La tour d'enclave - Camille Anssel - E-Book

La tour d'enclave E-Book

Camille Anssel

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Beschreibung

La forêt bruisse autour de l’Enclave, et le monde s’ouvre aux progrès de la mécanique. Mais les vieilles animosités ne s’éteignent pas d’un simple coup d’éventail.

Au cœur des zones reculées de l’Enclave, Laurenn Mariani dirige ses mercenaires d’une main de fer. Quand on vient d’une ferme minable, et que les mercenaires en question ont autant de discipline qu’une bande de soudards, ce n’est pas si simple.

Les réelles difficultés vont toutefois commencer avec le courrier d’un diplomate de l’Empire voisin, et une proposition alléchante — mais pas tout à fait dénuée de risque. Si l’Empereur a des vues sur l’Enclave, c’est parce qu’elle cache une aberrante Tour au creux de ses jungles…

Rien ne se passera comme prévu. Trahie et blessée, Laurenn va découvrir l’origine terrifiante des légendes qui hantent son pays. Pour se faire justice et survivre à ce nouvel âge de la machine à vapeur, elle va devoir apprendre à faire confiance à des étrangers, et à ses propres intuitions.





Laurenn Mariani est un personnage fort à l’humour incisif. Ses aventures hautes en couleurs se déroulent dans un univers fantasy original voyant se confronter nature sauvage et technologies steampunk.






À PROPOS DE L'AUTEUR

Camille Anssel est écrivain (fantasy et contemporain), et musicien auteur-compositeur-interprète. Il habite près de Nantes où il s’est installé après avoir vécu à Paris et Tours.

Quand il n’est pas en train d’écrire ou d’écouter des podcasts d’aventures, il compose et enregistre ses morceaux au ukulélé.

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Camille Anssel

La Tour d’Enclave

Roman

ISBN : 979-10-388-0846-1

Collection : Atlantéïs

ISSN : 2265-2728

Dépôt légal : mars 2024

© Illustration de couverture Laura Gerlier pour Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Une lettre

Je pense que mon histoire vaut le coup. La preuve : je paie quelqu’un pour m’écouter et griffonner ça sur du bon papier. Notez que ce travail de scribe, je l’aurais bien fait moi-même, mais je n’ai jamais su tenir une plume sans étaler de l’encre partout. Ça, et puis les lettres se brouillent sous mes yeux, c’est une sorte de maladie que j’ai. Ça ne m’a pas empêchée de vivre une série d’événements dont vous avez forcément entendu parler si vous vous intéressez à l’histoire de l’Enclave. J’essaierai de ne pas me donner le beau rôle, promis, et de m’en tenir aux faits principaux. Mais pas question de brûler les étapes pour autant. Quand cette charmante histoire a commencé, j’étais la seule fille d’une famille de culs terreux, et j’avais déjà réalisé une sacrée ascension sociale, comme on dit. Surtout, je venais de récupérer une jolie petite lettre. Comment aurais-je pu imaginer jusqu’où ce bout de papier allait me mener ?

Ce jour-là, je tenais ma boussole d’une main, les rênes de ma jument dans l’autre. Je filais vers le sud, le vent était lourd et chaud. Quand il faisait aussi chaud avant le déjeuner, ça laissait craindre le pire pour l’après-midi. Je donnai une tape sur le genou de Ciara, en doublon derrière moi, et orientai mon index vers le trait de fumée au-dessus de la vallée.

— Je t’avais bien dit que l’on n’était pas perdues.

Ciara ne répondit pas. Elle me gratifiait de ses humeurs flottantes depuis que je lui avais annoncé ma grande décision. Elle était loin, l’époque où elle osait à peine m’effleurer du regard, et où elle se gonflait de fierté comme un paon à l’honneur de partager ma selle. Le charme était vite retombé. Comment aurait-il pu en être autrement ? On ne peut pas sauver les apparences bien longtemps avec la personne chargée de vous lire vos courriers.

Tant pis. J’avalai une gorgée d’eau. Mes dents ne me faisaient presque pas mal, il faisait beau et j’étais contente d’être là, contente de respirer la jungle. Peut-être que la vie valait la peine d’être vécue, après tout. Peut-être bien. Je stoppai ma monture au sommet d’une caillasse et extirpai le courrier glissé dans la poche de mon manteau pour le donner à Ciara.

— Tiens, relis-moi cette merveille pendant que j’observe.

— Écoute, Laurenn, j’ai un mauvais, un sacré mauvais pressentiment. Tu devrais brûler ça et oublier cette histoire !

Je manquai de m’étouffer. Brûler cette relique ?

Je me tournai vers elle et cela éteignit ses atermoiements. Je me surpris à lui sourire. Ciara était juste une môme engluée dans ses incertitudes. Lors d’un mauvais jour, j’aurais sans doute eu des manières de hyène, mais c’était comme si quelque chose s’était débloqué dans ma tête depuis la veille, quand j’avais reçu ce trésor plus brillant que la couronne du Doge : un courrier de l’Empire.

Un courrier de l’Empire ! Imaginez ça.

— Ciara, sois gentille, fais le travail pour lequel je te paie.

Elle gonfla les joues et fronça les sourcils sur mon courrier.

— Très chère Laurenn Mariani…

J’en avais déjà la larme à l’œil ! J’étais partie de rien et j’avais consacré ma vie à travailler. Peut-être que je venais d’une ferme minable, peut-être que je ne savais pas lire, mais j’étais à coup sûr la première Enclavienne à recevoir une correspondance de l’Empire. Et BIM ! Il se trouve que ce courrier commençait par très chère, un privilège défiant toutes les extases. Un sourire se fraya un chemin sur le bord de mes lèvres.

Tout en écoutant Ciara, je dégainai ma longue-vue et mis le campement en joue. Mon sourire s’évapora aussitôt. La fumée était d’un rouge préoccupant, qui hurlait Laurenn, ramène-toi vite ! J’ajustai la mise au point d’un mouvement du poignet et secouai la tête de dépit. Ciara dut percevoir mon trouble : elle arrêta sa lecture.

— Tu quittes le campement trois jours et ces abrutis sont déjà en train de s’entre-tuer ?

Un immense soupir s’échappa de ma poitrine, que je laissai naviguer dans ma bouche en charpie.

— Ce ne sont pas des abrutis. Pris individuellement, chacun est formidable. Mais une fois que l’on regroupe tout ça… J’ai un paquet de théories au sujet des groupes humains et…

— Oooh oui, je sais, pas encore !

— En ce qui concerne mes hommes…

— RRaaaah !

— …je peux te dire que le nombre fatidique, c’est deux cents. Quand j’en avais trente sous mes ordres, je les dirigeais au doigt et à l’œil. Même avec une centaine, je m’en sortais. C’est à partir de deux cents que j’ai perdu pied. Et aujourd’hui, voilà où j’en suis. Il suffit que je m’absente une poignée d’heures pour que l’on batte le tambour. Ils ont balancé au moins trois poignées de cochenilles au feu pour avoir un rouge pareil. Si c’est encore pour une bagarre à cause de cette histoire de latrines, ils vont m’entendre.

C’était plus grave qu’une histoire de latrines.

Le petit veinard

Cela faisait trois jours que j’avais quitté mon campement. J’avais prétexté un insondable besoin de changer d’air, de m’arracher au confort de ma grande tente qui sentait le cuir mal tanné et où les soucis s’amoncelaient sans discontinuer. Je voulais me confronter à la nature sauvage, visiter des cahutes, et me reconnecter au petit peuple de l’Enclave. C’était en partie vrai, bien sûr, mais personne n’avait été dupe. Si j’emmenais ma scribe avec moi, c’était que ma balade cachait un autre motif que le seul appel de la forêt. En effet, il se trouve que j’avais rendez-vous avec un messager de l’Empire. Celui qui allait me remettre le courrier qui allait tout changer.

J’avais laissé le commandement à Barlando, le plus intelligent de mes lieutenants (une mauvaise langue aurait sans doute dit le moins bête de mes lieutenants). Il m’avait assuré qu’il s’occuperait de tout sans la moindre anicroche et que je pourrais dormir sur mes deux oreilles. Raté.

Ma jument consentit à reprendre son allure, malgré la piste éclatée de gravillons. L’odeur de fumée s’accentua à mesure que nous approchions du campement. Avec les agrandissements successifs, celui-ci avait acquis l’allure d’un village comme il y en a des centaines dans l’Enclave. Des bicoques branlantes se ramassaient les unes sur les autres autour de ma yourte, comme une grappe d’agneaux agglutinés autour de leur mère. Les terriiiiibles mercenaires de Laurenn Mariani ! Cette bonne blague ! Ils n’avaient pas plus de jugeote que les gamins qu’ils étaient. Ils ne rechignaient jamais à attraper leurs épées, ce qui était leur jeu favori, mais c’était trop souvent dans l’indiscipline la plus totale. Je m’efforçai pourtant, jour après jour, de maintenir un semblant d’ordre et de distribuer des occupations à chacun. Sans quoi, mes hommes avaient une effarante propension à se chamailler comme des chiots et à boire comme des trous — sans parler de cette mode du venin de scorpion aux effets psychédéliques. Parfois, j’avais l’impression que la tâche me dépassait, et que j’aurais plus vite fait de vider le fleuve à la petite cuillère. Beaucoup plus rarement, une mission se passait bien. Nous aidions à maintenir un peu d’ordre dans ces secteurs sauvages, j’en étais fière, et ça me relançait pour un tour.

Un rictus alarmé sur le visage, Barlando m’attendait devant ma tente. Il cracha une salive charbonneuse, et remplaça aussitôt les feuilles de tabac qu’il tenait au chaud sous sa lèvre inférieure.

— C’est Polito. Il s’est fait esquinter.

Je lui emboitai le pas jusqu’au gourbi qui faisait office d’infirmerie. Peut-être que le terme d’infirmerie était prétentieux, vu les compétences aléatoires de mon chirurgien. Peut-être que le terme de chirurgien était prétentieux, à la réflexion. J’avais un gars qui possédait une petite scie, voilà.

Polito était allongé sur une civière. Livide, il fixait l’absence d’horizon. Deux moignons emmaillotés de toile se trouvaient en lieu et place de ses jambes. Polito était un gentil garçon, simple et honnête, et je sentis mon ventre se gonfler en le voyant ainsi. Je ravalai une brusque envie de le prendre dans mes bras et de le serrer contre moi. Cela n’aurait été utile à personne, et puis cela ne collait pas au personnage que je m’étais créé. Mon personnage ne connaissait pas les larmes.

Barlando fit bouger la boule que le tabac à chiquer lui faisait sous la lèvre.

— Il se lavait dans la rivière, c’est un croco qui a fait ça. Un monstre ! Au moins quatre mètres de long.

Polito tordit sa tête en direction du plafond, le regard transi de fièvre.

— Laurenn…

Et mon personnage — la mercenaire la plus connue de l’Enclave, celle que l’on appelle la grandesorcière, maisuniquement dans son dos — entra en scène.

Je crucifiai Barlando du regard.

— C’est pour ça que tu m’as fait rappliquer en catastrophe ?

Mon lieutenant prit un air encore plus grave, ce qui demandait du boulot, et lâcha :

— Il veut que ce soit toi qui abrèges ses souffrances.

J’attrapai le menton de Polito d’une main ferme et fis pivoter son visage en direction du mien.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tes pansements sont propres, tu vas t’en sortir !

— J’ai trop mal… et puis je ne pourrai jamais plus marcher ! Jamais plus monter à cheval ! Jamais plus…

— Tu vas tous me les faire ? Le gars survit par MIRACLE à une attaque de croco, et au lieu de bénir le ciel pour sa chance extraordinaire, il préfère trépigner sur sa civière comme un poupon de cinq ans ?

Je n’avais pas lâché Polito des yeux. Il avait cessé de gémir dans tous les sens, mais je n’en avais pas fini avec lui.

— Ils sont où les gros durs, quand il s’agit d’affronter les difficultés, hein ? Je me rappelle très bien le jour où je t’ai recruté, gamin. Tu roulais des mécaniques à n’en plus finir, avec tes grosses épaules de laboureur. Et maintenant on a un gros bobo, alors on veut arrêter de vivre ?

Mon personnage avait bien pris les commandes et mon propre discours me gonflait de rage, ça sentait à plein nez l’amorçage de l’une de mes légendaires colères. Sans doute paniqué par cette perspective, Barlando tenta une répartie qu’il aurait mieux fait de ravaler :

— Laurenn ! Il vient de se faire bouffer les cannes. En coup du sort, ça se pose là, non ?

Je laissai éclater ma rage :

— Et alors ? Il aurait pu choper la tuberculose ! Il aurait pu se faire piquer par une tarentule ou empaler par une lance !

Je faillis ajouter : il aurait même pu naître femme, ce petit veinard ! Il aurait pu naître femme dans la ferme la plus pauvre de l’Enclave, avec un bec-de-lièvre mal recousu et un éternel mal de dents ! mais je me ravisai à temps. J’avais appris à dompter mes névroses et, d’ailleurs, Polito avait retrouvé une contenance. Sa mâchoire ne tremblait plus.

— Je suis désolé, Laurenn. C’est que j’ai mal ! Tu comprends, ça me fiche de sales pensées dans la tête.

Je lui adressai mon plus large sourire, celui que j’aurais tant aimé pouvoir conduire chez un dentiste compétent.

— Je comprends ça très bien, mon petit.

Mon personnage était arrogant, et c’était l’un de mes petits plaisirs inavoués d’affubler de petits surnoms ces hommes plus vieux que moi. J’allai très vite mesurer l’ampleur de cette erreur. Je levai l’index.

— Tu te débrouilles comment, avec les chiffres ?

Barlando me rattrapa un peu plus tard, alors que je faisais mon tour du campement. Je ne ralentis pas et il était obligé de clopiner pour suivre mes grandes enjambées.

— T’as été dure avec Polito. Le nommer comptable ! Lui qui n’a jamais regardé plus loin que le bout de son nez ! Il s’en fait déjà tout une montagne !

Je m’immobilisai et le fixai sans rien dire. Enfin touché par la grâce, Barlando posa ses poings sur ses hanches.

— Aaahhh ! Ben oui. C’est pour lui changer les idées que tu lui donnes des responsabilités. Ça lui remplace une chimère par une autre. Sous tes airs méchants, tu as le cœur gros comme une pastèque.

— J’aime tant voir briller cette petite lueur d’intelligence au fond de ton regard. Ce n’est pas qu’elle s’allume très souvent, c’est vrai, mais…

— J’ai pigé, Laurenn, t’as toujours un tour dans ton sac.

— Si tu aimes les surprises, Barlando, tu vas adorer notre réunion de ce soir.

Je lus un très léger éclat de colère dans son regard. Sur le moment, je ne parvins pas à le déchiffrer. Peut-être était-il vexé d’avoir eu à gérer le campement sans recevoir davantage qu’un merci de ma part ? Peut-être s’en voulait-il d’avoir si vite cédé aux suppliques de Polito ?

Une partie de moi — bien refoulée tout au fond — se doutait sans doute que c’était autre chose de bien plus terrible. Cette vague inquiétude projeta un voile plus sombre sur le reste de cette journée.

Le début du cauchemar

Mes trois lieutenants et Ciara étaient réunis autour de ma large table taillée dans un baobab. Je l’avais fait graver d’une tête de jaguar, l’emblème du Doge, en pensant que ça m’aiderait à me faire bien voir. Le meuble datait de la période où j’essayais encore de me composer l’image martiale que l’on est en droit d’attendre d’une bande de mercenaires de cette envergure. À présent que ma réputation était acquise et que mon entreprise dépassait les cinq cents bonshommes, j’avais en effet une force de frappe équivalente — sinon supérieure — à bien des divisions du Doge. Celui-ci ne pouvait plus se passer de mes services.

C’est vrai qu’en comparaison de ses généraux, qu’il payait grassement et devait entretenir à l’année, les mercenaires de Laurenn Mariani se contentaient des miettes. Et puis, pour effaroucher les quelques villages qui tardaient à payer l’impôt, il n’était pas toujours utile d’envoyer la cavalerie lourde. Laquelle, du reste, n’aimait guère s’aventurer dans la forêt. Les experts de la jungle, capables de s’orienter en humant la mousse, c’était nous. En théorie.

Je songeai à cela en regardant mes trois lieutenants avachis dans le secret de mon quartier général. On aurait dit un concours de désinvolture, comme si chacun des trois voulait tester les limites de ma tolérance à l’indiscipline. Nino avait retiré ses bottes et s’était juché en tailleur sur son fauteuil, d’où il pouvait confortablement se limer les ongles des pieds. Par bonheur, il n’avait pas la souplesse requise, sans quoi il ne faisait aucun doute qu’il se serait fourré son panard dans la bouche pour le ronger à son aise. Vicente somnolait, les deux mains jointes sur son ventre à la proéminence proverbiale. Quant à Barlando, depuis que je lui avais interdit de cracher son tabac gluant sur mes tapis, il apportait son crachoir avec lui pour pouvoir chiquer tout son saoul.

Je m’éclaircis la gorge. J’avais une grande nouvelle à leur annoncer. Une nouvelle qui allait faire exploser cette grasse routine dans laquelle ils s’étaient ramollis jusqu’à devenir ces loques humaines.

— Mes petits lapins, j’ai besoin de toute votre attention.

Vicente s’étira avec un bâillement farouche. Je poursuivis :

— Comme vous vous en doutez, nous ne sommes pas seulement allées cueillir des fougères. Ciara, tu veux bien nous lire ce courrier ?

Ma scribe attrapa le parchemin dont elle entama la lecture avec un manque d’entrain qui forçait l’admiration.

— Très chère Laurenn Mariani, c’est un honneur pour moi de vous écrire depuis le modeste pavillon de Castel Belleau, où je serais ravi de pouvoir vous rencontrer pour discuter en détail des conditions qui…

Je scrutai la réaction de mes lieutenants. Barlando avait cessé de mâchonner son tabac, Nino avait l’oreille levée et Vicente me jetait des regards en coin. Je n’en ratai pas une fraction. Ce courrier était la chose la plus importante qui me soit jamais arrivée. Ciara aboutit à la conclusion, qui avait plus d’éclat qu’une comète :

— Signé Moricius Waltamore, Gouverneur et Émissaire de l’Empereur.

Ma tente était muette. L’Enclave subissait le blocus de l’Empire depuis des âges révolus. Notre petit bout de territoire était sans doute dissimulé par une tache de café sur la carte de l’Empereur. L’Enclave était une jungle oubliée, écrasée entre ses montagnes, une vulgaire attraction de seconde zone. Le Doge répétait à l’envi que c’était grâce à lui seul que nous étions un peuple indépendant, mais personne n’était tout à fait convaincu par sa propagande. Ce qui retenait l’Empire de nous avaler, c’était que nous étions indigestes. Qui aurait voulu de nos singes farceurs et de nos scorpions ? L’Empire était en capacité de nous conquérir mille fois. Face à elle, les troupes du Doge avaient le sérieux d’une milice. J’étais bien placée pour le savoir. Avec mon demi-millier de mercenaires, je constituai l’une des forces majeures de l’Enclave.

C’était pour cela que mes lieutenants étaient estomaqués. Le Doge jalousait son géant de voisin avec tant de fougue que le simple fait d’évoquer l’Empire tenait du blasphème. Et moi, j’avais entre mes mains un gentil courrier d’invitation, dans lequel j’avais toute l’assurance de l’Empire que je serais considérée comme une invitée de marque, et que l’Empereur lui-même m’avait choisie pour pouvoir me soumettre une proposition de la plus haute importance.

Une correspondance de cette nature, à mon endroit, faisait de moi une prophétesse ! Nino me contemplait, la bouche béante sur son incrédulité. Il se leva au ralenti.

— Laurenn… Jette ça au feu. Si le Doge découvrait seulement que tu as reçu un message de l’Empire, il nous ferait tous pendre, histoire d’en avoir le cœur net.

Ciara leva les bras au ciel.

— Je me tue à lui dire !

— Ciara, sois gentille et laisse-moi en placer une. Vous ne comprenez pas que ce courrier est la plus extraordinaire opportunité de notre vie ?

Vicente, arrivé dans ma yourte avec les brumes du sommeil, était à présent secoué de tics.

— Mais Laurenn ! Ne me dis pas que tu fais confiance à l’Empire ! Ils n’attendront même pas que tu te retournes pour te planter un couteau dans le dos !

— Ça, c’est la propagande du Doge. S’ils voulaient m’assaisonner, ils n’auraient pas pris la peine d’infiltrer un messager et de me faire parvenir cette charmante invitation.

Je changeai d’angle d’attaque.

— À une poignée de kilomètres d’ici, l’Empire a des médecins qui font des prouesses. Et pourtant les femmes meurent en couches dans toutes nos bicoques. À une poignée de kilomètres d’ici, l’Empire a des machines pour assainir les marécages. Et pourtant Polito vient de se faire estropier par un croco, et les moustiques nous attaquent en colonnes. Nous avons besoin de l’Empire, et pour la première fois depuis une éternité, il semble qu’ils aient besoin de nous aussi. C’est ma responsabilité de leur répondre, et je ne laisserai pas passer cette chance.

J’ajoutai en pensée : et peut-être qu’ils sauront également me remettre les dents en place.

La seule perspective d’un bon dentiste aurait suffi à me décider. D’ailleurs, ma mâchoire me tourmentait. Je puisai une fleur de jambu dans ma poche et la plaçai sous ma langue, tout en interrogeant Barlando d’un mouvement de tête. Il se renfonça dans son fauteuil, les mains derrière la nuque.

— Les gars, observez, et apprenez.

Il pointa son index sur moi.

— Regardez son sourire à notre Laurenn, et regardez comme elle se tient droite. Regardez son air de jubilation de nous avoir pris, encore une fois, au dépourvu avec un nouvel exploit. Et quel exploit, qui dirait le contraire ? Rien qu’à la regarder, on devine qu’elle pourrait arracher des montagnes ! Si le fait accompli avait un visage, ce serait celui-là. Alors, à quoi bon donner mon avis ? Notre Laurenn a pris sa décision et elle n’en fera qu’à sa tête, pas vrai ?

Je levai mon verre.

— Tu commences à bien me connaître, ça me touche. Vous allez voir, tout va bien se passer.

Sauf que rien n’allait bien se passer. Quand j’y repensais (les rares fois où j’avais le courage de revisiter cette période), c’était à cet instant que je situais le début du cauchemar.

Un mauvais pressentiment

En temps normal, j’aurais harnaché un buffle. Pour défier les buttes peuplées de lianes et les affluents qui venaient se ramifier au creux de la jungle, mieux valait une bête costaude, une monture qui ne se laisse pas effaroucher par les plaisanteries des singes. Mais cette fois-ci, ma destination n’était pas un maigre village sur pilotis, avec des hommes qui vivaient en pagne. Cette fois-ci, j’allai passer la frontière pour rallier l’Empire. Le territoire le plus raffiné de la planète ! Je ne pouvais pas me pointer avec mon buffle sur leurs belles allées pavées, pas vrai ? Question de fierté. Nous n’avions peut-être pas de richesse, pas de monument et assez peu de bonnes manières, mais nous avions dompté une nature hostile. D’une certaine façon, j’étais ambassadrice de l’Enclave. Je portais ma plus belle armure, presque aussi légère qu’un tissu, forgée sur mesure pour épouser mes courbes. Je fis préparer ma jument qui frémissait, une fine vapeur s’échappant de ses naseaux.

Le jour venait à peine de strier le ciel de sa fraîche lueur matinale. Les insectes, ivres de rosée, s’en donnaient à cœur joie et grouillaient gentiment à mes pieds. Ciara daigna enfin apparaître. Elle avait mis son khôl à la va-vite, ça lui faisait un vulgaire bandeau noir sur toute la largeur des yeux.

— Il faudra faire mieux quand on sera à Castel Belleau.

Elle leva les mains en l’air.

— Pour la dernière fois, Laurenn, j’ai un mauvais pressentiment. Un sacré mauvais pressentiment.

— Tu as UN mauvais pressentiment ? Ciara, depuis que je te connais, tu en as cent par jour. Quatre-vingt-dix-neuf fois, ils se révèlent faux et, si par malheur il y en a un qui tombe juste, alors j’en entends parler pendant des lustres.

La mine défaite, elle sangla son paquetage à l’arrière de ma selle sur laquelle elle se jucha. Ma scribe ne savait pas bien monter, mais cela n’avait aucune importance, car elle était à peine plus lourde que mon sac de voyage. Je passai ma botte à l’étrier et jetai un dernier regard au campement qui somnolait encore. Ces vilaines maisonnettes, ces ruelles boueuses, ces hommes encore étourdis par les beuveries de la veille, c’était l’œuvre de ma vie, toute ma fierté et tout mon orgueil. Je mettais tout cela en jeu sur un seul coup de dés. Si le Doge reniflait l’entourloupe, il nous réserverait des atrocités que je préférais ne pas imaginer. C’était pour cela que je n’avais confié le secret de cette escapade qu’à mes lieutenants.

Je menai ma jument à une allure régulière. Ciara était terrée dans une profonde langueur. Elle n’avait toujours pas dit un mot quand la canopée apparut tel un défi à l’horizon.

— Ciara, tu te rends compte que nous allons être les premières depuis au moins un siècle à être reçues par un Émissaire de l’Empereur ? Tiens ! Je te parie que dans quelques années, nos noms seront inscrits dans l’un de tes bouquins.

— Ça ne fait aucun doute : Laurenn Mariani et Ciara Montoya, les deux plus grosses cruches de l’histoire, qui sont allées se livrer à l’Empire sans même avoir eu de bonnes raisons de venir.

— Nia nia nia, tu as entendu le messager de tes propres oreilles, non ? Je vais être reçue en tant que représentante de l’Enclave, avec tous les honneurs qui sont dus. Ils se sont renseignés sur moi, et ils m’ont choisie ! Si j’avais décliné ça, je n’aurais jamais plus réussi à me regarder en face.

— Si on m’avait dit que je serais un jour du même avis que tes abrutis de lieutenants ! Tu ne sais même pas quelle est cette proposition qu’ils veulent te faire ! Si ça se trouve, on court le risque de se faire tailler en pièce par le Doge pour une offre minable ! Tu ne pourrais pas être d’accord avec moi, pour une fois ?

— Je pourrais, mais on serait deux à avoir tort.

Pour toute réponse, elle souffla très fort. Je me tournai.

— Écoute, Ciara. C’est toi qui as voulu entrer à mon service. Aujourd’hui, si tu veux poursuivre ton chemin de ton côté, pas de problème. J’irai seule.

Son menton se releva et sa voix se fit mal assurée.

— Mais j’ai promis de toujours rester avec toi, depuis que…

— Je te libère de ta promesse.

Elle se mordit la lèvre.

— Ça va. Je pense toujours que c’est une mauvaise idée, mais je vais arrêter d’insister.

— Tu sais, si je n’avais jamais pris de risques de ma vie, je serais encore en train d’agiter une faucille dans les champs stériles de mon père.

Nous avions eu cet échange, mot pour mot. Je m’en souviens bien, parce que cette petite discussion, j’ai eu le temps de la ressasser. Elle a pris un goût sacrément amer. Le sentier s’était évaporé, et nous progressions depuis sur un vaste tapis de lichen. Des palétuviers géants étiraient leurs racines sinueuses dans une eau trouble et se disputaient l’espace avec les milliers de feuilles grasses qui bourgeonnaient en vastes grappes. Un peu plus haut, des pierres moussues encadraient les chutes d’eau successives qui creusaient le cours du ruisseau. La rigole, mince crevasse fissurant la jungle, était mon unique point de repère. Suivre son tracé conduisait à la montagne derrière laquelle se tenait l’Empire. Ce pays où le progrès avait fait son œuvre, où l’Humain s’était élevé au-dessus de sa condition de bête aux abois et n’avait plus à vivre au jour le jour. Ce pays fort d’une culture si foisonnante que tous les efforts du Doge avaient échoué à la museler. Dans chaque cabane enclavienne, dans les villages sur pilotis les plus reculés, l’Empire était la source de tous les fantasmes et l’objet d’un millier de légendes au sujet de rivières artificielles, de greniers remplis à ras bord et de temples de marbre.

Les lianes se densifiaient et la progression nécessitait que je donne de la machette. Je posai le pied au sol.

— On va devoir ralentir un peu.

Ciara se laissa couler sur la croupe de ma monture. Elle était aussi petite que j’étais grande, son sourire était aussi joli que le mien était écorché.

— J’espère que l’on ne va pas encore débouler sur des éléphants ! BrrrAAooouuh !

C’était peut-être ce que j’appréciais le plus chez elle. Ses passages à vide ne duraient jamais, elle aimait trop blaguer pour pouvoir faire la gueule bien longtemps. J’éclatai de rire. Ces maudits éléphants, tout imposants qu’ils sont, savent se faire discrets dans la jungle. Ciara se bidonnait toujours en repensant à la fois où l’on était tombées nez à nez avec un petit groupe de pachydermes et où l’on avait échappé à leur charge.

Je taillai le feuillage à grands coups de lame, déjà trempée de sueur. La voix de mon père me résonnait dans la tête, c’était le petit refrain qui me poursuivait depuis toujours. Te voilà à couper des lianes sur un chemin de contrebandier. Ton ambition te mangera, Laurenn.

Papa n’avait jamais compris pourquoi il était hors de question que je passe ma vie à végéter dans l’insalubrité de sa ferme. Dès mes quatorze printemps, j’avais la bougeotte. La seule fille du père Mariani avait de l’ambition, imaginez ça ! À cette époque, petite dernière dans une famille comportant six garçons, tout le village me surnommait déjà la plus baraquée des Mariani. Je faisais semblant d’être vexée, mais je ne l’ai jamais mal pris. C’était grâce à ma carrure que j’avais réussi à prendre du galon. J’avais été recrutée pour assurer la protection d’un petit notable. J’avais préféré l’épée à la faucille, et mon père avait commencé à m’asséner cette cruelle sentence : ton ambition te mangera, Laurenn.

J’avais travaillé nuit et jour, j’avais changé d’employeur plusieurs fois, j’avais monté et fait prospérer ma propre affaire, j’avais diversifié mes activités et je m’étais fait un nom, tout cela en moins de dix années. Peine perdue. À chacune de mes réussites, mon père avait secoué la tête : ton ambition te mangera, Laurenn. Ton ambition te mangera.

Est-ce qu’il aurait enfin été fier de moi si je lui avais montré le courrier de l’Empire, qui battait contre mon cœur ? Ou bien est-ce qu’il aurait encore joué les prophètes de malheur, alors que je m’apprêtai à dîner à la table des Dieux ?

Le cri de Ciara me tira de ma rêverie.

— Laurenn, regarde !

Je levai les yeux. Une ruine était confondue dans la végétation. Au sommet d’une butte, on devinait un chaotique agencement d’antiques structures de grès. Partout, les murs s’affaissaient sous le poids des racines argentées des grands arbres qui se déployaient telles d’immenses pieuvres sur les vestiges. C’était comme si la végétation enlaçait la pierre pour mieux la dévorer. Je pointai mon doigt en direction du sol.

— Observe ces racines. Elles ont des motifs de damier, car elles ont suivi le dallage. On est sur l’ancienne route qui menait à l’Empire.

Je tendis la main en direction d’une ruine de pierre.

— Et nous allons dormir bien au sec cette nuit.

Elle plissa les yeux.

— Tu es sûre que c’est une bonne idée ?

— Fais-moi plaisir, Ciara, arrête de douter de moi.

Frouchhhh !

J’agitai ma torche pour faire détaler les scolopendres géantes qui nichaient dans les interstices. Ciara poussa un cri lorsque deux créatures luisantes détalèrent de toute la vitesse de leurs petites pattes. Je parvins à allumer un feu malgré l’humidité qui affligeait la forêt, et tout fut plus facile. Je fis du thé et ma jument dîna d’une brassée de feuilles grasses. Ciara était déjà emmitouflée dans sa couverture. Je m’installai à mon tour pour la nuit et me récompensai d’une fleur de jambu qui m’anesthésia la bouche.

Nous avions trouvé refuge dans une petite cahute. Je n’en avais pas parlé à Ciara pour éviter de l’inquiéter, mais j’avais repéré des signes évidents de son utilisation régulière par des contrebandiers. Quelques traces, des cendres et de petits os que je m’étais empressée de dissimuler. La prudence aurait exigé que nous fassions le guet toute la nuit, mais la fatigue était encore plus convaincante. Je sombrai devant le rougeoiement des braises.

Au petit matin, la pluie avait cessé et le vent s’était tari. Les singes et les oiseaux écumaient la canopée pour crier leur joie pendant que les insectes s’élançaient hors de leurs cachettes. Je commençai par renouveler le khôl qui soulignait mon regard. Il avait la double responsabilité de me protéger les yeux et d’éloigner les moustiques de mon visage, et ce n’était pas une mince affaire. Ciara me servit un peu de thé froid de la veille et je trempai mon pain dedans pour le ramollir, histoire d’amadouer mes gencives.

Un instant plus tard, nous progressions à nouveau sur la piste. C’était une marche lente, rythmée par les mille détours nécessaires à ma jument. Les perroquets sifflaient et piaillaient, les torrents se déversaient, les feuilles bruissaient, et la jungle continuait de s’étirer, à vous en faire perdre la notion du temps. J’avalai un gâteau sec, juste le temps de reposer mon bras endolori par la machette et de m’assurer que nous étions bien toujours sur la piste de contrebande, quand Ciara m’interpella.

— Viens voir !

Je sautai par-dessus un arbre mort pour la rejoindre. Ma scribe se tenait sur un petit plateau rocheux qui surplombait la forêt. Depuis ce point d’observation, nous avions une vue imprenable sur la montagne qui nous faisait face, et — plus intéressant encore — sur le pontqui enjambait la vallée. Elle tendit son bras vers la droite.

— Tu as vu le câble qui survole le fleuve ? C’est une tyrolienne. Sans la jument, on aurait pu gagner un sacré bout de temps.

Je songeai en moi-même que jamais de la vie je ne me serais risquée sur un vieux câble au-dessus d’un fleuve infesté de crocos. Mon personnage, lui, opina du chef.

— C’est bien dommage.

Une heure de crapahute nous rapprocha du pont. C’était un sacré ouvrage en pierre, avec cinq arches en U inversé écartelées au-dessus d’une eau effervescente. Son entretien laissait à désirer, les herbes avaient colonisé les pavés et un eucalyptus s’était ramifié sur la voie qui était à peine assez large pour une modeste charrette. Ce passage était l’un des rares traits d’union de l’Enclave avec l’Empire, et il faisait donc l’objet d’un tabou invraisemblable de ce côté-ci de la frontière. Il n’existait sur aucune carte et n’avait pas de nom, alors tout le monde l’appelait juste le Pont.

Ciara se gratta la tête, histoire d’emmêler encore un peu plus sa crinière.

— Je te parie une poignée d’andouilles qu’il y aura un comité d’accueil. Des contrebandiers qui auront décidé de se reconvertir en collecteurs de taxes. S’ils te reconnaissent, on est cuites.

La compagnie de mercenaires de Laurenn Mariani laissait les contrebandiers tranquilles. De temps en temps, nous étions obligés d’en coincer un ou deux pour faire croire au Doge que nous obéissions à ses ordres, mais c’était à vocation symbolique. Comme toute l’Enclave à part le Doge, je me félicitai en effet qu’il subsiste encore quelques miettes de commerce avec l’Empire, et je n’avais que du respect pour ces hommes qui s’escrimaient à traverser la jungle. L’Enclave échangeait son or et ses diamants contre les produits manufacturés de l’Empire, et c’était très bien ainsi. Malgré ma bienveillance, cela n’empêchait pas les contrebandiers de détester la grande sorcière, la seule figure d’autorité dans le coin.

— C’est peu probable qu’ils me reconnaissent, répondis-je en prenant une voix rauque.

Puis j’enroulai ma tête dans un foulard comme si je m’apprêtais déjà à braver l’air glacé de la montagne.

Je comptai cinq gardiens du pont, établis dans une petite guérite improvisée en bambou. Ils poussèrent le professionnalisme jusqu’à avancer à notre rencontre. Je me félicitai de constater que je n’avais pas perdu tous mes réflexes. J’avais repéré chaque démarche, chaque visage, et déjà évalué le danger.

Ce fut un bonhomme au nez de travers, habillé d’une vague guenille, qui me salua. Il portait son épée à la ceinture et je devinai à sa façon de garder sa main sur le pommeau de son arme que son air décontracté n’était qu’une mise en scène. Il m’avait jaugée, lui aussi, et l’assurance de mon personnage faisait son petit effet. Le gardien me gratifia d’un froncement de sourcils, puis ses yeux se posèrent sur ma jument, et enfin sur Ciara qui portait sa petite arbalète en bandoulière.

— C’est deux ronds d’or le passage. On peut vous faire une ristourne si vous nous laissez l’arbalète.

Je me marrai.

— Je considère ça comme une insulte. Je ne paierai pas le passage, parce que ce pont ne vous appartient pas.

Il dégaina la moitié de son épée de son fourreau, pour me montrer que c’était une vraie lame en bon état.

— On est cinq, vous êtes un et demi.

Ciara leva son arme.

— C’est moi la moitié, hein ? Il veut voir ce qu’elle sait faire, la moitié ?

Je calmai ma scribe d’un geste de la main et baissai encore la voix.

— Écoute, l’ami, je peux te laisser cinq pièces d’argent, pas davantage. Si tu refuses, on verra bien si ton épée pourrie arrive à percer mon armure.

Les quatre bougres regardaient leur chef et je conservai mon flegme. Ma proposition était honnête, il y avait eu négociation, personne ne perdait la face.

Quelques instants plus tard, nous posions le pied en territoire impérial.

Une vieille carne

Accroché au flanc de sa falaise, le sentier était encore moins bon que je l’avais imaginé. La piste était affaissée, caillouteuse, et les éboulements étaient par endroits si importants que, pour rafistoler la voie, les contrebandiers avaient positionné de maigres poutres au travers desquelles on apercevait le vide.

Ma jument demeurait stoïque. Elle avalait les obstacles en cheminant d’un pas sûr à moins d’un mètre du gouffre. La lune était bien ronde et jaune, gonflée à éclater, prête à se verser sur la montagne en mille paillettes lumineuses. Nous nous arrêtâmes pour la nuit, à grelotter dans une maigre anfractuosité rocheuse.

Une petite bruine glacée nous cueillit dès l’aurore et nous accompagna jusqu’en début d’après-midi. Notre progression était pénible, et le froid me dévorait les mains quand la vallée se dévoila enfin à nous. C’était une vaste plaine dorée qui se dérobait jusqu’à l’horizon, surplombée de gentils petits nuages qui se parèrent peu à peu de teintes orange et ocre, à mesure que le crépuscule se déployait. Nous nous enfonçâmes dans un petit troupeau de sapins, descendîmes quelques lacets et le sentier se métamorphosa peu à peu en une belle route pavée. Dans mon état d’esprit du moment, tout coagulé de fatigue et de naïveté, c’était un signe du destin. Nous allions rejoindre la civilisation la plus raffinée du continent !

Ma jument était à deux doigts de s’effondrer lorsque nous atteignîmes enfin l’auberge indiquée par l’Émissaire de l’Empereur. Je venais à peine de poser le pied au sol quand une femme se présenta. La vision me marqua, elle était vêtue d’une longue robe verte avec des plumes sur les épaules, un accoutrement qui me sembla invraisemblable. Elle se tourna vers Ciara.

— Laurenn Mariani ?

L’accent impérial était assez léger, et sur le moment, je le trouvai le plus charmant du monde. Parce que cela signifiait que le courrier disait au moins vrai sur ce point : un agent de l’Empire m’attendait !

— Laurenn, c’est moi, expliquai-je.

La bouche de la femme s’arrondit en cul de poule, puis elle battit des mains. Clap, clap ! Des valets surgirent. Ils s’emparèrent de nos paquetages en un tour de main et se précipitèrent en file indienne à l’intérieur de l’auberge.

— Ma gente dame Mariani ! Je suis Madame Octavie, au service du Gouverneur, et à votre service. Je sais la route très mauvaise jusqu’à l’Enclave, vous devez être épuisée. J’ai fait préparer votre chambre.

— Merci. Quelqu’un va s’occuper de ma jument ?

— Ne vous inquiétez pas pour cette vieille carne ! Vous êtes une invitée de l’Empereur à présent, et nous allons mettre un point d’honneur à assurer votre plus grand confort.

Elle se tourna vers Ciara avec une petite courbette.

— À vous ainsi qu’à votre servante, bien entendu.

Je n’oublierai jamais le sourire de Ciara en découvrant notre chambre. Un immense lit à baldaquin occupait tout un coin de la pièce, garni de mille coussins et d’autant de couvertures. Un vaste canapé lui faisait face, juste à côté du feu crépitant dans l’âtre. Ce n’était pas une cheminée, pas au sens de l’Enclave en tout cas, où les foyers étaient de simples conduits de pierre qui ne parvenaient jamais tout à fait à évacuer la fumée. Ici, le feu était protégé par un mince grillage métallique et un dispositif à ressort permettait, d’un simple geste de la main, de faire tomber une nouvelle bûchette sur les braises.

À l’opposé de la pièce, laquelle aurait été assez spacieuse pour qu’une cinquantaine de convives puissent s’installer sans jouer des coudes, une sculpture en pierre blanche représentait, grandeur nature, une jeune femme drapée d’un voile, levant son bras avec grâce. Pour trouver la salle de bains, il fallait passer derrière cette statue, puis contourner deux énormes fougères disposées dans des pots. Là, les murs et les sols étaient tous pourvus de la même mosaïque vert d’eau. Un creux se dessinait au centre de la pièce, parfaitement circulaire, d’environ un mètre de profondeur. Je n’ai pas honte d’avouer aujourd’hui que je n’avais pas la moindre idée de ce dont il s’agissait.

Ce fut Ciara, curieuse comme une pie, qui débusqua le levier et l’actionna. Aussitôt, une cascade brûlante se déversa du plafond. Il ne fallut que quelques minutes pour que l’eau remplisse la baignoire.

— C’est pour se laver ! fit ma scribe.

Elle se déshabilla sans façon, et s’amusa à jeter ses vêtements sur le bras et la tête de la statue. Elle partit alors d’un fou rire incontrôlable qui dura une bonne partie de sa toilette. J’attrapai une banane dans une jolie corbeille de fruits, puis je me dénudai à mon tour pour profiter des trésors faramineux de l’hospitalité de l’Empire. Je parvins à me détendre, mais une chose me chiffonnait. J’aurais dû prêter plus d’attention à cette petite note d’inquiétude qui trépignait au fond de ma tête, mais à ce moment-là, je n’écoutais pas mes intuitions.

La personne chargée de m’accueillir avait qualifié ma jument de vieille carne. Et je l’avais laissée faire.

L’art de la conversation

La nuit fut merveilleuse. Elle fut interrompue par des coups timides sur notre porte. J’ouvris. Deux servantes se tenaient là avec des plateaux encombrés de délices, des œufs, du pain, du fromage frais, du café et plusieurs grappes de raisin. Madame Octavie entra à leur suite et s’assura que les mets soient disposés avec soin sur notre table.

— Bonjour, ma gente dame Mariani, j’espère de tout cœur que vous avez bien dormi et avez pu récupérer quelques forces ?

Après le coup de la vieille carne, je me tenais sur la défensive.

— Oui, merci.

— Mes filles vont vous aider à vous préparer. Si vous le souhaitez, elles pourront vous aider à maquiller votre bouche, pour dissimuler autant que faire se peut votre cicatrice.

Une nouvelle servante jaillit du couloir, les bras lourds d’une ample robe violette rehaussée de friselis en dentelle blanche.

— Et voici une robe chaude et élégante, adaptée à une personne de votre rang. Mes couturières ont œuvré toute la nuit, car je n’avais pas été informée de votre physionomie si… généreuse… et comme nous n’avons pas pris le temps de vous mesurer, j’espère que mes estimations ont été bonnes.

Je me voyais encore — pauvre naïve que j’étais — comme une ambassadrice de l’Enclave, et je souhaitais faire bonne impression, mais comment aurais-je pu deviner qu’elle voulait que j’enfile cette chose ? Je ne comprenais rien à ce qu’elle me racontait et je répondis tout à fait à côté de la plaque :

— Comment cela, estimer ma physionomie ?

Madame Octavie leva les yeux au ciel et le doute m’assaillit. Est-ce que cette gouvernante me vouait un profond mépris ? Ciara dut lire l’orage dans mon œil et me vint en aide :

— C’est vrai que Laurenn est très grande ! Merci mille fois pour ces beaux vêtements, Madame Octavie.

La gouvernante porta son attention sur ma scribe et esquissa un sourire qui ne lui remonta pas jusqu’aux yeux.

— Ah oui, j’ai également un petit quelque chose pour vous, très chère, votre gabarit est beaucoup plus commun ! Voici une robe qui vous siéra je le pense, elle est en nuances de gris.

Une servante tendit un paquetage à Ciara, qui s’en saisit avec une pointe d’hésitation. Madame Octavie, penchée légèrement en avant, la main sur l’épaule de ma scribe, ajouta alors :

— C’est très à la mode à la Capitale cette saison, mes filles se damneraient pour avoir l’opportunité de se vêtir ainsi.

Je venais de comprendre qu’elle voulait que l’on se déguise avec ces horreurs, et l’étendue de sa condescendance me frappa de plein fouet. Ce fut le déclic. Je n’ai jamais possédé grand-chose, mais j’ai toujours eu ma fierté.

— Retirez votre main. Ciara n’est pas votre amie.

Le visage de Madame Octavie se mua en un masque d’incompréhension, elle s’exécuta avec un léger recul. J’attrapai le paquet des mains de Ciara et le balançais en direction d’une servante qui, surprise, le laissa tomber par terre.

— On ne portera pas vos drôles de costumes.

L’ensemble du visage de Madame Octavie battit en retraite vers l’intérieur, occasionnant l’apparition inopinée d’un triple menton.

— Ma gente dame ! Ce sont là des cadeaux inestimables, afin de vous rendre présentables devant le Gouverneur. Dans toute cette région, il est le relais de l’Empereur, et…

— Arrêtez avec les gentes dames, et reprenez vos dentelles. Mon armure a été forgée sur mesure, elle est aussi légère que résistante, je ne m’en sépare jamais.

Madame Octavie émit un hoquet, prête à convulser.

— Mais, enfin… Si les femmes se mettent à porter des pantalons et des armures, le monde va être sens dessus dessous !

— C’est étonnant que vous disiez cela, vous avez une moustache.

Il y eut un flottement dans l’air, puis Madame Octavie tourna vivement les talons, qu’elle fit claquer avec détermination, suivie par ses servantes. Après quelques secondes, Ciara se mit à rire.

Nous ne revîmes plus la gouvernante. Après le petit-déjeuner, ce fut un garçon d’écurie qui vint nous informer que notre carrosse pour Castel Belleau nous attendait. Je traversai les couloirs de l’auberge à grandes enjambées, et tous les regards étaient posés sur moi. Inutile de préciser que je portais mon armure. Je m’étais également peint une ligne de khôl noire sur les yeux. Comment Madame Octavie avait-elle pu imaginer, ne serait-ce qu’un instant, que j’accepterai de m’engoncer dans sa tenue ridicule ?

Je voulais faire bonne impression, et j’étais prête à faire des efforts. Mais j’avais mes limites, et il faut croire que cette limite se trouvait au niveau de la robe violette à froufrous. À mon grand étonnement, Ciara n’avait pas éprouvé le même sentiment de rejet que moi à l’idée de porter une tenue de pacotille. Tout le contraire, en réalité. Après que Madame Octavie s’était enfuie, épouvantée par ma réflexion sur sa moustache, Ciara avait essayé sa fameuse robe grise et l’avait trouvée plutôt confortable, davantage même que ses nippes d’aventurière. Je n’avais pas cherché à la dissuader. Chacune ses choix. En creux, j’espérai aussi que sa présence à mes côtés, affublée de la tenue conseillée, puisse représenter une carte diplomatique.

Le carrosse était magistral. Cela ne faisait que quelques instants qu’il nous attendait, mais déjà des grappes de curieux s’étaient amoncelées autour du véhicule. Pas moins de six chevaux, tous harnachés à l’identique, s’alignaient devant le poste de conduite. Sur les portes de la diligence, des bambins dodus étaient peints en train de faire sonner leurs longues trompettes. Un valet nous ouvrit la porte avec une petite courbette. À l’intérieur se trouvait une jeune servante, qui n’attendit même pas que je prenne place pour me servir un amuse-bouche et un verre de vin. Un peu surprise, j’acceptai l’offrande. Je m’installai sur une assise molletonnée rouge, et Ciara eut à peine le temps de s’asseoir en face de moi que le cocher héla les chevaux.

Le véhicule s’ébranla. Ciara s’enfourna plusieurs bouchées de saumon en même temps, et m’interpella la bouche pleine :

— Tu sens ça ?

— Quoi ?

— Rien. On ne sent rien. Les chevaux trottent à bonne allure et l’on n’est pas secouées le moins du monde. Je peux boire mon vin sans en verser une goutte ! Je n’arrive pas à comprendre comment c’est possible.

— C’est le miracle de la technique. En refermant l’Enclave sur elle-même, le Doge nous prive de toutes ces merveilles. Tu imagines l’ampleur du progrès si nous avions un aussi bon réseau routier pour desservir nos villages ? Si nous avions accès à un petit échantillon des technologies de l’Empire, c’est toute l’Enclave qui prospérerait.

Ciara ne répondit pas. Depuis notre arrivée en territoire impérial, je sentais les oscillations de sa boussole intérieure. Bien sûr que l’on avait eu raison de répondre à l’invitation de l’Empire ! La petite servante avança le bout de son museau en direction de Ciara.

— Je suis honorée de vous rencontrer, Mademoiselle Mariani.

Je souris.

— Raté, Laurenn Mariani, c’est moi.

La servante écarquilla les yeux, avant de se ressaisir.

— OH ! Pardon ! Pardonnez-moi ! On m’avait dit… Enfin, je voulais vous demander si vous aviez déjà eu l’occasion d’admirer les magnifiques aras bleus de l’Enclave ? Ces oiseaux sont absents, de ce côté-ci des montagnes, mais on dit que leur chant est le plus beau du monde et fait pleurer les cœurs les plus endurcis.

Je me suçotai le bout de l’index.

— Leur chant est une merveille, c’est vrai. Malheureusement, une vieille légende veut qu’une flèche empennée de leur bleu ne manque jamais sa cible… Alors ils se font rares chez nous aussi.

La servante ne sut que répondre à cela. Elle se mordit les lèvres, et sa gêne confirma mes soupçons. C’était sans doute Dame Octavie qui aurait dû se trouver avec nous pour cette séquence de mondanités, si ma petite plaisanterie au sujet de sa moustache n’avait pas jeté cette jeune femme entre mes griffes. Elle avala sa salive.

— Quelle chance, n’est-ce pas, d’habiter un territoire sauvage et préservé comme l’Enclave ! Vos forêts abritent une telle diversité d’espèces animales, des fauves, des aigles et des insectes de toutes les couleurs, j’aimerais tant les apercevoir !

Un sourire ironique se dessina au coin de ma bouche.

— La plupart de nos animaux chercheraient à vous manger, vous savez.

Elle baissa les yeux comme si je venais de la gifler. Je m’en voulus et tentai de rattraper le coup.

— C’était une plaisanterie. Pardonnez-moi, je n’ai jamais été forte pour les courtoisies. Vous serez la bienvenue si vous voulez visiter l’Enclave un jour.

La servante me retourna un bref sourire, mais elle ne se risqua plus à ouvrir la bouche du reste du trajet. Heureusement, la voix du cocher nous parvint assez vite.

— Nous arrivons !

Je tendis la tête par la fenêtre. Castel Belleau était un château modeste. Les douves qui étreignaient les murs évoquaient davantage un ruisseau d’ornement qu’un moyen défensif. La grande porte cochère était dépourvue de herse ou de pont-levis, et me sembla peu épaisse. Les remparts étaient symboliques, et je n’aperçus qu’une poignée de vigies. Il y avait bien un donjon, pas ridicule en soi, mais sur lequel je ne distinguai qu’une maigre poignée d’archers. Le nom m’avait mis sur une fausse piste : Castel Belleau n’était pas une forteresse comme celle du Doge, mais plutôt un palais d’agrément.