Le chamane et la sainte - Jacques Sanchez - E-Book

Le chamane et la sainte E-Book

Jacques Sanchez

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Beschreibung

Au dix-huitième siècle chez les Bouriates, près du lac Baïkal, la vie s’organise selon les préceptes chamaniques. L’homme est un élément de la nature qu’il s’efforce de préserver, il vit en harmonie avec elle, prélevant le strict nécessaire pour survivre. On ne parle pas d’écologie, on la vit.
La Russie, en expansion vers l’est, pousse peu à peu son avantage et grignote la Sibérie en semant partout sur son passage des forteresses, puis des villes qui grossissent au fur et à mesure de l’arrivée de colons, chasseurs, trappeurs avides de fourrure, l’or doux.
La Sibérie est grande, la confrontation armée est souvent évitable, mais la coexistence est toujours émaillée d’incompréhension et de tensions, c’est ce qui se passe ici.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques Sanchez fut tout d’abord traducteur-interprète de russe et d’allemand, puis enseigna longtemps le russe dans le supérieur à Lyon et pendant quelques années le chinois. Passionné de voyages et de cultures différentes de la nôtre, il aime échanger avec des chamanes, des prêtres de diverses religions ou des gens ordinaires qui vivent une autre réalité que celle du consumérisme de notre vingt-et-unième siècle commençant.

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Jacques SANCHEZ

Une rencontre malencontreuse dans la forêt (septembre 1726)

Ses poumons expulsèrent un cri déchirant qui retentit dans toute la forêt, la douleur le faucha et il perdit connaissance bien avant de toucher l’épais tapis de feuilles mortes et d’aiguilles que les arbres avaient tendu sur le sol.

Un peu plus loin, un homme, vêtu et coiffé de peaux de bêtes, entendit ce hurlement effrayant, y reconnut une voix humaine au paroxysme de l’insoutenable et comprit immédiatement qu’un de ses congénères était en détresse dans les parages. Il avait un genou en terre, prêt à ramasser un de ces magnifiques champignons au chapeau rouge vif constellé de points blancs comme il en avait déjà quelques-uns dans le sac en cuir qui pendait à son épaule. Il en connaissait toutes les propriétés et savait doser leurs effets. Pressé par l’urgence, il ne prit pas le temps de compléter sa récolte, se releva prestement et partit en courant dans la direction d’où lui était parvenu l’éclat de voix.

Cependant d’autres oreilles étaient aux aguets dans cette forêt, celles pointues et à l’ouïe très fine d’un grand loup gris affamé qui menait derrière lui une meute d’une demi-douzaine d’individus. Le cri qu’il avait entendu était puissant, c’était très probablement la promesse d’une proie de taille suffisante pour satisfaire sa petite troupe. Il allongea son pas souple, sans cependant se précipiter, en restant très vigilant. Il n’était plus un louveteau, et savait par expérience qu’aucune proie n’était facile et que les complications surgissaient parfois au moment où on s’y attendait le moins.

Bientôt, Bat se réveilla de sa torpeur en entendant des grognements tout proches de lui. À peine à cinq ou six pas de sa jambe gauche qui le faisait horriblement souffrir, se tenait un grand loup menaçant, les babines retroussées. C’était lui qui grognait. Il humait l’air chargé des délicieux effluves de sang frais et se délectait à l’avance, pendant que les autres loups se tenaient sagement un peu à l’écart, laissant le chef de meute prendre son repas en premier. Chacun aurait son tour, en fonction de son rang.

Bien qu’encore très jeune, Bat avait suffisamment d’expérience pour savoir que la société des loups était bien organisée et hiérarchisée. C’est qu’il appartenait lui-même à la tribu des Loups gris des steppes dont le totem était, bien entendu, le Loup gris. Il connaissait l’intelligence, la prudence et la férocité de ces animaux, et il avait plus d’une fois réussi à effrayer et chasser avec sa fronde un loup qui s’approchait trop près du troupeau de moutons dont la garde lui avait été confiée. Or il avait son arme sur lui, tout n’était pas perdu, même s’il doutait de pouvoir réellement mettre en déroute toute une meute à lui tout seul. Il avait encore une petite chance de survivre à cette mauvaise rencontre. S’il laissait faire il serait déchiqueté vivant. Il allait leur montrer qu’il n’était pas un agneau sans défense. Il tira de son vêtement sa fronde et deux cailloux pointus. Le loup qui ne s’attendait pas à ce que sa proie soit encore vivante et puisse encore se défendre, fit un bond en arrière pour mieux évaluer la situation. Rien ne pressait.

Au même instant, Bat entendit derrière lui des pas précipités et une voix d’homme, inconnue, grave et agréable qui   disait :

N’utilise pas ta fronde ils sont trop nombreux, je m’en charge.

L’homme sauta par-dessus le corps meurtri de Bat et se campa hardiment sur ses deux jambes face aux loups. Étonné et un peu contrarié par cette irruption intempestive d’un humain sur ses deux pattes, manifestement décidé à gâcher son repas, le chef de meute, tout en grognant commença à faire des allers et venues devant son groupe, sans quitter de l’œil l’importun. Bat ne voyait que le dos de l’homme mais pouvait suivre les mouvements de sa tête. Il était clair qu’il ne détachait pas son regard du chef de meute. À l’imitation du loup de tête, les autres aussi commençaient à émettre des sons menaçants, des grognements agressifs. L’homme, les yeux plantés dans ceux de l’animal, se mit à parler, ou plutôt à grogner, à émettre des raclements de gorge, à japper. Quand le loup paraissait devenir plus inquiétant et montrait les dents en retroussant ses babines d’un air sanguinaire, l’homme élevait le ton, sans excès mais pour montrer sa détermination, son absence de crainte et sa confiance en lui. Peu à peu le chef de meute se calma, cessa de grogner et de se déplacer sans cesse de gauche à droite et de droite à gauche. C’était comme s’il comprenait ce que lui disait l’homme et Bat commença à reprendre espoir. Puis le loup s’arrêta, s’assit comme s’il écoutait le discours de l’homme. Celui-ci continuait de s’adresser à l’animal, avec une voix forte, mais calmement. Il mit un genou en terre pour être au niveau du fauve et s’approcha de lui pour lui montrer qu’il n’avait pas peur. Comme hypnotisé, le loup se coucha. L’homme s’approcha encore, ses yeux toujours plongés dans le regard doré de l’animal. Il sortit un grand couteau de son vêtement et, approchant ses deux mains du cou du loup, trancha d’un coup et sans hésiter une touffe de poils à son encolure. Le loup resta sans réaction. L’homme se releva, recula de deux pas et d’un geste ordonna au loup de partir. L’animal disparut, sa petite troupe derrière lui, résignés à trouver une autre proie, moins bien défendue. Pendant une minute encore, l’homme regarda dans la direction où s’était enfuie la meute, pour s’assurer que tout danger était écarté. Bat guettait le moment où son sauveur se retournerait. Il avait eu vraiment très peur. Son cœur avait du mal à se calmer. Il s’apprêtait déjà à le remercier, il avait hâte de voir son visage.

L’homme se retourna et c’était… un loup ! Le jeune garçon s’évanouit à nouveau.

L’homme, coiffé d’une peau de loup dont la tête au museau long et aux yeux creux retombait sur son front, profita de l’évanouissement du garçon pour dégager la jambe broyée par le piège. Les mâchoires métalliques étaient puissantes, il lui fallut couper une grosse branche pour faire levier et les ouvrir. Heureusement le garçon évanoui était insensible à la douleur. Une fois la jambe libérée des dents rouillées du monstre de fer, l’homme constata les dégâts : il ne restait pas grand-chose des os qui étaient réduits en poussière à environ un empan au-dessous du genou. Le pied pendait inerte, il n’était plus du tout dans le prolongement de la jambe, il n’y avait plus rien pour le tenir en place. Il trouva au milieu des filets de sang coagulé et des esquilles d’os deux ou trois lambeaux de chair qui reliaient encore le pied à la jambe. Son expérience lui dicta de les couper, sans regrets. Si le garçon devait survivre, et ce n’était pas certain, ce serait sans cette viande morte qui ne pouvait plus que pourrir et le mettre en danger. Il se mit à la recherche de quelques mousses et lichens dont il connaissait le pouvoir pour arrêter le sang, et il en entoura le moignon de la jambe, pressa fortement et fit une attache solide avec des lianes pour atténuer le plus possible la perte de sang. Il fallait maintenant transporter ce garçon jusqu’à sa tribu. Il le fouilla espérant trouver un indice de son identité. En effet, il portait accrochée au cou une amulette en bois, au bout d’un lien de cuir. Il reconnut immédiatement cette silhouette de loup gravée au couteau que portaient habituellement les membres du clan des « Loups gris de la steppe » dont le campement était à deux heures de marche environ.

Il fallait soigner d’urgence ce garçon. Mais aucune urgence, bien au contraire, ne justifierait de se passer de l’assistance des esprits. L’homme ouvrit ses bras en grand comme pour embrasser l’univers et invoqua l’aide des esprits du ciel et de la terre, puis il mit un genou en terre, posa sa main gauche sur le sol et s’adressa aux esprits des profondeurs. Maintenant, il pouvait quitter la forêt.

Il prit le garçon sur ses épaules, heureusement il n’était pas très lourd. Il voulait l’emporter dans son clan au plus vite, car la blessure n’était pas belle. De plus il savait, pour avoir déjà traité des blessures semblables, que ces pièges instillaient dans le corps des substances nocives, comme les pointes de flèches qu’il enduisait lui-même de poison lorsque sa tribu partait en guerre. Même si la blessure n’était pas mortelle immédiatement, elle pouvait le devenir au fil du temps. Ses possibilités d’intervenir sur place étaient très limitées. En revanche il connaissait le chamane du clan des Loups gris de la steppe, qui avait bonne réputation, nul doute qu’il devait avoir en réserve les remèdes nécessaires. Il courait toujours, le garçon évanoui sur son dos. De temps à autres il ralentissait pour retrouver son souffle, puis reprenait sa course, chaque instant comptait.

Bien qu’inconscient, Bat courait à grandes enjambées dans la forêt, vers un but inconnu. Il n’avait jamais couru si vite ni si facilement, il ne s’était jamais senti si grand, alors que ses camarades de jeux se moquaient toujours de sa petite taille ! Il planait presque au-dessus de la forêt. Il avait déjà volé dans ses rêves, mais cette fois c’était différent, il était comme transporté. Cette folle course qui l’emmenait vers un destin mystérieux et une destination inconnue aurait été même très agréable s’il n’y avait eu cette douleur sourde à chaque pas qu’il faisait du pied gauche.

Au bout d’une heure de course, l’homme à la peau de loup vit venir à lui en courant un autre jeune homme qui lui dit être de la tribu des Loups gris de la steppe. Le chef de la tribu, inquiet de ne pas voir revenir Bat qui devait récolter des champignons, avait envoyé une dizaine d’hommes à sa recherche, dans plusieurs directions. Refusant d’abandonner son jeune fardeau pour ne pas perdre un instant, l’homme à la peau de loup ordonna à l’émissaire de s’en retourner au plus vite au village pour prévenir le chef et le chamane. Celui-ci devait tout préparer pour soigner le garçon, gravement blessé par un piège qui lui avait sectionné la jambe. Devant l’autorité de l’homme à la peau de loup qui savait évidemment de quoi il parlait, le jeune homme se dit que c’était peut-être un chamane, personnalité qu’il valait mieux ne pas contrarier. Il n’insista pas et s’en fut à toutes jambes prévenir son clan.

Le Gouverneur (septembre 1726)

La petite ville d’Oudinsk, à quelques verstes de la rive sud du Grand Lac, ainsi que les Bouriates appelaient le Baïkal, était située dans une région vraiment magnifique, faite d’immenses forêts et de hautes montagnes très pittoresques et traversée par un large fleuve, la Selenga, qui apportait au lac ses eaux limpides et fraîches.

Cependant, devenir Gouverneur d’Oudinsk n’était pas une affectation de tout repos, c’est du moins ce que Sergeï Alexandrovitch Pouchkine avait pensé quand Pierre le Grand lui avait confié ce poste trois ans auparavant. L’Empereur avait une grande confiance en lui, car il était l’un des rares aristocrates de Saint-Pétersbourg à apprécier et appuyer sa politique de réformes. De plus, il lui avait montré sa loyauté dans plusieurs épisodes périlleux qui avaient jalonné son accession longue et mouvementée au trône. Mais s’il jugeait les réformes nécessaires, Pouchkine trouvait que le Tsar les imposait d’une manière inutilement brutale, s’attirant de la part de presque toutes les couches de la société des critiques violentes et parfois justifiées. Certains n’hésitaient pas à faire de Pierre l’Antéchrist dont parle l’Apocalypse, et il était vrai que l’ancienne Russie, celle des Patriarches orthodoxes tout-puissants, des Boyards et des longues barbes, quittait la scène peu à peu.

Pierre le Grand, qui avait déjà bien assez d’ennuis dans sa capitale, ou plutôt ses capitales comme on disait en évoquant l’ancienne, Moscou, et la nouvelle, Saint-Pétersbourg, avait donc envoyé Pouchkine à Oudinsk avec une feuille de route très simple : le calme. Pourtant cette simplicité semblait assez compliquée à obtenir : premièrement, Oudinsk était tout près de la Chine, un grand voisin avec lequel les relations étaient extrêmement changeantes et volatiles sur fond de commerce, de braconnages et d’incidents de frontières, et si les peuples autochtones étaient devenus pacifiques, il restait encore des divergences d’interprétations avec l’Empire du Milieu sur l’appartenance de la région à l’un ou l’autre des deux pays ; deuxièmement, la ville était profondément immergée en territoire bouriate, une nation mongole et chamaniste au passé glorieux puisqu’elle avait fait partie de la grande fédération, mise sur pied jadis par Gengis Khan, pour conquérir le monde ; enfin, le schisme de l’église orthodoxe intervenu à l’époque du père de Pierre le Grand, Alexis Mikhaïlovitch, avait poussé vers un exil forcé tous ceux qui étaient restés fidèles à l’ancienne façon de prier, de croire et donc de vivre, ceux que l’on appelait les Vieux Croyants. Ils n’avaient trouvé à mener une existence sans tracasseries qu’en s’installant loin, bien loin des capitales, parfois en quittant le pays ou, plus souvent, en s’éparpillant un peu partout aux confins de la Russie, près de l’Autriche et de la Pologne. En Sibérie, ils se réfugièrent plus particulièrement dans le district de Tabargataï, près d’Oudinsk, appliquant à la lettre la maxime bien connue de tous les protestataires fuyant un pouvoir fort en quête d’une vie normale, la montagne est haute, l’Empereur est loin.

C’était justement pour rétablir le calme dans les villages de Vieux Croyants que le Tsar avait envoyé là-bas Pouchkine. Son prédécesseur à Oudinsk, un homme agressif et grossier qui ne connaissait que la force de la répression, avait braqué la population du district par des mesures vexatoires, violentes et inutiles. La révolte grondait depuis des semaines.

Dès son arrivée, Pouchkine s’était rendu sur place, accompagné du seul Colonel Michine, commandant la garnison d’Oudinsk. Ils avaient visité les paroisses et demandé aux prêtres de réunir la population. Maniant alternativement la carotte et le bâton dans un discours bien balancé, il avait promis de ne plus prendre à leur encontre de mesures arbitraires et de ne pas se mêler de leur façon de croire en Dieu. En échange, il leur avait intimé l’ordre de retrouver leur calme, sans quoi le Tsar enverrait des troupes et un nouveau Gouverneur moins arrangeant. Tout était rentré dans l’ordre très vite. De plus, il s’était attiré par son courage l’admiration de tout un chacun à Oudinsk. En effet, cette excursion sans aucune protection aurait pu lui coûter la vie.

Trois ans plus tard, il ne pouvait que se féliciter de cette nomination à Oudinsk, car entre-temps le Tsar, son protecteur, était mort accidentellement, sans laisser d’instructions claires quant à sa succession.

Dans la capitale de l’empire en expansion vers l’est, la Cour et la société étaient tiraillées entre des forces contradictoires. La politique de réformes sans nuances du grand tsar avait suscité tant de réticences et d’oppositions que son héritage risquait bien de finir dans les oubliettes de l’Histoire. Qu’allait-il rester de ses réformes législatives, judiciaires, militaires, sociales, de sa passion pour les sciences et les techniques, du manteau administratif dont il avait voulu vêtir toute l’immensité d’un pays qui devenait un    continent ? Que resterait-il des hommes mis en place, choisis pour leur compétence, leur loyauté et leur    efficacité ? Que resterait-il de Saint-Pétersbourg, cette capitale nordique somptueuse, mais si souvent   inondée ? Pour les uns, c’était un furoncle qui gangrenait le corps sain de la Russie, pour les autres le point d’origine d’une transformation souhaitable et en profondeur du pays.

Sa veuve, Catherine Ière, tenait encore pour quelques mois les rênes du pouvoir avec l’aide d’Alexandre Menchikov, l’ami de toujours de Pierre. Cependant l’aristocratie russe supportait mal d’être gouvernée par une femme du peuple et un ancien palefrenier. Paradoxalement, l’empire continuait à s’étirer doucement vers l’Asie alors que Pierre avait rêvé d’en faire une vraie puissance européenne, culturellement et territorialement, s’inspirant de la Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre, la France… Si la haute société et l’administration de l’empire étaient devenues plus européennes, en revanche, le pays comptait de plus en plus de peuples asiatiques. Entre Europe et Asie, entre traditions et modernisme, entre méritocratie et aristocratie, entre nature et culture, la Russie hésitait. Elle se posait déjà la question de sa place dans l’Histoire, de sa mission spécifique : devait-elle être européenne, asiatique ou seulement russe, drapée dans un isolement splendide, mais stérile et dangereux ?