chez J.-M. Dent Sons.

En tête du volume on pouvait lire une dédicace à Frédéric Courtland Penfield, qui, en qualité d’Ambassadeur des États-Unis à Vienne en 1914 était venu efficacement à la rescousse de Joseph Conrad et des siens, alors en Pologne et menacés d’y demeurer internés jusqu’à la fin de la guerre.

* * *

La Rescousse forme avec les deux premiers volumes de l’écrivain : la Folie Almayer et An Outcast of the Islands ce qu’on peut appeler sa « trilogie malaise ». Un même personnage paraît dans les trois volumes, ce Tom Lingard qui, dans la Rescousse occupe constamment la scène, et qui, dans les deux autres volumes, joue, plus discrètement, le rôle de deus ex machina. Mais ces trois moments de la vie et de l’action de Tom Lingard ont été rapportés par Conrad dans le sens inverse de la chronologie, et tandis qu’on le voit, âgé et la barbe blanche, dans la Folie Almayer, dans sa pleine maturité au cours d’An Outcast of the Islands, il nous apparaît ici, dans sa trentaine, à l’aurore de son prestige sans cesse menacé.

L’époque où se déroulent les événements décrits dans La Rescousse est indiquée par Conrad dans les premières pages de son livre : cinq ans après la guerre de Crimée, c’est-à-dire vers 1861. L’aventurier, digne de tout éloge, auquel Joseph Conrad fait allusion à la première page de ce récit est, évidemment, James Brooke, qui après avoir, en 1840, secouru le rajah de Sarawak (Nord Bornéo) hérita de son royaume et son titre en 1842 et exerça son autorité avec une fermeté bienveillante et une enviable sagesse qui lui valurent les regrets de tous, à sa mort en 1868.

Comme toutes les autres évocations malaises de l’auteur (le Lagon, Karain, Lord Jim), ce livre tire sa substance des impressions que le futur écrivain ressentit, en qualité de second à bord du Vidar, d’août 1887 à janvier 1888, dans les parages de Bornéo et des Célèbes. C’est alors qu’il rencontra, ou plutôt qu’il entrevit Tom Lingard sous l’aspect d’un patron d’une goélette qui trafiquait entre Singapour et Bulungan : c’est au cours de ces voyages qu’il entendit le récit de quelques-unes des aventures de son futur héros. Il y mêla des traits physiques et moraux de Dominic Cervoni, le second du Mont-Blanc du port de Marseille, le marin corse qui avait été le mentor de ses premières années maritimes, et qui, marquant plus tard l’œuvre du romancier d’une si profonde et constante empreinte, devait devenir une sorte de démon familier de sa création littéraire.

G. Jean-Aubry.

NOTE DE L’AUTEUR

Des trois longs romans que j’ai écrits et qui ont subi une interruption, La Rescousse est celui qui dut le plus longtemps attendre le bon plaisir du sort. Je ne trahis aucun secret en déclarant ici qu’il dut attendre exactement vingt ans. Je le mis de côté à la fin de l’été 1898, et ce fut vers la fin de l’été 1918 que je le repris, avec la ferme détermination d’en venir à bout, et l’impression soudaine d’en être capable.

Ce qui ne veut pas dire que je m’y remis de gaieté de cœur. Je ne connaissais que trop les dangers d’une semblable aventure. La bienveillance extrême que des lecteurs de tempéraments différents, de vues diverses, de goûts littéraires particuliers avaient, depuis des années, témoignée à mes ouvrages, avait beaucoup fait pour moi, avait tout fait, sauf me donner cette outrecuidante confiance en soi qui peut bien parfois venir en aide aux gens aventureux, mais qui finit à la longue par les conduire à la potence.

Comme le caractère que je souhaite le plus imprimer à ces Notes de l’Auteur destinées à la première Édition Collective de mes œuvres est celle d’une absolue franchise, je me hâte de déclarer que mon espoir reposait non pas tant sur mes mérites supposés, que sur la persistante bonne volonté de mes lecteurs. Je dois dire, d’ailleurs, que mon espoir a été rempli bien au-delà de mes mérites. Il m’a été donné de rencontrer la critique la plus attentive, la plus délicatement exprimée, la plus dépourvue d’antagonisme, et qui a su montrer dans ses conclusions une pénétration qui, par elle-même, ne pouvait manquer de me toucher profondément ; il s’y rencontrait aussi assez d’éloges pour me donner l’impression d’être riche, à surpasser les rêves même de l’avarice, – je veux dire cette avarice d’un artiste qui cherche son trésor dans le cœur des hommes et des femmes.

Non. Quelles que pussent être les appréhensions préliminaires, cette aventure ne devait pas mal finir. Une fois de plus, la fortune favorisa l’audace : et pourtant je n’avais jamais oublié la plaisante traduction que donnait d’audaces fortuna juvat mon tuteur quand j’étais un petit garçon : « Les audacieux se font pincer. » Toutefois il avait soin d’ajouter qu’il y a différents genres d’audace. Certes, il y en a, il y en a… Il y a même une certaine espèce d’audace qui se confond avec l’impudence… Je dois croire qu’en ce cas je ne me suis pas montré impudent, car je n’ai pas l’impression de m’être fait pincer.

La vérité est que lorsque je mis de côté La Rescousse, ce ne fut pas en désespoir de cause. Plusieurs raisons contribuèrent à me faire prendre cette décision, et la première, sans aucun doute, fut le sentiment croissant de la difficulté d’ensemble que je rencontrais à mener à bien ce sujet. Le contenu et la marche de ce récit étaient parfaitement clairs dans mon esprit ; mais j’avais des doutes nombreux quant à la présentation des faits, et peut-être même, dans une certaine mesure, à la nature des faits eux-mêmes. Je veux dire les faits essentiels, représentatifs, qui pouvaient traduire mon idée et qui exigeaient en même temps que l’atmosphère n’y fût pas évoquée au détriment de l’action. Je ne voyais pas comment éviter une fastidieuse description des détails sans cesser de rester clair. L’action m’apparaissait nettement : ce que j’avais perdu à ce moment, c’était le sentiment du mode qui convenait à son expression, du seul mode qui pût convenir. Et ma confiance dans la valeur intrinsèque et dans l’intérêt possible de cette histoire, c’est-à-dire de ma propre invention, s’en trouvait naturellement diminuée. Mais je suppose que toute la difficulté venait, en réalité, de mes doutes sur la qualité de ma prose, sa faculté de rendre les couleurs et les nuances.

Il est difficile de décrire, aussi exactement que je puis m’en souvenir, l’état complexe de mes sentiments ; mais ceux de mes lecteurs qui prennent intérêt aux perplexités artistiques me comprendront mieux quand j’aurai dit que je n’abandonnai pas La Rescousse pour me laisser aller à l’oisiveté, aux regrets, aux rêvasseries, mais pour entreprendre le Nègre du « Narcisse » et le mener sans hésitation et sans arrêt. Une comparaison entre n’importe quelle page de La Rescousse et n’importe laquelle du Nègre fournira une démonstration oculaire de la nature et du sentiment intérieur de cette première crise de ma vie d’écrivain. Car il s’agissait indubitablement d’une crise.

Abandonner un ouvrage déjà aussi avancé était une terrible décision. Elle me fut inspirée par la soudaine conviction que c’était là la voie du salut, l’issue la plus claire pour une conscience troublée. L’achèvement du Nègre du « Narcisse » vint apporter à mon esprit inquiet le réconfort de la tâche accomplie et la conscience d’être capable de certaines réalisations, avec l’aide d’une étoile favorable. Si je ne décidai pas de me remettre aussitôt à La Rescousse ce ne fut pas par appréhension. Assuré désormais d’une ferme attitude, je me déclarai nettement à moi-même : « Ça peut attendre. » À la même époque, j’étais également sûr que Jeunesse, ce récit que j’avais, pour ainsi dire, au bout de la plume, ne pouvait pas attendre. Le Cœur des Ténèbres, non plus, ne pouvait pas être remis : pour l’excellente raison que M. William Blackwood m’ayant demandé de collaborer au Millième numéro de sa revue, il me fallut animer aussitôt ce récit qui sommeillait depuis longtemps dans mon esprit : parce qu’évidemment une revue parvenue à l’âge patriarcal de mille numéros ne pouvait pas attendre. Puis Lord Jim, avec ses dix-sept pages déjà écrites à des moments perdus, exerça sur moi son irrésistible attrait. Ainsi chaque mouvement de la plume m’entraîna plus loin de La Rescousse abandonnée, non sans quelque remords de ma part, mais avec une résistance de moins en moins forte, jusqu’à ce que je n’y résistasse plus, comme si je reconnaissais une influence supérieure à laquelle il eût été vain de s’opposer.

Les années s’écoulèrent, les pages s’accrurent en nombre et les longues rêveries dont elles étaient la conséquence se déroulèrent largement entre moi et cette Rescousse abandonnée, comme l’étendue lisse et embrumée d’une mer assoupie. Pourtant je ne perdis jamais vraiment de vue le point noir resté dans ce lointain brumeux. Il s’était beaucoup rapetissé, mais il gardait l’attrait des vieux souvenirs. Et il me semblait qu’il serait indigne de moi de quitter ce monde, en l’y laissant tout seul attendre un destin qui ne viendrait jamais !

Par sentiment, par pur sentiment, voyez-vous, je me risquai, en fin de compte, à affronter les souffrances et les hasards de ce retour. En avançant lentement vers la masse abandonnée de ce récit, je la vis se dessiner de toute sa hauteur parmi les hauts-fonds étincelants de la côte ; solitaire, mais non pas repoussante. Elle n’avait aucunement l’aspect sinistre d’une épave : elle donnait l’impression de la vie en suspens. L’un après l’autre, je distinguai les visages familiers qui attendaient mon approche avec le demi-sourire d’êtres heureux mais non surpris de me reconnaître. Ils savaient bien que je leur reviendrais fatalement : mais leurs regards croisèrent les miens avec gravité comme on pouvait s’y attendre ; car, moi aussi, je me sentais grave, à me retrouver au milieu d’eux après tant d’années d’absence. Immédiatement, sans paroles inutiles, nous reprîmes ensemble notre existence et, à chaque moment, j’eus l’impression que ceux qui avaient attendu, ne gardaient aucune rancune contre celui qui, quelque grands qu’eussent pu être ses éloignements, n’avait fait l’école buissonnière qu’une seule fois dans sa vie.

J. C.

PREMIÈRE PARTIEL’HOMME ET LE BRICK

I

Les petits fonds dont l’écume murmure sur les rivages de ce millier d’îles, grandes et petites, qui forment l’Archipel Malais, ont été, depuis des siècles, le théâtre d’aventureuses entreprises. Les vertus et les vices de quatre nations ont concouru à la conquête de cette région qui, même aujourd’hui, n’a pas complètement perdu le mystère et l’attrait romanesque de son passé : et les descendants de ceux qui ont lutté contre les Portugais, les Espagnols, les Hollandais et les Anglais, n’ont pas vu leur race modifiée par l’inévitable défaite. Ils ont conservé jusqu’à ce jour le même amour de la liberté, le même attachement fanatique à leurs chefs, leur aveugle fidélité dans l’amitié et dans la haine, – tous leurs instincts légaux et illégaux. Cette contrée de terre et d’eau, – car la mer fut leur pays tout autant que le sol de leurs îles, – est devenue la proie de la race occidentale, le prix d’une force supérieure, sinon d’une plus grande vertu. Demain l’avance de la civilisation effacera jusqu’aux traces de cette longue lutte en achevant son inévitable victoire.

Les aventuriers qui furent mêlés à cette lutte n’ont laissé aucune postérité : les idées du monde ont trop rapidement évolué ; mais au milieu du siècle dernier, ils avaient encore des héritiers. De nos jours, ou presque, n’avons-nous pas vu l’un de ces aventuriers – un homme d’un esprit élevé et d’un cœur pur, – fonder sur des idées de pitié et de justice un État florissant ? Son caractère chevaleresque sut reconnaître les droits de ceux qu’il avait conquis ; ce fut un aventurier désintéressé, et il a trouvé la récompense de ses nobles instincts dans la vénération avec laquelle une race étrange et fidèle chérit encore sa mémoire.

Méconnu et calomnié durant sa vie, la gloire est venue justifier la pureté de ses intentions. Il appartient à l’histoire. D’autres se rencontrèrent, aventuriers obscurs, qui n’ayant pas les avantages de sa naissance, de sa position ni de son intelligence, partagèrent seulement sa sympathie pour ce peuple des forêts et de la mer qu’il avait si bien compris, si bien aimé. On ne saurait dire qu’on les a oubliés, car on ne les a jamais connus. Ils étaient perdus dans la foule commune des trafiquants qui sillonnaient l’Archipel, et, s’ils émergeaient parfois de leur obscurité, ce n’était que pour se voir reprocher leur mépris des lois. Pour une cause qui, au regard d’un progrès irrésistible et méthodique, n’avait pas le droit d’exister, ils gaspillèrent leurs vies, leurs vies insouciantes, que guidait un simple sentiment.

Mais ces vies gaspillées ont, – aux regards de ceux-là qui connaissent leur histoire, – coloré d’un esprit d’aventure cette région de petits fonds et d’îles couvertes de forêts, qui s’étend loin vers l’Orient, mystérieuse encore, entre les profondeurs de deux océans.

Au-dessus de l’étendue bleue de petits fonds, Carimata dresse sa hautaine nudité grise et jaune, la fauve éminence de ses arides hauteurs. Séparée d’elle par une étroite bande d’eau, Surœton, à l’ouest, présente une ligne courbe et crètelée comme la colonne vertébrale d’un géant accroupi. À l’est on distingue à peine un groupe d’îlots insignifiants, aux formes incertaines, qui semblent fondre à la tombée du jour. La nuit, poursuivant de l’est la retraite du soleil, avançait lentement, envahissant la terre et la mer : la terre morcelée, tourmentée et abrupte : la mer calme dont la surface absolument lisse invitait à de faciles et interminables voyages.

Il n’y avait aucune brise, et un petit brick, qui s’était tenu tout l’après-midi à quelques milles au nord et à l’ouest de Carimata, n’avait pas même changé sa position d’un demi-mille durant toutes ces heures. Le calme était absolu, un calme plat, l’immobilité d’une mer morte et d’une atmosphère morte. On ne découvrait à perte de vue, que cette impressionnante immobilité. Aucun mouvement sur la terre, ni sur l’eau, ni au-dessus d’elles, sur l’impeccable splendeur du ciel. Sur l’étendue absolument unie du détroit, le brick flottait immobile, tout droit, comme s’il eût été assujetti d’un bloc, quille à quille, à sa propre image que reflétait le miroir illimité de la mer. Vers le sud et vers l’est, des îles doubles contemplaient silencieusement ce double navire qui semblait à jamais fixé au milieu d’elles, captif désespéré de ce calme, prisonnier impuissant de ces hauts-fonds.

Depuis midi, alors que la brise légère et capricieuse de ces eaux avait abandonné à son languissant destin le petit brick, celui-ci avait évité lentement, le cap vers l’ouest : et son bout-dehors fin et poli, qui prolongeait d’un mouvement hardi la courbe gracieuse de son étrave, pointait vers le soleil couchant, comme une lance brandie de haut dans la main d’un ennemi. Tout à fait sur l’arrière, le timonier malais, dont les pieds bruns et nus étaient résolument plantés sur le caillebotis, tenait les rayons de la barre à angle droit, d’une main ferme, comme si le navire fuyait devant un grain. Il était là immobile, comme pétrifié, mais prêt à manœuvrer la barre, aussitôt que le destin permettrait au brick de prendre de l’erre sur cette mer d’huile.

La seule autre personne alors visible sur le pont du brick était l’officier de quart, un Blanc petit et trapu, aux joues rasées, à la moustache grisonnante, et dont les soleils brûlants et la morsure des brises salées de la mer avaient coloré le visage d’une nuance écarlate. Il avait retiré sa veste légère, et simplement vêtu d’un pantalon blanc et d’un mince gilet de coton, ses bras robustes croisés sur sa poitrine, – sur laquelle ils faisaient l’effet de deux gros morceaux de chair crue, – il arpentait la dunette d’un bord à l’autre. Ses pieds nus étaient chaussés de sandales de paille et sa tête était protégée par un énorme casque colonial, – jadis blanc, mais maintenant fort sale, – qui lui donnait l’air d’un champignon phénoménal et animé. Il interrompait par moments sa marche traînante à la hauteur de l’aplomb de la dunette et, immobile, le regard vague, il contemplait fixement l’image du brick sur l’eau calme. Il pouvait aussi y apercevoir en bas sa propre tête et ses épaules penchées par-dessus la lisse ; il restait là un bon moment, comme intéressé par ses propres traits, puis marmottait entre ses dents des injures contre ce calme qui accablait le navire comme un fardeau immuable, immense et brûlant.

À la fin, il poussa un profond soupir, rassembla toute son énergie et, s’éloignant de la lisse, parvint à traîner ses pantoufles jusqu’à l’habitacle. Là il s’arrêta de nouveau, épuisé d’ennui. Par les vitres ouvertes de la claire-voie du carré lui parvint le faible gazouillis d’un canari qui sembla lui être agréable. Il prêta l’oreille, eut un léger sourire, murmura : « Dicky, pauvre Dick ! » et il se replongea dans l’immense silence qui l’entourait. Ses yeux se fermèrent, il laissa pendre sa tête au-dessus du cuivre brûlant du capot du compas. Soudain il se redressa en sursaut et s’écria brusquement d’une voix rauque :

— Tu t’es endormi, toi ! Change la barre ! Le navire cule.

Le Malais, sans modifier en rien son expression ni son attitude, comme s’il eût été un objet inanimé rendu soudain vivant par la magie secrète des mots, fit tourner la barre rapidement, en laissant filer les poignées entre ses mains ; une fois qu’elle se fut arrêtée en grinçant, il reprit la barre d’une main ferme et avec un air renfrogné. Au bout d’un moment pourtant, tournant lentement la tête, il regarda la mer et déclara d’un ton obstiné :

— Pas de brise, pas d’erre.

— Pas de brise, pas de brise, c’est tout ce que tu sais dire, grommela l’homme au visage rouge. Tout à l’heure, de la brise, Ali… reprit-il avec une soudaine condescendance. Tout à l’heure, de la brise et nous aurons la barre du bon bord. Tu comprends ?

Ce marin borné semblait ne rien voir et, en outre, ne rien entendre. Le Blanc considéra avec dégoût le Malais impassible, puis il jeta un coup d’œil circulaire sur l’horizon, regarda l’homme de nouveau et lui commanda d’un ton brusque :

— Redresse la barre. Tu ne sens donc pas la brise qui vient de l’arrière ? Tu es là comme une souche !

Le Malais fit de nouveau tourner les poignées avec une dédaigneuse obéissance, et l’homme au visage rouge se dirigeait vers l’avant, en grommelant entre ses dents, quand, par l’ouverture de la claire-voie une voix cria : « Eh ! là-haut ! » qui le fit s’arrêter court, attentif, le visage soudain empreint d’une expression aimable.

— Oui, commandant ! dit-il tout en tendant l’oreille vers l’ouverture.

— Que se passe-t-il donc là-haut ? demanda d’en bas une voix grave.

— Commandant ? fit l’homme au visage rouge, d’un air étonné.

— J’entends ce gouvernail grincer d’un côté, puis de l’autre. Qu’est-ce que vous voulez faire, Shaw ? Est-ce que la brise s’est levée ?

— Ou… i, fit Shaw d’une voix traînante, en passant la tête par la claire-voie et en parlant dans la pénombre du carré. Je pensais qu’il y avait un peu de brise, et… mais c’est déjà fini. Pas un souffle, nulle part, sous le ciel.

Il retira sa tête, attendit un moment près de la claire-voie, mais n’entendit plus que le pépiement de l’infatigable canari, faible gazouillement qui semblait provenir des languissants géraniums rouges dont les pots s’alignaient sous les vitres. Il s’était éloigné de quelques pas, lorsque la voix d’en bas, l’appela précipitamment :

— Dites-moi, Shaw, vous êtes là ?

— Oui, commandant, répondit-il en revenant sur ses pas.

— Avons-nous dérivé un peu cet après-midi ?

— Pas d’un pouce, commandant, pas d’un pouce. Nous aurions tout aussi bien pu être à l’ancre.

— C’est toujours comme ça, répondit l’invisible capitaine.

La voix changea d’intonation en même temps que celui-ci remuait dans le carré, et aussitôt après on l’entendit s’écrier d’une voix claire, au moment où sa tête apparut au-dessus de la glissière de l’entrée du carré :

— C’est toujours comme ça. Les courants ne sont pas établis avant la nuit, quand on ne peut plus distinguer sur quoi diable on dérive, et c’est alors que la brise se lève. Droit debout encore, je le parierais.

Shaw haussa légèrement les épaules. Le timonier malais après s’être brusquement penché pour voir par la claire-voie l’heure à la pendule du carré, sonna deux coups à la petit cloche sur l’arrière. Aussitôt, de l’avant, sur le pont, partit un coup de sifflet aigu qui traîna, modula, puis cessa doucement. Le maître du brick sortit de la descente et déboucha sur la dunette de son navire, il jeta un coup d’œil en l’air sur les vergues brassées carrées, puis du seuil de la porte parcourut l’horizon d’un long regard.

Il avait environ trente-cinq ans : il était droit et souple et avait l’allure dégagée d’un homme habitué à s’en aller par monts et par vaux, plutôt que celle de quelqu’un accoutumé depuis sa prime jeunesse à contrarier de soudains balancements de son corps le tangage et le roulis de petits navires, ballottés par le caprice d’une mer furibonde ou joyeuse.

Il portait une chemise de flanelle grise, et son pantalon blanc était maintenu par un foulard de soie bleu étroitement serré autour de sa taille mince. Il n’était monté que pour un moment, mais trouvant la dunette ombragée par le grand hunier, il y resta nu-tête. Ses cheveux châtain clair bouclaient autour de sa tête ronde et sa barbe soigneusement taillée étincelait, quand il traversait des rais de soleil, comme si chaque poil eût été un fil d’or ondulé et légèrement dépoli. Une forte moustache lui dissimulait la bouche ; il avait le nez droit, court, un peu écrasé du bout ; une large bande d’un rouge plus foncé s’étendait sous ses yeux jusqu’aux pommettes. C’étaient les yeux qui donnaient à ce visage sa remarquable expression. Les sourcils, plus foncés que les cheveux, dessinaient une ligne droite au-dessous d’un front large et sans ride, beaucoup plus blanc que le reste du visage hâlé. Les yeux, comme s’ils brillaient de la lumière d’un feu intérieur, avaient dans leurs pupilles grises un éclat rouge qui communiquait une ardeur pénétrante à la fermeté de leur regard.

Cet homme, aujourd’hui si complètement oublié, autrefois si connu sur les séduisants et impitoyables rivages de ces petits fonds, avait reçu de ses camarades le surnom de « Tom-aux-Yeux-Rouges ». Il était fier de sa chance, mais non pas de son jugement. Il était fier de son brick, de la vitesse de son navire que l’on considérait comme le plus rapide des bâtiments européens qui fréquentaient ces parages, et fier de ce que représentait ce navire. Il représentait un coup de veine sur les mines d’or de Victoria ; sa prudente sagacité ; de longues journées passées à dresser des plans, à construire avec ardeur ; la grande joie de sa jeunesse, l’incomparable liberté des mers ; un foyer mobile, donc parfait ; son indépendance, son amour, – et son souci. Il avait souvent entendu des gens dire que Tom Lingard ne se souciait de rien au monde que de son brick, – et à part lui, il corrigeait en souriant cette déclaration en y ajoutant qu’il ne se souciait de rien de vivant, hors de son brick.

Pour lui, ce brick était aussi animé que l’univers. Il sentait la vie de son navire passer dans chacun des mouvements, dans chaque roulis, dans chaque balancement de ses mâts effilés, de ces mâts dont les pommes peintes sont pour un œil de marin sans cesse mouvantes, sur les nuages ou sur les étoiles. Son navire lui était cher, comme un amour de longue date ; toujours désirable, comme une femme étrange ; toujours tendre, comme une mère ; toujours fidèle, comme une fille particulièrement chère à un cœur de père.

Il restait, des heures, accoudé à la lisse, la tête dans la main, à écouter, – à écouter, dans une immobile rêverie, le murmure cajoleur et prometteur de la mer, qui passait en bulles vite épanouies le long des flancs lisses et noirs de son navire. Il est difficile de dire ce qui, dans de tels moments de méditation solitaire, pouvait traverser l’esprit de ce descendant de pêcheurs de la côte du Devon, fermé, comme la plupart des gens de sa classe, aux voix subtiles, et aveugle devant les aspects mystérieux du monde, – de cet homme prêt à tout événement, si effrayant, si terrible ou si menaçant qu’il pût être, et pourtant faible comme un enfant devant les obscures impulsions de son cœur ; ce que pouvaient être les pensées d’un tel homme, une fois adonné à la rêverie, il est bien difficile de le dire.

Sans aucun doute, comme la plupart d’entre nous, l’éveil du lyrisme de son cœur devait parfois l’emporter jusqu’à des régions charmantes, désertes et dangereuses. Mais aussi, comme la plupart d’entre nous, il n’avait pas le sentiment net de ces voyages stériles au-dessus des nécessités de ce monde. Et pourtant ces moments sans doute absurdes et gaspillés avaient donné à la vie quotidienne de cet homme une nuance semblable à celle d’un demi-jour ardent et serein. Les contours de cette rude nature s’en étaient trouvés adoucis ; et ces moments-là n’avaient fait que resserrer mieux encore les liens qui l’unissaient à son brick.

Il savait pouvoir obtenir de son petit navire ce qu’il ne pouvait attendre de rien ni de personne au monde, et qui lui appartenait en propre. La dépendance de cet homme vigoureux, de chair et d’os, à l’égard de cette chose obéissante, de bois et de fer, empruntait à ce sentiment la mystérieuse dignité de l’amour. Ce navire avait toutes les qualités d’un être vivant, la vitesse, l’obéissance, la fidélité, l’endurance, la beauté, la capacité d’agir et de souffrir, – tout, sauf la vie. Lui, l’homme, était l’inspirateur de cette chose qui lui semblait la plus parfaite de son espèce. Sa propre volonté était celle du navire, sa pensée lui donnait l’impulsion, son souffle était le souffle de cette existence. Il sentait tout cela confusément, sans jamais donner à ce sentiment les silencieuses formules de la pensée. Pour lui, c’était une possession unique et chère que ce brick de trois-cent-quatorze tonnes, – un royaume !

Et, nu-tête, cet homme à l’aspect robuste arpentait alors d’un pas régulier le pont de son royaume. Il partait de la hanche de son navire en balançant les bras avec le mouvement dégagé d’un homme qui s’en va faire une marche de vingt kilomètres dans la campagne ; pourtant, à chaque douze pas, il lui fallait faire brusquement volte-face et parcourir de nouveau l’espace qui le séparait du couronnement.

Shaw, les mains enfoncées dans la ceinture, s’était accroché des deux coudes à la lisse et semblait contempler le pont entre ses pieds. En réalité, il revoyait une petite maison précédée d’un tout petit jardin et perdue dans un dédale de rues près de la Tamise, dans l’East End de Londres. Le fait qu’il n’avait encore pu faire la connaissance de son fils, – âgé maintenant de dix-huit mois, – lui causait quelque ennui, et entraînait son imagination vers la triste atmosphère de son foyer. Mais ce ne fut là qu’une fuite placide suivie d’un prompt retour. En moins de deux minutes, il se retrouva à bord du brick. « Bien là », comme il disait. Il était fier d’être toujours « bien là ».

Il était brusque dans ses manières et bourru dans sa façon de s’adresser à l’équipage. Il avait montré envers ses successifs capitaines toute la déférence extérieure dont il était capable, sans cesser de leur être, en général, intérieurement hostile ; il y en avait si peu qui lui semblaient être du genre « bien là ». Pour ce qui était de Lingard, – auquel il n’avait affaire que depuis peu, car il avait embarqué en rade de Madras : on l’avait cueilli sur un navire qu’il avait dû quitter à la suite d’un pugilat avec son capitaine, – il l’approuvait d’une façon générale, tout en déplorant que cet homme, comme la plupart des autres, eût d’absurdes marottes, qu’il appelait « des idées sens dessus dessous ».

Shaw était un homme, – comme il y en a tant, – qui n’avait de valeur particulière qu’à ses propres yeux, d’autre importance que celle d’être le second du brick, et le seul Blanc à son bord, en dehors du capitaine. Il se sentait incommensurablement supérieur aux marins malais qu’il avait à commander et qu’il traitait avec une tolérance hautaine, en dépit de son opinion qu’au moment décisif on trouverait ces gens-là déplorablement « pas là ».

Une fois revenu de son voyage imaginaire, il s’écarta de la lisse et, faisant quelques pas en avant, s’arrêta près de l’aplomb de la dunette et parcourut du regard le côté bâbord du pont. Lingard, de son côté, interrompit sa marche et regarda distraitement devant lui. Sur le pont-milieu du brick, parmi les espars saisis de chaque bord du panneau, il pouvait voir un groupe d’hommes accroupis en cercle autour d’un plateau de bois chargé de riz placé sur le pont qu’on venait de balayer. Ces hommes silencieux, aux visages sombres, aux regards doux, accroupis sur leurs jarrets, mangeaient dignement, avec une ardeur qui n’excluait pas la réserve.

Deux ou trois seulement parmi eux portaient le sarong, les autres s’étant soumis, – du moins à la mer, – à l’indignité du pantalon européen. Deux seulement étaient assis sur les espars. L’un, un homme à visage d’enfant, d’un jaune pâle, et qui souriait d’un air stupide sous des mèches de cheveux rêches teints de couleur acajou, était le tindal de l’équipage, une sorte de second du maître d’équipage ou serang. L’autre, assis près de lui sur la drome, était un homme presque noir, guère plus grand qu’un grand singe et dont le visage ridé avait cette expression comique qui caractérise souvent les gens de la côte méridionale de Sumatra.

C’était le kassab, ou magasinier, occupant d’un emploi digne et facile. Le kassab était le seul, parmi ces hommes en train de prendre leur repas du soir, qui eût remarqué la présence de leur commandant sur la dunette. Il marmotta quelque chose au tindal, qui se planta aussitôt son vieux chapeau sur l’oreille ; ce geste dénué de sens lui donnait une apparence tout à fait ridicule. Les autres avaient entendu, mais d’un air somnolent continuèrent leur repas en faisant de leurs maigres bras des gestes d’araignée.

Le soleil n’était plus guère qu’à un degré au-dessus de l’horizon ; de la surface chauffée de la mer commença à monter une brume légère, une brume fine, invisible à l’œil, et qui pourtant suffisait à transformer le soleil en un simple disque rouge ; un disque ardent, qui s’abaissait verticalement vers le bord du disque horizontal et froid de la mer étincelante. Les deux bords vinrent à se toucher et l’étendue circulaire de la mer prit soudain une teinte sombre, qui semblait une expression de colère profonde, la méditation d’un fâcheux dessein.

Le soleil couchant parut un moment arrêté dans sa descente par la mer assoupie, tandis que, sur la surface sombre et polie de l’eau, il lançait vers le brick immobile une traînée de lumière droite et étincelante, resplendissante et nette ; une route d’or, d’écarlate et de pourpre, une route qui semblait mener, éblouissante et terrible, droit de la terre vers le ciel par les portes d’une mort glorieuse. Elle s’effaça lentement. La mer triompha de la lumière. À la fin, il ne subsista plus du soleil, au loin, qu’une étincelle rouge qui flottait sur l’eau. Elle persista, puis soudain, – sans avertissement, – elle disparut, comme éteinte par une main perfide.

— Disparu, s’écria Lingard, qui avait contemplé attentivement ce spectacle, mais en avait manqué pourtant le dernier moment. Disparu ! Regardez donc l’heure à la montre du carré, Shaw !

— Presque exacte, je pense, commandant. Six heures trois minutes.

L’homme de barre piqua brusquement six heures à la cloche. Un autre matelot nu-pieds survint du bord opposé de la dunette pour la relève de la barre, et le serang du brick grimpa au haut de l’échelle pour prendre le quart à la place de Shaw. Il s’avança vers l’habitacle et attendit silencieux.

— La route est au sud quart sud-est quand il y aura de la brise, serang, lui dit Shaw, en articulant.

— Sud quart sud-est, répéta le vieux Malais d’un air grave.

— Préviens-moi quand le navire commencera à gouverner, ajouta Lingard.

— Ya. Tuan, répondit l’homme en jetant un rapide coup d’œil vers le ciel. Voilà la brise qui vient, murmura-t-il.

— Je le crois aussi, fit Lingard entre ses dents.

La nuit s’épaississait rapidement autour du brick. Un mulâtre avança la tête par le capot, et cria :

— Le dîner est prêt, commandant.

— Allons manger un morceau, Shaw, dit Lingard. Dites-moi, jetez donc un coup d’œil autour de nous avant de descendre. Il fera nuit noire quand nous remonterons.

— Certainement, commandant, dit Shaw, en prenant une longue-vue et en la portant à son œil. Sacrée machine ! continua-t-il en tirant et rentrant les tubes. Je ne peux jamais… je ne sais pas pourquoi. Ah ! ça y est tout de même.

Il tourna lentement sur les talons, gardant l’extrémité de la longue-vue à la hauteur de l’horizon. Puis il referma l’instrument avec un bruit sec et déclara d’un ton décisif :

— Rien en vue, commandant.

Il descendit derrière son capitaine, en se frottant les mains d’un air satisfait.

Pendant un bon moment on n’entendit aucun bruit sur la dunette du brick. Puis l’homme de barre déclara d’un air rêveur :

— Est-ce que le malim n’a pas dit qu’il n’y avait rien sur la mer ?

— Oui, grogna le serang sans regarder l’homme qui se tenait derrière lui.

— Entre les îles, il y a une embarcation, déclara l’homme d’une voix douce.

Le serang, les mains derrière le dos, les pieds légèrement écartés, se tenait très droit et très raide à côté de la colonne du compas. Son visage maintenant presque invisible était aussi inexpressif qu’une porte de prison.

— Dis, tu m’écoutes ? insista d’une voix douce l’homme de barre.

L’homme de quart ne bougea pas d’un pouce. Le matelot se pencha un peu du haut du caillebotis.

— J’ai vu une embarcation, murmura-t-il avec la tendre obstination d’un amoureux qui réclame une faveur. J’ai vu une embarcation, ô Hadji Wasub ! Ya ! Hadji Wasub !

Le serang avait fait deux fois le pèlerinage de la Mecque et n’était pas insensible à s’entendre donner son juste titre. Un sourire lugubre passa sur son visage.

— Tu as vu un arbre flottant, ô Sali ! dit-il ironiquement.

— Je m’appelle Sali et mes yeux valent mieux que cette chose ensorcelée en cuivre qui porte à une grande distance, déclara l’homme de barre obstiné. Il y avait une embarcation, juste au large de l’île la plus à l’est. Il y avait une embarcation, et ceux qui étaient dedans pouvaient voir le navire à la lumière de l’ouest, à moins que ce ne soient des aveugles perdus sur la mer. Je l’ai vue. L’as-tu vue aussi, ô Hadji Wasub ?

— Suis-je un homme blanc et gras ? répliqua le serang. J’étais un homme de la mer avant que tu ne fusses né, ô Sali ! Les ordres sont de se taire et de veiller à la barre, de peur qu’il n’arrive malheur au navire.

Après avoir dit ces mots, il reprit sa distante rigidité. Il demeura, les jambes légèrement écartées, droit et très raide, non loin de la colonne du compas. Ses regards ne cessaient d’aller et venir de la carte éclairée aux voiles assombries du brick et réciproquement, tout en restant aussi immobile que s’il eût été en bois et eût fait corps avec le navire. Ainsi, avec une attention soutenue, Hadji Wasub, serang du brick l’Éclair, inlassable, éveillé, esclave du devoir, tenait le quart du capitaine.

Une demi-heure après le coucher du soleil, l’obscurité avait entièrement pris possession de la terre et du ciel. Les îles s’étaient fondues dans la nuit. Et sur l’eau lisse du détroit, le petit brick immobile semblait dormir profondément, enveloppé d’un manteau parfumé de silence et d’étoiles.

II

Il était plus de huit heures et demie quand Lingard remonta sur le pont ; Shaw, qui avait maintenant mis une veste, arpentait la dunette à petits pas, laissant derrière lui une odeur de tabac. Une étincelle à l’éclat irrégulier semblait se mouvoir toute seule dans l’ombre devant sa tête ronde. Au-dessus de la mâture du brick, le dôme clair du ciel s’était parsemé de lumières qui tremblotaient comme si des souffles puissants faisaient vaciller là-haut la flamme des étoiles. Aucun bruit ne montait du pont du brick, et, dans ce silence, les ténèbres épaisses donnaient à ses recoins l’air d’endroits secrets où des formes accroupies se dissimulaient en attendant, dans une immobilité absolue, quelque événement décisif. Lingard frotta une allumette pour allumer un cigare, et son puissant visage, clignant des yeux, apparut un moment dans la nuit et disparut aussitôt. Deux formes confuses et deux étincelles rouges se mirent alors à aller et venir sur la dunette. Une tache de lumière ovale plus grande, mais plus pâle, tombait des lampes du compas sur les cuivres de la roue et sur la poitrine du Malais debout près de la barre. La voix de Lingard, comme si elle ne pouvait absolument pas surmonter l’énorme silence de la mer, prit une sonorité assourdie, calme, dépourvue de la résonance profonde qui lui était habituelle.

— Cela ne change guère, Shaw, dit-il.

— Non, commandant, guère. Je puis tout juste distinguer l’île, la grande, toujours au même endroit. Il me semble, commandant, qu’en fait de calme, cette mer-ci est une sacrée lo-calité.

Il coupa « localité » en deux avec une sorte d’emphase. C’était là une expression heureuse. Il se félicitait d’y avoir pensé.

— Maintenant, reprit-il, depuis midi, cette grande île…

— C’est Carimata, Shaw, interrompit Lingard.

— Oui, commandant, Carimata, veux-je dire. Je dois avouer qu’ignorant ces parages je n’ai pas l’habitude de ces…

Il allait dire « noms », mais il se reprit pour dire « appellations », en en articulant chaque syllabe avec amour.

— Ayant, pendant ces quinze dernières années, continua-t-il, navigué régulièrement de Londres aux Indes, je suis plus chez moi là-bas… dans le Golfe.

Il désigna du doigt, dans la nuit, la direction du nord-ouest, le regard fixe comme s’il pouvait, d’où il était, distinguer ce Golfe du Bengale où, comme il l’affirmait, il eût été tellement mieux chez lui.

— Vous vous y ferez vite… marmotta Lingard en dépassant son second dans sa marche rapide.

Puis, faisant volte-face, il revint sur lui et lui demanda brusquement :

— Vous m’avez dit n’avoir rien vu sur l’eau avant la nuit ? N’est-ce pas ?

— Autant que j’aie pu voir, commandant. Quand j’ai pris le quart de nouveau à huit heures, j’ai demandé à ce serang s’il y avait quoi que ce soit dans les parages ; et j’ai compris qu’il me disait qu’il n’y avait rien de plus que quand je suis descendu à six heures. C’est vraiment une mer déserte par moments, n’est-ce pas, commandant ? Pourtant, on eût cru volontiers qu’à cette époque-ci de l’année les navires rentrant de Chine en Europe seraient ici plutôt nombreux.

— Oui, dit Lingard, nous n’avons rencontré que fort peu de navires depuis que nous avons laissé Pedra Branca derrière nous. Oui : ç’a été une mer déserte. Mais, Shaw, cette mer, si elle est déserte, n’en est pas pour cela aveugle. Chacune de ses îles est comme un œil. Et maintenant, depuis que notre escadre est partie pour les mers de Chine…

Il n’acheva pas sa phrase. Shaw mit les mains dans ses poches et se cala contre la claire-voie.

— Il paraît qu’il va y avoir une guerre avec la Chine, fit-il sur le ton de la conversation, et que les Français vont marcher avec nous comme ils l’ont fait en Crimée il y a cinq ans. Il me semble qu’on devient vraiment bons amis avec les Français. Je n’ai pas d’opinion là-dessus. Qu’est-ce que vous en pensez, commandant ?

— J’ai rencontré leurs navires de guerre dans le Pacifique, répondit lentement Lingard. C’étaient de beaux navires, et les gens qui les montaient ont été très convenables envers moi, – et très curieux de mes affaires, ajouta-t-il en riant. Toutefois, je n’étais pas là pour leur faire la guerre. J’avais une espèce de vieux cutter, avec lequel je faisais du commerce, ajouta-t-il d’un ton plus animé.

— Vraiment, commandant ? reprit Shaw sans aucun enthousiasme. Qu’on me donne un gros navire, – un navire, voyez-vous, que l’on puisse…

— Et plus tard, il y a quelques années, interrompit Lingard, je me suis lié avec un capitaine français à Ampanam, – nous étions les deux seuls Blancs de l’endroit. C’était un brave type et prodigue de son vin rouge. Son anglais était difficile à comprendre, mais il savait chanter des chansons d’amour dans sa langue.

— Quand j’étais lieutenant d’un trois-mâts de Sunderland, reprit Shaw, en 1841, dans la Méditerranée, je pouvais leur refiler leur jargon aussi facilement que vous le feriez d’une amarre de cinq pouces par-dessus le bord…

— Oui, c’était un brave type, reprit Lingard, l’air pensif, comme s’il se parlait à lui-même. On ne pouvait pas trouver un meilleur copain pour aller à terre. Il s’était épris d’une femme de Bali qui, un soir, lui avait lancé une fleur rouge, du seuil d’une porte, alors que nous allions présenter nos devoirs au neveu du rajah. Ce Français était beau garçon, certes, mais la femme appartenait au neveu du rajah, et ce fut une sérieuse affaire. Le vieux rajah se mit en colère et déclara que la femme devait mourir. Je ne crois pas que le neveu tenait particulièrement à ce qu’on la tuât à coups de kriss ; mais le vieux en fit toute une histoire et envoya un de ses chefs pour veiller à ce que la chose fût faite, et la femme avait des ennemis : – ses propres parents approuvèrent ! Nous ne pouvions rien faire. Pensez, Shaw, qu’il n’y avait absolument rien eu d’autre entre eux que cette malencontreuse fleur que le Français avait épinglée à sa veste, – et qu’ensuite, une fois la femme morte, il porta sous sa chemise, suspendue au cou dans une petite boîte. Je suppose qu’il n’avait rien d’autre où la mettre.

— Est-ce que ces sauvages-là tuent une femme rien que pour cela ? demanda Shaw d’un air incrédule.

— Oui, ils ont des mœurs rigides dans ce pays-là. Ce fut la première fois de ma vie que je faillis me battre pour mon compte, Shaw. Nous ne pouvions discuter avec ces gens-là. Nous ne pouvions les acheter, quoique le Français eût offert tout ce qu’il avait, et que je fusse prêt à l’aider, jusqu’à mon dernier dollar, jusqu’à mon dernier morceau de cotonnade, Shaw ! Rien à faire, ils étaient à ce point férus de morale. « Mon cher, me dit le Français, puisqu’ils ne veulent pas accepter notre poudre comme cadeau, brûlons-la pour leur envoyer du plomb. » J’étais armé comme maintenant ; six pièces de huit sur le pont et une longue pièce de dix-huit sur l’avant, et j’avais envie de les essayer. Vous pouvez me croire. Le Français, lui, n’avait que quelques vieux fusils : ces gens-là nous embobinèrent avec de belles paroles jusqu’à ce qu’un beau matin l’équipage d’une des embarcations du Français trouvât la femme morte sur la grève. Cela mit un terme à tous nos plans. C’en était fait de tous ses ennuis en tout cas, et il n’y a pas un homme raisonnable qui irait faire la guerre pour une femme morte. Je n’ai jamais été assoiffé de vengeance, Shaw, et, après tout, ce n’était pas à moi qu’on avait lancé cette fleur. Mais le Français s’en montra complètement accablé. Il devint triste comme un bonnet de nuit, délaissa ses affaires et peu après s’en alla avec son navire. Ce voyage-là m’a rapporté pas mal d’argent, je m’en souviens.

Il sembla par ces mots être arrivé au bout des souvenirs de ce voyage. Shaw étouffa un bâillement.

— Les femmes sont la cause de bien des ennuis, dit-il d’un ton d’impartialité. À bord du Morayshire, je me rappelle, nous avons eu une fois un passager, un vieux monsieur, qui nous a raconté toute une histoire à propos de Grecs d’autrefois qui avaient combattu dix ans pour une femme. Les Turcs l’avaient enlevée, ou quelque chose de ce genre. En tout cas, ils se sont battus en Turquie ; ce que je peux bien croire. Les Grecs et les Turcs se sont toujours battus. Mon père était second à bord d’un des navires à trois-ponts à la bataille de Navarin, – et c’était quand nous sommes allés aider ces Grecs. Mais cette histoire au sujet d’une femme se passait bien avant.

— Je le crois volontiers, marmotta Lingard, qui, penché au-dessus de la lisse, regardait des lueurs fugitives passer en contre-bas sur l’eau, le long de la carène du navire.

— Oui. Les temps ont changé. Ils n’étaient pas civilisés, dans ce temps-là. Mon grand-père était prédicateur, et, quoique mon père ait servi dans la marine, je ne suis pas partisan de la guerre. C’est criminel, disait mon grand-père, et je le crois aussi. Sauf avec des Chinois, ou des nègres, ou des gens de ce genre, qu’il faut maintenir en ordre et à qui on ne peut faire entendre raison ; qui ne sont pas assez intelligents pour savoir ce qui est bon pour eux quand les gens qui leur sont supérieurs le leur disent, des missionnaires ou des autorités de ce genre. Mais se battre pendant dix ans ! Et pour une femme !

— J’ai lu cette histoire-là dans un livre, dit Lingard, en parlant toujours par-dessus le flanc du navire, comme s’il envoyait doucement ses paroles flotter sur la mer. J’ai lu cette histoire. La femme était très belle.

— Cela rend la chose encore pire, commandant. Vous pouvez être sûr qu’elle n’était bonne à rien. Ces temps païens ne reviendront plus, Dieu merci ! Dix ans de meurtre et d’iniquité ! Et pour une femme ! Est-ce que quelqu’un ferait pareille chose, maintenant ? Le feriez-vous, commandant ? Feriez-vous…

Le son d’une cloche violemment agitée vint interrompre le discours de Shaw. Au haut de la mâture, une poulie sèche grinça, avec un bruit bref et lamentable, comme un cri de souffrance. Il transperça jusqu’au cœur la quiétude de la nuit et sembla mettre fin à la réserve qu’elle avait imposée à l’entretien des deux hommes qui se mirent alors à parler à haute voix.

— Couvrez donc l’habitacle, lui dit Lingard d’un ton de commandement. Il brille comme une pleine lune. Ne montrons pas plus de lumière qu’il n’en faut quand nous sommes encalminés la nuit si près de la côte. Inutile d’être vu quand on ne peut pas voir soi-même. Rappelez-vous cela, monsieur Shaw. Il peut y avoir des gens un peu trop curieux, à traîner dans les environs…

— Je pensais que tout cela était à jamais fini, répondit Shaw en couvrant lui-même l’habitacle, depuis que sir Thomas Cochrane a balayé la côte de Bornéo avec son escadre, il y a quelques années. Il a livré une belle suite de combats, n’est-ce pas ? Nous avons entendu raconter cela par les hommes du sloop Diane qu’on radoubait à Calcutta quand j’y étais, à bord du Warwick Castle. Ils se sont emparés de la ville d’un roi en remontant une rivière là-bas. Ces gens-là en avaient plein la bouche.

— Sir Thomas a fait du bon travail, répondit Lingard, mais il se passera du temps avant que ces parages soient aussi sûrs que la Manche en temps de paix. Si je vous ai parlé de cette lumière, c’est surtout pour vous habituer au genre de choses qu’il faut surveiller dans ces parages-ci. Avez-vous remarqué combien nous avons peu vu d’embarcations indigènes pendant toutes ces journées où nous avons, pour ainsi dire, dérivé sur cette mer ?

— Je ne peux pas dire que j’y aie attaché une signification quelconque, commandant.

— C’est le signe qu’il se manigance quelque chose. À peine née, la moindre rumeur flotte sur ces eaux et fait son chemin d’île en île, sans la moindre brise pour la pousser.

— N’ayant navigué au long-cours qu’au départ de ports anglais presque toute ma vie, déclara Shaw avec lenteur, je ne saurais prétendre à pénétrer les particularités de ces endroits isolés. Mais je sais observer tout de même, et les navires de toutes sortes m’ont en effet paru rares, ces jours derniers ; étant donné que nous avons eu la terre en vue, d’un bord ou de l’autre, presque chaque jour.

— Vous apprendrez à connaître ces particularités, comme vous dites, si vous restez quelque temps avec moi, répliqua Lingard négligemment.