Le Château de l'Ours - Alexis Lecaye - E-Book

Le Château de l'Ours E-Book

Alexis Lecaye

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Beschreibung

- Quand un nouveau prédateur pénètre dans un écosystème, que se passe-t-il ? dit l’ours.
- L’équilibre peut être rompu, de façon catastrophique, jusqu’à destruction complète de l’écosystème, répondit Nadejda.
- Pas toujours. En fait, le prédateur étranger n’est pas préparé aux aléas d’un écosystème inconnu, qui peut se transformer pour lui en piège. Ici c’est le territoire de la forêt enchantée, et dans ce nouvel environnement, sa place au sommet de la chaîne alimentaire n’est plus acquise. Il est vulnérable.
- Vous voulez dire que la forêt est vraiment enchantée ?
Il sourit.
- Vous êtes encore plus cinglé que je ne le pensais, dit-elle.
Nadejda, malgré sa jeunesse, a un passé chargé. C’est une passionnée, et elle croit qu’elle peut faire du bien à la planète avec la fortune mal acquise de sa famille. Cette générosité naïve lui vaut une condamnation à mort. L’ours déteste qu’on vienne le déranger. S’il s’est réfugié dans ces ruines abandonnées, à l’écart de tout, c’est pour se protéger de la folie humaine, et sa seule aspiration est de faire taire les voix d’un passé qui le hante. Il est là pour relever les murailles d’une forteresse antique, pas pour régler les problèmes de Nadejda.
Comment la convaincre de lui fiche la paix ?

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Alexis Lecaye

LE CHATEAU DE L’OURS

Un réseau trophique est un ensemble de chaînes alimentaires reliées entre elles au sein d’un écosystème et par lesquelles l’énergie et la biomasse circulent.

Le terme trophique se rapporte à tout ce qui est relatif à la nutrition d’un tissu vivant ou d’un organe. Par exemple, une relation trophique est le lien qui unit le prédateur et sa proie dans un écosystème.

Dans un écosystème, la structure des réseaux trophiques (les types et réseaux de relations alimentaires entre organismes) influence fortement la quantité, la diversité, la stabilité et la qualité de la biomasse et de la matière organique résiduelle (excrétions, nécromasse) produites par les écosystèmes.

WIKIPEDIA

The past is never dead, it’s not even past.

William Faulkner, Requiem For A Nun.

1

C’est le chat qui le réveilla. Du moins c’est ce que l’ours (ce n’était pas encore son nom mais il le définit mieux que beaucoup d’autres) crut d’abord. En été, il avait le sommeil léger.

La silhouette du chat se découpait sur la vitre éclairée par la lune. Assis sur le rebord, collé au carreau, il avait la tête tournée vers l’intérieur de la chambre, au nord, les oreilles dressées, l’extrémité de la queue battant à petits coups sur le rebord.

Son attitude exprimait une contradiction : Pourquoi avait-il sauté du lit pour aller au sud, si ce qui l’avait alerté venait du nord ?

C’est alors que l’ours entendit le cri.

C’était un cri d’animal blessé, trop bref pour être aisément catégorisé, qui ne montait pas de la plaine, la rivière faisant office de barrière acoustique. Il venait du nord, de l’autre côté du mur du château, ce qui signifiait que son volume avait été considérablement atténué par les trois mètres d’épaisseur de la muraille contre laquelle était nichée la petite maison.

Les oreilles du chat frémirent, il sauta au sol, remonta sur le lit et pointa cette fois les oreilles et le nez vers le mur, à l’opposé de la fenêtre, identifiant clairement la direction du son.

–Ok, je comprends, murmura l’ours.

Le chat ne répondit pas.

L’ours se dit qu’il y avait eu sans doute un premier cri, avant qu’il se réveille, et c’est à ce son qu’avait réagi le chat. Le silence était revenu. Le chat semblait se détendre, mais cette fois c’est l’ours qui avait les sens aux aguets, pleinement réveillés. Il savait qu’il ne réussirait pas à se rendormir tant qu’il ne saurait pas d’où venait le cri et ce qui l’avait provoqué.

Il rejeta sa couverture, et enfila son pantalon. Sortit pieds nus sur le seuil et huma l’air de la nuit. L’atmosphère était douce, sèche. Il n’y avait pas un souffle de vent.

La lune gibbeuse brillait au firmament, nappant de sa lumière froide les grosses pierres de la muraille, derrière et au dessus de lui. Il avança de quelques pas et se pencha au dessus du gouffre. L’eau courante à trente mètre en contrebas avait des reflets de vif argent, mais rien d’autre ne bougeait. Le silence était quasi absolu. Il se tourna vers la petite maison au toit violet sous la lumière lunaire, et l’énorme masse grise qui la surplombait.

Il tendit l’oreille, mais l’acoustique des ruines était imprévisible. Le cri avait été relayé par les pierres, mais à présent qu’il était dehors, il n’était pas sûr de pouvoir l’entendre à nouveau. Pourtant, il se passait quelque chose, il le sentait, dans la cour, de l’autre côté. Des voix peut-être. Des rires. Des halètements. A moins que ce ne fut son imagination.

Il y avait deux façons de franchir le mur pour pénétrer dans la cour du château.

Par la droite en longeant le mur, en dépassant la tour est, en suivant les ruines du mur est après la tour, puis en les franchissant à l’endroit où elles s’enterraient dans le sous-bois.

Ne sachant pas ce qu’il allait trouver, il opta pour la seconde voie, plus difficile mais plus rapide, et qui lui donnerait le meilleur avantage tactique. Il grimpa sur le toit de la maisonnette, assura ses prises sur les pierres saillantes qui la surplombaient, franchit à la verticale huit mètres de muraille et se hissa sur le parapet. Ses pieds nus crissèrent sur les joints. A une douzaine de mètres au dessus de la cour, le mur ne faisait pas plus de trois pas d’épaisseur ; il s’accouda au pied du palan fixé au parapet, entre les deux tas de cailloux et de sable destinés à la réfection de cette partie de la muraille.

Sous lui s’étendait une vaste esplanade herbeuse délimitée à l’ouest et à l’est par les vestiges des murs et par les deux tours de guet, au nord-est par les grands arbres à la lisière de la forêt enchantée, en majorité des chênes, des hêtres et des châtaigniers, qui avait élu domicile depuis plusieurs siècles aux abords des vestiges de la demeure seigneuriale sans jamais empiéter sur les ruines, et au nord-ouest par la petite chapelle cubique entourée d’arbres et surmontée d’une croix de pierre. Plus loin à l’ouest, plus noir que la nuit, le grand rocher qui surplombait le château et la vallée, était quasiment invisible, ne trahissant son énorme masse que par l’absence d’étoiles sur la portion de ciel nocturne qu’il occultait.

Presque à l’aplomb du parapet, sous lui, en partie dissimulé par l’ombre portée de la lune, la base du donjon, dont il ne restait qu’un infime vestige pierreux de quelques centimètres de haut, dessinait dans l’herbe folle un cercle d’une douzaine de mètres de diamètre, tronqué à la base du mur.

En bordure de ce cercle de pierre, un gros SUV à la carrosserie sombre était tapi, portières ouvertes et feux de routes allumés. Les cônes de lumière blanche éclairaient quatre silhouettes humaines. La figure centrale, une femme, titubait entre trois hommes placés en triangle équilatéral, vêtus de pantalons sombres et de chemises claires, qui jouaient avec elle dans une parodie sinistre de jeu de cour de récré, la poussant chacun à son tour vers les autres, et lui arrachant une pièce de vêtement à chaque passage.

Si c’est elle qui avait crié plus tôt, à présent elle restait silencieuse, cherchant avant tout à se protéger des chocs, à chaque fois qu’ils la faisaient rebondir. On ne pouvait pas en dire autant des trois hommes qui l’apostrophaient et s’apostrophaient en riant dans une langue que l’ours identifia comme un dialecte slave non russe.

L’ours attendit. Ce n’était pas le moment.

Bientôt, la jeune femme se retrouva nue, toujours bousculée par ses tourmenteurs, incapable de leur échapper. L’ours comprit que l’hallali allait être donné, dès qu’elle tomberait, à bout de résistance. Un des trois hommes au moins était armé d’un pistolet dont la crosse dépassait de sa ceinture, sur les reins.

Soudain la femme tomba à genoux et le triangle formé par les trois hommes autour d’elle se réduisit. Mais à leur surprise et à celle de l’ours, la femme roula sur elle-même, se faufila entre deux des hommes et courut vers la forêt. La meute s’élança à son tour, avec des jurons et des cris, et ils la rattrapèrent bien avant le bout de l’esplanade.

Ce n’était toujours pas le moment. Les trois hommes allaient ramener la femme à sa position initiale, dans la lumière des phares, le jeu continuait. L’ours attendit.

Les hommes reparurent triomphant, tenant la femme par ses quatre membres, une jambe pour chacun des deux hommes et les bras pour le troisième. Ses cheveux longs trainaient par terre et cette fois, c’est bien elle que l’ours entendait. Elle hurlait en essayant de leur faire lâcher prise, et les trois hommes avaient fort à faire pour la maintenir. Tout à leur tâche, ils avaient cessé de rire et d’échanger des blagues.

Allez, approchez encore du mur, songea l’ours, un petit effort, plus près s’il vous plaît.

Ils la déposèrent en plein milieu du demi-cercle de l’ancien donjon, à peine à quatre mètres du mur, à l’endroit où les phares projetaient le maximum de lumière, en la clouant au sol. Elle hurlait, tordant son corps en tous sens.

L’homme qui lui tenait la jambe gauche la lâcha soudain, avança sur elle et la frappa au menton d’une droite sèche. La tête de la jeune femme partit en arrière et elle cessa de bouger et de crier. Ils la retournèrent sur le ventre, et lui écartèrent les jambes. L’homme qui l’avait frappée défit sa ceinture et baissa son pantalon jusqu’aux chevilles en se plaçant entre ses cuisses, alors que face à lui, celui qui avait tenu les bras de la femme, serrait à présent sa tête entre ses genoux et lui immobilisait les deux bras au niveau des coudes. L’homme au pantalon baissé donna une grosse claque sur les fesses de leur victime, pour la réveiller.

Elle gémit et émergea de son KO, remua les jambes à nouveau, faiblement. Le troisième homme était resté debout. Il se déplaçait à présent, un portable à l’écran éclairé au bout de son bras tendu, cherchant le meilleur angle pour filmer la scène. Les trois hommes étaient concentrés sur leur proie.

L’ours plaça deux cailloux sur le rebord du parapet, d’une dizaine de kilos chacun. Il consacra quelques secondes de plus au choix d’un troisième caillou, pour lequel il prévoyait une trajectoire différente, moins évidente. Un galet de trois kilos environ, à la forme aussi aérodynamique que possible.

Il y eut un mouvement à la périphérie de sa vision, et il se rendit compte qu’une cinquième silhouette avait échappé jusqu’à présent à son regard, fixé sur la jeune femme et ses trois agresseurs : celle d’un homme, aussi nu que la femme, étendu à la limite du cercle, hors de la lumière des phares. Il était allongé sur le ventre, lui aussi, les jambes repliées vers le dos, les poignets liés aux chevilles.

Le violeur se plaça commodément entre les cuisses de la femme et la saisit par les hanches.

L’attention des trois agresseurs était focalisée à leur maximum, et il n’y avait aucune raison que cela change dans les secondes à venir. La scène était étonnamment silencieuse. Plus de cris, plus de mots. Les trois hommes retenaient leur souffle.

C’était le moment.

L’ours se redressa sans plus chercher à se dissimuler, tendit les bras chargés du premier bloc, parallèlement au sol, et lâcha la charge en lui donnant une impulsion légèrement oblique.

Dix kilos tombant d’une douzaine de mètres de haut, cela équivaut à environ 1200 kg x m2/s2 au point d’impact. Plus dévastateur qu’une décharge de chevrotine à bout portant. Plus dévastateur que dix décharges de chevrotines à bout portant.

Une seconde après le lâché, l’impact provoqua un bruit sourd et profond, et le temps que le violeur s’effondre, les reins, le bassin et les cuisses écrasés, l’ours avait déjà en main le second pavé, et le laissait tomber sur la nuque de celui qui serrait la tête de la femme entre ses genoux. C’était sans compter le réflexe instinctif de l’homme qui avait relevé la tête, prenant les dix kilos de pierre sédimentaire en pleine face. La tête disparut, transformée en pulpe. Le torse oscilla une bonne seconde avec sa nouvelle tête de pierre, et l’ours vit le moment où le caillou allait rouler des épaules de l’homme mort sur la tête de sa victime. Mais l’affaissement du torse se fit en fin de compte vers l’arrière et le caillou glissa au sol, à l’écart de la femme.

Le troisième homme, le voyeur-filmeur, s’écarta d’un bond de ses deux complices, avant de se figer, ne saisissant pas encore ce qui se passait. L’ours savait que cette stase n’allait pas se prolonger. Il paria sur la fuite vers le SUV, et projeta le bras comme un pointeur à un concours de pétanque. A l’instant où il lâchait le projectile, il sut qu’il s’était trompé. L’homme, au lieu de s’éloigner, eut le temps de faire un demi pas en avant. L’ours avait visé le centre du torse, mais le caillou atterrit à l’angle du cou et de l’épaule de la cible. Malgré la relative légèreté du projectile, l’effet fut spectaculaire. Un craquement sec de branche brisée, et l’homme bascula d’un bloc, la moelle épinière cisaillée, mort avant de toucher le sol. Ses jambes frémirent et s’immobilisèrent.

La femme, elle, était bien vivante. Les bras libres, elle s’efforçait déjà, avec des gestes brusques et maladroits, de se dégager du poids de son violeur, dont le torse inerte lui écrasait le bassin et la jambe gauche.

L’ours fit pivoter d’une tape le bras du palan fixé au parapet, saisit la double corde de chanvre et se laissa glisser en rappel le long de la muraille. Une fois en bas, il vit que la victime avait presque réussi à se libérer. Il lui tendit la main, mais elle esquiva son geste et se redressa avec une vitalité animale. De près, de face, il vit que c’était une jeune femme de type européen, d’environ trente-cinq ans peut-être, pas plus d’un mètre soixante-quatre ou cinq, vigoureuse, le corps et le visage couverts d’ecchymoses et maculés de sang séché.

Elle dégagea de ses yeux ses cheveux longs en bataille et fixa l’ours quelques instants, sans manifester d’émotion, sans doute en état de choc. Elle ne chercha pas à dissimuler sa nudité. Elle regarda autour d’elle, avec des mouvements de tête rapides, presque animaux, sans s’attarder sur les phares éblouissants du SUV et les masses inertes de ce qui restait des trois bourreaux.

Elle s’immobilisa une seconde en découvrant la silhouette de l’homme nu attaché à la périphérie du cercle, et se précipita vers lui. Elle le saisit par les cheveux et lui releva la tête en disant quelques mots dont l’ours ne saisit pas le sens. L’homme gémit. Elle lâcha sa prise, recula d’un pas, et se mit à lui marteler le flanc de coups de pieds.

2

L’ours buvait un café chaud à petites gorgées, assis sur le seuil de sa maisonnette, le regard perdu dans le vide. C’était sa position préférée, sur l’écotone, à la lisière de trois univers, de trois écosystèmes. Forêt, rivière, plaine. Une brume légère montait d’en bas, brouillant l’horizon au sud, cachant même les premières maisons du village, de l’autre côté de l’eau, à cinq cents mètres de distance.

Au petit matin, il avait remonté les trois cailloux meurtriers, les avait enduits de mortier et inclus dans le parapet en réfection, mais il n’en était pas resté là. Il avait hésité un moment sur la destination des trois corps empilés dans sa brouette. D’abord, il avait nettoyé l’esplanade à grande eau, faisant disparaître divers débris organiques, sous le regard impassible du chat.

Le résultat était imparfait, mais l’ours comptait sur la sécheresse de la terre pour absorber ce surplus, et sur l’eau pour que l’herbe se redresse, masquant les traces des piétinements, et de sang. Il ne comptait pas avoir de visiteurs, mais il est toujours préférable de prévoir lepire.

Les pneus du SUV n’avaient pas laissé de marques identifiables. La cour et le cercle du donjon avaient retrouvé leur aspect paisible et immémorial.

Que faire des corps ? Il avait pensé les enfouir dans le trou béant d’un chêne déraciné près d’une fourmilière géante, dans une clairière de la forêt enchantée. Les fourmis, gardiennes et protectrices de la forêt, étaient d’excellentes nettoyeuses, mais c’était peut-être trop leur demander.

Il avait fini par les entasser dans le four qu’il avait construit une dizaine d’années auparavant pour calciner le calcaire et fabriquer sa chaux, ainsi que ses plats de terre, et des tuiles pour la petite maison. Il activa le foyer en se disant que ce serait la contribution des violeurs défunts à la réfection des ruines, puis retourna sur ses pas.

La nuit précédente, après son explosion de rage, la fille s’était dirigée vers la voiture et avait ramassé sur le chemin un pantalon déchiré, des chaussures de ville noires à talons, et un chemisier également en morceaux, qu’elle avait enfilés à mesure de sa progression. Elle avait ensuite fouillé quelques instants dans son sac placé entre les deux sièges avant du SUV et en avait extirpé un couteau suisse multi lames. Elle l’avait ouvert et était revenu vers l’homme nu. L’ours s’était interposé entre la jeune femme et l’homme.

–Je ne vais pas l’égorger, avait-elle dit, même s’il le mérite.

Elle se pencha et coupa la corde qui liait les poignets aux chevilles. Lhomme gémit de douleur en s’affaissant de tout son long. Elle coupa ensuite les liens des chevilles puis ceux des poignets.

–Tu te lèves, dit-elle.

Il tenta d’obtempérer, mais ni ses jambes ni ses bras ne lui obéirent.

–Bon, si tu n’y arrives pas, tant pis pour toi. Moi j’y vais.

L’homme s’efforça de se redresser, mais il retomba, impuissant.

La jeune femme hésita, en proie à un combat intérieur dont l’ours était incapable de deviner l’enjeu. Tout ce qu’il vit, c’est qu’il allait se trouver encombré d’un inconnu dont il ne voulait pas. Il se pencha, glissa le bras gauche sous les genoux de l’homme et le bras droit sous ses omoplates, se redressa d’un coup de rein et emporta son fardeau jusqu’à la voiture.

La femme avait déjà ouvert le hayon et y avait jeté les vêtements de l’homme éparpillés devant le SUV. L’ours déposa son fardeau dans le coffre. La femme referma le hayon et alla s’installer au volant.

Elle boucla sa ceinture de sécurité et jeta pour la première fois un regard vers ce qui restait de ses agresseurs.

–Merci, dit-elle. Ça partait d’une bonne intention, mais j’ai bien peur que vous m’ayez compliqué la vie. Vous allez faire quoi des corps ?

L’ours indiqua la forêt. Elle réfléchit quelques instants, et acquiesça, comme si elle avait son mot à dire.

Elle ferma la portière et baissa la vitre.

–Comment sort-on de cet endroit ?

L’ours lui indiqua l’espace entre deux des plus grands chênes, à droite de la chapelle.

–Par là, tout droit, à travers la forêt. Puis à gauche vers le rocher.

Elle hocha la tête et démarra.

Assis sur le seuil de sa maisonnette, l’ours chantonnait pour éloigner le murmure dans sa tête. Le murmure était revenu, pour la première fois depuis plusieurs semaines. Ce n’était pas à cause de son activité nocturne. C’était à cause des photos.

Devant lui, il y avait un petit tas composé des objets pris sur les trois hommes : trois téléphones portables, un pistolet automatique Glock 17, mi-acier noir mi-polymère, culasse vide, un chargeur plein garni de balles neuf millimètres Parabellum, trois jeux de clés, trois portefeuilles en cuir qu’il avait ouverts et vidés de leur contenu, un coup-de-poing américain en laiton, deux couteaux à cran d’arrêt de bonne facture, deux paires de lunettes de soleil de marque, trois montres bracelets en acier et or, trois paquets entamés de cigarettes, une douzaine de cartes en plastique (cartes de crédits, carte d’abonnement, etc) sorties des portefeuilles, une petite matraque télescopique en acier noir, quatre préservatifs dans leur emballage, deux gourmettes en or jaune, un collier plaqué or avec une croix, mille deux cent euros d’argent liquide, en billets de cinquante, de vingt, et de dix, et deux photos, l’une d’une femme, l’autre de deux enfants. L’origine du murmure.

A part les photos et l’argent, rien de tout cela ne serait aisé à brûler, et de toute façon l’ours n’avait pas l’intention d’empoisonner le sous-sol avec des métaux lourds et du plastique. Nuisible à la biomasse.

Non, il devrait trouver un autre moyen. Il s’étira, puis entassa l’ensemble des objets, à l’exception des portables privés de leurs cartes SIM, des dites cartes et des batteries, dans un sac en jute. Plaça le sac de jute dans une petite cantine en acier dont le couvercle avait des joints de caoutchouc et une serrure à code en acier dentelé. Il ferma la cantine sans la verrouiller et la rangea dans une cavité sous une des dalles du sol. Il glissa les portables et les batteries dans les poches à soufflets de sa vareuse accrochée à la porte, sans bien savoir encore ce qu’il en ferait, et enfila sa vareuse.

En ressortant, il constata que le murmure s’était tu. Provisoirement.

Dans la forêt, il vérifia l’état du foyer, huma la fumée qui sortait par le petit trou au sommet de la construction conique. Cela sentait un peu la viande rôtie, mais l’odeur se dissiperait avant la fin de la combustion. En passant devant la fourmilière, il se dit qu’avec ces trois corps dans leur garde-manger, la colonie aurait rapidement dépassé le million d’habitants d’ici l’automne avant d’essaimer tout autour. Ce n’est pas tous les jours qu’une colonie hétérotrophe placée plutôt bas dans la chaine alimentaire bénéficie d’une relation trophique avec trois super prédateurs. Mais combien de temps cela aurait-il pris ? Une semaine ? Deux ? Bien sûr, la contribution de ces derniers à la biomasse aurait été sans doute leur activité la plus féconde depuis leur naissance. Mais il y avait le risque non négligeable que des forestiers ou des scouts en vadrouille trouvent les dépouilles avant leur disparition complète. Et les problèmes lui seraient tombés dessus en cascade. Le four avait été un bon choix.

3

Chaque pas que Nadejda faisait pour avancer était une torture. Elle avait sans doute une violente inflammation au niveau de l’utérus et de l’endomètre, provoquée par la brutalité des coups qu’elle avait reçus dans le ventre et le bas ventre, peut-être même que quelque chose s’était déplacé. Ou avait été endommagé. Une déchirure ? Il faudrait qu’elle consulte, mais pour le moment, tant qu’elle ne saignait pas, peu lui importait. Elle avait plus urgent à faire et à penser.

Elle avait revêtu un tailleur de cadre exécutif couleur anthracite, ajusté, sur un chemisier blanc à col montant fermé par une épingle d’or. Ainsi, les griffures et les marques laissées par ses agresseurs étaient invisibles. Son seul autre bijou était une montre bracelet plate en or blanc, cadeau de son père. Une culotte de gym, renforcée de lycra, lui permettait de dissimuler au moins en partie le gonflement anormal, sous le nombril.

Ses cheveux sombres étaient ramenés en arrière et réunis en une natte épaisse, signe de son état de femme non encore mariée. C’était la seule concession visible à ses origines culturelles. Et elle avait dû rehausser son teint pour cacher ses hématomes, avec du maquillage. Elle portait des lunettes noires à large monture.

Elle entra par la porte de service, à l’arrière de l’hôtel. Le premier rendez-vous aurait du avoir lieu dans une villa qui avait appartenu à son père, et où elle logeait, mais la rencontre s’était transformée en guet-apens. Elle avait choisi pour le deuxième rendez-vous un lieu public et neutre, le plus bel hôtel de la ville, proche du centre, une grande bâtisse mansardée de quatre étages et trois rangées de huit fenêtres à petits carreaux, aux murs couverts de vigne vierge, qui n’avait pas rouvert depuis la dernière crise sanitaire, faute de personnel. Le patron avait consenti à lui louer la salle de réunion pour trois heures en échange d’un billet de mille.

A sa demande, dans la longue salle oblongue du sous-sol, aérée par un circuit de climatisation, il y avait un carton de bouteilles d’eau du cru, et une bouteille de Rakija, une eau-de-vie des Balkans, qu’elle avait elle-même apportée de Croatie en signe de paix. Contre le mur bleu pâle, un tréteau avec un grand tableau blanc et des feutres de couleurs effaçables.

Elle savait que Zoran Stankovic viendrait, ne fut-ce que par curiosité, après avoir vérifié qu’elle était seule. Ses trois hommes n’avaient pas donné signe de vie depuis la veille, et il voudrait comprendre ce qui leur était arrivé. Elle était fière d’avoir pensé à apporter la bouteille de Rakija, car quelle femme offrirait un cadeau à un homme qui a commandité son viol en réunion ?

Stankovic attendait à l’arrière de sa Mercédès GLC noire semi-blindée, dans une petite rue perpendiculaire à la rue de l’hôtel. Si sa carrière dans le crime durait depuis tant d’années, c’était dû plus à son extrême prudence qu’à son génie, et la disparition de trois de ses hommes était un signal suspect. Pas encore inquiétant. Mais incompréhensible. Il devait à tout prix savoir ce qu’il en était.

Il avait fait espionner Nadejda Radic depuis sa descente d’avion, la veille, l’avait fait suivre jusqu’à sa résidence, observer à la jumelle. Elle n’avait rencontré personne à part son petit cousin. Quand il avait envoyé son commando de trois hommes, c’était une opération calibrée zéro surprise et zéro danger.

Le petit cousin de Nadejda, Viktor Radic, était venu la chercher à l’aéroport de Limoges, comme il était prévu, au volant d’un Audi Q6 noir de location – dépense somptuaire, inutile et antiécologique qui eut le don d’exaspérer Nadejda - pour l’amener à la résidence, une grande bâtisse dans les collines. Le petit cousin Viktor était étudiant en droit, il n’avait rien d’un conseiller ni d’un garde du corps. C’était aussi un crétin, contrairement à son grand-oncle, le père de Nadejda, dont il partageait le prénom et le nom.

A leur arrivée, les trois sbires présents en lieu et place de leur patron s’étaient déjà introduits dans les lieux et les attendaient. Ils disposèrent du jeune Viktor encore plus facilement que de la jeune femme. Viktor n’avait pas fait honneur à sa famille. Il s’était montré prêt à tout pour qu’on le laisse repartir, y compris à les laisser faire de Nadejda ce qu’ils voulaient. Non qu’ils aient eu besoin de sa permission. Mais au nom de la dignité masculine, ils auraient préféré que le jeunot montre un peu plus de courage et d’esprit de rébellion. Pour eux, il ne méritait pas de vivre, et Zoran avait acquiescé avec componction quand ses hommes lui avaient dit ce qu’ils comptaient lui infliger, après le viol de Nadejda. C’était une punition méritée pour lâcheté insigne.

Quand elle repartirait en Croatie, Zoran garderait comme souvenir le film de la séance, viol et émasculation de Viktor compris, qu’il se chargerait de diffuser de son côté sur des réseaux clandestins très suivis. Amis et ennemis comprendraient qu’on ne devait pas prendre Zoran Stankovic à la légère.

La mort de la jeune femme ne faisait pas partie du programme.

Zoran était trop prudent pour tuer Nadejda. Il s’agissait simplement de mettre les pendules à l’heure. La frapper, la violer, l’humilier, c’était une chose. La tuer… Qui sait ce que cela pourrait provoquer en retour, comment réagirait Zagreb ?

Le territoire qu’il exploitait aujourd’hui dans le centre de la France était son territoire exclusif. Il l’avait fabriqué grâce à sa ténacité et à son savoir faire. Il ne devait rien à personne et surtout pas à ses cousins restés au pays. Cela faisait des années que les redevances qu’il était censé envoyer à Zagreb n’avaient pas été réglées – sans conséquences jusqu’à présent. Il se contentait de payer les produits livrés au prix fort sans discuter. Le reste, c’était son affaire, et le statu quo lui convenait.

Maintenant que le père de Nadejda n’était plus qu’un souvenir, il était encore moins question d’une tutelle croate. Zoran était maître chez lui, et si négociation ou accord commercial il y avait avec le siège central, ce serait à ses conditions, en toute indépendance et liberté, et surtout pas avec une soi-disant héritière. Nadejda avait beau être la fille unique du grand Radic, elle n’était qu’une femme, une demi-ukrainienne au prénom russe prétentieux, et sa place était avec les femmes. Dans la maison, à la cuisine, et au lit, pas à la tête d’une organisation comme celle de Radic. Le viol était un message simple et clair qui remettait les pendules à l’heure. Après ça, il n’y avait plus rien à dire.

Pour Zoran, la façon dont Nadejda était arrivée prouvait qu’elle n’avait aucune notion de ce qu’étaient les conditions requises pour gagner un territoire ou imposer son leadership. Elle avait débarqué seule, sans appui, sans protection, avec la naïveté d’une gamine. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait ? Que d’être la fille d’un chef de clan mort suffisait à la protéger ? Sa bêtise ne méritait aucune pitié.

Seules questions en suspens : Comment avait-elle le culot de revenir après la punition qu’il avait ordonnée ? Et où étaient passés ses hommes ? Le dernier appel du trio avait eu lieu à vingt-deux heures quinze la veille, et à ce moment-là, tout se déroulait à merveille. Ils cherchaient un coin tranquille à l’écart des habitations pour accomplir leur mission. Jusqu’à présent, tout s’était passé comme prévu, ils n’avaient pas rencontré l’ombre d’une difficulté.

Zoran ne voyait qu’une explication à leur silence. Ils avaient dû partir se saouler ou se taper des putes après leur exploit. Ils allaient entendre parler de lui. En attendant… Il jeta un nouveau coup d’œil à son portable. Toujours rien. Aucun signe d’eux.

La porte de la salle de réunion s’ouvrit et un individu maigre au crâne rasé et au menton carré couvert d’une barbe noire de deux jours passa la tête, puis le torse, jeta un rapide coup d’œil circulaire, approcha de Nadejda, et la palpa des pieds à la tête, vérifiant au passage qu’elle ne portait pas de micro. Il disparut en refermant derrière lui.

Cinq minutes plus tard, la porte se rouvrit, et Zoran Stankovic apparut. Nadejda se souvenait de lui, bien des années plus tôt, à Zagreb, dans la maison de son père. Entre temps, il avait pris au moins vingt kilos, ses traits s’étaient épaissis, mais ses cheveux étaient toujours aussi épais et noirs, peut-être teints, coiffés vers l’arrière, dégageant son front bas. Il portait la même chevalière surdimensionnée à la main gauche, son costume noir était mieux coupé qu’à l’époque, dissimulant presque la saillie de son estomac. Un coq de village sûr le retour, jugea-t-elle, brutal, malin, sans imagination, sur de sa force et de son impunité. Et au fond de lui, lâche. Ça, c’est ce que son père pensait à l’époque. Elle l’avait entendu se moquer de Zoran devant ses hommes. Mais Zoran Stankovic avait alors son utilité.

Le père de Nadejda estimait que Zoran surestimait ses capacités de chef, d’homme d’affaires et d’organisateur. Il n’avait pas vraiment conquis un territoire, il avait rempli un vide. Il n’avait pas rencontré d’opposition structurée sur place. Il avait suivi des consignes, réussi à gravir les échelons et à devenir un bon lieutenant. Un lieutenant qui se prenait pour un seigneur. Jamais il n’avait été confronté à une crise majeure.

Aujourd’hui, c’était peut-être la première fois qu’il se trouvait confronté à un vrai dilemme, avec l’arrivée de la fille du chef. Sa ruse animale et sa prudence lui tenaient lieu jusqu’à présent de stratégie. Il avait pris de mauvaises habitudes.

Face à elle, pensait Nadejda, les préjugés de cette brute s’étaient révélés plus forts que sa prudence.

La jeune femme le salua d’un signe de tête et montra le siège en face d’elle, de l’autre côté de la longue table de conférence. Zoran se garda bien de prendre la place désignée, et s’assit au bout, le dos au mur, avec la jeune femme à sa gauche et la porte à sa droite. Elle serait obligée d’effectuer un quart de tour dans son fauteuil pour lui faire face.

Elle le fixait avec une expression attentive, sérieuse, qui ne laissait rien paraître de ses sentiments. Il la détailla. Elle portait un costume, comme ces femmes cadres qui singent leurs collègues masculins, et des lunettes noires. Très maquillée pourtant, et apparemment bien faite, avec des rondeurs là où il fallait, les épaules larges. Même assise on voyait qu’elle était de petite taille, à peine plus d’une mètre soixante, comme son père, alors que sa mère, le mannequin ukrainien que Radic avait épousé presque quarante ans plus tôt, avait été une femme au corps longiligne, grande de plus d’un mètre quatre-vingt. Un mannequin. Tu parles ! Une pute ukrainienne, oui. Et Radic l’avait épousée ! L’homme se carra dans son siège avec un sourire suffisant.

–Tu as fait connaissance avec trois de mes hommes, dit-il en serbe.

Elle acquiesça.

–J’imagine qu’ils t’ont fait une forte impression, insista Zoran. Au point que tu en redemandes. C’estça ?

Elle parut considérer la question et peser le pour et le contre.

–Je ne demanderais pas mieux que de te convaincre aussi aisément qu’eux, dit-elle au bout de quelques instants.

Zoran éprouva un soupçon de doute. Ses lieutenants avaient-ils pu le trahir, aussi vite, aussi facilement, au bénéfice de cette petite conne ? Non, c’était impossible. Alors à quel jeu jouait-elle ? Où voulait-elle en venir ? Il finit par céder à la curiosité, tout en sachant que c’était ce qu’elle attendait.

–Les convaincre ? dit-il. De quoi ?

–De travailler pour moi.

Zoran sentit la colère bouillonner en lui. Il eut envie de poser les deux mains sur sa gorge et de la faire taire en lui dévissant la tête. Mais pas ici. En temps et en heure.

–Tu essaies de me provoquer ? C’est ça ? Tu travailles pour la police anti-mafia ou pour Europol ?

–Non, dit-elle avec un petit sourire. Je ne travaille pour personne. Pas de micro, pas d’arme. Je suis une femme d’affaire, pas une mafieuse, repentie ou non. Et je suis venue te proposer un marché. Qui te fera gagner beaucoup d’argent. Sans aucun risque.

–Je n’ai pas besoin de toi pour gagner beaucoup d’argent. Qu’est-ce que tu as fait de mes hommes ?

–Je te l’ai dit. Ils sont probablement quelque part au dessus de l’Italie, ils vont bientôt atterrir à l’aéroport Franjo-Tudman.

Se pouvait-il qu’elle dise la vérité ?

–Tu leur as promis quoi ? Un million de dollars ?

–Non, je les ai convaincus de travailler dans mon équipe. Avec de nouvelles perspectives. Pour l’avenir. Pour la sécurité.

Zoran croisa les bras.

–De quoi tu parles ? Je suis maître chez moi, j’ai de bons accords avec mes fournisseurs. Mes livraisons partent dans tous les coins de la France, et même en Belgique et en Espagne. Jamais ça n’a si bien fonctionné.

–Tu te trompes, Zoran. C’est la fin, dit Nadejda. Tous les signes sont là. L’Europe est de plus en plus organisée. Avec la pandémie du covid-19, tous les trafics en ont pris un coup, et ça ne va pas s’arranger. Armes légères, prostitution, drogue… Le triptyque qui a assuré la fortune de mon père et aussi la tienne… Tu vois bien que c’est de plus en plus compliqué. Il y a de plus en plus d’arrestations, et les condamnations sont de plus en plus lourdes. Si mon père n’était pas mort, il serait en prison. Même le trafic de cigarettes, ça bat de l’aile. C’est ça que tu veux ? Finir ta vie en prison ? Notre écosystème n’est plus viable, Zoran. Nous faisons partie d’un monde plus vaste, avec des interactions plus complexes. A l’échelle planétaire, ou même de l’Europe, notre niveau de prédation ne nous permet plus de continuer tranquillement notre petit commerce. On va à notre perte. Et ce n’est pas en jouant aux capitalistes financiers et en vendant des obligations de sociétés fantômes à des fonds de pension qu’on va s’en sortir. Le monde bouge. Il faut changer, en profondeur. On fait partie d’un tout. On fait partie d’un monde où notre mode de fonctionnement n’a plus sa place.

Cela faisait longtemps que Zoran n’écoutait plus. Une seule question le taraudait. Que s’était-il passé cette nuit ?

Son homme de main s’introduisit dans la salle sans frapper et lui murmura quelques mots à l’oreille.

Zoran parut soudain se réveiller. Il montra la sacoche de Nadejda. L’homme fit le tour de la table, prit la sacoche sans demander la permission, écarta les deux pans et la renversa devant lui en la secouant. Il prit les clés de la voiture et ressortit.

–On n’a pas retrouvé la voiture de mes hommes, dit Zoran. Tu m’as menti. S’ils avaient pris l’avion, on l’aurait retrouvée dans le parking de l’aéroport, à Limoge.

Nadejda haussa les épaules. Les trois violeurs avaient dissimulé leur voiture dans le vaste garage de la résidence, avant de l’attendre dans le salon en buvant le whisky de son père. Et après ils étaient montés dans le SUV de location loué par son imbécile de cousin.

–Je ne suis pas responsable des problèmes logistiques de tes employés, dit-elle.

–Ne te fatigue pas. On va très vite en savoir plus.

Le silence retomba.

Nadejda comprit soudain. Stankovic attendait le retour de l’homme au crâne rasé, avec des informations nouvelles prises sur le GPS de sa voiture de location. Elle avait oublié d’effacer les données, et elle ne pouvait pas compter sur son petit cousin pour y avoir songé.

L’homme revint et se pencha à nouveau vers Stankovic. Le murmure dura plus longtemps.

Stankovic hocha la tête, indiquant par là que ses soupçons se trouvaient confirmés.

Il se leva et pointa son gros index sur Nadejda.

–Tu ne perds rien pour attendre, dit-il.

L’homme de main lui tint la porte ouverte et la referma sur eux.

Nadejda soupira.

Elle n’avait même pas pu lui faire part de son projet, et le tenter avec l’argent dont elle disposait. Stankovic venait de gagner la deuxième manche. Etait-elle aussi stupide qu’il le pensait ? Probablement. Elle avait grossièrement surestimé l’importance de sa filiation. Son père avait été un géant, mais il était mort et ne faisait plus peur à personne. Elle se rendit compte pour la première fois de ce que ça représentait, le fait de ne plus avoir cette ombre protectrice au dessus d’elle.

C’était une leçon que l’histoire aurait pu lui apprendre. Sur les bordures des empires, les lieutenants, comtes de marches, marquis, vice-rois, quel que soit le nom qu’on leur donne, deviennent de plus en plus autonomes, et se transforment à leur tour en souverains, n’hésitant pas à profiter de la moindre faiblesse de la puissance centrale pour assurer leur suprématie régionale. A un certain moment, même leur allégeance de façade n’est plus nécessaire.

Viktor Radic s’était-il trompé sur Zoran Stankevic ? Brutal et lâche, oui, mais aussi prudent et déterminé, et beaucoup moins bête qu’il ne le pensait. Le secteur dont il avait la responsabilité avait prospéré, sans jamais demander d’assistance au siège de l’organisation, sans jamais se mettre en position de débiteur, écoulant toutes les marchandises sans difficulté. Armes, drogues, femmes… Zoran n’était pas un imbécile, loin de là. C’est elle qui s’était montrée imprudente et sotte, en prenant pour des vérités les préjugés de son père.

Jamais Stankevic n’accepterait de lui vendre ce pour quoi elle était venue et avait risqué sa vie.

Dans son ventre, la douleur revint en force. Il allait falloir consulter un médecin. Mais pas encore. Elle avait une dernière tache à accomplir.

En ressortant de l’hôtel, elle vérifia que sa voiture était toujours là et appela l’agence de location. En attendant le loueur et sa clé de rechange, elle remarqua pour la première fois que des deux côtés, les bat-flancs du SUV avaient été endommagés, rayés en profondeur, ainsi que les jantes des deux roues arrières, plus larges et saillantes que les roues avant.

Au bout d’une demi-heure, l’employé arriva enfin avec la clé de rechange, lança un regard consterné sur la carrosserie endommagée, et repartit. Elle se mit aussitôt au volant et ralluma l’écran de navigation. Les ruines où elle avait été emmenée et violée n’étaient pas répertoriées. Le GPS avait besoin d’informations numérisées pour fonctionner, et après le village de Loursac, il n’y avait plus d’indication. Un no man’s land de couleur vert clair, c’est tout ce que l’écran indiquait.

Elle démarra et prit la direction du nord et de Loursac.

Au bout de vingt kilomètres, elle quitta la nationale pour une départementale, avant de traverser deux villages tapis dans les collines, et de tourner à gauche dix kilomètres après le dernier petit bourg sur une route bosselée et gravillonnée, en suivant le panneau « Loursac 2 kms ».

Stankovic était-il devant ou derrière elle ? Connaissant sa prudence, elle était à peu près certaine qu’il allait préparer son excursion avec soin et se faire accompagner d’une bonne demi-douzaine d’hommes. Trois de ses hommes avaient mystérieusement disparu, il devait emmener au moins le double avec lui pour se sentir à l’aise. Non, en fait, se dit-elle, il n’irait pas lui-même. Trop risqué. Il enverrait un autre commando. Le temps qu’ils se réunissent et s’équipent, elle avait une heure d’avance sur eux, peut-être deux.

Bien avant d’arriver à Loursac, il lui suffit de lever les yeux pour apercevoir la ligne de la falaise, au nord du village. Une fois sur la petite place de l’église, elle la perdit de vue quelques instants, avant de la retrouver, dès qu’elle eut dépassé le gros des maisons. Massive et rectiligne, de couleur blanche et ocre, elle dominait le paysage et barrait l’horizon. La rivière large d’une cinquantaine de mètre en cette saison, même si elle avait perdu les trois-quarts de sa profondeur à cause de la sécheresse, séparait la grande prairie qui descendait en pente douce, partiellement aménagée en potager et terrain de sport, de la roche abrupte en face. Les deux tours en ruines et le mur d’enceinte qui surplombaient la falaise étaient relativement peu visibles de là où elle se trouvait, contrairement à la gigantesque silhouette grise du rocher en pain de sucre, au nord-ouest.

Ces tours qui paraissait presque petites, vues en contrebas, elle les avait vues de beaucoup plus près, à une distance où elles semblaient écrasantes, alors qu’ils la trainaient hors de la voiture. Même si le GPS ne précisait pas que la voiture était allée jusqu’au château, Stankovic et ses hommes comprendraient tout de suite que c’était là qu’elle avait été emmenée. Violer la fille du grand chef dans des ruines, à la lumière des phares, voilà de quoi faire un snuff movie exceptionnel.

Comment avaient-ils franchi la rivière ? Par quel chemin ? Ils étaient entrés dans le village, le GPS le prouvait. Mais entre la prairie et la falaise il n’y avait pas de pont visible. Il ne pouvait pas y avoir de pont à cet endroit. De l’autre côté de la rivière, la falaise tombait directement dans l’eau, il n’y avait même pas la place pour un sentier.

A l’ouest pourtant, après le rocher, la rivière faisait un coude, ainsi que la falaise. S’il y avait un passage, pont ou gué, c’était là qu’elle le trouverait. Les souvenirs de sa fuite, la veille, étaient plus que confus, elle ne savait plus si elle avait traversé la rivière ou non. Elle décida de mettre cette énigme de côté pour plus tard. Pour l’instant, l’important était de monter jusqu’aux ruines.

Elle ressortit du village et chercha une route pour gagner l’eau au delà du coude. Quand elle jugea qu’elle était allée assez loin vers l’ouest, elle prit la première route transversale vers le nord, en direction de la rivière. C’était à peine un sentier, qui descendait en pente douce. Elle avança au ralenti, la carrosserie griffée sur les côtés et sur le dessus par les ronces et les branches basses d’une double rangée de châtaigniers et de chênes… Si c’était bien le chemin qu’avaient emprunté ses ravisseurs, cela voulait dire qu’ils connaissaient les lieux aussi bien que les autochtones. Soudain, les arbres disparurent, et elle se trouva quelques dizaines de mètres plus loin face à un petit pont de pierre en dos d’âne. De l’autre côté du pont, la falaise avait disparu, remplacée par l’énorme rocher gris qu’elle avait vu de loin. Le chemin qu’elle venait d’emprunter reprenait après le pont et faisait le tour du rocher par l’ouest. En avançant, elle comprit d’où venaient les rayures sur les flancs. Entre les deux parapets, la chaussée était tellement étroite qu’il lui paraissait impossible de faire passer la voiture. Pourtant, ses kidnappeurs avaient réussi à franchir le pont, non sans ruiner la carrosserie, et elle-même avait forcément traversé plus tard dans l’autre sens, dans un état second.

Elle s’engagea au ralenti et avança. Les capteurs de la voiture se mirent à couiner frénétiquement, et elle se rappela soudain quelle avait entendu ces mêmes sons la veille. Elle sentit et entendit les pierres mordre de son côté dans l’aile avant gauche, tourna imperceptiblement le volant vers la droite, fut récompensée par un autre raclement, corrigea sa trajectoire, et les couinements diminuèrent. Quelques instants plus tard, la voiture était passée. Elle accéléra sur le sentier, mais sans dépasser la vitesse d’un homme marchant vite. La route se mit à grimper, de plus en plus abrupte, à mesure qu’elle faisait le tour de l’énorme rocher, Elle allait bientôt se retrouver au niveau du haut de la falaise. Le chemin s’élargit un peu, et elle s’engagea sous les frondaisons de grands arbres. Une forêt. Elle poursuivit sa route quelques centaines de mètres, puis un kilomètre, puis deux… et s’arrêta. Ça n’allait pas. Elle allait trop loin vers le nord-est, en s’enfonçant dans la forêt. Elle avait raté un embranchement et dépassé les ruines.

Elle effectua son demi-tour tant bien que mal, l’arrière de son gros SUV fouetté par les branches, et repartit dans l’autre sens, plus lentement, cherchant une trouée dans les arbres. Elle dut revenir presque à la hauteur du rocher pour trouver enfin un passage. Envahi par les ronces et les fougères, presque invisible. Une vraie sente de sanglier. Elle aperçut des branches cassées et des fougères écrasées. Oui, ce chemin avait servi récemment. Elle engagea le nez de la grosse voiture dans la trouée et se fraya un passage au ralenti entre les arbres aux troncs serrés, s’attendant à chaque instant à se retrouver bloquée. Au contraire, le chemin s’élargit un peu, elle roula un moment donné sur une passerelle d’épais rondins franchissant un fossé peu profond, et continua sur sa lancée.

Soudain, les arbres s’écartèrent, puis disparurent, remplacés par une prairie d’herbes folles. Au loin à sa droite, il y avait une petite chapelle en pierre, de forme presque cubique, au toit de lauses aussi épaisses que des dalles, surmontée d’une croix sculptée et entourée de chênes plus que centenaires, qui l’abritaient de leurs ramures. Dans sa fuite nocturne, la lumière des phares avait accroché cette masse trapue aux angles abrupts. Elle sut qu’elle était près dubut.

Elle avança encore de quelques dizaines de mètres et s’arrêta. Elle se trouvait au bord d’un plateau parsemé de taillis, de tas de pierres et d’herbes sauvages, une esplanade aussi vaste qu’un terrain de football, circonscrite à l’est et au nord par les arbres de la forêt, au sud par la muraille du château et les deux tours en ruines. Entre les tours, le mur en gros moellons devait s’élever à une bonne dizaine de mètres au dessus du sol. Il était rectiligne et paraissait en bon état. Mais au delà des deux tours d’angle, c’était tout autre chose : de chaque côté des touts, les pans de muraille qui s’étendaient vers le nord, étaient en piteux état. A moitié effondrés par endroits, transformés en éboulis instables, ils disparaissaient à l’ouest dans les broussailles au pied de l’énorme rocher gris qui dominait tout le plateau et la plaine, et à l’est entre les arbres et les taillis de la forêt.

Juché sur le parapet, à peu près à mi-distance des deux tours, une silhouette humaine s’activait auprès d’un palan, le dos rond, indifférente à son arrivée. Elle coupa le contact et descendit de voiture.

4

Zoran Stankovic occupait une ancienne ferme à une cinquantaine de kms du château en ruine de Loursac.

Il avait acheté cette ferme dix ans plus tôt pour un prix dérisoire et l’avait transformée en blockhaus. La ferme était composée de trois corps principaux de bâtiments, une maison d’habitation et deux granges, une pour le foin, une pour les animaux, édifiées au sommet d’une colline en forme de dôme aplati. Il avait démoli une des deux granges et s’était servi des pierres pour monter un premier mur d’enceinte, autour de la maison. Un mur de deux mètres cinquante de haut, sur un périmètre rectangulaire dont les petits côtés mesuraient une quarantaine de mètres chacun et les grands soixante. Deux cents mètres de mur, épais de cinquante centimètres, qui lui avaient coûtés une petite fortune. Comme il n’avait pas eu assez de pierres pour achever son ouvrage, il avait ordonné au maçon de terminer le pourtour avec des parpaings. Le maçon avait protesté, mais avec Stankovic, cela n’avait servi à rien. Le faîte du mur était agrémenté de tessons de bouteille coulés dans le ciment, et de barbelés en rouleaux. Une grille énorme surmontée d’une caméra fermait l’entrée.

La seconde enceinte avait été édifiée à une trentaine de mètres à l’extérieur de la première. C’était un grillage épais, haut de trois mètres, tissé de fils électriques et fixé à des poteaux en béton. Des caméras étaient disposées tous les vingt mètres et un seul accès, commandé depuis la ferme, permettait d’entrer dans la propriété : un portail en acier coulissant sur des rails, large de quatre mètres, mu électriquement. A l’extérieur de ce portail, le chemin était barré d’une douzaine de ralentisseurs en dos d’âne. C’était inconfortable pour entrer et pour sortir, mais il aurait fallu un engin chenillé pour arriver au portail à plus de quinze kilomètres heures sans risquer de fracasser le moteur et les amortisseurs contre les bosses.

Entre les deux enceintes, il avait fait raser toutes les plantes hautes de plus de soixante centimètres. A ce compte, Zoran se sentait en sécurité contre toute agression extérieure terrestre, tant qu’elle ne mettait pas en jeu du matériel militaire lourd. Pour ce qui est des drones et des hélicoptères, il comptait sur les veilleurs qui se relayaient au sommet de la tour pointue dominant la ferme. La nuit, ils étaient munis de casques de vision nocturne et armés, en plus de leurs pistolets mitrailleurs, de deux fusils lance-roquettes RPG-7 russes produits en Chine et exportés d’Afghanistan, des lance grenades un peu anciens mais toujours efficaces, avec des munitions PG-M capables de percer un blindage jusqu’à 40 millimètres d’épaisseur. Les RPG étaient des armes anti-char, mais dans l’esprit de Zoran, si attaque il y avait, ce serait plutôt avec des voitures, ou au pire des hélicoptères. Frapper un gros Hummer ou un hélicoptère chargé d’assaillants, s’apprêtant à atterrir dans la cour, à trente ou quarante mètres de distance au maximum de la tour, était tout à fait à la portée de ces engins.

Cet armement était évidemment porteur de risque en cas de perquisition officielle, mais le risque était calculé. Dissimuler quelques armes dans des cachettes spécialement aménagées était facile, en cas de visite officielle, et jamais aucun des produits illicites qui assurait l’essentiel des profits n’avait franchi les limites de la propriété. Pas plus que les livres de compte ou le cash généré par les dits profits.

Zoran était non seulement prudent, il savait compartimenter. Il possédait sur trois départements une cinquantaine de fermes de ce genre, mais à la différence de celle-ci, plus ou moins laissées à l’abandon, entourées de vastes terres en friche, de forêts et d’étangs. Les sociétés qu’il gérait possédaient sur ces trois départements à la densité humaine réduite un patrimoine terrien considérable, plusieurs dizaines de milliers d’hectares.

Certains des bois étaient exploités, d’autre pas, mais les sociétés de chasse qu’il avait créées lui permettaient d’interdire visites et promenades aux citoyens lambdas. Il avait même établi, à la limite de deux départements, un petit aéroport clandestin, dissimulé aux observateurs aériens par une profusion de buissons en pots facilement amovibles. De toute façon, qui serait venu le chercher dans ce désert rural qui ne comptait pas plus de 10, voire 5 habitants au kilomètre carré ?

A l’heure où Nadejda Radic traversait le petit pont de pierre en direction des ruines, Stankovic se trouvait dans la cuisine de son QG. Il était assis à un bout de la gigantesque table au plateau d’orme luisant de cire, et ses dix meilleurs hommes, assis sur les bancs qui longeaient la table, avaient le visage tourné vers lui. La grande cuisine était restée dans son jus : des murs de chaux que la suie et les vapeurs avaient rendus jaune foncé, une gigantesque cheminée de pierre à la hotte noircie, une horloge au balancier de laiton, aussi haute et massive qu’un sarcophage, un vaisselier de bois noir montant jusqu’au plafond et rempli de vieux Limoge fendillé. Dans ce décor, Zoran Stankovic se sentait une âme de propriétaire terrien, presque de gentleman farmer, même s’il n’y avait pas l’ombre d’une vache ou d’un mouton à moins de cinq kilomètres à la ronde. Le contraste entre cette cuisine de conte de fées et la tenue des onze hommes – costumes sombres, chemises bleu pâle et cravates unies – était saisissant. Stankovic exigeait de ses hommes une tenue urbaine irréprochable, certain que cela permettait à son équipe de passer pour des VRP ou des cadres. Chacun avait d’ailleurs une profession dont il pouvait justifier la légitimité à tout moment : commerçant, barman, chauffeur, négociant en vin… Lui-même était inscrit au registre du commerce comme gérant de plusieurs sociétés, dont un garage, un magasin de fournitures électriques, et une SARL de transports internationaux. Et il était propriétaire d’une flotte de vingt camions qui transportaient des marchandises légitimes ou non à travers toute l’Europe.

Ses deux mains étaient posées sur une carte aux deux cents millièmes de la région. Le village de Loursac était entouré d’un cercle rouge.

–C’est là que Stepan, Bojan et Luka ont emmené la fille, dit-il. C’est à partir de cet endroit qu’ils se sont évaporés. Impossible de les tracer par leurs portables.

Un des hommes leva le doigt. Stankovic hocha la tête.

–Oui Josip ?

–Je peux jeter un coup d’œil à la carte, patron ?

Stankovic fit un geste, et l’homme le rejoignit en bout de table. Il se pencha quelques instants sur la carte et se redressa avec un air entendu.

–Je connais, dit-il. Stepan m’a parlé de cet endroit. Il y a un château en ruine au dessus du village. Il l’avait repéré pour emmener des filles et y faire des films… Mais je ne crois pas qu’il y soit jamais allé.

Stankovic sourit. C’est le genre d’initiative qu’il comprenait. Quand un de ses hommes devait punir un payeur récalcitrant, ou un propriétaire qui demandait trop cher pour vendre sa ferme endettée, il était souvent plus efficace de le menacer d’enlever sa femme ou sa fille pendant quelques heures, plutôt que de lui casser bras et jambes. L’homme se montrait beaucoup plus coopératif quand on lui montrait les films réalisés avec les femmes et les filles d’anciennes victimes récalcitrantes. Et s’il résistait quand même, Stankovic pouvait revendre les images un bon prix sur le darkweb. Un décor de château en ruine, ça donnait un véritable cachet et ça pouvait faire monter le prix. Double bénéfice.

–Très bien, dit-il. Toi et cinq autres gars, vous allez voir ce qui se passe là-bas. Vous évitez les gens du village. Je veux un rapport toutes les demi-heures pendant l’opération.

Le petit homme au crâne rasé qui avait servi d’éclaireur à l’hôtel, toussota.

–S’il n’y a pas de réseau autour du château, patron…

–Ah oui c’est vrai, André. Josip, tu vérifies jusqu’où il y a du réseau, et tu postes un homme à la limite. Vous prenez des talkie walkies et vous communiquez avec lui. Il me transmettra.

Josip se tourna vers ses camarades et désigna cinq hommes.

Ils sortirent de la cuisine à la queue leu leu. Les quatre derniers restèrent dans l’expectative, attendant d’autres ordres.

Stankovic désigna l’homme au crâne rasé.

–Toi, André, tu prends ton frère avec toi et tu me ramènes la fille. Elle est si con qu’elle a du retourner chez elle. De la discrétion avant tout, tant qu’on ne sait pas ce qui se passe exactement.

André le français appela son frère et lui transmit les ordres du patron.

Mais le patron avait oublié qu’il avait déjà envoyé le frère d’André, Paul, sur une autre mission.

Paul était à pied d’œuvre dans la ferme d’un débiteur, agriculteur surendetté. Celui-ci avait deux enfants, et les deux enfants étaient actuellement enfermés dans la cave, tandis que Paul tabassait la femme du débiteur sous les yeux de son mari. Paul dit à son frère de le rappeler s’il y avait le moindre problème, et que de toute façon il n’en avait plus pour longtemps.

Il raccrocha, vérifia que sa victime attachée au pied de table de la cuisine était encore inconsciente, et rejoignit l’agriculteur. Il était attaché lui aussi, mais sur une chaise. Il lui tapota la joue, alla à l’évier et emplit un bol d’eau. Il renversa le contenu du bol sur la tête de la femme, qui gémit et ouvrit son œil le moins tuméfié. Il saisit un sécateur et le fit fonctionner plusieurs fois à vide devant les yeux de la femme. Elle ouvrit de grands yeux. Les enfants hurlaient dans la cave. L’homme lui dit qu’il était d’accord pour signer. Paul hocha la tête. Assez de temps perdu. Il allait pouvoir rejoindre son frère.

Nadejda héla l’individu qui s’activait sur le mur. Il déplia lentement son corps, et se pencha par dessus le parapet.

C’était bien l’homme de la nuit. Massif, le visage mangé de barbe, des épaules de lutteur.

–Il faut que je vous parle, dit Nadejda. Vous pouvez descendre ?