La villa des Serpents - Delly - E-Book

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Beschreibung

Hoël ouvrit la porte de chêne vitrée de petits carreaux et descendit les trois marches de granit usé qui menaient à la cour pavée précédant le jardin.
Derrière lui s’élevait la vieille façade du manoir de Lesvélec. Le granit autrefois gris pâle, extrait de carrières voisines, avait pris des tons sombres. Autour des fenêtres à petites vitres verdâtres courait un rinceau sculpté représentant des coquillages et se terminant, au-dessus de chacune d’elles, en une accolade formée de deux serpents.

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Delly

La villa des Serpents

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383836490

I

Hoël ouvrit la porte de chêne vitrée de petits carreaux et descendit les trois marches de granit usé qui menaient à la cour pavée précédant le jardin.

Derrière lui s’élevait la vieille façade du manoir de Lesvélec. Le granit autrefois gris pâle, extrait de carrières voisines, avait pris des tons sombres. Autour des fenêtres à petites vitres verdâtres courait un rinceau sculpté représentant des coquillages et se terminant, au-dessus de chacune d’elles, en une accolade formée de deux serpents.

La cour était bien tenue, sans herbe parmi les pavés, usés eux aussi. À droite, sur un haut mur, s’étendait l’admirable floraison de camélias roses et blancs. Mais le jardin était négligé. Les arbres, poussant à leur guise, étouffaient de leur ombre les plantes à fleurs, autrefois nombreuses et bien soignées. Les allées, désherbées deux fois dans la saison d’été, reprenaient vite leur frais tapis vert. Dans l’abondant feuillage, les oiseaux avaient trouvé une agréable demeure et leur gazouillement emplissait l’ombre où s’avançait Hoël de Penandour.

Cet adolescent maigre et brun était le descendant de vieilles races bretonnes. Ses traits fins, son teint mat légèrement doré, ses cheveux noirs qui tendaient à boucler, il les tenait de son aïeule maternelle, une Rosnoan, de Trégaz-en-Léon. Les Penandour, marins ou agriculteurs, les deux souvent ensemble, lui avaient légué ces yeux aux teintes changeantes d’océan. De sa mère, la douce Anne de Cléden, morte en lui donnant le jour, il héritait la souple allure un peu indolente, les goûts artistiques et intellectuels.

La mine pensive, serrant dans sa main droite un mince volume, Hoël marchait le long d’une allée bordée de buis mal taillés. Cette matinée de juin, brumeuse aux premières heures du jour, commençait de s’ensoleiller. Mais la lumière ne pénétrait pas à son gré entre les feuillages touffus, dont l’ombre se faisait plus dense à mesure qu’Hoël avançait vers le fond du jardin.

Il déboucha enfin dans une sorte de quinconce formé par de vieux marronniers. Au centre s’élevait une fontaine : un bloc de granit, noir, strié de lichens, surmonté d’une tête grimaçante dont la bouche laissait glisser un mince filet d’eau dans une vasque de pierre verdie.

Sous cette épaisse voûte de feuillage, l’ombre s’amoncelait, humide et fraîche. Ainsi paraissait plus légère, plus éblouissante, la douce lumière qui baignait les pelouses, les parterres du jardin qui s’étendaient derrière la grille clôturant l’extrémité du domaine des Penandour.

Une grille qui tenait toute la largeur du terrain. Un remarquable travail de ferronnerie, d’une finesse, d’une grâce parfaites. Une féerique dentelle semblait ainsi tendue entre les deux domaines. Autrefois, une petite porte s’y ouvrait pour que les habitants de Lesvélec et ceux de la villa des Serpents pussent passer les uns chez les autres. Mais depuis bien longtemps, elle restait close. Un jour, Hoël, enfant, avait demandé à la tante Jeanne pourquoi on ne l’ouvrait jamais. Elle avait hoché la tête et pris un air triste en répondant :

– La villa appartient à de très méchantes gens. N’en parle jamais à ta grand-mère, surtout !

Dans l’esprit du petit garçon méditatif, cette réponse avait engendré l’impression que ce jardin enchanteur était peuplé d’êtres malfaisants. Mais, en même temps, il l’attirait par la magie de ses frais gazons, de ses fleurs brillantes, des petits bassins, coupoles de marbre où luisait une eau vive, qu’entouraient des rosiers nains aux vives couleurs. Il y avait aussi, à quelque distance de la grille, un petit pavillon hexagonal de marbre blanc que recouvrait en ce mois de juin une abondante floraison de petites roses jaunes. Sur l’une de ses faces, trois marches descendaient vers un petit hémicycle entouré de légères colonnes de marbre rose, au milieu duquel s’élevait, sur un socle, une statue mythologique.

Quoique la villa des Serpents fût inhabitée, ces jardins avaient toujours été entretenus avec soin. Par son oncle de Gisquel, moins discret que la tante Jeanne, Hoël avait appris, quelques mois auparavant, l’histoire des rapports entre les deux maisons – une partie de l’histoire, du moins, car il avait senti quelques réticences dans le récit de l’oncle.

Au début du XIXe siècle, il y avait au manoir des Lesvélec deux frères, Alain et Xavier. L’aîné s’occupait de faire valoir le domaine. Le cadet, officier de marine, ayant donné sa démission, s’était établi au Mexique, où il menait la libre vie des aventuriers. Il s’enrichit par la découverte d’un placer, épousa la fille d’un haciendero et, vers la quarantaine, reparut en Bretagne. Ayant acheté à son frère le terrain d’herbages jouxtant le jardin du manoir, il y fit bâtir cette villa des Serpents, qu’il voulut complètement différente des habitations du pays. Dédaignant le granit, il fit venir à grands frais une pierre blonde qui, une fois polie, donnait des tons d’ambre pâle. Un portique surmonté d’une loggia donnait accès dans la maison. De chaque côté des degrés, deux énormes serpents de pierre dressaient leur horrible tête plate. Xavier les avait rapportés du Mexique où il les avait découverts sous les ruines d’un temple aztèque. Le serpent figurait dans les armoiries des Penandour, qui se targuaient de descendre de la fée Mélusine. Les habitants du pays murmurèrent que c’était un signe de malheur de mettre ainsi sa demeure sous la protection de cette personnification satanique. Ils regardaient sans aménité la belle Mexicaine dont le luxe, les toilettes aux vives couleurs formaient un trop vif contraste avec la simplicité des costumes, le genre de vie que commandaient des fortunes plutôt médiocres.

Les relations entre les deux familles de Penandour étaient cordiales. Elles se réunissaient fréquemment, et la jolie Concepcion venait d’être marraine d’un petit Penandour de la branche aînée, quand elle mourut en donnant naissance à une fille, Josseline, au printemps de 1842.

Cette fille, vers sa vingtième année, devint baronne de Bréhans. Les rapports continuaient, excellents, entre les deux maisons, et le demeurèrent jusque vers 1872. À cette époque, le maître de Lesvélec était Job de Penandour. Sa femme, Haude de Rosnoan, lui avait donné une fille et un fils. La villa des Serpents était occupée, durant l’été, par Amaury de Bréhans, veuf de Josseline et père d’une fille. Ce fut vers ce temps-là qu’eut lieu la rupture entre les deux maisons. Pour quel motif ? M. de Gisquel ne le dit pas. Hoël apprit seulement que la villa n’était plus habitée depuis une trentaine d’années.

II

Or, deux mois auparavant, on avait su par le gardien de ce logis que la baronne y allait séjourner. Des ouvriers vinrent, firent les réparations nécessaires. Des domestiques apparurent, puis des voitures et des chevaux. Mais Hoël ignorait si la propriétaire de la belle demeure s’y trouvait maintenant.

Il ne s’y intéressait guère, d’ailleurs. Le seul plaisir de voir ces jardins harmonieux lui suffisait et toute présence le lui gâtait. Mais il n’y avait personne en ce moment. Cependant, une porte du pavillon était ouverte et, sur le premier degré, un lévrier russe étalait sa blanche fourrure.

Hoël s’assit sur un vieux banc de pierre moussue, contemporain séculaire de la fontaine. Il ouvrit son livre, y jeta un coup d’œil. En relevant la tête, il vit une jeune femme au seuil de la porte ouverte, d’où s’écartait le lévrier.

Elle descendit les degrés d’un pas souple et léger. Sa robe vaporeuse, d’un vert de jeune feuillage, flottait autour d’une taille mince, élégante. Elle était blonde, avec un teint d’une blancheur neigeuse. Sa main droite tenait une ombrelle à long manche sur laquelle elle s’appuyait, en avançant d’une allure harmonieuse, un peu dansante, avec le beau barzoï à sa suite.

Elle fit quelques pas dans le petit hémicycle de marbre, puis se détourna en appelant :

– Kyra !... Ève !...

Deux fillettes sortirent du pavillon et la rejoignirent. Toutes deux étaient blondes. Mais l’une, qui semblait la plus âgée et qui était vêtue de rose, avait de longues tresses d’un blond argenté ; les cheveux de sa compagne, d’une chaude nuance dorée, bouclaient sur le cou mince, autour du petit visage au teint de fleur.

– Rentrons, mes mignonnes ; je vais vous donner votre leçon. Puis nous ferons une promenade à cheval avant le déjeuner.

– Je suis fatiguée, grand-mère chérie ! Je ne pourrai pas danser.

La fillette aux longues tresses s’approchait de la jeune femme et lui prenait la main, qu’elle baisa.

Grand-mère ! Hoël crut avoir mal entendu.

– Tu es une paresseuse, Kyra. Malgré tes grandes dispositions, il faut travailler pour acquérir la maîtrise de cet art difficile.

Quelle agréable voix ! Caressante, légère, avec un peu d’accent étranger.

La fillette riposta :

– Je n’ai pas besoin de travailler comme Ève, puisque je n’ai pas à gagner ma vie.

Elle se tournait à demi vers sa compagne, avec un petit sourire dédaigneux. Ève, les yeux baissés, caressait la tête du barzoï. La jeune femme eut un rire aux sonorités argentines.

– Oh ! évidemment ! Mais quand on est la petite-fille de la Volonef, on se doit de danser convenablement.

Elle prit la main de Kyra et s’en alla dans la direction de la maison. Ève les suivait, près du lévrier, toute blanche comme lui dans sa robe légère. Hoël les vit disparaître derrière un bosquet, il resta un long moment immobile, inactif, songeant à cette apparition. Était-ce la baronne de Bréhans, cette jeune et belle femme ? Pas la veuve d’Amaury de Bréhans, c’était impossible !

Au bout de quelque temps, Hoël rouvrit son livre et essaya de lire. Mais ces vers d’un barde breton qu’il aimait ne lui disaient rien maintenant. Il finit par fermer le volume et se leva pour s’approcher de la grille.

Le beau jardin, maintenant désert, étendait sous le soleil ses pelouses, ses longues corbeilles fleuries, ses berceaux de roses et de clématites. La maison était beaucoup plus loin, derrière ces bosquets, ces arbres d’essences étrangères qui avaient si bien prospéré sous le ciel de Bretagne. Le son d’un violoncelle arrivait maintenant aux oreilles d’Hoël : chant plein de langueur, plainte amoureuse. Le jeune garçon l’écouta un moment, puis il se détourna et rentra dans l’ombre épaisse des marronniers. Par les allées herbeuses, il reprit le chemin du logis. Dans la cour, près du puits décoré d’une ferronnerie légère, une servante âgée lavait des légumes dans un seau.

– Madame a demandé après vous, monsieur Hoël, dit-elle.

Il monta les marches usées, entra dans le large couloir dallé de pierres qui partageait la maison en deux. À droite, il ouvrit une porte de chêne brillant et entra dans la pièce qu’on appelait « la salle ».

Elle était longue, lambrissée de chêne, avec un haut plafond à poutrelles d’où pendait un antique lustre de cuivre. Deux fenêtres à petits carreaux lui donnaient, en ce jour ensoleillé, une suffisante lumière qui ne réussissait pas à l’égayer. De lourds meubles de chêne sculpté noircis par les siècles, en formaient l’ameublement. Autrefois, quand Haude de Penandour était une toute jeune femme, elle y mettait des fleurs et quelques tentures claires. Mais Hoël n’avait jamais connu cela. Il était toujours entré avec une impression de malaise dans cette pièce sévère où, près d’une fenêtre, assise dans un fauteuil à dossier sculpté, Mme de Penandour tricotait, ravaudait, inscrivait les dépenses de la maison.

La lumière du dehors éclairait ses traits flétris, jadis si fins, son teint jauni, ses cheveux grisonnants restés abondants. Elle avait été une jolie femme et la beauté de ses yeux bleus demeurait, en dépit des paupières fanées. Elle portait une tenue austère d’une méticuleuse netteté, sur laquelle tranchait seul le doux éclat d’une petite croix d’or suspendue à un ruban de faille noire.

Hoël ne se rappelait pas avoir vu sourire sa grand-mère. Aussi loin qu’il se souvînt, dans sa plus petite enfance, il lui avait connu ce visage si froid, ce pli d’amertume aux lèvres, ce regard qui semblait toujours se reporter vers quelque douloureux passé. Il savait qu’elle était restée veuve à trente ans. Demeurait-elle donc inconsolable, après tant d’années ?

– Joséphine m’a dit que vous m’aviez demandé, grand-mère ?

– Oui. Aussitôt déjeuner, tu iras chez ton oncle Efflam. Il faut qu’il aille à Quimper pour relancer ce notaire. Tu lui donneras cela...

Elle prit dans un petit meuble à tiroirs une liasse de papiers qu’elle tendit à Hoël.

– ... Et emmène Yolande. Elle a besoin d’exercice.

Son regard enveloppa l’adolescent qui se tenait devant elle dans une attitude respectueuse, et une tristesse inquiète s’y refléta pendant quelques secondes.

III

La demie d’une heure sonnait à la grande horloge du couloir quand Hoël sortit du logis avec sa sœur. De ce côté, il y avait aussi une cour, non pavée, dans laquelle se trouvaient, à droite, l’écurie, la remise et les communs. À gauche, dans un mur couvert de camélias, rouges ceux-là, un portail ouvrait sur la cour de la ferme. Face au logis, entre deux tonnelles délabrées, une barrière de bois donnait accès à la route qui menait au bourg de Sarzeau.

Peu fréquentée, sinon aux jours de foire, elle était bonne, ombragée de vieux ormes. Elle passait devant la villa des Serpents dont on apercevait, à travers la belle ferronnerie d’une grille, la façade de pierre couleur de miel, un peu foncée par le temps, la colonnade légère, la loggia maintenant garnie de tapis aux chaudes couleurs qui retombaient sur la balustrade, comme on le voit dans les tableaux de la Renaissance. Au-devant s’étendait un parterre à la française, et dans un bassin rectangulaire tombait un jet d’eau irisée.

– C’est habité, maintenant, dit Yolande.

Elle avait un peu ralenti le pas pour mieux regarder.

– ... Ils sont arrivés hier, je crois. Quand je lui ai demandé qui c’était, tante Jeanne m’a répondu : « Ne nous occupons pas de ces gens-là. » Et elle avait un air drôle...

Comme Hoël ne répondait rien, Yolande se tut. Elle était habituée à ses silences, à cette taciturnité que favorisait l’atmosphère du manoir. Elle-même y participait, depuis deux ans que, par mesure d’économie, Mme de Penandour l’avait retirée du couvent de Quimper où elle faisait ses études. Jeanne de Penandour, sa tante, lui donnait quelques leçons et lui enseignait la poésie. Cela était la seule distraction de cette grande fillette de seize ans, brune comme Hoël, mais de traits plus marqués, avec des yeux foncés un peu voilés où parfois s’allumaient de singulières lueurs de vivacité.

M. Efflam de Gisquel habitait un antique logis situé au centre du bourg, face à l’église. Il était cousin germain de Job de Penandour, le grand-père d’Hoël. Célibataire, doué d’une petite fortune, il s’occupait d’archéologie et de jardinage. Brave homme, serviable, il s’intéressait aux affaires de Mme de Penandour quand celle-ci le lui demandait. Ayant examiné les papiers que lui présentait Hoël, il grommela, pour la forme, selon son habitude :

– Ah ! bon, il faut que je me trimbale jusqu’à Quimper ! Une journée de perdue pour voir les yeux de poisson de ce Me Le Brais. Et qu’est-ce qu’elle veut tirer de cette affaire, la pauvre femme ? Je le lui ai dit, mais quand elle a une idée, ta grand-mère, mon petit !...

Ils étaient assis dans la salle à manger garnie de massifs meubles d’acajou. Par les fenêtres ouvertes, Hoël voyait la petite place, l’église aux pierres fouillées par un patient artisan de jadis. Le soleil, maintenant voilé, l’enveloppait d’une lumière adoucie... Près du porche, venaient de s’arrêter une amazone et un cavalier. Dans la première, Hoël reconnut aussitôt la jeune femme blonde entrevue le matin. Le cavalier était un très jeune homme, blond lui aussi. Il aida sa compagne à descendre, regarda autour de lui, puis alla dire un mot à un homme debout au seuil d’une porte. Il revint avec lui, mit entre ses mains la bride des chevaux, puis entra avec sa compagne dans l’église.

Hoël tourna les yeux vers son oncle qui, lui aussi, considérait les étrangers.

– Ils habitent la villa des Serpents.

– Oui, dit laconiquement M. Efflam.

Il passa la main sur la barbiche d’un blond ardent qui terminait sa ronde face au teint clair. Une ombre semblait passer sur cette physionomie habituellement joviale.

– Cette dame, qui est-elle ?

– La veuve d’Amaury de Bréhans.

M. de Gisquel répondait avec une sorte de répugnance.

– La veuve d’Amaury ? Ce n’est pas possible ! Elle est trop jeune !

L’oncle Efflam eut une sorte de rire amer.

– Elle doit avoir à peu près le même âge que ta grand-mère. Mais ces créatures-là ont des secrets pour garder une apparence de jeunesse et de beauté.

– Quelle créature est-elle donc ?

– Une de ces femmes qui sèment la ruine et le malheur autour d’elles. Mais qu’as-tu besoin de savoir cela ? Ne t’occupe pas de ces gens, et surtout pas un mot à ta grand-mère !

L’accent de M. de Gisquel prenait une rudesse inaccoutumée. Hoël se tut, surpris lui-même de cette curiosité peu habituelle chez lui à l’égard d’étrangers. Yolande reparut quelques instants plus tard, portant un panier plein de cerises qu’elle venait de cueillir dans le jardin avec la servante de M. Efflam. Son frère et elles prirent congé de celui-ci et quittèrent la maison. Sur la place, Yolande demanda, avec un coup d’œil vers l’église :

– Si nous entrions faire une prière ?

– Mais oui, dit Hoël.

Ils franchirent le porche où était représenté avec un art naïf un Jugement dernier. Dans la nef, entre les piliers de pierre noircie, s’alignaient les vieux bancs de chêne. Yolande et Hoël gagnèrent celui des Penandour, au premier rang. Les étrangers se trouvaient à quelques pas d’eux. Ils parlèrent presque à haute voix. Hoël entendait leurs réflexions sur l’antique retable de bois travaillé comme une dentelle, sur les étroites verrières de l’abside dont les chaudes teintes de pourpre, d’azur et d’émeraude, resplendissaient à cette heure où les embrasait le soleil. Mme de Bréhans disait :

– Vois, Youri, cette charmante figure de sainte... Et cette robe d’un ton violet si riche, si profond...

– Oui, il y a des choses intéressantes, dans cette petite église... Tiens, regarde ce chapiteau, grand-mère. Quelle singulière tête cornue !

Décidément, il n’en fallait pas douter ! Cette belle jeune femme blonde était la contemporaine de Mme de Penandour.

Hoël la regardait évoluer avec souplesse, sa taille mince serrée dans l’amazone de drap vert foncé. Un petit chapeau orné d’une plume blanche laissait voir les cheveux d’un blond argenté. Des lèvres très roses tranchaient sur la teinte neigeuse du visage. Le jeune homme avait la même nuance de cheveux, une mince figure, très blanche aussi, une grande souplesse dans sa petite taille. Il portait un élégant costume de cheval, des bottes venant visiblement du grand faiseur. Quelque chose en lui déplut aussitôt à Hoël. Mais il n’eut pas le temps d’approfondir son examen. Mme de Bréhans prit le bras de son petit-fils en disant : « Ne nous attardons pas », et tous deux sortirent de l’église.

– Viens-tu ? dit Yolande, voyant que son frère ne se levait pas pour partir.

Il la suivit machinalement. L’amazone et le cavalier avaient disparu. Yolande demanda :

– Qui peuvent être ces personnes ? Des étrangers de passage, sans doute ?

– Les propriétaires de la villa des Serpents.

– Ah ! Qui te la dit ?

– L’oncle Efflam. Cette dame est la veuve du cousin de grand-père, Amaury de Bréhans.

– Qu’elle paraît jeune ! J’ai entendu cependant son compagnon qui l’appelait grand-mère...

– Oui. L’oncle dit qu’elle a l’âge de notre grand-mère, ou à peu près.

– C’est impossible, Hoël ! L’oncle doit se tromper.

– Je ne le pense pas, dit brièvement Hoël.

Il marchait d’un pas vif sur la route ombragée de ses beaux ormes, derrière lesquels s’élevait une haie de mûriers. Le vent d’ouest amenait la brise marine, car l’Océan était proche, au-delà des champs d’avoine et de blé noir, après les landes couvertes d’ajoncs et de bruyères. Quand la route tourna, ils entrèrent dans la zone des prairies où paissait le bétail des Penandour, à peu près leur seule source de revenus. En passant devant la villa, ils virent dans le jardin les deux fillettes qui jouaient au croquet dans une allée. Le lévrier, près de la grille, regardait Hoël et Yolande.

– Quelle belle bête ! dit Yolande.

Hoël se détourna pour considérer longuement la façade aux tons de miel, les serpents de pierre dressant leur corps ondulant, les deux fillettes en robes claires, affairées à leur jeu dans l’ombre traversée de lumière du beau jardin.